1La victoire électorale du 3 mai 1936 ouvre une nouvelle période de la vie de Tanguy Prigent. Le fermier bretonnant va fréquenter assidûment les travées du Palais-Bourbon. L’ambitieux jeune homme retrouve avec plaisir la vie de la capitale qu’il a tant appréciée pendant son service militaire et il va faire la navette entre la Bretagne et Paris, s’éloignant déjà un peu de l’exploitation de sa terre confiée à sa femme. Pour remplir ses divers mandats électoraux, il doit désormais se faire aider à Pen ar chr’a. L’été de 1936 est chargé d’espoir pour le militant socialiste qui soutient le gouvernement présidé par Léon Blum, le chef de son parti. Celui qui est devenu l’un des principaux experts agricoles du parti socialiste va œuvrer à la mise en place des réformes promises. Mais aux espoirs immenses du peuple et aux grandes réformes économiques et sociales votées durant l’été 1936 succèdent le temps des difficultés et bientôt les déceptions notamment dans le domaine de la politique agricole. Très impliqué, Tanguy Prigent va partager successivement ces sentiments. Bientôt, en 1938, il faut se résoudre à l’échec du Front populaire alors que la menace extérieure hitlérienne pèse de plus en plus lourd. Les socialistes doivent s’interroger sur la conduite à tenir et pour certains remettre en question leur pacifisme doctrinal au sein d’une SFIO de plus en plus divisée sur la question de la guerre.

Dans l’euphorie de la victoire

2 En mai et juin 1936, la joie et souvent l’euphorie sont au rendez-vous chez les partisans du Front populaire et les milieux populaires qui ont enfin l’impression d’être représentés et entendus par un gouvernement de gauche. Participant à de nombreux banquets et meetings dans le Finistère, Tanguy Prigent va expliquer les projets et la politique de réformes sociales du gouvernement Blum tout en prenant sa part à l’élaboration de cette politique. 81 Poursuivant son action pédagogique et militante, il est parfaitement conscient que sa tâche de député consiste à servir de relais entre le pouvoir et les citoyens en se concentrant sur la défense de la paysannerie. Mais l’euphorie passée, les impatiences et les critiques vont rapidement s’exprimer et le député de Morlaix va devoir justifier et défendre ce qui a déjà été accompli sachant que le monde rural, notamment en Bretagne, reste largement sous l’influence des forces conservatrices. Ainsi dans un article du 20 juin titré « Abominable démagogie », il présente les lois déjà votées et en discussion au Sénat en dénonçant les surenchères de l’opposition de droite : « N’osant pas combattre ouvertement des projets qui traduisent les légitimes et saines revendications de la classe ouvrière, ces messieurs feignent hypocritement de s’apitoyer sur le sort des paysans, pour lesquels, on ne fait paraît-il rien et qui feront les frais de ces nouvelles lois. Nous avons assisté à la Chambre à des surenchères et à des interventions écœurantes. Ceux qui ont maintenu les ouvriers et les paysans dans une misère effroyable pendant des siècles, ne nous donnent pas 15 jours pour réparer les conséquences de leurs erreurs et de leurs égoïsmes coupables 1 . » Le nouveau député demeure un militant qui n’a pas l’intention de devenir un notable. Par la même, il répond par avance aux critiques de la presse de droite du Finistère qui dans La Résistance de Morlaix l’accuse de ne rien faire pour les paysans : « Or, depuis le début de cette session, on cherche en vain le plus petit écho des interventions de Tanguy Prigent, celui-ci se sentirait-il donc plus intimidé à la Chambre qu’au Conseil général, ou bien est-ce la férule des camarades qui l’oblige à marcher droit et à se taire ? Toujours est-il que les revendications paysannes si totalement oubliées dans les projets du ministère Blum n’ont pas eu de défenseur plus silencieux 2 . » Interpellé, le nouvel élu va s’efforcer de répondre aux impatiences et de démentir de telles assertions.

3 En gagnant son banc au Palais-Bourbon le 6 juin 1936, Tanguy Prigent peut espérer une rapide mise en application du programme du Front populaire qui reprend largement les propositions du programme socialiste. Certes depuis plus d’un an la gestation « d’un programme commun » de gouvernement, en particulier avec le parti radical-socialiste, a été laborieuse mais elle a pu s’appuyer sur « la plate-forme d’action commune » signée le 23 septembre 1935 entre le PCF et la SFIO et qui fait la part belle aux positions socialistes 3 . Sur le plan économique et social dix propositions de réformes ont été arrêtées devant aussi améliorer le pouvoir d’achat des « travailleurs-consommateurs » victimes depuis plusieurs années de la crise économique. Le point quatre qui concerne le monde agricole prévoit le « relèvement des prix agricoles, des offices publics agricoles, le outien aux coopératives ». Mais pour obtenir l’accord des dix organisations adhérentes au Front populaire le 10 janvier 1936, ce programme des communistes et des socialistes a dû être revu à la baisse ou édulcoré afin de ne pas effaroucher l’électorat des classes moyennes : trois volets ont été supprimés et le point quatre a été restreint en « revalorisation des produits de la terre, Office national des céréales, soutien aux coopératives 4  ». Après les élections, la situation sociale, en particulier la grande vague de grèves qui gagne le pays à la fin mai et au début juin 1936 (12 142 grèves et 1 800 000 grévistes en juin) change la donne et oblige le nouveau gouvernement Blum à légiférer dans l’urgence après les accords de Matignon conclus entre la CGT et la CGPF patronale sous l’arbitrage du président du Conseil dans la nuit du 7 au 8 juin.

4 Les mouvements sociaux s’étendent en Bretagne en juin et en juillet pour obtenir l’application dans les entreprises des accords de Matignon entérinés par le vote de lois et des décrets. Dans le Finistère, une première grève est recensée à Rosporden le 9 juin puis le mouvement s’étend aux conserveries et à la métallurgie du Sud-Finistère du 12 au 15. La région brestoise est touchée du 13 juin au 3 juillet, une région très éprouvée par les événements d’août 1935 5 . À la fin juin et au début juillet, les grèves gagnent la région morlaisienne dont le bâtiment est paralysé puis le port de Douarnenez. Ces conflits sociaux se sont déroulés dans le calme et dans plusieurs branches et villes comme à Quimper des accords ont été conclus sans arrêt de travail. Autre particularité, c’est le secteur privé qui est touché alors que les travailleurs de l’État n’ont pas bougé. Au total, 8,13 % des actifs (en dehors de l’agriculture) ont cessé au moins une fois le travail 6 . Animateur et partisan des luttes sociales, le député Tanguy Prigent qui appartient au principal groupe parlementaire (148 inscrits au 9 juin 1936) n’a pas besoin de se faire violence pour voter la rafale de textes du gouvernement de Léon Blum.

L’appui à une œuvre législative réformatrice, importante mais incomplète

5 Le 6 juin 1936, le gouvernement de Léon Blum a été largement investi par 384 députés contre 210 mais seuls quatorze députés bretons (huit socialistes et six radicaux-socialistes) soutiennent la nouvelle majorité contre trente opposants. Afin de permettre l’application des accords de Matignon, plusieurs scrutins des 11 et 12 juin décident à la quasi unanimité de réformes essentielles : la loi sur les quinze jours de congés payés est ratifiée par les 592 votants, celle sur les contrats collectifs de travail par 571 contre cinq 7 . Mais le 12 juin, le vote de la loi sur la semaine des quarante heures provoque les premières tentatives dilatoires. Le député du Morbihan Joseph Cadic, inscrit au groupe des républicains indépendants et groupe agraire indépendant, propose un amendement demandant l’ajournement de l’application de la loi « tant que le niveau de vie à la campagne ne sera pas devenu normal ». Manœuvre pour repousser sine die les quarante heures, cet amendement est rejeté par 366 députés (195 pour) mais les députés du Front populaire de Bretagne se sont divisés puisque les six radicaux-socialistes l’ont voté isolant les huit socialistes. La loi est finalement adoptée par 408 voix dont celles des quatorze députés de gauche bretons contre 100. Le 23 juin, la majorité gouvernementale approuve la politique extérieure (382 voix) de Léon Blum.

6 L’étape réformatrice suivante concerne directement les campagnes car elle concerne la création de l’Office national interprofessionnel du Blé (ONIB) à laquelle Tanguy Prigent est directement associé. En effet, c’est Georges Monnet, le principal responsable aux questions agricoles de la SFIO qui détient le portefeuille de l’Agriculture. Dans son article paru le 20 juin 1936, tout en dénonçant la démagogie de la droite, Tanguy Prigent veut rassurer ses lecteurs en leur expliquant qu’après les ouvriers et les employés, les paysans ne sont pas oubliés. Une réunion s’est tenue « la veille » dans le bureau de Georges Monnet avec une douzaine de députés ruraux pour travailler sur les projets d’Office du blé et l’aménagement des dettes agricoles. Léon Blum et Vincent Auriol, le ministre socialiste des Finances lui ont demandé de déposer au plus tôt un projet de loi sur les allocations familiales. En même temps toute saisie ou vente est interdite et le député de Morlaix affirme : « Un seul souci nous guide : agir vite mais sérieusement 8 . » Effectivement, un décret du 5 août 1936 étendra aux professions agricoles le bénéfice des allocations familiales, amélioration non négligeable même si les prestations sont encore très faibles. Mais la grande réforme de structure pour les campagnes du Front populaire qui veut à la fois mettre en œuvre une politique économique interventionniste et relancer la croissance par la consommation en améliorant le pouvoir d’achat des Français concerne la mise en place de l’ONIB.

La participation de Tanguy Prigent à la création de l’Office du blé

7 Malgré le gain en sièges de 1936, les hommes exerçant une profession agricole sont encore peu nombreux dans le groupe socialiste de l’Assemblée. Les « députés paysans » issus des campagnes sont plus nombreux que les « paysans députés ». Le renouvellement sociologique et le rajeunissement des élus est néanmoins sensible marquant un enracinement de la SFIO dans le monde rural. Sur les 72 nouveaux élus de 1936 (48 % du groupe), 28 ont moins de quarante ans dont Tanguy Prigent et Philippe Le Maux et 43 % de ces nouveaux députés sont nés et vivent dans une ville-marché ou une commune rurale (31 %) alors que le pays s’urbanise 9 . Un glissement de l’influence socialiste vers les campagnes au détriment du radicalisme est indéniable même si sur 148 membres, il n’y a encore que six députés exerçant des professions agricoles plus deux propriétaires terriens. En 1936, le groupe socialiste compte quatre agriculteurs dont Tanguy Prigent et Philippe Le Maux (deux des trois nouveaux élus) et deux viticulteurs, soit 4 % de ses députés, ce qui est bien peu même si 16,6 % d’entre eux sont issus des milieux agricoles de par leur origine familiale, fils de paysan ou de viticulteur. Néanmoins les « ruraux » sont en progression sur les « citadins », notamment les milieux ouvriers (16 ouvriers députés). Les enseignants (36 %) et les fonctionnaires moyens et subalternes constituent les groupes sociaux dominants parmi les députés socialistes. Quinze députés socialistes sont inscrits à la commission de l’Agriculture de l’Assemblée dont les deux élus trégorrois qui sont les rares agriculteurs de la SFIO. Participant directement à l’élaboration des lois agraires, Tanguy Prigent découvre à 26 ans les cabinets ministériels et les ors de la République.

8 Pour répondre aux impatiences des agriculteurs et éviter une opposition néfaste des villes et des campagnes, Tanguy Prigent doit expliquer à ses électeurs qu’il faut un certain temps pour mettre au point les projets de lois car le syndicalisme paysan indépendant « des marquis » est de création trop récente et il n’a pas de programme de réformes soigneusement préparé comme celui de la CGT pour le monde ouvrier. Ce sont les députés ruraux eux-mêmes qui ont demandé au gouvernement un délai pour préparer les textes 10 . Ce qui témoigne pour le moins de quelques difficultés techniques. Mais la création de l’Office du blé est bientôt présentée par Georges Monnet et un premier vote intervient le 3 juillet : 285 députés adoptent le texte (13 Bretons) contre 203 qui le rejettent. Désormais, l’État va fixer les prix et acheter les excédents tandis que les céréales seront collectées et stockées par les coopératives ou par les négociants et que le Crédit Agricole jouera un rôle d’intermédiaire obligé pour tous les paiements 11 . Afin de mieux contrôler la fluctuation des cours, l’État s’attribue le monopole de l’importation et de l’exportation des céréales. Les prix des céréales sont fixés par un Comité central de 52 membres dans lequel les producteurs sont majoritaires (30) mais les décisions sont prises à la majorité des trois quarts. Expliquant le contenu de cette réforme importante qui socialise un secteur essentiel du commerce, Tanguy Prigent s’efforce de rassurer les commerçants qui craignent d’être victimes de l’ONIB et ceux qui craignent que les grosses coopératives comme l’Office central de Landerneau tirent les marrons du feu au détriment des petites 12 . Optimiste, il explique les avantages de l’ONIB pour les producteurs et affirme le 18 juillet que « le Sénat lui-même s’inclinera devant la volonté populaire ». Dans le Finistère, Hervé Budes de Guébriant a, selon le député socialiste de Morlaix, « avoué qu’il fera tout son possible pour torpiller » la loi.

9 Malgré les résistances du Sénat, l’opposition des agrariens et des droites, la loi créant l’Office national interprofessionnel du Blé est promulguée le 15 août à la fin de la session parlementaire. Le texte définitif a été voté le 14 août à l’aube à l’issue d’une septième navette entre les deux assemblées après que Georges Monnet eût menacé de retirer le projet. Le lendemain, lors d’une fête à Saint-Martin-des-Champs, rendant compte de son mandat, Tanguy Prigent peut se féliciter de ce succès des socialistes dans lequel il s’est beaucoup impliqué pendant deux mois. Dans Ar Vro Goz du 1 ^er septembre, l’Office central doit concéder des points positifs comme « une certaine réglementation de la vente des produits de la terre » même s’il récuse l’intervention de l’État. Ce système n’apportera selon lui que des « satisfactions passagères » alors qu’en réalité les producteurs de blé vont bénéficier d’une forte amélioration de leur pouvoir d’achat, les prix du quintal de blé passant de moins de 80 francs en 1935 à 140 francs en 1936 et à 180 francs en 1937. D’ailleurs, lorsque les agrariens arriveront au pouvoir à Vichy en 1940, ils prendront la tête d’un ONIB maintenu et élargi à l’ensemble des céréales. Et dans le Finistère, Landerneau qui bénéficie d’un quasi-monopole du commerce du blé grâce à l’ONIB met rapidement ses critiques en veilleuse 13 . Tanguy Prigent tente bien d’en faire profiter sa coopérative de défense paysanne mais elle ne fait guère le poids. Le député de Morlaix va en transférer le siège social à Morlaix pour tenter d’élargir son influence sur l’ensemble du Trégor et en abandonner la direction. De même Hémery lui succède bientôt à la tête de la CNP.

Réformes agricoles bloquées et déceptions

10 Pour Georges Monnet et les socialistes, la loi sur l’Office du blé n’est qu’une première étape dans la moralisation du marché. D’autres projets de loi sont déposés sur le bureau de l’Assemblée durant l’été et à l’automne 1936. Dès le début août, c’est le cas d’un projet qui tient beaucoup à cœur à Tanguy Prigent concernant les fermages et un autre sur les dettes agricoles. Le 26 novembre, un projet prévoit des conventions collectives par branches de production entre les représentants des coopératives et ceux de l’industrie et du commerce. Mais la plupart de ces projets de loi adoptés en première lecture vont être enterrés par le Sénat. Comme le projet de bail mobile obligatoire ne pourra pas être voté avant la Saint-Michel (le 29 septembre, date de règlement des baux annuels), Tanguy Prigent a proposé au groupe socialiste plusieurs mesures transitoires pour soulager les fermiers mais elles n’ont pas été prises en compte. En attendant la reprise de l’action législative réformatrice dans le domaine agricole, le député de Morlaix se fait le défenseur de la politique globale du Front populaire dans ses articles du Breton Socialiste et au cours de tournées de réunions dans sa circonscription. Selon la presse socialiste, l’accueil serait toujours aussi enthousiaste durant l’automne 1936 même si depuis l’été, avec le putsch des généraux nationalistes contre la République espagnole, la dévaluation du franc et le dérapage inflationniste en France, les nuages commencent à s’accumuler sur le Front populaire 14 . Le député de Morlaix s’efforce par exemple d’expliquer et de justifier la dévaluation du franc du 27 septembre, non souhaitée par le Front populaire, par les contraintes financières et budgétaires (crédits pour la Défense nationale et le réarmement) 15 . Il attribue la dégradation de la situation économique et sociale, l’inflation et la reprise des conflits sociaux au « haut patronat » même si le lancement d’une politique de grands travaux doit permettre de relancer l’économie 16 . Élargissant son champ de compétence, il donne aussi son premier article de politique étrangère dans lequel il reprend les positions de son parti et dénonce la campagne de presse calomnieuse qui a poussé Roger Salengro, le ministre de l’Intérieur, au suicide 17 .

11 Mais en même temps, souvent retenu à Paris, l’apprenti député s’efforce de garder le contact avec ses électeurs et il doit parfois s’expliquer sur ses absences aux foires et aux concours agricoles. Lorsqu’il est là le paysan député ne dédaigne pas de donner un coup de main aux battages, chez un camarade de Plouégat-Moysan par exemple, action relayée par la presse socialiste 18 . Et au Conseil général, il se démène pour sauver l’hôpital psychiatrique de Morlaix et empêcher son transfert à Quimper. L’année 1936 s’achève donc sur les difficultés du gouvernement qu’il soutient, ce qui va pousser Tanguy Prigent à prendre une plus grande envergure au sein de son parti et à la Chambre des députés où il intervient à plusieurs reprises en 1937 19 . Le militant défend des positions de gauche et se réclame du marxisme. Selon lui, la victoire électorale n’est qu’une première étape qui ouvre la voie qui doit conduire au socialisme mais à condition de s’appuyer sur le peuple uni pour vaincre le capitalisme. Lorsque Léon Blum est contraint d’annoncer « la Pause » des réformes le 13 février 1937, Tanguy Prigent qui a accepté à regret la libéralisation du contrôle des changes refusé par les radicaux-socialistes, affirme « que notre gouvernement ne doit pas aller plus loin dans la voie des concessions », qu’il ne faut pas revenir sur les lois sociales votées et qu’il faut réaliser celles qui ont été promises (retraite des travailleurs, loi sur les fermages). Il conclut ses mises en garde par un : « Je dis à l’avance, pas ça et pas nous 20 . » Et si « la transformation de la société » attendue ne se fait pas démocratiquement et pacifiquement, c’est « alors révolutionnairement » que nous la ferons, écrit le député de Morlaix, alors que l’échec économique du Front populaire est patent. Bien que la Pause signifie l’abandon de la retraite pour les vieux travailleurs, du fonds national du chômage et de l’échelle mobile des salaires, Tanguy Prigent reste fidèle à ses convictions en plaidant pour une société socialiste. Tout au long de l’année 1937, il va appeler à la mobilisation populaire pour défendre le programme de 1936, l’appliquer totalement et même imposer la nationalisation du crédit souhaitée par la SFIO, voire « nationaliser les établissements des capitalistes récalcitrants et certaines sociétés anonymes dirigées par des fascistes ». Il faut donc combattre sans relâche le capitalisme, en particulier le grand patronat et le Sénat « ennemi numéro un du petit paysan ». Ce sont les thèmes qu’il développe lors des élections cantonales d’octobre 1937 qui voient la réélection de Guy Le Normand, élu dans le canton de Morlaix lors d’un renouvellement partiel en janvier 1937 21 . Avec l’élection de l’agriculteur Pierre Blanchard au Huelgoat, la SFIO gagne un second siège, portant à quatre le nombre de ses élus au Conseil général du Finistère, ce qui traduit un enracinement local et rural renforcé sous le Front populaire. Au début de 1938, Tanguy Prigent défend toujours des positions de gauche en critiquant durement le Sénat qui bloque de nombreuses réformes et a refusé les pleins pouvoirs financiers à Léon Blum remplacé par le gouvernement Chautemps en juin 1937. Il appelle ses camarades socialistes à réagir en rejetant la Pause : « Continuer la Pause dans de telles conditions, serait une trahison envers la classe laborieuse 22 . » Mieux vaut quitter le gouvernement et ne pas hésiter à obliger les partenaires du Front populaire à prendre leurs responsabilités. Si sur la question sociale et l’anticapitalisme, Tanguy Prigent défend des positions proches de celles du PCF, il s’en démarque sur la guerre d’Espagne en justifiant la position de non-intervention prônée par Léon Blum depuis le 1 ^er août 1936 23 . Mais au fond, c’est la question agricole qui mobilise l’essentiel de son énergie en 1937 et au début de 1938.

La poursuite du combat pour l’aboutissement des réformes agricoles

12 Les nombreuses diatribes contre les adversaires du Front populaire s’expliquent largement par les difficultés concernant le statut du fermage et du métayage auquel le député de Morlaix tient beaucoup. Mais il doit mener de front son combat contre son adversaire traditionnel, notamment Landerneau qui relève la tête en 1937, au sein de la CNP ainsi qu’à la Chambre des députés. Sur le terrain, la contre-offensive agrarienne est le pendant du blocage parlementaire qui contraint le ministre de l’Agriculture Georges Monnet à faire des concessions ou à abandonner des projets de loi 24 .

13 En janvier 1937, François-Marie Jacq, vice-président de l’Office de Landerneau, consacre la Lettre Mensuelle adressée aux responsables syndicaux à la dénonciation de « la propagande marxiste dans les campagnes » en attaquant la CNP, la CGPT et en mettant en garde contre la politique agricole socialiste du gouvernement. Avec l’Office du Blé, Landerneau se sent menacé sur le terrain coopératif et il constate un essor de la CNP 25 . Des incidents sont grossis comme la condamnation de quatre fermiers de Châteaulin pour « hausse illicite » du prix du lait, jugement lui-même contesté par les autorités de l’État et par le ministre, ce qui oblige le député de Morlaix à monter au créneau. De même, il dénonce « le fascisme vert » derrière une manifestation violente organisée par Landerneau à Paimpol du fait de la chute des cours de la pomme de terre 26 . À travers ces exemples, c’est toute l’agitation dorgériste contre le Front populaire comme le pétrolage des petits pois qui est en cause. Dans les débats parlementaires, le député de Morlaix prend aussi des coups comme lorsque Cadic, le député de droite du Morbihan, l’accuse de ne pas être un vrai cultivateur cultivant car son épouse serait institutrice, ce qui est faux car elle s’occupe de la ferme, et que lui-même serait directeur d’une coopérative 27 .

14 Mais en 1937, Tanguy Prigent se bat surtout pour faire aboutir son projet de loi sur le fermage et sur le métayage. Face au blocage parlementaire, il appelle de ses vœux une mobilisation des organisations paysannes de gauche 28 . Il peaufine aussi le projet dont il est le principal rapporteur lors du congrès national de la CNP à Paris du 2 au 5 septembre 1937, espérant relancer les réformes réclamées par la fédération du Finistère, c’est-à-dire par lui-même. Pour respecter le principe de l’indépendance syndicale à l’égard des partis politiques, Tanguy Prigent a quitté le bureau national de la CNP mais est resté membre du bureau des foyers paysans, ce qui n’est guère convaincant 29 . La CNP, qui a placé son congrès sous l’égide de Georges Monnet, espère faire pression sur le gouvernement et l’Assemblée pour réformer le mode d’élection des chambres d’agriculture.

15 Parallèlement, depuis le printemps 1937, Tanguy Prigent défend le projet socialiste de bail mobile à la Chambre des députés et mène la bataille des amendements. Le 29 avril, il fait repousser un amendement (par 327 voix contre 260) qui maintient la négociation libre propriétaire fermier, ce qui avantage le premier et obtient le principe d’une commission d’arbitrage 30 . Mais, il ne parvient pas à faire adopter un autre amendement prévoyant l’interdiction pure et simple des expulsions arbitraires. Le projet n’envisage qu’une simple indemnité d’éviction. Un nouvel amendement déposé avec Philippe Le Maux souhaite que cette indemnité soit à la charge du propriétaire. Dans ce débat, le ministre de l’Agriculture refuse de privilégier le fermier sortant comme le réclament Tanguy Prigent et le communiste Renaud Jean, la CNP et le CGPT. Non convaincus par les arguments du ministre, Tanguy Prigent et Philippe Le Maux votent contre l’ensemble de l’article incriminé 31 . Les tensions se développent entre certains socialistes et le gouvernement. Amer, le député de Morlaix attribue son échec « à plusieurs membres de la majorité et même du gouvernement [qui] ont mal compris les intérêts de nos petits fermiers », soit par méconnaissance de la vie paysanne, soit pour obtenir une loi modérée qui ne soit pas bloquée par le Sénat 32 . Tanguy Prigent espère encore pouvoir faire modifier le texte en seconde lecture mais la réforme du statut du fermage et du métayage s’enlise sur les questions de la propriété culturale et des expulsions arbitraires. Le projet est enterré, ce qui permet au Breton Socialiste du 28 mai d’écrire que : « Le Sénat est un boulet que la République s’est condamnée à traîner derrière elle. » À cette date les socialistes ne sont plus au gouvernement et Tanguy Prigent ignore qu’il lui reviendra la tâche et l’honneur de faire adopter cette grande réforme sociale à la Libération.

16Depuis plusieurs mois, miné par ses contradictions internes et les tensions entre les radicaux-socialistes et les communistes, la coalition du Front populaire est en position défensive, ce qui n’empêche pas Tanguy Prigent de défendre des positions de gauche. Au congrès national de la SFIO de Marseille de juillet 1937, Tanguy Prigent a un temps songé à mener une offensive de gauche mais il s’est plié à la ligne de Masson et des dirigeants finistériens consistant à soutenir la direction de parti et Léon Blum, demeuré vice-président du Conseil dans le gouvernement Chautemps. De fait, un an plus tard, le bilan agricole du Front populaire est bien modeste : en dehors de l’Office du Blé, il ne s’agit que de mesures conjoncturelles limitées. Et le fossé a plutôt tendance à s’élargir entre les citadins, bénéficiaires des congés payés, et les ruraux laissés pour compte. À la fin de sa vie, Tanguy Prigent conservait un souvenir cuisant et désabusé de ses combats de 1936-1938 estimant que, en rejetant son projet de statut du fermage et du métayage, la Chambre du Front populaire avait refusé le droit à l’indépendance, à l’épanouissement et au loisir au village. Il n’en poursuit pas moins son combat alors que la menace de guerre plane sur l’Europe et sur la France.

Un militant de la Bataille socialiste au Congrès de Royan (4-8 juin 1938)

17 Avec la chute du 2 ^e gouvernement Blum le 8 avril 1938, et l’investiture du leader du parti radical-socialiste Édouard Daladier à la présidence du Conseil, le 10, l’échec des gouvernements du Front populaire est consommé. Désormais, la SFIO n’a plus de ministres et le parti est menacé d’une nouvelle scission. Durant le Front populaire, sans connaître un essor comparable au PCF, la SFIO a plus que doublé le nombre de ses adhérents. La fédération du Finistère a connu une évolution comparable passant d’un peu plus de 800 adhérents en 1934 et 1935 à 1400 en 1936 et 1935 au 31 décembre 1937 pour refluer à 1 730 au 31 décembre 1938 (73 sections) 33 . Elle se situe au 42 ^e rang des fédérations socialistes en 1937 et au 40e en 1938.

18 Le 35 ^e congrès national qui se tient à Royan du 4 au 8 juin 1938 est l’occasion de faire le point après deux années d’ occupation du pouvoir mais pas d’exercice selon la distinction opérée par Léon Blum dans ses articles du Populaire du 2 et du 4 juillet 1935. Pour la troisième année consécutive, Tanguy Prigent est, avec Guy Le Normand et le Brestois Messager, délégué par la fédération du Finistère à ce congrès national du parti 34 . Mais avant d’analyser ce bilan et de préciser les positions du parti sur la question de la guerre et de la paix trois mois après l’ Anschluss , c’est-à-dire l’invasion et l’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich, la SFIO doit régler la question de Marceau Pivert et de la gauche révolutionnaire. Depuis plusieurs mois en effet, Marceau Pivert, le leader de ce courant d’extrême gauche de la SFIO radicalisé par l’entrisme d’étudiants et de militants trotskistes, s’oppose ouvertement à la ligne et à la politique du parti. Il a dénoncé la « pause » en mars 1937 et son pacifisme le conduit à condamner l’effort de réarmement du pays engagé par les gouvernements du Front populaire ainsi que toute velléité d’Union sacrée. Secrétaire de la fédération de la Seine, Marceau Pivert dénonce par tracts, après l’ Anschluss , une politique d’union nationale qui soutient le gouvernement de Daladier. Le 12 avril, le leader de la gauche révolutionnaire est suspendu de ses mandats et le 14, la fédération de la Seine est dissoute et reconstituée 35 . Marceau Pivert refuse de se plier à la discipline du parti. L’exclusion des pivertistes qui paient aussi leur agitation « gauchiste » contre la politique du Front populaire, devient l’un des principaux enjeux du congrès de Royan. Face à la gauche révolutionnaire contestataire et indisciplinée, Léon Blum approuve les sanctions des organismes dirigeants du parti (Commission des conflits, secrétariat général et CAP) et fait preuve de fermeté tandis que Paul Faure rejette les appels à la clémence de la fédération de la Haute-Vienne. C’est une position identique à celle de la Haute-Vienne que Tanguy Prigent a défendue lors du congrès fédéral de Saint-Pol-de-Léon le 26 mai 1938 : tout en justifiant au nom de la discipline les sanctions déjà prises par les organismes légaux, sa motion se prononce pour « une amnistie générale ». Cette position n’est pas très éloignée d’un texte de Brest qui demande un nouveau délai pour la gauche révolutionnaire afin d’éviter la sanction. La motion de Tanguy Prigent l’emporte avec 178 mandats contre 164. Ce qui permet au journal radical L’Éclaireur d’en faire un opposant de gauche, voire d’extrême gauche dans son parti : « Monsieur Prigent a fait preuve d’une indulgence spéciale pour le camarade Pivert qui prêche la Révolution ouvertement sans se soucier de la guerre étrangère qui menace et même si la guerre éclatait. Monsieur Prigent sympathise donc avec la gauche révolutionnaire de son parti dont la doctrine est violemment à l’opposé de celle de Messieurs Blum, Auriol et Faure 36 . » Il s’agit là d’une affirmation inexacte puisque pendant le congrès, le député de Morlaix se retrouve sur les positions de la Bataille socialiste . Mais à Royan, les sanctions sont approuvées par 4 904 mandats contre 3 033 et 292 abstentions grâce au poids des grosses fédérations socialistes. Une nouvelle scission est consommée pour la SFIO qui rejette non sans ambiguïté le « pacifisme révolutionnaire ». Marceau Pivert fonde un nouveau parti, le parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) qui aura fort peu d’impact en Bretagne.

19 À Royan, c’est aussi la politique étrangère du parti et l’attitude à adopter face à l’expansionnisme du nazisme et des dictatures alliées à Hitler qui sont en jeu. Pas moins de six textes sont proposés à la discussion. Ces textes permettent de situer Tanguy Prigent dans l’aile gauche de la SFIO puisqu’il a signé celui de la Bataille socialiste animée par Jean Zyromski, classé dans le camp des « bellicistes » contre celui des « pacifistes 37  ». La tendance animée par Zyromski n’en est pas moins attachée que les autres à la paix mais elle pense qu’il faudra peut-être recourir à la guerre pour barrer la route au militarisme fasciste et elle prône la préparation à la défense nationale ce qui la rapproche des positions du PCF. À Royan, Zyromski dénonce un « illusionnisme pseudo-pacifique » car pour lui la guerre qui « rôde autour de nos frontières » est déjà là. Il faut donc conclure des conventions militaires avec l’URSS et le Royaume-Uni et soutenir la Tchécoslovaquie. C’est sans doute plus sur les questions sociales que sur le problème de l’attitude face à la guerre que Tanguy Prigent s’est associé à la Bataille socialiste .

20 C’est en spécialiste des questions agricoles que Tanguy Prigent intervient dans l’après-midi du 6 juin en proposant au congrès de voter « une résolution de politique agricole présentée par de nombreuses fédérations rurales 38  ». Très applaudi, il fait adopter la création d’une commission agraire proposée par la fédération du Finistère mais un an plus tard, au congrès de Nantes, Le Lann, délégué du Finistère, devra reconnaître qu’elle n’a pas bien fonctionné 39 . À Royan, Tanguy Prigent défend des positions de gauche en appelant le parti à se mobiliser et à agir pour passer outre au blocage des réformes au parlement. Les socialistes ne doivent plus tergiverser ni perdre de temps ; ils doivent « entraîner la masse » même si d’autres partis de gauche s’y opposent. Mais les résolutions votées ne vont guère au-delà des propositions avancées depuis 1936 et les questions agraires ne sont pas les plus urgentes pour un parti qui n’est plus au pouvoir. Tanguy Prigent va donc poursuivre son combat pour les réformes agricoles à la Chambre des députés sans se faire beaucoup d’illusions. Désormais, avec ses camarades, il peut dénoncer la politique du gouvernement Daladier, en votant contre la loi sur l’organisation de la Nation en temps de guerre, le 17 juin 1938 et contre les décrets-lois et laisser libre cours à sa critique du capitalisme, qui fait que les fermiers et les vieux ont été sacrifiés 40 . Prise de position intéressante, en juin 1938, le bretonnant Tanguy Prigent s’est associé à une démarche de plusieurs parlementaires bretons en faveur de l’enseignement de la langue bretonne dans les écoles primaires, EPS, collèges et lycées de Basse Bretagne 41 .

Des convictions pacifistes confrontées au danger de guerre

21 En tant que socialiste, Tanguy Prigent est attaché à la défense de la paix mais son action parlementaire et sa proximité avec le courant de Zyromski font qu’il n’ignore rien des risques de guerre et des enjeux du réarmement. Le 4 octobre 1938, comme tous les députés socialistes qui ont voté les accords de Munich, sauf Jean Bouhey, il est « munichois ». Rappelé comme réserviste, le député de Morlaix pense encore que « la paix peut et doit être sauvée ». Dans sa « lettre de Pontoise », où il a été rappelé au 1 ^er RDP (Cavalerie motorisée), publiée le 1er octobre, il affirme « qu’il vaut mieux ce mauvais arrangement et ce répit que la guerre » afin « de construire une paix définitive 42  ». Cependant sa position n’est sans doute pas très éloignée de celle de Léon Blum et de Jean Zyromski. Léon Blum était personnellement plutôt défavorable aux accords de Munich, mais il s’était exprimé à la Chambre au nom du groupe socialiste 43 . Après quelque temps de « lâche soulagement », Blum rejoint les positions de fermeté défendue par Zyromski depuis plusieurs mois.

22 En décembre 1938, Tanguy Prigent réaffirme que « le parti socialiste est le parti de la paix », celui qui veut tout faire pour empêcher la guerre, mais au congrès extraordinaire de Montrouge (24-25 décembre), il approuve la motion « belliciste » de Léon Blum « aux conceptions réalistes et constructives », soutenue par la Bataille Socialiste 44 . Le 14 décembre, cette motion qui obtient 4 322 mandats est majoritaire (52 %). Contre les positions de Paul Faure et des divers « pacifistes » (motion Gouin, 2 837 mandats soit 35 % 45 ), Tanguy Prigent a pris conscience de la nécessité impérieuse du réarmement défensif et de la préparation du peuple à la défense nationale pour renforcer nos alliances. En 1939, il va appuyer de plus en plus nettement la ligne de fermeté face à Hitler défendue par Léon Blum : il ne faut donc pas confondre pacifisme et défaitisme et en revenir à l’esprit de 1792 de la patrie en danger. Mais il ne faut pas trop compter sur les capitalistes qui répriment la classe ouvrière après la grève générale de la CGT du 30 novembre 1938.

23 À la fin décembre, le socialiste affirme « avec force que la politique économique, sociale et fiscale menée actuellement constitue un véritable sabotage de la Défense nationale », ce qui veut dire qu’il faut combattre la politique de revanche sociale enclenchée par les décrets-lois du gouvernement Daladier-Reynaud. En effet, « ce n’est pas en refusant aux vieux une petite retraite, aux parents laborieux des allocations familiales et aux chômeurs du travail sur le plan local que l’on prouvera à nos jeunes que la République bourgeoise vaut qu’on la défende contre le fascisme au prix de leur santé et même de leur vie ». Cet article important du 31 décembre 1938 permet de connaître la position du député de Morlaix : rhétorique de fidélité aux engagements socialistes, critique de la politique droitière et antisociale du gouvernement Daladier au nom de l’impératif du réarmement, mais aussi évolution sur la plan international. Tanguy Prigent engage un début d’autocritique des positions de la SFIO qui l’éloigne clairement des Paul- Fauristes et autres pacifistes « intégraux ». Il reconnaît que si son parti a « voté les “accords” ou la capitulation de Munich », c’est « parce que à ce moment, nous étions placés devant une impasse terrible où nous avait mené une série d’erreurs et de fautes ». Désormais, au-delà des Sudètes, c’est la France qui serait menacée. « Ce jour-là, les néo-pacifistes qui conseillaient à la France de renier ses engagements envers les nations amies, n’auraient pas le droit de s’étonner si la France était seule devant le monstre fasciste ». L’utilisation des guillemets pour les accords de Munich et du terme « capitulation » utilisé par la Bataille socialiste comme par le parti communiste, ainsi que la mise en cause des « néo-pacifistes », critique à peine voilée des pacifistes purs et durs de la SFIO qui se sont regroupés derrière Paul Faure au congrès de Montrouge, place nettement Tanguy Prigent dans le camp des partisans de la fermeté face au danger du militarisme nazi et fasciste. Il reste aussi un partisan convaincu de l’unité d’action avec les communistes, unité qu’il s’efforce de promouvoir dans sa fédération.

24 Dans un parti de plus en plus déchiré, cette évolution politique conduit le député de Morlaix à participer au groupe Agir lancé en février 1939. Les fondateurs de ce nouveau courant sont des blumistes qui trouvent que le congrès de Montrouge n’est pas allé assez loin dans le sens de la fermeté. Le premier numéro du bimensuel Agir pour la paix et le socialisme paraît le 1 ^er février 1939 46 . La publication regroupe autour de Georges Monnet de jeunes élus et journalistes socialistes qui vont s’engager rapidement dans la Résistance. Au comité de rédaction, on relève les noms de Daniel Mayer, et de Pierre Brossolette, des journalistes du Populaire , de Georges Monnet et Léo Lagrange, anciens ministres du Front Populaire, de députés de la SFIO : Pierre Bloch, Pierre Viénot, Léon Bouhey, Georges Izard et Tanguy Prigent 47 . Un article collectif publié dans le premier numéro définit les objectifs du nouveau groupe : sur le plan intérieur doit revenir au gouvernement avec un programme économique capable de briser tous les obstacles ; sur le plan international, il ne faut pas baisser les bras, la paix dépend du courage et de la volonté des Français de « réaliser la solidarité des pays pacifiques » pour défendre leur sécurité. Les pacifistes du parti ripostent dans Redressement contre les positions d’ Agir et contre les articles de politique étrangère de Pierre Brossolette dans Le Populaire . La SFIO est au bord de l’éclatement mais Tanguy Prigent est sorti de sa spécialisation agricole pour se positionner dans le camp des tenants de la fermeté face au danger du militarisme et du fascisme allemand en 1938-1939.

25 Au congrès de Nantes de la SFIO (27-30 mai 1939), le Finistérien vote la motion de synthèse de Léon Blum qui est plus favorable aux thèses de la fermeté qu’à celles du pacifisme : à la commission administrative du parti, les premiers représentent 57 % des titulaires, les seconds 37 % 48 Derrière cette synthèse de façade, « c’est véritablement un parti scindé en deux blocs irréconciliables qui affronte la guerre » (Richard Gombin). Cet ultime sursaut d’unité ne va pas résister à l’épreuve de la guerre.

26 Sur le terrain, Tanguy Prigent conforte ses engagements antifascistes. Interpellé par le journal La Résistance sur l’hébergement de réfugiés juifs autrichiens dans un hôtel de Saint-Jean-du-Doigt, le maire confirme le fait en démentant la rumeur selon laquelle ces réfugiés seraient pris en charge par la France et en précisant qu’il « y a parmi eux des catholiques également victimes du fascisme barbare et sanglant 49  ». Comme la plupart des édiles du Finistère qui ont accueilli auparavant des réfugiés espagnols, le maire de Saint-Jean-du-Doigt n’ignore rien des méthodes des dictatures. Et, il veut certainement en savoir plus en participant à un voyage de parlementaires français en Allemagne en juin 1939. Mais le député de Morlaix se fait encore des illusions en décrivant un peuple allemand qu’il ne faut pas confondre avec ses dirigeants, qui nous respecte et nous estime, un peuple pacifique comme le peuple français. Ce serait donc les puissances capitalistes qui « menacent de jeter le monde dans une effroyable tuerie 50  ». Il semble bien que le Breton n’ait pas pris conscience des frustrations des Allemands après 1918 et de la puissance de la propagande nazie. Sans doute pour se rassurer espère-t-il que le pire pourra encore être évité ? Mais à la fin de l’été 1939, le pire paraît de plus en plus probable et Tanguy Prigent explique à ses lecteurs que les députés sont mobilisables jusqu’à l’âge de 40 ans et qu’ils ne seront pas obligatoirement des « planqués ». Il rappelle que lui-même a été mobilisé en septembre 1938 sur des voitures de reconnaissance prêtes à partir vers le front. Il en profite pour donner un coup de patte aux sénateurs qui, éligibles à 40 ans, ne sont plus mobilisables contrairement aux Français, même s’ils ont fait 14-18 51 . Curieusement, dans cet article publié le 26 août, Tanguy Prigent ne parle pas du pacte germano-soviétique signé trois jours plus tôt. Il est probable que l’article a été écrit avant l’annonce de cet événement majeur qui stupéfie l’opinion publique française et que les délais d’impression ne lui ont pas permis de réagir ? Mais il ne tarde pas à condamner le pacte de non-agression germano-soviétique qui va jeter de nombreux militants communistes dans le désarroi et diviser une nouvelle fois le mouvement ouvrier français.

27Quand la guerre commence avec l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939, une page se tourne dans la vie de Tanguy Prigent comme dans celle de ses compatriotes. Le paysan de Saint-Jean-du-Doigt vient de vivre une décennie de grande activité militante. Il a gravi les échelons de la notoriété et du pouvoir dans le Finistère et s’est imposé comme un spécialiste des questions agricoles dans son parti. Il s’est investi dans l’action du Front populaire. Il a vite découvert les antichambres ministérielles et les commissions parlementaires et a vécu les espoirs et les déceptions du Front populaire en négligeant sans doute quelque peu sa vie familiale et personnelle. Dans la période qu’ouvre le 1er septembre 1939, alors qu’il va avoir 30 ans, Tanguy Prigent va être confronté à des choix décisifs et va devoir procéder à des révisions idéologiques parfois déchirantes.