La naissance de Force ouvrière
| , ,Le témoignage d'André Bergeron
Robert Bothereau : un homme droit et rigoureux
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1La Confédération a célébré, les 11 et 18 octobre derniers, le centième anniversaire de la naissance de Robert Bothereau qui fut son premier secrétaire général de 1948 à 1963.
- 1 Léon Jouhaux fut président de Force ouvrière de 1948 jusqu’à sa mort.
2Le syndicalisme a occupé toute sa vie. Ajusteur de son métier, il s’y est engagé tout de suite après la Première Guerre mondiale. De son syndicat des métaux de Meung-sur-Loire, puis de celui des travailleurs de l’État, il est parvenu à, 28 ans, au secrétariat général de l’Union départementale du Loiret. Léon Jouhaux1 avait été frappé par ses qualités d’organisateur. C’est ainsi qu’il le fit nommer au Bureau confédéral de la CGT. Il y fut chargé des relations avec les Unions départementales et de l’organisation des immigrés, qui, pour la plupart, devaient fuir la Russie stalinienne, l’Allemagne hitlérienne et l’Italie fasciste.
Le destin ne l’a pas épargné
3Durant toute son existence, Robert Bothereau s’est révélé rigoureux et droit. Il méprisait, je le cite, « les platitudes et les honneurs factices » et brocardait volontiers ceux « qui font dans l’intellectualisme et la fréquentation des cénacles ».
4Lorsque je suis allé le voir à l’hôpital d’Orléans, la veille de sa mort, alors que j’essayais de le réconforter, de lui redonner espoir, il m’a simplement répondu, avec lassitude, et une infinie tristesse : « Si tu savais comme j’ai souffert ! »
5Il est vrai que le destin ne l’a pas épargné. Son fils unique est mort de la tuberculose à 20 ans. Totalement investi dans le mouvement syndical et la Résistance, peut-être s’est-il reproché d’être demeuré trop souvent éloigné de lui.
L’indépendance syndicale
6Comme Léon Jouhaux, Robert Bothereau n’a jamais adhéré au Parti socialiste. Cependant, il entretenait de bonnes relations avec des militants qu’il avait connus avant guerre dans la CGT, et notamment avec Albert Gazier qui fut responsable de la Chambre syndicale des employés de la région parisienne.
7Profondément attaché à l’indépendance syndicale, comme Léon Jouhaux l’avait fait, du temps de Léon Blum et du Front populaire en juin 1936, il a refusé d’entrer dans le gouvernement du général de Gaulle. Pour ce qui me concerne, j’ai agi de la même façon lorsque j’ai été sollicité par Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing.
- 2 Le Groupe fédéral du livre fut constitué alors que la Fédération française des travailleurs du liv (...)
8Robert Bothereau n’était pas marxiste. Il appréciait peu les déclarations dites « révolutionnaires ». Tout de suite après la scission, il m’a demandé de constituer un Groupe fédéral du livre alors que j’étais encore secrétaire du Syndicat typographique du Territoire de Belfort2. À plusieurs reprises, il m’a mis en garde contre la tentation de la surenchère. Il est vrai que, mes amis et moi, avions un peu trop souvent recours à la grève. La suite a très vite révélé à quel point il avait raison.
Planisme et nationalisations
9Robert Botherau était membre du Bureau de la vieille CGT depuis quelques semaines seulement lorsque Léon Jouhaux engagea la Confédération dans la voie de ce qu’on devait bientôt appeler « le planisme ». Cela supposait deux secteurs, l’un privé et l’autre public à base de « nationalisations industrialisées ». Les entreprises nationalisées ne devenaient donc pas des services publics, mais devaient équilibrer leur budget.
10Devenu secrétaire général de Force ouvrière, Robert Bothereau estima que la planification de l’économie devait demeurer souple, indicative, « à la française ». En d’autres termes, elle ne devait viser que des objectifs de production et non conduire à une répartition autoritaire des revenus de l’économie. Dans le même esprit, Robert Bothereau était plus que méfiant à l’égard de la politique des revenus qu’il avait plaisamment baptisée « système de la mangeoire individuelle ». S’agissant des nationalisations, il a écrit dans un éditorial de Force ouvrière que les sociétés nationalisées devaient être gérées selon les règles coutumières et du commerce.
11Comme nos lecteurs le constateront, Robert Bothereau savait parfaitement traduire ce qu’il portait en lui, dans son style très caractéristique, très remarquable, un style serré, sans mots inutiles, plein de formules frappantes, et qui, comme un ami vient de me l’écrire « atteignait à la littérature sans y prétendre ».
Ces années de fin d’époque
12Lors de ses obsèques, j’ai rappelé que Robert Bothereau avait vécu la période exaltante et tragique d’avant et d’après le Front populaire, ces années de fin d’époque qui furent un étrange mélange de joie et d’anxiété, de joie avec le départ des premiers congés payés et d’anxiété du fait de la longue agonie de la République espagnole et de l’amoncellement des sombres nuées qui annonçaient la guerre.
- 3 La CGTU (Confédération générale du travail unitaire) fut dominée par les communistes. Elle naquit (...)
13La CGT s’était réunifiée à Toulouse au printemps de 1936. Robert Bothereau ne se faisait aucune illusion. Il observait que les anciens de la CGTU3 – les communistes – étant désormais dans la place, ils pourraient mieux servir leur parti que dans une CGTU demeurée distincte mais squelettique. En fait, il n’y a jamais eu unité des cœurs mais seulement cohabitation entre deux tendances attachées à des principes totalement opposés et qui ne cessèrent de se déchirer.
- 4 Le congrès de Nantes décida une grève générale de 24 heures qui fut un échec.
14La dégradation de la situation internationale eut des prolongements dans la CGT, notamment lors du congrès de Nantes de novembre 1938. Si tout le monde était d’accord pour condamner les fameux décrets Daladier-Reynaud qui mettaient en cause une partie de l’accord Matignon de juin 19364, il n’en était pas de même pour l’appréciation de la situation internationale. Deux résolutions furent mises au vote. Celle présentée par ceux qu’on allait appeler « les munichois » obtient 6 419 voix et l’autre, celle des « anti-munichois » 16 874. L’opposition entre les tendances allait s’exacerber au cours des mois suivants, du fait des événements qui précédèrent et suivirent la déclaration de guerre.
Le Pacte germano-soviétique
15Et puis, brusquement, éclata le coup de tonnerre du Pacte germano-soviétique. Hitler se donna les mains libres à l’Est. La Pologne fut ouverte aux armées allemande et soviétique. Cette fois, c’était la guerre. Les communistes de la CGT ayant choisi d’approuver Staline, l’unité fut de nouveau rompue. Le 18 septembre 1939 a rappelé Robert Bothereau, le Bureau confédéral déclara « que devant cette situation douloureuse, il n’y avait plus de collaboration possible avec ceux qui n’avaient pas voulu, ou pas pu, condamner une telle attitude ».
16Le gouvernement d’Édouard Daladier décida de sévir. Des militants syndicalistes furent arrêtés. D’autres se réfugièrent dans la clandestinité. Seuls quelques-uns ne suivirent pas Benoît Frachon dans l’inconditionnalité à la Russie stalinienne. Ainsi, constatait Robert Bothereau, la CGT entrait à la fois dans la guerre et dans une nouvelle scission.
17C’était en septembre 1939.
La Charte du travail
18Après sa démobilisation, Robert Bothereau demeura au Secrétariat confédéral jusqu’à la dissolution de la CGT en novembre 1940. Il s’engagea très vite dans le combat contre le gouvernement de Vichy, notamment après la promulgation de la Charte du travail en 1941. Celle-ci avait pour objectif « l’intégration des syndicats, dans la famille professionnelle, sous le contrôle d’un État fort, lui imposant sa doctrine, lui assignant des objectifs déterminés, et, par conséquent, des limites précises à son activité ». En d’autres termes, la Charte du travail faisait des syndicats un rouage de la corporation, elle-même subordonnée à l’État.
19Dès septembre 1940 Robert Bothereau prit contact avec les autorités françaises de Londres, et, sous couvert de centres de formation professionnelle à Paris et en province, il s’engagea résolument dans la Résistance. Membre du Bureau confédéral clandestin de la CGT, il parvint toujours à échapper à la Gestapo. C’est de cette époque que date son amitié avec Michel Debré.
L’accord du Perreux
20Lors de mon entrée au Bureau confédéral en 1957, je me suis, à plusieurs reprises, entretenu avec Robert Bothereau de la question de l’accord du Perreux. S’il n’eut guère d’effet dans l’immédiat, il s’est révélé néfaste et lourd de conséquences, moins de trois ans plus tard. En effet, il fut à l’origine de la réunification de la CGT à la Libération, laquelle fut une erreur puisque, du fait du comportement des communistes, l’unité fut à nouveau rompue le 19 décembre 1947.
21Robert Bothereau m’a longuement raconté comment l’événement s’est produit. C’est ainsi, qu’à ma demande, il a rédigé la plaquette intitulée : Le Syndicalisme dans la tourmente. Récit rapide de temps qui nous furent longs. La Confédération l’a éditée en août 1973.
- 5 Louis Saillant appartenait à la tendance confédérée. À la scission, il rejoignit les communistes. (...)
22Le 17 avril 1943, accompagné de Louis Saillant5 – qui n’avait pas encore rallié les communistes – Robert Bothereau rencontra, au Perreux, dans la région parisienne, Henri Raynaud et André Tollet. Tous deux, anciens de la CGTU, avaient été exclus de la CGT pour avoir refusé de condamner le Pacte germano-soviétique.
- 6 Par opposition aux militants communistes, les « unitaires », on avait baptisé les tenants de l’ind (...)
23Sans qu’il n’y eut d’écrit, il fut convenu que dans la clandestinité les militants des deux tendances pratiqueraient l’unité d’action et qu’à la Libération la CGT serait reconstituée avec toutefois, au sein du Bureau confédéral, une plus forte représentation des ex-unitaires : trois au lieu de deux contre cinq confédérés6 au lieu de six.
24Tout cela doit naturellement être situé dans le contexte de la guerre. À ce moment-là, comme Robert Bothereau l’a écrit, « la conjonction s’était établie, quasi d’elle-même, entre les syndicats libres qui estimaient qu’il fallait dresser un front de résistance au péril numéro un qu’était l’hégémonie hitlérienne et les éléments communistes mobilisés contre l’Allemagne agresseur de la Russie Soviétique ». Mais il a reconnu que le vice de l’accord du Perreux fut d’avoir mêlé deux problèmes différents : la nécessaire coordination des mouvements de résistance et la question de la réunification syndicale à la Libération.
Le 19 décembre 1947
- 7 Le Kominform était une résurgence du Komintern.
25Robert Bothereau avait pris la décision de créer les Groupes des amis de Force ouvrière en 1946. Je suis devenu responsable de celui du Territoire de Belfort. Ils avaient pour mission de combattre la mainmise des communistes sur la CGT. Une première réunion s’est tenue à Paris, salle Lancry, les 8 et 9 novembre 1947. J’ai eu un bref échange de vue avec Robert Bothereau à l’ouverture de la conférence. Il ne se faisait plus d’illusion. Il jugeait le combat désormais inégal. En effet, au sein de la CGT, nous avions contre nous le formidable appareil unitaire et le communisme, après la création du Kominform7, gagnait une bonne partie de l’Europe.
26L’appel lancé aux communistes demeura sans écho. Et c’est ainsi que la 2e conférence des Groupes des amis de Force ouvrière, les 18 et 19 décembre 1947, tirant les conséquences de la situation, décida le départ de la CGT et la création de Force ouvrière. C’était la troisième scission du mouvement syndical français. Robert Bothereau eut le courage d’accepter la scission. Il le fit par dignité. Il estimait qu’il eut été déshonorant de continuer à donner une caution syndicale à une organisation que les communistes entraînaient dans une autre voie, et aussi parce qu’il comprenait la colère des militants du rang, les jeunes surtout, qui ne supportaient plus d’être traités comme ils l’étaient par les staliniens.
- 8 Léon Jouhaux était « charnellement » attaché à la CGT qu’il avait dirigée durant quarante ans.
- 9 Les 18 et 19 décembre 1947, les responsables des groupes FO étaient résolus dans leur grande major (...)
27Pourtant, il lui en coûtait non seulement de quitter la vieille Maison – pour reprendre la célèbre formule de Léon Blum, au congrès de la SFIO à Tours en décembre 19208 – mais de se heurter à Léon Jouhaux, dont il avait été le fidèle lieutenant et qui, lui, voulait rester. C’était, en effet, une aventure et Robert Bothereau n’avait absolument pas le tempérament d’un aventurier. Seulement, il avait compris qu’il lui appartenait de prendre la tête de ceux qui voulaient partir9. Et finalement, lui et d’autres amenèrent Léon Jouhaux à les suivre.
L’Algérie
28En mai 1956, le Comité confédéral national se réunit à Amiens à l’occasion du 50e anniversaire de la Charte de 1906. C’était pendant la guerre d’Algérie. À l’image de la société française, dans leur grande majorité, les militants Force ouvrière étaient, comme on disait à l’époque, « Algérie française ».
29Or, sans crier gare, Robert Bothereau, lucide et courageux, déclara dans son exposé introductif « qu’aucune solution ne devait être écartée a priori, pas même celle de l’indépendance de l’Algérie ». Ce fut un beau tollé ! Mais peut-être sous l’effet de la surprise, le Comité confédéral, sans épouser la position de Robert Bothereau, adopta un texte qui, sans préconiser l’abandon, condamnait « l’intégration et demandait que tout fût mis en œuvre pour obtenir rapidement un cessez-le-feu ». Il fut très mal accueilli par bon nombre de militants, y compris parmi ceux ordinairement proches de Robert Bothereau. Le Bureau confédéral et la Commission exécutive durent intervenir « contre les interprétations tendancieuses » de la déclaration du secrétaire général. En fait, personne n’avait été tendancieux, et Robert Bothereau s’était bel et bien prononcé en faveur de l’indépendance de l’Algérie.
30Le ve congrès confédéral se saisit à nouveau de la question. À la demande de Robert Bothereau, j’acceptai de rapporter la motion minoritaire qui obtint 2225 mandats contre 9522 à celle de l’opinion majoritaire.
31Lors de l’expédition de Suez, Robert Bothereau ne fut pas du tout sur la même longueur d’ondes que Guy Mollet alors président du Conseil. J’ai été témoin un jour, dans le bureau du secrétaire général, d’une violente altercation entre lui et le secrétaire général de la SFIO. Il me semble encore entendre Robert Bothereau lui dire : « Tu peux me raconter ce que tu voudras, mais on ne résout pas les problèmes par la guerre. »
32On sait les suites de l’aventure. Sur injonction des États-Unis, elle demeura, en effet, sans lendemain.
Le rééquilibrage du Bureau confédéral
33Lors du Comité confédéral qui suivit, je fus élu au Bureau confédéral dans des circonstances particulières et peu orthodoxes. Je n’étais pas candidat et j’ignorais tout des intentions du secrétaire général. J’y suis entré en tant que permanent en même temps que Marcel Babau et Camille Mourguès. Le premier était responsable de l’Union départementale des Bouches-du-Rhône et le second secrétaire général de la Fédération syndicaliste des PTT. Seulement, eux, n’étaient pas permanents. En fait, Robert Bothereau avait voulu rééquilibrer le Bureau entre ceux qui étaient catalogués « Algérie française » et ceux qui, comme lui, considéraient l’indépendance inéluctable à plus ou moins long terme.
34Avant de clore cette partie de mon évocation de la vie du premier secrétaire général de Force ouvrière, je veux citer une anecdote qui ne me paraît pas sans intérêt. Revenu au pouvoir, de Gaulle reçut un jour une délégation du Bureau confédéral conduite par Robert Bothereau. J’en faisais partie. Le Général commença par nous faire observer que le problème de l’Algérie étant politique, il ne concernait pas le mouvement syndical. Et puis, à la fin de l’entretien, alors qu’il nous raccompagnait, il nous déclara : « Au fait, l’Algérie, j’ai fait ma reconversion et vous voudrez bien me donner acte que j’y ai quelques mérites. »
Le référendum de 1969
35Les plus anciens parmi les lecteurs se souviendront que, depuis longtemps, le général de Gaulle souhaitait jumeler le Conseil économique et social et le Sénat, et cela dans le prolongement des idées datant du RPF, le Rassemblement du peuple français. En effet, à l’époque, au lendemain de la Libération, certains imaginaient une Chambre économique et sociale dotée de pouvoirs législatifs. Et l’on faisait grand bruit autour des nouvelles responsabilités qui seraient ainsi offertes aux syndicats.
36Robert Bothereau avait immédiatement fait savoir au gouvernement l’attachement de Force ouvrière au Conseil économique et social dont la vieille CGT de Léon Jouhaux avait été à l’origine. La Confédération estimait – et il me semble que c’est toujours le cas – qu’un Conseil économique n’a de sens et de valeur, pour le gouvernement comme pour le Parlement, que s’il permet la confrontation des points de vue, sur les problèmes dont il est saisi, entre les diverses forces économiques et sociales.
37En d’autres termes, Robert Bothereau estimait – et je le cite – que le « Conseil économique n’est pas un parlement où les lois s’élaborent et pas davantage une académie où les textes se polissent. Il est le lieu où les positions s’affrontent si elles sont divergentes, où les opinions se fondent si elles sont compatibles. » De plus, il avait dit à de Gaulle ses craintes de voir le syndicalisme plongé dans une atmosphère semi-parlementaire qui aurait pu, à la longue, saisir les militants eux-mêmes avec ce que ce genre de climat aurait eu de néfaste au Conseil économique et ailleurs.
38Après les événements de mai-juin 1968, le zèle des réformateurs se manifesta à nouveau, et cela d’autant plus que les élections législatives avaient donné la majorité absolue au parti gaulliste. Une note de l’Élysée précisa que l’institution du Sénat nouveau et la création des conseils régionaux impliquerait un référendum alors que la participation dans l’entreprise serait du domaine législatif. Pour ma part, je mis en garde Georges Pompidou et Jean-Marcel Jeannenney. En aucun cas nous ne nous engagerions dans cette voie. Sans le dire ouvertement, le Premier ministre était de notre avis, mais Jeannenney s’était engagé à fond dans l’orientation définie par de Gaulle.
Le voyage de Beaugency
39Je suis allé voir Robert Bothereau à Beaugency dans la semaine qui a précédé le congrès confédéral de mars 1969. Nous avons longuement discuté la question. Pour lui, comme pour moi, il était clair que l’organisation ne pourrait demeurer silencieuse. C’est ainsi que dans mon exposé introductif, devant les congressistes réunis au Palais de la Mutualité, j’ai d’entrée de jeu demandé aux délégués des syndicats Force ouvrière de prendre nettement position en faveur du « NON ». Ils m’ont suivi à près de 90 % des mandats, pour certains non sans hésitation. Il est objectif de le rappeler. Lorsque les résultats du vote ont été proclamés, Robert Bothereau est venu me dire, à la tribune : « J’aurais été gêné si vous n’aviez rien dit. » On sait la suite. Dans la nuit même du jour du référendum, alors que le résultat ne faisait plus de doute, de Gaulle a décidé, non sans grandeur, à sa manière, de mettre fin à son mandat de président de la République.
Les faits lui ont donné raison
- 10 Il s’agissait d’un mouvement international qui, avant même d’être né, était truffé de sympathisant (...)
40Durant les seize années où il a assumé le secrétariat général de Force ouvrière, Robert Bothereau s’est révélé homme de conviction. Ainsi, il n’a pas hésité à s’opposer à Léon Jouhaux lorsque celui-ci a voulu engager la Confédération dans l’aventure de la Démocratie combattante10.
41Certains lui ont reproché ce qu’ils qualifiaient « d’immobilisme » ou son slogan « Notre isolement nous protège ». Pourtant, dans le contexte de l’époque, très différent de celui d’aujourd’hui, les faits lui ont donné raison. C’est pourquoi, souvent dans la tempête, il est parvenu à conduire le bateau confédéral à bon port en préservant le caractère originel et l’indépendance de la Confédération. Tolérant, il acceptait que d’autres ne pensent pas comme lui. C’est si vrai, que lorsque je lui ai succédé, il m’a conseillé d’éviter les exclusions de tel ou tel opposant. « Tu sais, m’avait-il dit, lorsqu’on s’engage dans cet engrenage, on ne sait jamais où cela conduit. » J’ai suivi son conseil.
42Donc, s’il était tolérant dans certains domaines, il a toujours fait preuve de la plus grande fermeté dès qu’il s’agissait de l’essentiel, et notamment des rapports avec les communistes ou de l’engagement du mouvement dans des voies qu’il jugeait dangereuses. Ainsi, il n’a jamais pardonné à François Mitterrand d’avoir introduit les communistes dans son gouvernement. Lorsque l’événement s’est produit, il m’a téléphoné : « J’espère, m’a-t-il dit, que tu vas dire quelque chose. » Je lui ai lu le texte que j’avais déjà préparé et que nous devions diffuser le lendemain après consultation de nos militants. Il m’a dit simplement : « C’est bien. »
43Ami de Jean Monnet qu’il recevait souvent à la Confédération, Robert Bothereau a tenu une grande place dans le combat pour les États-Unis d’Europe à l’époque où la réconciliation franco-allemande demeurait l’essentiel.
44Si j’ai souhaité évoquer la mémoire de Robert Bothereau c’est parce que non seulement il fut mon ami, mais aussi mon maître.
Notes
1 Léon Jouhaux fut président de Force ouvrière de 1948 jusqu’à sa mort.
2 Le Groupe fédéral du livre fut constitué alors que la Fédération française des travailleurs du livre n’avait pas encore décidé si elle quitterait ou non la CGT. Elle choisit finalement d’y demeurer lors d’un congrès réuni à Bordeaux. Le Syndicat typographique berlfortain se coupa en deux : la majorité passa à FO et une minorité demeura à la CGT.
3 La CGTU (Confédération générale du travail unitaire) fut dominée par les communistes. Elle naquit en 1921 à l’issue du congrès de Lille de la CGT. Les communistes n’ayant pu entraîner la Confédération à l’Internationale syndicale rouge (ISR) de Moscou et, ayant néanmoins refusé de dissoudre leurs Comités syndicalistes révolutionnaires, se placèrent d’eux-mêmes en dehors de la CGT, laquelle ne fut réunifiée que quinze ans plus tard, au congrès de Toulouse, au printemps 1936.
4 Le congrès de Nantes décida une grève générale de 24 heures qui fut un échec.
5 Louis Saillant appartenait à la tendance confédérée. À la scission, il rejoignit les communistes. Il devint secrétaire général de la Fédération syndicale mondiale qui fut un instrument de la politique internationale de Staline.
6 Par opposition aux militants communistes, les « unitaires », on avait baptisé les tenants de l’indépendance syndicale les « confédérés ».
7 Le Kominform était une résurgence du Komintern.
8 Léon Jouhaux était « charnellement » attaché à la CGT qu’il avait dirigée durant quarante ans.
9 Les 18 et 19 décembre 1947, les responsables des groupes FO étaient résolus dans leur grande majorité à quitter la CGT. Ce n’était pas encore le cas les 8 et 9 novembre.
10 Il s’agissait d’un mouvement international qui, avant même d’être né, était truffé de sympathisants communistes.
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