1La légitimité du genre biographique est désormais bien établie dans l’historiographie française à condition d’y intégrer les méthodes et les acquis de la recherche historique renouvelée par l’École des Annales. La reviviscence de l’histoire politique a aussi permis de redonner une dimension aux acteurs du politique et aux hommes en les inscrivant dans les enjeux de leur temps. Aujourd’hui, pour beaucoup de lecteurs, Tanguy Prigent disparu en 1970 est un homme oublié ou tout simplement inconnu1. Cet oubli tient pour une part au fait qu’une partie de l’action militante et politique du paysan socialiste breton soutient Guy Mollet et son action sous la Quatrième République. N’a-t-il pas participé comme ministre des Anciens combattants à la politique algérienne du secrétaire général de la SFIO, devenu président du Conseil en 1956-1957 ? Comme le souligne Gilles Morin, ce point « a certainement contribué à l’effacement de la figure de Tanguy Prigent dans la mémoire nationale et surtout dans celle du parti […]. Il s’est trouvé ainsi relégué, si ce n’est dans un enfer, tout au moins dans un purgatoire propice à l’oubli2 ».

2Cet oubli relatif tient aussi à la place modeste occupée dans les ouvrages des historiens ou dans les sources publiées par le ministre de l’Agriculture de la Libération qui a pourtant occupé le ministère de la rue de Varenne pendant trois ans de 1944 à 1947. Par exemple, dans son Histoire de la Quatrième République, Georgette Elgey ne cite que pour mémoire un ministre qui n’a pas fait partie des personnalités qu’elle a interviewées3. La sélection des papiers publiés du général de Gaulle dans ses Lettres, notes et carnets n’a retenu aucune missive du chef du gouvernement provisoire à son ministre de l’Agriculture comme si le Général n’accordait aucun intérêt à ce secteur vital à la reconstruction du pays4. Pourtant de nombreux travaux existent (maîtrises, thèses, colloques, ouvrages) et ils seront largement utilisés dans cette étude ; ils permettent de souligner l’importante activité de Tanguy Prigent.

3Le danger du genre biographique est de tomber dans l’hagiographie et de contribuer à renforcer l’image quelque peu mythique de Tanguy Prigent, qui s’est largement maintenue dans son Trégor natal et chez les paysans bretons les plus âgés. L’objectif de l’historien est naturellement de dégager une vision plus distanciée d’un homme, avec ses points forts et aussi avec ses faiblesses, en s’appuyant sur le croisement des sources et des approches. Les sources écrites sont d’ailleurs abondantes : des centaines d’articles publiés par Tanguy Prigent dans Le Breton Socialiste, puis dans Le socialiste, voire dans la presse nationale, aux archives publiques conservées aux Archives nationales et aux Archives départementales du Finistère (rapports de préfets et de sous-préfets, rapports de police, sources électorales), sans oublier les archives personnelles de Tanguy Prigent versées par sa famille au Centre d’histoire du Travail (CDT) de Nantes ainsi que celles de la SFIO consultables à l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (l’OURS) à Paris. Certains aspects du cheminement et de la carrière de Tanguy Prigent ont déjà été analysés. Mais nous manquons d’une vue d’ensemble de toutes les facettes de la carrière du Finistérien, du jeune militant paysan socialiste au jeune élu devenu malgré lui un notable. Il convient de préciser ses engagements sous Vichy et dans la Résistance, d’étudier son importante action réformatrice comme ministre de l’Agriculture à la Libération, puis ses déboires ultérieurs jusqu’à la crise de conscience de l’année 1958 et ses engagements au parti socialiste autonome (PSA), puis au parti socialiste unifié (PSU) dont il est pendant un temps l’unique député en France. En croisant les approches locales et départementales avec la dimension nationale, la question est de savoir comment un paysan devient ministre de la République et le reste plus longtemps qu’il ne l’aurait souhaité. À travers l’itinéraire de Tanguy Prigent, c’est l’histoire politique du Trégor et du Finistère de la Première Guerre mondiale au début des années 1970 qu’il faut retracer, c’est l’histoire du socialisme français qu’il faut interroger, ce sont les politiques ministérielles du ministre Tanguy Prigent et leurs résultats qu’il faut examiner. C’est donc toute la vie et l’action d’un militant socialiste breton, celle d’un républicain très attaché à sa langue et à sa culture bretonnes que ce livre a pour ambition de retracer.

4Rennes, Erquy, janvier 2002