1Après son départ du gouvernement, Tanguy Prigent retrouve son siège de député SFIO du Finistère ainsi que ses mandats locaux auxquels il est régulièrement réélu jusqu’à la fin de la Quatrième République. Le militant socialiste reprend sa place dans sa fédération dont il devient secrétaire fédéral en 1950 dans les années de la guerre froide et d’affrontements avec le parti communiste. Au comité directeur et au groupe parlementaire de la SFIO, il devient un fidèle soutien et un proche de Guy Mollet dont il appuie les orientations anticommunistes au début des années 1950 et les combats pour la construction européenne et la CED contre une partie de la SFIO. Deux graves interventions chirurgicales en 1952 et 1953 réduisent l’activité du maire de Saint-Jean-du-Doigt. La victoire électorale du Front républicain le 2 janvier 1956 et l’accession de Guy Mollet à la présidence du Conseil permettent au Breton de revenir au gouvernement. Mais il n’obtient qu’un ministère peu enthousiasmant, celui des Anciens combattants et victimes de guerre alors qu’il aurait souhaité reprendre celui de l’Agriculture. En pleine aggravation de la guerre d’Algérie, en 1956-1957, ce ministère n’est pourtant pas anodin pour un homme qui soutient apparemment sans états d’âme la politique algérienne de Guy Mollet notamment pendant « la bataille d’Alger ». Qu’il le veuille ou non, Tanguy Prigent participe à ce que l’on a parfois appelé le « national-molletisme ». Lorsqu’il ouvrira les yeux après le 13 mai 1958, la rupture n’en sera que plus douloureuse.

Le retour à la vie militante sur le terrain

2Les institutions de la Quatrième République permettent aux anciens ministres de retrouver immédiatement leur siège de député. Tanguy Prigent, qui n’a jamais perdu le contact avec son département depuis trois ans, redevient simple parlementaire à la fin octobre 1947. Il a été réélu maire de Saint- Jean-du-Doigt quelques jours avant son départ du gouvernement. La fédération socialiste du Finistère a beaucoup soutenu, à la fin 1946 et en 1947, son ministre violemment attaqué par le PCF et par la droite. Mais depuis l’été 1947, de nombreux militants sont de plus en plus critiques sur le maintien au gouvernement. Lors du congrès fédéral du Huelgoat, le 27 juillet 1947, la motion défendue par Tanguy Prigent qui proposait de quitter le gouvernement à certaines conditions a été mise en minorité (227 mandats). Celle patronnée par Hippolyte Masson réclamant le retrait immédiat du gouvernement l’a emporté (336 mandats, près de 60 %). Tanguy Prigent s’est donc retrouvé en minorité dans sa fédération même si la motion Mollet dans laquelle il se reconnaît l’a emporté au congrès de Lyon1. L’ancien ministre de l’Agriculture paraît donc un peu affaibli lorsqu’il rentre sur ses terres, quelque peu usé par trois années d’exercice ministériel.

3Dans le Finistère, ces élections municipales se sont traduites par une forte poussée du RPF qui a enlevé les villes de Quimper, de Brest, de Quimperlé et de Morlaix (à la SFIO) où Hippolyte Masson a été battu par le Dr Le Duc, ancien député du MRP qui rejoint bientôt le RPF. Au total, le RPF a enlevé 64 mairies et obtenu 965 sièges (20,1 %)2. De nombreux maires de droite de 1945 (PRL et indépendants) ont pris l’étiquette gaulliste ainsi que des élus du MRP qui est très affaibli. La SFIO ne s’en sort pas trop mal : après les reclassements de 1946-1947, elle avait 70 maires (23,8 %), elle en conserve 72, surtout dans les communes rurales et reste solidement ancrée dans le Trégor3 ; le PCF qui garde de justesse Douarnenez se tasse4. Pratiquant l’alliance avec le MRP, c’est-à-dire une politique de troisième force en cours d’élaboration au niveau national, les socialistes enlèvent Concarneau au PCF.

4Lors de la grave crise politique et sociale que traverse le pays, Guy Mollet (intervention à l’Assemblée du 30 octobre) et la SFIO se rallient à cette politique de troisième force avec le MRP, le RGR et les indépendants, afin de sauver le régime républicain apparemment menacé par le RPF – de Gaulle réclame le 27 octobre 1947, la dissolution de l’Assemblée nationale et la révision de la Constitution – puis par le PCF qui soutient la vague de grèves qui déferle sur le pays de la mi-novembre au 9 décembre 19475. Ces grèves souvent dures, déclenchées par la CGT, et perçues par de nombreux salariés comme très politisées, sont très inégalement suivies en Bretagne. Tanguy Prigent qui défendait une politique de gauche accepte d’abord difficilement le virage politique de son parti qui va rompre pour longtemps les relations entre les communistes et les socialistes, alors que certains maires socialistes ont été élus ou réélus (Guy Mollet) avec les voix communistes. Discipliné, le parlementaire breton vote pour tous les gouvernements de troisième force de la fin 1947 à 1951 et semble entériner de fait des coalitions qui remettent en question certains aspects de sa politique agricole6. Mais ce ralliement de raison ne s’est pas fait aisément.

Les hésitations sur la troisième force

5Au début 1948, lorsqu’un bureau exécutif des partis composant la troisième force se met en place au niveau national, avec l’ambition de développer des comités dans les départements, Tanguy Prigent précise son analyse politique. « Je ne suis pas partisan d’une troisième force “organique”, écrit-il ; mais je suis profondément républicain » et il faut bien que le gouvernement de la République repose sur une majorité parlementaire (309) composée de « démocrates sincères7 ». « Comme les 184 députés communistes se sont VOLONTAIREMENT retirés de la majorité pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la France », allusion à la nouvelle ligne politique oppositionnelle du PCF après la conférence des PC à Szklarska-Poreba en Pologne (25 septembre 1947) et la naissance du Kominform, il faut bien essayer de trouver une nouvelle majorité « qui, hélas ! nous mène jusqu’au centre droit ». Mais selon Tanguy Prigent, l’axe de cette majorité « qui essaie de se maintenir entre les deux blocs totalitaires (communistes et RPF)8 » ne doit pas se situer au centre droit. Du coup, le président du Conseil d’un gouvernement « vraiment troisième force » ne doit pas être Robert Schuman (MRP), ce qui est le cas, mais « un républicain franchement progressiste et un laïque éprouvé, sans pour cela être nécessairement un socialiste9 ». Un tel gouvernement ne devrait pas comprendre de ministres du PRL, de membres de l’intergroupe RPF (il vise les radicaux qui pratiquent la double appartenance), ni « aucun représentant de la réaction bancaire ou industrielle comme M. René Mayer ».

6Auparavant, Tanguy Prigent a sévèrement critiqué les décisions économiques du plan de stabilisation du radical René Mayer, d’ailleurs ébauché par le dernier gouvernement Ramadier, qui voit le retour en force du libéralisme économique. Le député de Morlaix plaide pour un gouvernement axé au centre gauche et pour un programme de gouvernement clair en récusant les principales personnalités (Robert Schuman et René Mayer) d’un gouvernement qu’il est obligé de soutenir, ce qui traduit bien les contradictions dans lesquelles les socialistes de gauche s’enferment au nom de la défense de la République et de la démocratie. Il développe ensuite ses thèses classiques de stabilisation des prix et des salaires afin de « briser le cycle infernal par une organisation des marchés vraiment totale, interprofessionnelle et coopérative », une politique économique en totale contradiction avec celle choisie par le gouvernement Schuman. Les espoirs de Tanguy Prigent vont être déçus d’autant plus que la situation internationale de 1948 (coup de Prague, blocus de Berlin, arrivée de l’aide Marshall) va peser lourd sur la politique française.

7Se résignant à une politique de troisième force au niveau national, puisqu’il n’y en a pas d’autre possible, Tanguy Prigent la récuse encore au niveau finistérien dans une note du 30 janvier 1948 adressée au groupe socialiste10. Finalement, en militant discipliné, il s’y rallie en février 1948 tout comme Hippolyte Masson, et il engage une campagne de réunions (de mars à mai) pour l’expliquer, ainsi que son collègue Eugène Reeb qui est très anticommuniste11. La question scolaire est en effet centrale dans le Finistère comme dans l’ensemble de la Bretagne où l’affrontement Bleus/Blancs, laïcs/catholiques structure depuis des décennies la vie politique. Or, sous la pression de la puissante Association des parents d’élèves de l’école libre (APEL) et de la poussée du RPF, le conseil général du Finistère, présidé par le conseiller de la République MRP Yves Jaouen, a voté (par 23 voix contre 17) une subvention importante (2 millions de francs) aux élèves indigents des écoles catholiques. Cette délibération, considérée comme illégale par le préfet, est un casus belli pour les socialistes déjà en porte-à-faux vis-à-vis des communistes au sein du Comité d’action laïque12. Au nom de la majorité de troisième force et de « l’union des républicains », Tanguy Prigent rencontre le président Jaouen inflexible. Le 28 janvier 1948, le conseiller de la République Hippolyte Masson présente une motion d’ajournement rejetée de justesse malgré « la brillante intervention » de Tanguy Prigent13. « Dans ces conditions, il ne peut plus être question de troisième force dans le Finistère » pour le député de Morlaix qui demande que l’incident soit porté devant le comité national de la troisième force. Coalition de gouvernement obligée, la troisième force est donc un mouvement mort-né sur le terrain que les parlementaires socialistes finistériens doivent pourtant défendre à partir de février 194814. Contre ces subventions, socialistes et communistes se retrouvent côte à côte dans les municipalités.

8En réalité, la question de la troisième force divise les socialistes du Finistère depuis plusieurs semaines. Au conseil national des 16 et 17 décembre 1947, Hervé Mao soutenu par Masson s’y est opposé, alors que Tanguy Prigent a voté la résolution15. Et le 18 avril 1948, le congrès fédéral de Quimper adopte à l’unanimité une motion exprimant clairement ses réserves à l’égard de la politique de troisième force16. Or, la confirmation de la ligne de troisième force au conseil national de la SFIO, puis au début de 1948, fait monter la tension avec le PCF qui a beau jeu de dénoncer un parti qui s’en prend au RPF mais fait l’impasse sur son allié MRP. Le congrès du comité d’action laïque tenu le 25 mars 1948 à Quimper tourne à l’affrontement entre le PCF et la SFIO. De nombreux militants laïques écœurés quittent les débats.

9Dans la même période, les tensions internes entre les majoritaires communistes de la CGT et les minoritaires socialistes ou socialisants de la tendance Force Ouvrière conduisent à une scission syndicale entre la CGT et la CGT-FO les 18 et 19 décembre 1947. La SFIO soutient la naissance de la nouvelle confédération Force ouvrière qui reçoit l’aide financière des syndicalistes américains de l’AFL-CIO. Le mouvement touche d’abord la CGT du Sud-Finistère en janvier et février 194817. L’UD CGT dirigée par les communistes conserve son siège à Brest tandis que l’UD FO, constituée à Quimper le 15 février 1948, s’installe d’abord à Morlaix puis gagne Brest. Sans être intervenu directement dans cette crise, le député de Morlaix qui rêvait à la Libération d’un syndicat agricole unitaire soutient la scission de la CGT qui affaiblit le syndicalisme ouvrier laïque et de gauche dans une région où la CFTC est bien implantée.

Turbulences sur la question laïque

10Le retour au premier plan de la question scolaire, posée dès 1947 dans le Finistère, divise la fédération socialiste sur le décret signé par le ministre de la Santé publique et de la Population MRP, Germaine Poinso-Chapuis18. Pris à la sauvette par Robert Schuman, malgré l’opposition de Germaine Poinso-Chapuis, sans consultation du ministre socialiste de l’Éducation nationale Édouard Depreux, le décret du 22 mai 1948 permet de contourner la loi en accordant des subventions non plus aux écoles privées mais aux associations familiales. Ce texte provoque un tollé chez les militants laïques du Finistère qui se remobilisent. Un compromis est trouvé le 10 juin 1948 avec la rédaction d’un nouveau texte approuvé par les députés socialistes. Tanguy Prigent semble en retrait dans cette affaire. Il s’est rallié au compromis qu’il a voté en son nom et pour son collègue Reeb absent. Or, ce dernier proteste car le député de Morlaix n’aurait pas suivi sa consigne de vote oppositionnel et les divergences des deux députés finistériens s’expriment lors du conseil fédéral suivant, car ce vote socialiste a déclenché l’ire de socialistes finistériens et provoqué une crise interne exploitée par les communistes. Le 13 juin 1948, le maire de Châteaulin Hervé Mao, déjà opposé à la troisième force, confirme sa démission du comité fédéral ; Le Roch, ex-maire de Quimperlé fait de même et quitte le parti pour lancer un éphémère parti socialiste unifié. Sous l’impulsion d’Hippolyte Masson, une motion est adoptée à l’unanimité : elle critique les parlementaires du parti et exige l’abrogation sans délai de l’ordonnance du 10 juin19. Le tournant politique de la fin 1947 et du début 1948 a fortement perturbé la fédération SFIO du Finistère. Tanguy Prigent reprend pied sur le terrain dans une situation difficile à un moment où les militants critiquent la direction du parti et blâment ses parlementaires. Dans l’Ouest de la France, la laïcité fait vraiment partie de l’identité socialiste face à une école confessionnelle forte. Les délégués vont le rappeler avec vigueur au congrès national de Paris.

11Lors de ce 40^e congrès de la SFIO, en juillet 1948, Tanguy Prigent intervient comme responsable agricole du comité directeur mais il donne d’abord son sentiment sur la vie du parti20. Reconnaissant les difficultés et les déceptions des militants face à la troisième force, il condamne durement ceux qui quittent le parti pour rejoindre l’opposition, « les aboyeurs qui nous insultent dans un moment particulièrement pénible ». Il prône la discipline et défend la position qu’il tentera de mettre en œuvre en 1958 et 1959 : « C’est par l’intérieur qu’on redresse un parti » mais doit reconnaître les tensions internes provoquées « par l’exercice du pouvoir [qui] en lui-même est une épreuve redoutable pour la santé morale du parti ». Se souvenant sans doute des coups qu’il a pris, l’ancien ministre évoque le manque de confiance et de courtoisie entre camarades et plaide pour « un esprit de réconciliation dans l’action » et une motion de très large union21. Évoquant la politique agricole qu’il avait suivie en 1947, Tanguy Prigent la justifie et rappelle les difficultés de son combat dirigiste expliquant que sur la question de la viande, certains ministres défendaient « le libéralisme des gangsters et des spéculateurs » et qu’il s’était heurté à « la résistance de ministres d’État entraînés par M. Maurice Thorez ». Celui qui n’avait sans pas toujours une vue d’ensemble des contraintes de l’action gouvernementale solde ses comptes devant le congrès socialiste. Mais, grâce au travail des ouvriers et des paysans et au plan Marshall, la situation économique du pays s’améliore au moment où la situation politique est inquiétante à cause de l’opposition conjuguée du PCF et du RPF. Au printemps 1948, face à l’adversité, Tanguy Prigent s’est rallié à la politique de troisième force qu’il défend désormais, ce qui renforce ses liens avec Guy Mollet et avec la majorité du comité directeur. C’est un dirigeant socialiste écouté et applaudi. Mais il est un peu en décalage avec sa base finistérienne qui reste très critique à l’égard de la participation gouvernementale. En septembre 1948, elle envisage « un front républicain » aux contours mal définis, idée reprise par Tanguy Prigent22. À la fin de l’année, la fédération du Finistère finit par rentrer dans le rang au moment où Tanguy Prigent est violemment pris à partie par le PCF.

Le « procès » de Tanguy Prigent par le PCF

12L’affrontement de guerre froide entre socialistes et communistes et l’approche des élections cantonales de 1949 voient se développer une virulente polémique dans le Finistère. Le coup d’envoi en est donné par Marcel Hamon, député communiste des Côtes-du-Nord et beau-frère de Tanguy Prigent, lors d’une réunion à Carhaix à l’automne 1948. Elle se déclenche au début janvier 1949 par une violente attaque dans La Bretagne, le journal communiste, de celui qui ne se prive pas de dénoncer les « Staliniens ». Chez les communistes, cette offensive se situe à un moment où la fédération finistérienne est mise sur la sellette par la direction du parti pour ses mauvais résultats militants23. Sous la houlette de l’instituteur Daniel Trellu, ancien dirigeant des FTP, le PCF s’engage dans une période de durcissement ouvriériste et dogmatique qui correspond à une stalinisation interne faite de critiques, d’autocritiques et d’exclusions. Comme toujours dans ces phases de repli, les « sociaux-traîtres » de la SFIO deviennent des cibles de choix pour resserrer les rangs.

13La polémique sur le passé de Tanguy Prigent pendant l’Occupation, déclenchée par quelqu’un qui le connaît bien, est relayée dans le Finistère par Alain Signor dans La Bretagne du 22-29 janvier24. Le PCF a posé trois questions au député de Morlaix : 1) a-t-il rendu visite à Marcel Déat, le chef du RNP, parti collaborationniste pronazi durant la guerre comme l’attestent différents témoignages ? 2) Quelles sont les circonstances de son arrestation par les Allemands en septembre 1940 et pourquoi a-t-il été relâché ? À quelle époque a-t-il rompu tous liens avec son ami Guy Le Normand, « abattu comme traître par des patriotes » ? Cette mise en cause du passé résistant de Tanguy Prigent est pour le moins sordide dans la mesure où elle apparaît aux Renseignements généraux comme un règlement de comptes familial et où elle met en cause l’honneur d’un homme respecté pour son engagement. Les RG précisent le 4 mars que l’opinion publique n’accorde pas beaucoup de crédit aux attaques du PC. Tanguy Prigent a répondu en réfutant « avec véhémence » ces accusations dans Le Breton socialiste du 8 janvier 1949. Il affirme qu’il n’a jamais rencontré Déat, ce qui d’ailleurs n’était guère plausible compte tenu de ses positions politiques de 1939 et 1940, et qu’il a été libéré du fait de l’arrivée à Morlaix du commandant Klein. Sur ce point, il contre-attaque : « Mais M. Hamon, le lâche insinuateur, osera-t-il m’accuser d’avoir été relâché contre un abandon politique quelconque ? » Puis il pourfend l’ignominie de l’accusation de trahison à l’encontre de Guy Le Normand dont il défend la mémoire. Il rappelle « la mutuelle et profonde affection, paternelle chez l’un, filiale chez l’autre » qui n’a jamais été altérée entre les deux hommes et affirme que l’ancien secrétaire fédéral « a bien servi la France » et qu’à « un poste ingrat », il « a sauvé beaucoup de Français de la torture et de la mort ». Guy Le Normand, dont « [l’]intelligence, [la] bonté, [l’]élévation de pensée ont le don de provoquer chez M. Hamon des convulsions de rage haineuse suivies de vomissements d’injures, de ricanements et de sarcasmes ». Ambiance.

14Loin de clore la polémique, cette mise au point est interprétée par le député Alain Signor dans La Bretagne du 22-29 janvier 1949, – « Tanguy Prigent est entré dans la voie des aveux » –, comme « son aveu complet, net et sans bavure d’une liaison constante » avec Guy Le Normand. Suit alors une question embarrassante : Le Normand a peut-être joué « le double jeu », alors pourquoi Tanguy Prigent n’a-t-il rien tenté depuis pour réhabiliter sa mémoire ? Le raisonnement de Signor est imparable : ou bien la cause était indéfendable et « vous avez eu peur de vous mouiller, ou bien vous êtes un monstre d’ingratitude ». Dans Le Breton Socialiste du 5 février, le maire de Saint-Jean-du-Doigt répond à son collègue député, qualifié de « triste et répugnant individu », qu’il est admis que « Le Normand avait été victime d’une tragique méprise » ajoutant : « Pour ma part, je répète que les meurtriers de Guy Le Normand seraient des assassins (et des assassins d’un bon Français) si ce dernier n’avait pas été abattu par erreur25. » Le 10 février, la fédération communiste du Finistère franchit un nouveau cran dans la polémique en collant des affiches à Quimper : « Les questions posées à M. Tanguy Prigent, ancien ministre de l’Agriculture, sur son activité pendant l’Occupation. Aidez-nous à faire connaître la vérité ! » Dans La Bretagne du 12 février, Alain Signor relance « l’affaire Tanguy Prigent » en revenant sur deux questions : « 1°) Affirmez-vous, oui ou non, n’avoir consenti à aucun abandon pour le prix de votre liberté ? 2°) Quel était le poste ingrat où servit Le Normand ? » Les réponses sont déjà connues. Comme Tanguy Prigent refuse désormais « de répondre à leurs questions insultantes », c’est la preuve de sa duplicité, ce qui permet une attaque en règle de celui qui « insulte l’Armée Rouge ». Comme beaucoup de Français, n’a-t-il pas cru à la victoire de l’Allemagne jusqu’à Stalingrad ? « Jusqu’à Stalingrad, Tanguy Prigent, aventurier politique, ne sait au juste sur quel pied danser » et il aurait hésité à s’engager. En livrant beaucoup de blé aux Allemands, contrairement aux paysans de la Montagne suivant les consignes du PCF, sa coopérative aurait eu « une attitude scandaleuse » obligeant le responsable communiste Daniel Trellu à intervenir. Sans oublier en 1941 des réunions avec les autorités. Réécriture de l’histoire gommant l’opposition légale à Vichy du maire de Saint-Jean-du-Doigt et son rôle dans la création de Libération-Nord, c’est un véritable procès « de Moscou » qui vise le député socialiste du Finistère. Le congrès fédéral de la SFIO du 20 février 1949 ne peut pas faire moins que de voter une motion de sympathie à Tanguy Prigent et saluer « avec émotion la mémoire odieusement outragée par le journal La Bretagne du regretté camarade Guy Le Normand26 ». Bousculé par les communistes, un tabou tombe. La SFIO assume publiquement la mémoire occultée depuis la Libération d’un de ses notables perçu comme vichyssois à un moment où elle s’apprête à réintégrer dans le parti plusieurs parlementaires27.

15Tanguy Prigent répond sur un ton très polémique au questionnaire du Comité d’Action Laïque du Finistère adressé aux candidats aux élections cantonales. Répondant positivement sur son soutien à la laïcité, il ne se gêne pas pour mettre en cause une organisation contrôlée par le PCF en récusant l’enseignement des pays fascistes et de « la Russie totalitaire28 ». Une telle polémique ne peut qu’alimenter l’anticommunisme latent ou déclaré des socialistes finistériens en réponse à un antisocialisme virulent. Jusqu’en 1958, les relations entre les fédérations de la SFIO et du PCF du Finistère seront très difficiles, les socialistes ignorant ou rejetant les offres d’unité d’action du PCF, en particulier pour la paix en Algérie, de 1956 à 1958.

16Cette polémique n’est peut-être pas sans impact sur la réélection de Tanguy Prigent comme conseiller général de Lanmeur le 20 mars 1949. Il n’est réélu que de justesse au premier tour, avec 50,05 % des suffrages exprimés (3 voix de plus que la majorité absolue), mais contre trois adversaires largement distancés29. Il a recueilli 71 % des voix dans sa commune de Saint-Jean-du-Doigt. Lors de cette consultation, le PCF conserve ses quatre conseillers généraux (deux réélus) alors que la SFIO en perd deux, passant de sept à cinq sièges30. Pourtant, la SFIO s’est maintenue en voix alors que le PCF en a beaucoup perdu (15 000) depuis 1945. Le RPF qui a attiré des notables sortants de droite (MRP, indépendants) est le grand vainqueur. Avec 14 élus (plus neuf), il devient le premier groupe politique du conseil général du Finistère qui passe sous la présidence du conseiller de la république RPF (ex-PRL) Joseph Pinvidic. Divisée, la gauche finistérienne sort affaiblie de ces élections cantonales de mars 1949 ne conservant que 13 élus sur 4 3.

Crise dans la fédération du Finistère : l’élection au secrétariat fédéral

17Au sein du groupe parlementaire et au comité directeur, Tanguy Prigent appartient à la majorité de Guy Mollet dont il partage les convictions européennes au début des années 1950. La SFIO soutient le plan Schuman et le projet de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) car la constitution d’un vaste marché européen peut seule relancer l’économie européenne ruinée par la Seconde Guerre mondiale. En pleine guerre froide, les socialistes français plaident pour une civilisation atlantique qui à partir de l’été 1950 et de la guerre de Corée inclut une politique de défense européenne articulée avec l’OTAN31. Dans le premier gouvernement Pleven investi le 11 juillet 1950, avec l’appui et la participation de la SFIO qui avait renversé le gouvernement Bidault le 24 juin sur la question du reclassement des fonctionnaires, Guy Mollet est ministre d’État chargé du Conseil de l’Europe32. Le 15 octobre 1950, à Marseille, il déclare que « chacune des nations doit abandonner une partie de sa souveraineté pour mieux garantir son indépendance ».

18La composition du gouvernement Pleven (onze ministres RGR, neuf MRP et neuf SFIO), reflète la majorité de troisième force de l’Assemblée nationale. Le socialiste Jules Moch est ministre de la Défense nationale au moment où les États-Unis font pression sur la France pour augmenter son effort militaire et réorganiser ses armées et surtout pour imposer le réarmement de l’Allemagne. C’est pour répondre à cette pression de plus en plus forte que Jean Monnet souffle au président du Conseil le plan Pleven ou l’idée de Communauté Européenne de Défense, cette CED qui va bientôt diviser la SFIO et tous les partis politiques33. La crise des effectifs et de cadres envoyés combattre en Indochine oblige le gouvernement et Jules Moch à porter le service militaire de 12 à 18 mois et à maintenir le contingent sous les drapeaux en attendant le vote de la loi le 27 octobre 1950 par 414 voix contre 185, celles des communistes. Le 24 octobre, le groupe socialiste s’est divisé sur ces mesures impopulaires34. Le député du Finistère Eugène Reeb a expliqué que la France ne pouvait à la fois porter son effort militaire en Europe et en Indochine. Pour rendre la pilule moins amère, les socialistes ont déposé des amendements prévoyant l’amélioration des conditions de vie des soldats. Mais en plus de la guerre d’Indochine, cet effort de réarmement coûte cher (780 millions de francs), 20 % du budget de 1950 qui doit augmenter de près de 10 % en 1951. Si le groupe socialiste accepte à la quasi-unanimité le principe du réarmement le 13 décembre 1950, il renâcle le 28 décembre lorsqu’il s’agit d’accepter les 165 milliards d’impôts nouveaux pour financer ce réarmement (plus du double des 70 milliards d’augmentation initialement prévus). Jules Moch, Paul Ramadier l’ancien ministre de la Défense en 1948-1949, et Tanguy Prigent doivent intervenir pour convaincre leurs camarades35. Le député du Finistère appuie de son autorité la politique de Guy Mollet et de la direction socialiste. Dans ces temps de guerre froide exacerbée où la menace soviétique paraît peser sur l’Europe de l’Ouest, il contribue à mettre en place « un socialisme atlantique » (Patrice Buffotot) qui ne peut que conforter l’opposition du PCF à Paris comme dans le Finistère. Mais ce socialisme atlantique va bientôt se heurter au socialisme patriotique qui ne supporte pas la dépendance de la France, même à l’égard de ses alliés. Le clivage va resurgir de 1952 à 1955 avec la querelle de la CED.

19L’action parlementaire et nationale de Tanguy Prigent l’empêche de suivre l’activité militante de sa fédération qui semble entrer en léthargie en 1949-1950 et traverser une crise morale et financière36. Trop âgé, Hippolyte Masson ne paraît plus en mesure de relancer la machine. Georges Brutelle s’en inquiète lorsqu’à deux reprises il refuse de recevoir des délégués généraux dans le Finistère. Une tournée est difficilement organisée en mai. Et c’est Tanguy Prigent qui est chargé de réorganiser la fédération SFIO du Finistère en devenant secrétaire fédéral lors du congrès de Châteaulin le 21 mai 1950. Il succède à sa demande à Hippolyte Masson, secrétaire fédéral depuis 1944, conseiller de la République du Finistère élu en 1946 et réélu en 1948, qui a 75 ans. Mais Tanguy Prigent n’accepte ce poste que provisoirement, jusqu’aux élections législatives de 1951, car il est opposé au cumul des fonctions de député et de premier fédéral37. En réalité, il le restera jusqu’à sa démission de la SFIO en octobre 1959. Quelques jours après son élection, Tanguy Prigent intervient au congrès national de la SFIO, le 28 mai 1950, pour présenter le programme de la commission nationale agricole dont il doit reconnaître un fonctionnement difficile car les fédérations n’ont pas répondu au questionnaire adressé un an plus tôt38.

20Le Finistérien fustige l’apathie qui a gagné son parti.

21L’autorité de Tanguy Prigent sur ses camarades est grande lui permettant de jouer un rôle de leader et d’arbitre et il est respecté même dans les conflits et les désaccords comme sur la CED. Le fonctionnement des instances fédérales de la SFIO est tributaire des nombreuses tâches du député de Morlaix et il va se ressentir des ennuis de santé de son dirigeant en 1952-1954. Ainsi, à la mi-juin 1954, en pleine bataille de la CED, le comité fédéral n’a pas été convoqué depuis plusieurs mois car Tanguy Prigent est en convalescence sur la côte d’Azur39. Lorsqu’il en prend la direction, la fédération du Finistère a subi une très forte érosion militante perdant près de la moitié de ses adhérents entre 1948 (2 250) et 1950 (1 225)40. Deux adhérents de 1947 sur trois (4 000) n’ont pas repris leur carte dans les années suivantes et la SFIO s’est retrouvée à son niveau de 1939 (1 123). Tous les gains de la Résistance et de la Libération ont été perdus. Cette évolution est comparable à l’évolution nationale du Parti et à celle des Côtes-du-Nord et du Morbihan. La SFIO paie le prix de la désaffection qui touche tous les partis politiques, sauf le RPF, mais aussi de sa participation au pouvoir que Tanguy Prigent accepte désormais sans état d’âme.

22En outre, l’ancien ministre de l’Agriculture préside la commission nationale agricole de la SFIO de 1950 à 1954 puis en est membre jusqu’en 195941. De 1948 à 1952, le parlementaire dépose avec ses collègues du monde rural plusieurs projets de loi sur le regroupement cultural (18 mars 1948), l’organisation des marchés agricoles (2 mars 1950) et sur la réorganisation de la propriété foncière et le remembrement (3 juillet 1952)42. Le 19 juillet et le 10 août 1951, il s’agit de compléter la législation sociale en faveur « des oubliés » de la loi de 194843. Le Breton s’efforce de poursuivre l’action entreprise après la guerre. Mais certaines de ces idées, notamment sur l’organisation des marchés, n’aboutiront qu’au début de la Cinquième République dans une optique capitaliste. Elles seront reprises par le gaullisme avec les lois d’orientation agricole du début des années 1960 pour adapter l’agriculture française à l’entrée dans le Marché Commun.

23En dehors du Finistère où il tient régulièrement des réunions, Tanguy Prigent participe comme responsable socialiste à des meetings et des fêtes fédérales de son parti44. Il s’efforce de soutenir une activité militante dans les campagnes comme lorsqu’il était ministre et il participera à Forces paysannes, la revue mensuelle de politique agricole de la SFIO dans les années 1956-1958. N’étant plus ministre, Tanguy Prigent est devenu un homme politique aux multiples responsabilités qui fait sans cesse la navette entre la Bretagne et Paris.

La réélection à la députation en 1951

24Les élections législatives de juin 1951 se développent dans un climat tendu. Craignant la disparition de la Quatrième République sous les coups de boutoir du PCF et du RPF, la majorité sortante de troisième force modifie la loi électorale en avril-mai 1951 en adoptant une loi sur les apparentements des listes, ce qui leur permet si elles sont majoritaires d’enlever tous les sièges d’un département. Tanguy Prigent qui penche un temps pour le retour au scrutin majoritaire accepte une réforme électorale qui a pour objectif de barrer la route du pouvoir aux adversaires communistes et gaullistes de la Quatrième République45.

25C’est donc comme délégué du Finistère et comme rapporteur de la commission agricole du parti que Tanguy Prigent prend la parole au 43^e congrès national de la SFIO réuni à la Mutualité à Paris du 11 au 14 mai 1951, un mois avant les élections législatives46. Rappelant le précédent de 1936 et les échecs de la Libération, le député de Morlaix appelle ses camarades à « un effort exceptionnel auprès des populations rurales » attachées à la paix et à la liberté. Il se propose de fournir un argumentaire aux militants en condamnant d’abord « le corporatisme, l’agrarisme et tous les partis soi-disant paysans ». Il s’en prend à la CGA qui l’a « bien déçu » car, au nom de « l’action civique », elle passe à l’action politique en camouflant « une réaction féroce, mais lâche, honteuse, qui n’ose pas montrer son vrai visage et essaie de tromper les travailleurs de la terre ». Tanguy Prigent est obligé de constater que la CGA et la FNSEA qu’il a portées sur les fonts baptismaux vont permettre l’entrée en force au Parlement d’indépendants de droite et d’anciens corporatistes de Vichy. Évoquant les échecs d’une politique socialiste dans les gouvernements successifs, Tanguy Prigent renvoie à la position minoritaire des socialistes dans « une majorité républicaine, composite, fragile ». Sans faire la critique de la politique de troisième force qu’il a soutenue, il s’en prend aux « soi-disant libéraux réactionnaires » et à la « trahison abominable des Bolcheviks devenus néo-libéraux par tactique et par ordre, par ordre de l’étranger nous le savons bien ». C’est une rhétorique classique où l’anticommunisme tient lieu d’analyse politique. Parlant plus loin des ouvriers agricoles qui « sont presque tous communistes » de « la faute de nos militants d’ailleurs », l’orateur regrette que ces « patriotes » et ces « républicains » soient à la CGT et au PCF, « chez les espions, chez les traîtres, chez les saboteurs de la démocratie ». Traîné dans la boue par le PCF en 1949, on pourrait penser que Tanguy Prigent laisse éclater dans cette intervention sa colère, voire sa haine du PCF qui « déforme » et « prostitue le syndicalisme » en appelant les ouvriers agricoles à manifester pendant les grands travaux agricoles (fenaison, moisson), ce qui est inadmissible pour un paysan. En fait, c’est le vocabulaire habituel de guerre froide de la SFIO molletiste que l’on retrouve sous sa plume encore en 195347. Il pratique l’amalgame : « Les réactionnaires, les collaborateurs, les pétainistes, ceux de la CGT K [Kominform] sont en train de prostituer cette belle idée d’unité paysanne et de ce syndicalisme dont nous avions rêvé ! »

26Les adversaires politiques de droite et de gauche sont considérés comme les responsables des échecs économiques des socialistes, notamment des tentatives d’organisation des marchés en 1946 et 1947 sur lequel l’ancien ministre revient longuement. En réalité Tanguy Prigent reprend un argumentaire déjà développé lors des congrès précédents ; ses diatribes masquent un vide et l’absence de propositions nouvelles des socialistes sur le terrain agricole. Il n’y a pas de prise en compte de la sortie du temps des pénuries et des prémices de la croissance qui s’amorce et qui va accélérer la modernisation de l’agriculture lors de la « révolution silencieuse ». Même s’il s’agit d’un discours à finalité politique, la SFIO paraît bien s’enliser en se tournant vers le passé et un programme figé, sans parvenir à innover. Ce sont d’autres forces, issues de la JAC et du terreau démocrate chrétien, qui commencent à faire bouger les choses, notamment en Bretagne. Cette intervention de Tanguy Prigent au 43^e congrès de la SFIO en dit long sur le climat qui règne pendant la campagne électorale de 1951. La presse socialiste appelle à ne voter ni « pour les menteurs », les communistes, ni pour le RPF et le gaullisme48. Les réunions publiques sont le plus souvent tendues. Tanguy Prigent dénonce fréquemment les risques d’un communisme international en expansion et doit justifier la politique de troisième force menée par son parti depuis 194749. Dénonçant la « trahison de 1947 » du PCF, il défend l’œuvre accomplie par l’Assemblée sortante tout en reconnaissant que les solutions socialistes n’ont pas souvent prévalu. « Nous sommes restés quand même dans la majorité centriste et nous avons participé à des gouvernements de coalition. Parce que sans nous il n’y aurait pas eu de majorité du tout au lendemain de la nouvelle trahison communiste de 1947. » L’opposition aurait été plus facile « mais nous aurions alors poignardé la IV^e République dans le dos et ouvert la porte à l’aventure et peut-être à la guerre civile ». Voter pour le RPF, c’est aussi augmenter « le danger de guerre civile ». Le maire de Saint-Jean-du-Doigt abjure les électeurs de bien réfléchir à leur vote : « C’est pourquoi, vous devez non seulement refuser vos voix aux partis de guerre civile, communistes et RPF, mais aussi faire un choix entre les partis républicains ». Ce ton alarmiste s’explique par le fait que la SFIO sait que son second siège est en jeu.

27Dans le Finistère six listes sont en compétition le 17 juin 1951 mais comme il n’y a pas d’apparentement la représentation proportionnelle s’applique50. La question scolaire est plus que jamais posée. S’appuyant sur des adhérents remobilisés, les deux députés socialistes qui réaffirment leur attachement à la laïcité mènent une campagne active. Avec 27,8 % des suffrages exprimés et trois députés, le RPF est le grand gagnant même si les résultats sont en deçà des espoirs nourris par ses membres. Les gaullistes ont pris des voix au MRP qui recule à 25,2 % (moins 20 %) et perd deux sièges, n’en conservant que trois. Au niveau national, le MRP passe de 158 députés à 84 alors que le RPF aura 121 élus. La liste SFIO est conduite par ses deux députés sortants Tanguy Prigent et Eugène Reeb réélus avec 16,1% des voix, un peu plus que la moyenne nationale du parti (15,3 %)51. L’engagement reconnu sur le terrain du nouveau secrétaire fédéral a contribué à un bon résultat. Avec un nombre de votants presque identique à celui de novembre 1946 (16,26 % des voix), la SFIO finistérienne a stabilisé son électorat (perte de 1379 voix). Ce n’est pas le cas du PCF qui perd 27345 voix et un siège, passant de 27,8 % des suffrages exprimés en novembre 1946 à 20,9 %. Alain Signor et Gabriel Paul sont réélus mais du fait des apparentements le PCF tombe à 95 députés en perdant 70 sièges52. En Bretagne, avec huit députés le RPF talonne le MRP (dix élus, moins huit) et la SFIO passe à sept (plus un). Les résultats peuvent paraître satisfaisants aux socialistes qui ont 99 députés (plus quatre) d’autant plus que la coalition gouvernementale sortante l’a emporté.

28La SFIO décide de soutenir le deuxième gouvernement Pleven sans y participer mais elle va rapidement se retrouver en porte-à-faux avec le rebondissement de la guerre scolaire. Sous la pression du RPF, le financement de l’école privée catholique est partiellement réglé par les lois Marie- Barangé (août-septembre 1951) qui heurtent le camp laïque ressoudé pour l’occasion53. Les socialistes du Finistère ont joué un rôle de précurseur dans ce combat laïque. En 1950, Tanguy Prigent s’est opposé au vote de trois délibérations du conseil général du Finistère attribuant des bourses départementales aux élèves de l’enseignement secondaire et agricole, ce qui permettait aux élèves de l’enseignement privé d’en bénéficier. Le 5 décembre 1950, avec son collègue Reeb, il a déposé une proposition de loi demandant l’annulation de ces délibérations considérées comme illégales54. Mais depuis le renouvellement de l’automne 1951, Tanguy Prigent est de plus en plus isolé au Conseil général car la SFIO ne conserve que trois sièges55. Le vote des lois Marie-Barangé a signé la deuxième mort de la troisième force permettant à la SFIO d’entrer dans l’opposition en mars 1952 lors de l’expérience Pinay et des gouvernements suivants de 1953 et 1954 (René Mayer et André Laniel).

L’appui sans faille à Guy Mollet et les graves ennuis de santé

29À la fin mars 1952, Tanguy Prigent accompagne Guy Mollet et Albert Gazier lors d’un voyage dans la Yougoslavie de Tito au nom du Bureau des Affaires Internationales du PS. À Belgrade, il doit s’entretenir avec « nos amis yougoslaves » des problèmes agricoles56. C’est le début de contacts avec les dirigeants de ce pays socialiste mis au ban du mouvement communiste international par Staline en 1948. Ce voyage en compagnie de Guy Mollet renforce certainement l’amitié entre les deux hommes et la cohésion de la majorité du comité directeur. D’ailleurs, le 4 mai suivant, le secrétaire général de la SFIO vient présider le congrès fédéral de Châteaulin57.

30La fin de l’année 1952 voit les problèmes de santé de Tanguy Prigent s’aggraver. En septembre, il doit quitter le Finistère et subit une très importante intervention chirurgicale à Paris en décembre : l’ablation complète de l’estomac58. Pendant sept mois, ses ennuis de santé et sa convalescence dans le Var à Carquairanne le tiennent éloigné de son département et de l’Assemblée. Mais il bénéficie de la sympathie et de l’appui de ses camarades finistériens qui l’accueillent chaleureusement à Quimper le 20 mai 195359. Il ne participe guère à la campagne des élections municipales d’avril et mai 1953 qui voient sa réélection à Saint-Jean-du-Doigt. Avec l’effondrement du RPF et le recul du PCF, les socialistes sont satisfaits de leurs résultats alors que les indépendants de droite sont les grands vainqueurs. Une certaine stabilité l’emporte dans le Finistère en dépit des changements d’étiquettes et de la progression d’élus non-encartés de toutes les sensibilités60.

31Tanguy Prigent s’efforce de reprendre une activité politique normale en consacrant trois articles à « la crise de l’agriculture » de l’été et de l’automne 195361. Il agit aussi comme président de la commission parlementaire du Comité d’Études et de Liaison des Intérêts Bretons (CELIB) créé en 1950- 1951 et présidé par René Pleven, ministre de la Défense nationale de mars 1952 à juin 1954. Défenseur convaincu du développement de la Bretagne, Tanguy Prigent a adhéré dès sa naissance à ce comité qui transcende les clivages politiques62. Mais à la mi-novembre 1953, le député de Morlaix doit subir une seconde intervention chirurgicale le contraignant à nouveau à réduire ses activités politiques et à prendre une convalescence sur la côte d’Azur au début de 195463. Cet européen convaincu qui en janvier 1952 défendait le projet « d’Europe unie » et une haute autorité supranationale « facteur essentiel de la paix64 » suit donc d’assez loin le débat sur la Communauté Européenne de Défense (CED) qui divise le parti socialiste. Mais à son retour dans sa fédération, au nom de la discipline et de la cohésion interne du parti, il obtient le soutien à Guy Mollet et aux partisans de la CED65. Il fait appliquer la directive du conseil national de Puteaux (20-21 février 1954) qui ouvre le débat interne dans le parti mais impose la discipline une fois qu’il est majoritairement tranché. Au congrès extraordinaire de Châteaulin, le 23 mai 1954, les trois parlementaires obtiennent le rejet de la liberté de vote puis un vote favorable à la CED66. Les sections de Brest, avec A. Le Cozannet et R. Gravot, favorables à l’unité d’action avec le PCF, se sont opposées à la CED à l’issue d’un débat. Le congrès national extraordinaire de la SFIO à Puteaux approuve la CED et rejette la liberté de vote67. Tanguy Prigent est bien dans la ligne majoritaire.

32La Communauté Européenne de Défense est finalement rejetée par l’Assemblée nationale le 30 août 1954 par 319 voix contre 264. 53 députés socialistes ont approuvé la CED mais 50 l’ont rejetée68. Les socialistes finistériens en sont mortifiés69. En représailles, le comité directeur décide d’exclure provisoirement trois responsables socialistes (Daniel Mayer, Jules Moch et Max Lejeune) pour indiscipline. Ils seront réintégrés en juillet 1955 au congrès d’Asnières. La fracture s’élargit sur cette question entre les Brestois et les autres sections. Le secrétaire fédéral, tout en comprenant les demandes d’indulgence, justifie les sanctions par l’application des statuts du parti. De juin 1954 à son renversement le 5 février 1955 sur la question d’Afrique du Nord, la SFIO soutient le gouvernement de Pierrre Mendès France. Lorsqu’en octobre 1954, Mendès France propose à Guy Mollet d’entrer dans son gouvernement, Tanguy Prigent se déclare « assez favorable » en ajoutant : « Personnellement, je fais confiance à M. Mendès France lui-même. » Mais c’est au comité directeur de trancher après une discussion approfondie70. Les jeunes militants sont attirés par les sirènes mendésistes mais c’est la position majoritaire de participation avec réserve sur un programme précis qui sera refusé par Mendès France qui l’emporte dans le Finistère comme au congrès national extraordinaire de Suresnes (10-11 novembre 1954).

33Le secrétaire fédéral doit gérer les retombées de la crise interne provoquée par le rejet de la CED et la signature des accords de Londres, largement approuvée par la fédération du Finistère71. Au congrès fédéral de 30 janvier 1955, des minoritaires brestois n’acceptent pas l’approbation des sanctions par leur fédération. La ratification des accords de Paris, substitut à la défunte CED, le 30 décembre 1954, a provoqué la scission de deux responsables brestois de l’aile gauche de la SFIO qui refusent le réarmement allemand. Ils démissionnent du parti et abandonnent leur fonction élective au début janvier 1955 après un rappel à l’ordre de la fédération. Il s’agit de deux conseillers municipaux : Aimé Le Cozannet, secrétaire de l’union des sections de Brest et président du groupe municipal socialiste qui a fait campagne dans le journal communiste Ouest-Matin contre les accords de Paris, et de Jean Le Gouill, tous deux membres du comité fédéral72. C’est l’aboutissement d’un conflit de ligne politique. Militant à Brest, Aimé Le Cozannet était partisan d’un rapprochement avec le PCF et de l’unité d’action pour les élections municipales de Brest du 16 mai 1954, position désapprouvée par le comité fédéral du 27 juin. Dans ces turbulences et malgré ses absences, Tanguy Prigent tient bien en main sa fédération dont les instances approuvent totalement les décisions de Guy Mollet et du comité directeur en 1955. La fédération du Finistère atteint alors son niveau d’adhérents le plus bas tombant à 970 adhérents en 1954 et à 950 en 1955 (un cinquième à Brest) alors qu’elle compte 110 000 à 120 000 adhérents au niveau national73. Avec moins de 1,9 adhérent pour 1 000 inscrits sur les listes électorales (moyenne nationale de 4), elle appartient à la catégorie des « fédération très faibles » en terme d’implantation mais son audience électorale reste conséquente.

1955 : une année électorale

34Le décès en janvier 1955 du député-maire de Quimper Joseph Halléguen, élu comme RPF en 1951 mais qui a rompu avec le parti gaulliste en 1952, provoque une élection partielle dans le Finistère. En mars 1955, la SFIO présente Hervé Mao, le maire de Châteaulin (troisième sur la liste en 1951)74. Elle fait campagne contre le parti communiste qui présente Mazé et le candidat du CNI Jean Crouan (ancien député de 1936 et de 1945), président du conseil général depuis 1951, passé par le RPF. Jean Crouan est finalement élu au deuxième tour (54,6 %) grâce au désistement de trois candidats du centre et de droite75. Fait nouveau, Hervé Mao, légèrement distancé par le candidat communiste au premier tour, le bat au second obtenant 20,8 % des voix. Mais cette élection partielle n’est guère significative car il y a eu 46,5 % d’abstentions.

35Le 17 avril 1955, Tanguy Prigent est aisément réélu conseiller général de Lanmeur dès le premier tour avec 60,13 % des voix (72,8 % à Saint- Jean-du-Doigt), gagnant dix points sur ses résultats de 1949, pris pour moitié au PCF, pour moitié au RPF76. Son fief du Trégor est toujours solide. Et le 19 juin, c’est le renouvellement du Conseil de la République. À 80 ans, le sénateur socialiste sortant Hippolyte Masson cède son fauteuil au Palais du Luxembourg à l’ancien député Jean-Louis Rolland qui a repris sa mairie de Landerneau en 1953 après avoir perdu son siège de conseiller général en 1951. Les socialistes conservent un sénateur dans le Finistère77.

36Au même moment, la coopérative de Défense paysanne fondée par Tanguy Prigent en février 1934 connaît de grosses difficultés financières.

37Un premier bilan de liquidation a été dressé le 30 octobre 1954 et elle est en liquidation judiciaire en 1955 car plusieurs traites signées par Tanguy Prigent, toujours administrateur, à la société des potasses d’Alsace n’ont pu être honorées78. Dans Le Breton Socialiste, le maire de Saint-Jean-du-Doigt demande l’appui de l’État aux coopérateurs en difficultés et appelle à fonder une nouvelle coopérative en cas de liquidation79. C’est encore un beau rêve du militant paysan et du ministre défenseur de la coopération qui s’effondre. Dans la nouvelle économie capitaliste concurrentielle, les coopératives militantes ne font pas le poids face à Landerneau. Il semble pourtant que la coopérative morlaisienne survivra jusqu’en 1958 lorsqu’un nouveau bilan de liquidation est établi.

38Contrairement aux usages de la Quatrième République, la dissolution de l’Assemblée nationale le 2 décembre 1955 par Edgar Faure, qui veut prendre de vitesse son rival radical Pierre Mendès France, précipite les élections législatives. Elles sont fixées au 2 janvier 1956 et se déroulent à gauche sous la houlette d’un Front républicain constitué à la sauvette par la SFIO, les radicaux mendésistes, les courants de gauche de l’UDSR (François Mitterrand) et des Républicains sociaux, ex-RPF (Jacques Chaban-Delmas). C’est le conseil fédéral élargi du 8 décembre 1955 qui désigne les candidats de la SFIO par un vote par mandats (un pour dix adhérents). Or, après « un dépouillement long et pénible », le résultat très serré place Hervé Mao en deuxième position juste devant Eugène Reeb qui est certain de ne pas être réélu député80. Contre la section socialiste de Concarneau à laquelle appartient Reeb, le secrétaire fédéral appuie Mao alors que certains militants évoquent « un tripatouillage électoral ». Ce clivage entre Concarneau et d’autres sections du Sud-Finistère réapparaîtra lors de la crise interne de 1958-1959.

39Le 2 janvier 1956, neuf listes s’affrontent dans le Finistère dont trois apparentées, qualifiées par les socialistes « de listes de l’escroquerie » (MRPRGR, conduite par Chupin un ancien RPF-Indépendants-Paysans)81. Ces listes comptent six députés sortants. Craignant de ne plus avoir de députés socialistes, Tanguy Prigent fait campagne contre les apparentés qui « se sont déshonorés » et pour le retour au scrutin d’arrondissement. Les socialistes ont refusé une proposition d’apparentement du PCF (décision du conseil national). Tanguy Prigent critique la gestion des gouvernements de droite et « les élections brusquées », sans citer Mendès France, et en épargnant pour une fois les communistes inscrits dans les « six listes libres ». Citant longuement un discours de Jaurès à la jeunesse, le député de Morlaix ne fait aucune allusion à la guerre d’Algérie82.

40Pourtant, la question est posée depuis plusieurs mois. En septembre 1955, Tanguy Prigent a clairement désavoué les communistes qui « donnent systématiquement raison aux massacreurs », c’est-à-dire aux combattants du FLN algérien83. Ce vocabulaire en dit long sur sa perception de la lutte de libération nationale déclenchée par les nationalistes algériens le 1^er octobre 1954. Dans les débats au comité directeur sur l’Algérie et dans ses circulaires aux militants pour préparer les élections, Tanguy Prigent a une grille de lecture marxiste, assez proche de celle des socialistes du début du siècle84. Il dénonce l’aggravation de la situation et l’exploitation sociale : « Nos milliards n’ont servi qu’aux gros colons. Le “Tiers État” algérien est dans une misère qu’aucun Français n’a connu depuis près de 200 ans ». Il ne perçoit pas l’enjeu de la question nationale et se prononce pour des réformes sociales dans l’optique de l’assimilation et du maintien de l’ordre. Mais ce n’est pas une question centrale car dans les meetings électoraux du printemps 1955 la question algérienne n’a été abordée par aucun orateur socialiste85.

41En septembre, l’évolution militaire mobilise certains militants. Les socialistes brestois placardent une affiche contre le rappel des réservistes et l’envoi du contingent en Algérie. Mais la fédération ne se mobilise pas sur le terrain des manifestations et refuse l’unité d’action proposée par le PCF86. La SFIO se contente de critiquer la « politique absurde et criminelle » du gouvernement Faure dans une perspective électoraliste, oubliant ses responsabilités passées dans la politique coloniale en Indochine et en Algérie87. Elle prône dans le Finistère la conciliation, « l’association dans la justice et la fraternité », sans rien avancer de précis. La fédération laisse faire les initiatives de la base mais ne les relaie pas. Dénonçant dans sa profession de foi les députés sortants apparentés (MRP, ex-RPF, indépendants), la liste SFIO appelle à voter « contre ces politiciens déshonorés dont la politique réactionnaire nous a valu Dien Bien Phu et les Massacres en Afrique du Nord ». Il faut voter socialiste et pour le Front républicain pour « sauver la Liberté et la Paix », septième et dernière raison avancée. Le mot Algérie n’apparaît pas directement dans ce texte. Il faut voter socialiste « contre ceux qui, si on les laisse encore au pouvoir, nous vaudront demain, l’Union française à feu et à sang et enverront notre jeunesse se faire tuer pour défendre les gros intérêts capitalistes88 ». Pour les socialistes finistériens, la guerre d’Algérie n’est pas un des enjeux majeurs des élections législatives mais elle est prise en compte parmi les problèmes de l’Afrique du Nord et de l’Union française.

42Comme les listes apparentées n’obtiennent pas la majorité absolue des suffrages exprimés le 2 janvier, les sièges sont répartis à la proportionnelle et la représentation parlementaire finistérienne change peu. Avec 24,9 % des voix, le MRP maintient son score de 1951 et conserve trois députés (André Colin, André Monteil et Louis Orvoën). Le CNI et les paysans d’action républicaine et sociale recueillent une grande partie de l’électorat du RPF (15,8 %) et deux sièges : Joseph Pinvidic et Jean Crouan sont réélus. La liste des républicains sociaux n’obtient que 3,6 % et celle du RGR conduite par l’ancien député RPF Alfred Chupin que 2,5 %. C’est en fait la liste de l’UDCA, l’Union de défense des commerçants et des artisans de Pierre Poujade (8,7 %) qui recueille une partie de cet électorat de la droite dure permettant à un inconnu d’extrême droite, Jean-Marie Demarquet de devenir député du Finistère89. À gauche, le rapport des forces évolue : le PCF (18,6 %) poursuit son érosion électorale alors que la SFIO progresse légèrement (16,6 %). Gabriel Paul est réélu mais Alain Signor a été remplacé par un élu communiste du Huelgoat, l’agriculteur Auguste Penven. Une équipe dirigeante renouvelée tente de sortir le PCF de son sectarisme. Tanguy Prigent et Mao représentent la SFIO qui n’a plus que cinq députés en Bretagne. La fin des apparentements a permis la réélection de deux communistes dans les Côtes-du-Nord (six députés en Bretagne) provoquant la perte d’un siège pour la SFIO et un apparentement dans le Morbihan leur a fait perdre le siège de Jean Le Coutaller90. Réélu à l’Assemblée nationale, l’Européen Tanguy Prigent est désigné pour siéger à l’Assemblée parlementaire européenne91. Il préparera au moins un rapport sur l’agriculture et le Marché commun pour novembre 1958 dont on ignore s’il eut le temps de le présenter92.

43En voix et en sièges, la victoire du Front républicain n’est pas très nette (160 à 170 députés tout au plus) à côté de 150 communistes. La majorité sortante n’a que 110 élus et l’extrême droite poujadiste 52. La situation est confuse. C’est Guy Mollet, le chef du parti qui a le plus d’élus (95 députés) dans la coalition de Front républicain, que le président Coty appelle pour former le nouveau gouvernement alors que l’opinion s’attendait à Pierre Mendès France. Pour Tanguy Prigent, l’heure du retour au gouvernement va sonner.

Ministre des Anciens combattants du gouvernement Mollet (1^er février 1956-12 juin 1957)

44Le mois de janvier 1956 s’est déroulé en congrès (socialiste et radical) et en valse-hésitation sur le poste de président du Conseil que Guy Mollet ne souhaite pas assumer contrairement à l’avis de plusieurs membres du comité directeur, préférant y voir Pierre Mendès France93. Tanguy Prigent qui participe au comité directeur des 4, 13 et 25 janvier 1956 ainsi qu’au congrès socialiste extraordinaire des 14 et 15 janvier partage le point de vue de Guy Mollet94. Le 8 janvier 1956, le comité fédéral du Finistère se déclare unanimement favorable à la désignation de Pierre Mendès France comme président du Conseil95. Mais c’est Guy Mollet qui est appelé par le président Coty le 26 janvier et qui constitue un gros gouvernement de 35 membres avec 12 ministres en titre. Les négociations avec Pierre Mendès France ont été difficiles : il a refusé un grand ministère de l’Économie et des Finances puis un ministère de l’Algérie, souhaitant le Quai d’Orsay. Guy Mollet refuse. Il préfère confier ce ministère à un européen convaincu, son ami Christian Pineau. Mendès France n’aura qu’un ministère d’État sans portefeuille, ce qui augure mal de l’avenir du Front républicain. Le 29 janvier, la composition officieuse annonce trois ministres d’État aux côtés du président du Conseil, les trois autres leaders du Front républicain dont François Mitterrand (UDSR), Garde des Sceaux, et Jacques Chaban-Delmas (républicains sociaux), chargé des Anciens combattants96. Les socialistes Robert Lacoste et Albert Gazier sont à tête de deux grands ministères des Affaires économiques et des Affaires sociales. Robert Lacoste est assisté de huit secrétaires d’État dont un à l’Agriculture. Tanguy Prigent se voit proposer ce secrétariat d’État par Guy Mollet97. Mais sa joie de retrouver la rue de Varenne est de courte durée car il change quelques heures plus tard d’affectation. Mécontent du départ d’Alger de Jacques Soustelle, remplacé par le général Catroux comme ministre résident en Algérie, le groupe des républicains sociaux a refusé l’entrée au gouvernement de ses deux ministres. Le poste de ministres des Anciens combattants est disponible. Tanguy Prigent est illico bombardé aux Anciens combattants et victimes de guerre avec rang de ministre, mais pas de ministre d’État comme Chaban-Delmas, ce qui lui permettra de siéger parmi les treize ministres à tous les conseils. C’est le poste qu’il occupe le 31 janvier lorsque Guy Mollet est largement investi par 420 voix, dont celles des communistes et du MRP, contre 71 et 83 abstentions.

45Comment expliquer ce changement peu compréhensible ? Ce serait le résultat de marchandages de dernière minute acceptés par l’intéressé toujours discipliné. Selon Tanguy Prigent, Pierre Mendès France aurait considéré que le retour de Tanguy Prigent à l’Agriculture serait interprété par les organisations professionnelles agricoles comme une provocation et il aurait exigé ce ministère pour un de ses amis charentais, le sénateur radical André Dulin, initialement secrétaire d’État à l’Équipement rural. Cette version donnée par Tanguy Prigent dans ses mémoires mériterait d’être confirmée98. Au moment où les associations d’anciens combattants font monter la pression à Alger au sein d’un comité d’entente animé par les ultras contre la nomination du général Catroux et le départ de Jacques Soustelle, ce n’est pas obligatoirement un poste de tout repos99.

46Cette nomination quelque peu surprenante est plutôt bien accueillie par la presse des associations d’Anciens combattants qui publie la biographie de leur nouveau ministre. Le 20 février 1956, Vivre évoque la nomination surprise d’un « homme sympathique » ; Le Grand Invalide du 25 février précise qu’il est chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire et croix de guerre avec palmes ; L’Évadé de mars ajoute : « C’est donc un des nôtres100. » Tous précisent que Tanguy Prigent est un ancien combattant de 1940, blessé sur la Marne. Tous sont rassurés par la nomination comme directeur de cabinet de Jean Le Coutaller, battu dans le Morbihan, ancien vice-président de la commission de pensions dans la précédente assemblée. Ce retour au pouvoir va requinquer un homme « diminué par la maladie et les opérations » qui « semble avoir retrouvé une bonne partie de son potentiel de travail » en 1958101.

47Les difficultés commencent immédiatement lorsque Tanguy Prigent accompagne Guy Mollet à Alger le 6 février 1956. Le président du Conseil a annoncé son intention de faire la paix en Algérie. Mais d’éventuelles élections dans un collège unique et la nomination du libéral Catroux ont fait monter la pression. À son arrivée à Alger, le président du Conseil accompagné de son ministre des Anciens combattants veut s’incliner devant le monument aux morts. Des organisations d’anciens combattants hostiles et le service d’ordre sont débordés par les manifestants européens qui s’en prennent violemment aux personnalités venues de Paris. La situation tourne à l’émeute et entre dans l’histoire sous le nom de « la journée des tomates ». Bouleversé, Guy Mollet découvre brutalement que ce ne sont pas seulement « les gros colons capitalistes » qui manifestent mais que le peuple pied-noir d’Alger est dans la rue. Dans un message à la population algérienne, il réaffirme : « Les liens entre la métropole et l’Algérie sont indissolubles et la communauté franco-musulmane restera sans fissure102. » Le 9 février, alors que la situation s’est calmée, Tanguy Prigent dépose une gerbe au monument aux morts d’Alger (square de la Ferrière). Contrairement à la situation d’émeute qui a prévalu trois jours plus tôt, le ministre des Anciens combattants est accueilli par les applaudissements des associations d’anciens combattants qui se sont désolidarisées du comité d’entente considéré comme responsable des désordres du 6 février103. Membre de ce comité, le député poujadiste du Finistère Demarquet a directement participé à l’émeute.

48Ces événements dramatiques provoquent un revirement complet de la politique algérienne de Guy Mollet et de la SFIO. Le président du Conseil va durcir le ton, abandonner ses promesses de paix et de réformes des institutions et élaborer son triptyque : « cessez-le-feu, élections, négociations » que le FLN qui a engagé des négociations secrètes ne peut accepter. Au nom de « la pacification », Guy Mollet qui a obtenu le 12 mars 1956 le vote de pouvoirs spéciaux pour l’Algérie, y compris du PCF, va intensifier la guerre en Algérie. Il récuse l’idée de « fait national algérien » au nom d’une « personnalité algérienne » où « côte à côte vivent Musulmans et Européens ».

49Nous ignorons les réactions de Tanguy Prigent aux événements du 6 février 1956104. Sa fédération reprend la thèse de la gauche du coup de main fasciste et « des manifestations factieuses105 ». Le Breton Socialiste du 11 février écrit à propos du 6 février : « Le tout Alger pétainiste, collaborateur et colonialiste était là […]. À Alger, Demarquet va souffler la haine. Chez nous, il pourrait sous peu récolter la tempête… ». Le 17 février, Tanguy Prigent répond à une question de Demarquet à Guy Mollet en défendant le patriotisme du président du Conseil et en déclarant : « Je ne suis pas très fier de penser que la population de mon département est représentée par un homme tel que M. Demarquet. […] Vous êtes arrivé à Alger pour exploiter les incidents106. » Celui qui n’assiste plus que très rarement aux réunions du comité directeur après son entrée au gouvernement va se faire le fidèle défenseur de la politique algérienne de Guy Mollet qualifiée parfois de « nationale molletisme107 ». Le 6 février a conduit à la démission du général Catroux, remplacé à Alger par le socialiste Robert Lacoste, lui même remplacé aux Affaires économiques par Paul Ramadier alors que les deux républicains sociaux initialement pressentis intègrent le gouvernement108.

50À part gérer les pensions et participer aux assemblées des associations d’Anciens combattants et aux commémorations, ce ministère n’est pas trop absorbant. Par exemple, le 4 mai 1956, Tanguy Prigent convoque cinquante journalistes dans son bureau ministériel pour leur annoncer l’inauguration le 13 mai d’un monument à la gloire de l’Armée française de 14-18, place du Trocadéro à Paris109. Pendant l’été 1956, le ministre socialiste effectue deux voyages officiels. D’abord en Yougoslavie du 27 au 29 juin, il est reçu par le maréchal Tito puis rentre à Paris par Athènes le 6 juillet110. Deux mois plus tard, il est en Tchécoslovaquie. Le 27 août à Prague, il dépose une gerbe dédiée à la Fédération des combattants antifascistes tchécoslovaques et a deux jours plus tard des entretiens en Slovaquie111.

51Toujours secrétaire fédéral, le ministre va venir souvent dans son département où avec la victoire du Front républicain, la SFIO reprend quelques couleurs : le nombre d’adhérents passe de 1 200 en 1956 à 1 425 en 1957. Le 3 juin 1956, il préside le congrès de l’Union Fédérale des Anciens combattants (UFAC) où il s’exprime sur l’Algérie112. Une partie non négligeable de l’action politique du ministre des Anciens combattants consiste à défendre la politique algérienne de « pacification », c’est-à-dire d’intensification de la guerre, du gouvernement auquel il appartient ainsi que sa politique internationale, illustrée par l’expédition franco-britannique de Suez avec la complicité d’Israël113. L’œuvre économique et sociale importante de ce gouvernement Mollet tend à être occultée par l’aggravation de la guerre en Algérie et par la « Bataille d’Alger ». Le ministre Tanguy Prigent est totalement solidaire de cette politique ; le secrétaire fédéral de la SFIO du Finistère use de toute son autorité pour la faire accepter par ses camarades. La crise politique et morale n’en sera que plus profonde en 1958 et 1959.

Le soutien à la politique algérienne de Guy Mollet

52Le revirement de la politique algérienne de Guy Mollet va faire naître un courant d’opposition minoritaire au sein de la SFIO. Des députés comme Daniel Mayer, Robert Verdier et Antoine Mazier de Saint-Brieuc n’ont voté les pouvoirs spéciaux que par discipline114. Marceau Pivert, bientôt blâmé par le parti, s’est opposé à ce virage politique. Lors de la conférence d’information des secrétaires fédéraux socialistes organisée avec Guy Mollet, toujours secrétaire général, pour obtenir l’appui total du parti au gouvernement, et plusieurs ministres, Tanguy Prigent ne réagit pas aux fortes critiques de Marceau Pivert. Opposants et déçus des pouvoirs spéciaux se rapprochent et proposent une motion au conseil national des 9 et 10 juin 1956. Le texte majoritaire approuvant la politique gouvernementale obtient plus de 90 % des voix. Les minoritaires réservés ou hostiles n’ont que 6,1 % des mandats et à peine 10 % des mandats se portent sur la motion Philip au congrès national de Lille en juillet 1956115.

53Le congrès fédéral du Finistère du 18 mars, en l’absence de Tanguy Prigent, a exprimé « sa confiance au gouvernement pour résoudre le problème algérien » et il a estimé « indispensable une action de pacification qui conduise le plus rapidement possible à des négociations ». Reflétant les interrogations ou les cas de conscience des militants, la motion qui résulte d’un compromis précise que « la négociation a toujours été la règle au PS, le recours aux armes n’est pour lui qu’un moyen ultime qu’on ne peut employer que lorsqu’il a été établi sans conteste qu’aucune négociation n’était possible ». On réclame la répression des « menées colonialistes et anti-républicaines » et des réformes sociales et politiques rapides. « L’idée de l’abandon de l’Algérie par les Français » serait dangereuse comme le souligne Abdelaziz, trésorier du parti depuis 1944, originaire d’Algérie.

54Mais ces hésitations durent peu car Tanguy Prigent verrouille sa fédération en invitant le président du Conseil au congrès fédéral de Châteaulin le 22 avril 1956 au moment où l’effort de guerre s’intensifie ainsi que la répression des opposants d’extrême gauche à la guerre. Les rencontres directes avec le secrétaire général achèvent de rallier les hésitants à sa politique algérienne. Il reçoit aussi des délégations du PCF et de la CGT qui font campagne pour le cessez-le-feu en Algérie et contre un premier rappel de 70000 disponibles le 11 avri116. Infléchissant son discours, le chef du gouvernement rôde à Châteaulin une nouvelle thématique, celle du complot panarabe du colonel Nasser et du soutien du Caire aux rebelles algériens117. « En défendant l’Algérie, il ne faut pas oublier que nous défendons contre des entreprises impérialistes nos propres libertés. » « Nasser et son Mein Kampf » sont comparés à Hitler et à Staline, et il n’est nullement question pour la France d’accepter « un nouveau Munich118 ». Le 16 septembre 1956, Tanguy Prigent reprendra à son compte, à Poullaouen, la thèse de Nasser, nouvel Hitler. Les socialistes finistériens vont adhérer au discours de leurs leaders, ce qui implique l’acceptation de la guerre puisqu’on ne veut pas reconnaître le FLN comme l’interlocuteur avec lequel négocier. Le 3 juin, au congrès de l’UFAC, le ministre des Anciens combattants a appelé « à résister de toutes nos forces à la barbarie des terroristes, jouets des puissances étrangères, et [à] protéger les Européens et les populations musulmanes alliées de la France ». Cette propagande anti-nassérienne va beaucoup servir pendant la crise provoquée par la nationalisation par l’Égypte du canal de Suez en juillet 1956 et lors de la préparation de l’intervention militaire sur Suez en octobre et novembre 1956119.

55La fédération finistérienne, bien encadrée par Tanguy Prigent qui rassure les militants inquiets et par tous ses dirigeants fédéraux, défend désormais totalement la politique gouvernementale et le triptyque molletiste120. Au congrès fédéral du 24 juin à Brest, elle se prononce pour la motion Commin défendue par son secrétaire fédéral et majoritaire au congrès de Lille (29 juin-3 juillet 1956). Les minoritaires conduits par Daniel Mayer, Oreste Rosenfeld et André Philip n’obtiendront qu’un peu mois de 10 % des mandats. Soulignant la différence avec les protectorats du Maroc et de la Tunisie, Tanguy Prigent concède aux départements français d’Algérie « une personnalité algérienne » devant son congrès fédéral mais il refuse « le fait national algérien » reconnu par les minoritaires socialistes et par le PCF lors de son XIV^e congrès du Havre en juillet 1956121. Il condamne durement la démission de Mendès France le 23 mai 1956, du fait de son total désaccord avec la politique algérienne du gouvernement : « La fuite de Pierre Mendès France est inqualifiable122. » Il défend les appelés du contingent et les militaires accusés par l’extrême gauche, le PCF et des chrétiens de torturer en Algérie. Il n’est nullement question de négocier un nouveau statut avec « les tortionnaires » (les chefs du FLN ?) mais de discuter avec « la majorité des braves gens qui se battent ». La motion finale adoptée à l’unanimité précise que : « Ce statut précisera sans équivoque la personnalité algérienne, donnera aux Musulmans d’Algérie le plein exercice de leurs droits civiques et politiques et rétablira la communauté d’intérêts et d’aspirations du peuple français et du peuple algérien. » La reconnaissance de deux peuples différents est quelque peu contradictoire. Des réformes sont indispensables mais « il est nécessaire d’obtenir d’abord un cessez-le-feu des chefs algériens de l’insurrection et de leurs troupes123 ». En outre, le spectre de la guerre civile pèserait sur l’Algérie si le gouvernement Mollet était renversé124. Le ministre socialiste obtient le vote de la motion Commin à la quasi-unanimité du congrès fédéral du 24 juin 1956.

56Les socialistes finistériens sont confrontés depuis trois mois à une très forte mobilisation (pétitions à Guy Mollet et aux députés socialistes, délégations, meetings, manifestations notamment dans les gares) de la Nouvelle Gauche, peu nombreuse, et surtout du PCF, pour le cessez-le-feu et contre le rappel des réservistes125. L’armée française en Algérie passe en effet de 200 000 hommes en janvier 1956 à 400 000 en juillet. La position du ministre des Anciens combattants se durcit à mesure que le PCF entre dans l’opposition à la politique algérienne du gouvernement. Le 17 avril 1956, le journal communiste Ouest-Matin fait état de la réponse du ministre à une pétition de l’Union des femmes françaises (UFF) de Quimper, une organisation de masse du PCF126. Selon le journal, Tanguy Prigent aurait répondu qu’il intervenait au sein du gouvernement en faveur de la paix. Les Renseignements généraux sont surpris d’une réponse allant dans le sens du PCF et se demandent si elle n’a pas été plus ou moins tronquée pour les besoins de la propagande du parti127. À la fin avril, des communistes de Locquirec, une commune de son canton, lui font part de leurs inquiétudes et lui demandent d’intervenir en faveur de négociations128. Le ton change après l’été. En visite à Poullaouen (Finistère) le 16 septembre, le ministre des Anciens combattants dénonce la propagande antigouvernementale du PCF et sa « campagne de démoralisation » de l’armée. Le patriotisme va être une valeur fort utilisée par le gouvernement à majorité socialiste pour justifier la politique de force de la fin de l’année 1956 et « la bataille d’Alger » contre le terrorisme du FLN en 1957.

57Le 22 octobre 1956, l’arraisonnement de l’avion transportant cinq dirigeants du FLN dont Ben Bella, est autorisé par Max Lejeune (SFIO), secrétaire d’État à la guerre, et couvert par Guy Mollet et son gouvernement. Cette intervention militaire contraire au droit international est justifiée par la direction nationale de la SFIO129. Elle met fin à tout espoir de négociation avec le FLN. Trois jours plus tard Alain Savary (SFIO), secrétaire d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes, démissionne du gouvernement pour marquer sa désapprobation de cet acte de piraterie aérienne. Tanguy Prigent ne bronche pas. Avec l’aggravation de la situation en Algérie et le fiasco de l’opération de Suez (5 novembre-début décembre), des socialistes finistériens gagnés par la lassitude se posent des questions face à un parti communiste et à une Nouvelle gauche très offensifs. L’écrasement le 4 novembre de la révolution hongroise par les chars soviétiques vient à point nommé créer des difficultés aux militants communistes et permet aux socialistes finistériens de lancer une campagne de propagande contre les staliniens et de développer la thèse « du complot communiste » en Afrique du Nord130. Le PCF qui avait créé et animé avec la Nouvelle Gauche des comités pour la paix en Algérie se retrouve isolé sur l’échiquier politique finistérien tout au long de l’année 1957. Pendant ce temps, le comité fédéral de la SFIO du 12 décembre 1956 réaffirme unanimement « son amitié et sa confiance » à Guy Mollet, « félicite Robert Lacoste pour son action en Algérie » et « insiste pour la réalisation rapide de réformes131 ». Un seul membre du comité fédéral, J. Bounoure, a démissionné du parti pour protester contre cette politique algérienne tout en affirmant sa fidélité et son respect à Tanguy Prigent.

Ministre d’un gouvernement en sursis en 1957

58N’ayant pas de responsabilités de premier plan, le ministre des Anciens combattants gère son ministère que Guy Mollet s’efforce de prolonger le plus longtemps possible jusqu’à la signature du traité de Rome le 25 mars 1957 après la ratification par l’Assemblée nationale le 22 janvier.

59La guerre d’Algérie rattrape les socialistes avec des polémiques et des débats publics sur la pratique de la torture en Algérie, pratique systématique dont le gouvernement est parfaitement informé notamment depuis deux rapports officiels de 1955 et 1956. Au début de 1957, des journaux militants, des intellectuels respectés et des militants chrétiens engagés, catholiques et protestants, publient des témoignages et des ouvrages comme Contre la torture de Pierre-Henri Simon en mars 1957132. La Nouvelle Gauche et le PCF relaient cette campagne dans le Finistère. Les socialistes ne peuvent plus continuer leur « politique de l’autruche » (Marie Férec). Robert Gravot, responsable des sections brestoises, un proche de Tanguy Prigent, est contraint de défendre le gouvernement Mollet mis en cause pour avoir couvert ces pratiques pendant « la bataille d’Alger ». Le 4 mai 1957, il met en doute « le raisonnement » et « la généralisation hâtive » de Pierre-Henri Simon133.

60C’est aussi une riposte à usage interne contre la minorité socialiste qui vient de publier La lettre du comité d’étude et d’action pour la paix en Algérie qui deviendra La Tribune socialiste. Dans la Lettre du 7 mars 1957, Édouard Depreux a dénoncé la torture cautionnée par le gouvernement « comme tout à fait contraire aux principes fondamentaux du socialisme ». Les majoritaires sont contraints de réagir dans Le Populaire et dans la presse fédérale. Pour allumer des contre-feux, le gouvernement crée le 5 avril 1957 la Commission de sauvegarde des droits et libertés en Algérie. Des ministres en font partie dont Tanguy Prigent et François Mitterrand, ministre de la Justice, qui a laissé exécuter le militant communiste Fernand Yveton condamné à mort. Ils siègent avec le général Zeller, futur putschiste à Alger en avril 1961, aux côtés d’autres personnalités. Mais René Cassin et François Mauriac ont refusé de servir de caution morale à cette commission qui reconnaîtra la pratique de la torture. Le comité fédéral du 7 avril 1957 adresse un télégramme au ministre des Anciens combattants pour le prier « d’exprimer au gouvernement son approbation unanime à la création de la commission d’enquête », ce qui soulage sans doute quelques consciences134. Nous ignorons si Tanguy Prigent eut le temps de participer aux travaux de cette commission avant la chute du gouvernement Mollet135.

61Le 28 mars 1957, Guy Mollet interpellé sur les tortures au lendemain de la disparition de l’avocat algérien Ali Boumendjel le 23 – il s’est officiellement « suicidé » mais est mort sous la torture – obtient un vote de confiance à la majorité relative136. Son gouvernement est en sursis jusqu’au 21 mai 1957. Il est mis en minorité sur un projet de loi fiscale137. Il aurait pu se maintenir car le gouvernement n’a pas été renversé à la majorité constitutionnelle (298) mais Guy Mollet démissionne. Tanguy Prigent redevient député. Il assure l’intérim du ministère des Anciens combattants jusqu’à la formation du gouvernement du radical Bourgès-Maunoury, le ministre de la Défense nationale de Guy Mollet. Les socialistes Christian Pineau, Albert Gazier, Robert Lacoste, Max Lejeune (Sahara) conservent leur ministère. Le radical André Dulin qui avait privé Tanguy Prigent du ministère de l’Agriculture lui succède aux Anciens combattants. Les socialistes finistériens ont été d’accord avec le conseil national de la SFIO qui a refusé un gouvernement d’union nationale dirigé par le MRP Pierre Pflimlim au profit de la poursuite d’un gouvernement de type Front républicain138. Cette seconde expérience gouvernementale dans le plus long ministère de la Quatrième République (16 mois) a laissé un souvenir amer au socialiste breton.

Le maintien de la fédération socialiste du Finistère dans le camp majoritaire

62Lors de leur congrès fédéral de Santec, le 16 juin 1957, les socialistes finistériens ont approuvé « l’ensemble de la politique algérienne du gouvernement de Guy Mollet » et se sont prononcés pour une solution de type fédéraliste pour faire évoluer l’Union française, une idée en vogue en 1957139. Il s’agirait de créer « une union de Républiques françaises préfigurant l’Eurafrique, dans laquelle serait intégrée l’Algérie ». Il n’est donc pas question du droit à l’indépendance de l’Algérie désormais reconnu par les minoritaires regroupés derrière la motion Depreux, ni même de soutenir la motion Defferre qui critique la politique de « pacification » de Lacoste et propose une large autonomie pour l’Algérie à travers un statut négocié. Dirigée par Tanguy Prigent, une très large majorité de la fédération du Finistère (91 % des mandats) vote pour la motion Commin un peu amendée qui soutient Guy Mollet140. Le congrès national de Toulouse (27-30 juin 1957) est houleux mais la majorité de Guy Mollet résiste bien même si la division est désormais en germe dans la SFIO141. Tanguy Prigent doit reconnaître qu’un « fossé profond et assez dramatique sépare la minorité « Depreux-Verdier » du reste du parti » sans évoquer l’intervention de Gaston Defferre contre la « pacification142 ». Hervé Mao est intervenu devant le congrès pour défendre la participation gouvernementale afin de faire pression sur Bourgès-Maunoury pour l’application du programme minimum de la SFIO, intervention « énergique » approuvée par Tanguy Prigent143.

63Mais la situation politique bouge en octobre et novembre 1957. La fédération SFIO du Finistère se divise sur la participation socialiste au gouvernement du radical Félix Gaillard après une crise ministérielle de plus d’un mois. Au conseil national du 3 novembre, la majorité des Finistériens (61,5 %) se prononce pour la motion Mérigonde, un homme qui se sent proche des minoritaires, contre la participation gouvernementale144. Les deux députés qui ont voté l’investiture pour respecter la cohésion du groupe parlementaire selon Hervé Mao, doivent s’expliquer devant le congrès fédéral de Quimper le 8 décembre 1957. Les militants brestois ont mené l’offensive sur ce point. On peut se demander si le malaise interne, « la mauvaise conscience sur l’Algérie » évoquée par Robert Gravot dans une lettre à Tanguy Prigent le 20 décembre, et leurs arguments ne commencent pas à ébranler le secrétaire fédéral145 ? Gravot lui suggère une reprise en main. Pour la première fois depuis des années la fédération de Tanguy Prigent paraît divisée, non pas sur la politique algérienne, mais sur la participation au pouvoir.

64En effet, la direction du parti socialiste lance la contre-offensive contre les minoritaires dont Daniel Mayer qui, deux fois en un mois, n’a pas suivi la discipline du groupe (refus de la reconduction des pouvoirs spéciaux puis vote contre la loi-cadre préparée par Robert Lacoste)146. Le 13 février 1958, le comité directeur interdira l’organe des minoritaires, Tribune socialiste et leur comité d’étude et d’action pour la paix en Algérie. Tanguy Prigent et sa fédération soutiennent les sanctions contre les parlementaires socialistes indisciplinés (8 décembre 1957). Après un long débat entre les principaux responsables, le congrès fédéral adopte une formulation proposée par Tanguy Prigent « faisant interdiction aux membres du parti de publier dans leur presse ou dans tout autre organe des écrits condamnant la politique du parti ou susceptibles de servir les intérêts politiques des adversaires ». La fédération s’aligne donc sur la direction nationale au nom de la discipline et cette position est réitérée le 8 mars 1958 dans le journal du parti. Il n’y a pas encore de véritables opposants sur l’Algérie contrairement à la fédération voisine des Côtes-du-Nord qui soutient le combat des minoritaires.

65De son départ du gouvernement en 1947 jusqu’au début de l’année 1958, Tanguy Prigent est un dirigeant socialiste qui appartient à la majorité de la SFIO dirigée par Guy Mollet. Les liens d’amitié qui se forgent entre les deux hommes renforcent cette cohésion. Tanguy Prigent partage sans réserve les combats de Guy Mollet contre la menace communiste et pour une politique atlantiste, pour la construction européenne et pour la CED. Revenu au gouvernement en 1956 à un ministère peu gratifiant et qu’il n’a pas souhaité, le député du Finistère soutient fermement la politique algérienne de Guy Mollet et de la majorité de la SFIO en tenant bien en main sa fédération du Finistère. Mais le bombardement de Sakhiet le 8 février 1958 va provoquer chez le socialiste breton un véritable électrochoc amplifié par la crise du 13 mai 1958.