1Le remembrement fut l’opération la plus autoritaire de la reconstruction. Le remaniement du parcellaire était à la fois la consécration de l’accumulation passée et sa négation puisque dans la plupart des cas les parcelles restituées furent plus petites qu’avant la guerre, et que nombre d’entre elles furent déplacées. Bien plus que la nouvelle donne architecturale, c’est cette radicale redistribution des biens qui fut de nature à dresser contre les institutions de la Reconstruction ceux des propriétaires qui s’estimèrent lésés. Mais d’autres surent s’insérer dans le système d’allocation du nouveau sol et, en jouant le jeu, obtenir des propositions intéressantes. Pour ceux-là, la contrainte fut stimulante, à la mesure de marges de manœuvres qui n’étaient pas négligeables. En effet, si les îlots, dont la configuration avait elle-même été négociée, était à peu près fixés en 1947, la compétence de l’urbaniste en chef ne s’étendait pas à leur découpage en parcelles. De multiples combinaisons étaient donc possibles. (Photographies 17, 18)

Une procédure autoritaire

2La législation de Vichy globalement validée par la loi du 28 octobre 1946 donnait ici toute sa mesure. Après la définition d’un périmètre de remembrement, tous les propriétaires qui s’y trouvaient inclus devaient remettre entre les mains d’une Association syndicale de remembrement leurs parcelles ou, en cas de copropriété, leurs surfaces de plancher. Sauf exceptions – il arriva que des conflits avec la Marine nationale remontent aux ministères concernés – les circuits de décision étaient courts : les propriétaires étaient recasés sur proposition du bureau élu chaque année par l’assemblée générale de l’ASRem, et d’un Commissaire nommé par le Ministre. Une Commission départementale donnait un avis sur ces propositions. Si ce circuit était administrativement court, il était temporellement long. En effet les attributions se faisaient au rythme lent des déblocages de crédits, étroitement dépendants de la conjoncture militaire outre-mer. Il fallait attendre, pour liquider les comptes d’un sinistré, que celui-ci ait reçu son indemnité pour dommages de guerre. Un système de soultes positives ou négatives pénalisant le sinistré ou lui bénéficiant venait sanctionner soit l’amélioration apportée par l’application du PRA à la valeur virtuelle du terrain rétrocédé à son propriétaire, soit – très rarement – une dévalorisation par suite d’une forte diminution de surface ou d’un transfert dans un quartier mal coté. De surcroît la reconstruction de certains équipements comme les grands hôtels étaient soumis à un ordre de priorité défini à l’échelon national. Les affaires directement traitées par l’ASrem et consignées de façon détaillées dans ses registres1 étaient de deux ordres : d’une part, attributions dites provisionnelles de parcelles destinées en partie à une activité commerciale ou industrielle dont la remise en route était trop urgente pour attendre le règlement définitif du dossier d’indemnisation ; d’autre part, définition des indemnités compensatrices versées à des sinistrés relogés dans des conditions inférieures à celles de leur logement d’origine. Enfin, le bureau de l’ASRem donnait un avis sur toutes les propositions de remembrement faites par le Commissaire représentant l’État.

3Quelques assouplissement furent apportés à la loi de 1946 très peu de temps après la création, par arrêté du 27 février 1947, de l’Association syndicale de remembrement de Brest qui fut rapidement scindée en une Association de Saint-Martin Nord, travaillant sur des sinistres diffus et relativement peu nombreux, et l’Association de Brest – Recouvrance – Saint-Martin Sud, qui avait à traiter l’essentiel du sinistre. Le premier ministre de tutelle de ces ASRem fut donc Charles Tillon, en charge du MRU du 22 janvier au 4 mai 1947. Or, depuis la Libération, la ligne invariable du PCF en matière de reconstruction revenait à prôner toutes les mesures qui pouvaient accélérer les opérations, même si elles s’avéraient plutôt favorables aux plus riches des propriétaires. C’est ainsi que le PCF se battit d’abord contre l’encadrement de la reconstruction par l’État. Charles Tillon fut logiquement à l’origine d’une loi favorisant le remembrement à l’amiable, votée le 14 avril 1947. Dès que les anciens propriétaires de parcelles correspondant approximativement à un îlot du PRA se mettaient d’accord sur un partage, ils étaient autorisés à quitter l’ASRem, et pouvaient ainsi commencer plus vite à reconstruire, ce que pouvaient également faire ceux qui avaient la capacité d’avancer le montant de la reconstruction de leur bien sans attendre le remboursement de leur créance.

4Les prérogatives du bureau de l’ASRem lui donnaient des pouvoirs considérables. Son dialogue permanent avec le Commissaire et les instances départementales compétentes (Délégation départementale du MRU, Commission départementale, Préfet) en faisait une véritable institution. Il contribuait à établir les futures valeurs de base du marché foncier et décidait du destin personnel de ses concitoyens. Un avis du bureau de l’ASRem faisait de tel sinistré un habitant du centre ville, de tel autre un transplanté aux limites des champs, à plusieurs kilomètres de son ancien logis. Ce pouvoir, extraordinaire au sens propre, était exercé collectivement. Certaines affectations difficiles, disputées par exemple entre deux propriétaires, donnaient lieu à un vote à bulletins secrets, et le bureau était solidairement responsable de la décision prise. Le bureau de l’ASRem était une lice agitée où s’affrontaient, s’alliaient, se déjugeaient, toutes sortes de courants d’idées, d’amitiés ou de rancœurs, d’intérêts, de solidarités corporatives, qui faisaient de la recomposition du tissu foncier brestois une tapisserie sans cesse remise sur le métier. Au bout du compte cette effervescence vibrionnante finit par se figer en un état et un seul, celui d’une ville réduite à son apparence de pierres.

Les Associations syndicales, des lieux de pouvoirs

5À Brest, les Associations et Coopératives de reconstruction ne succédèrent pas aux Associations de remembrement. La durée des procédures de remembrement fut telle que les deux types d’action coexistèrent. L’Association syndicale de reconstruction de Brest – Recouvrance – Saint-Martin Sud fut créée par arrêté ministériel du 8 mai 1948, alors que l’Association de remembrement travaillant sur le même périmètre ne commença à pouvoir ralentir son activité, au moins sur la rive gauche, qu’à partir de 1951, et qu’elle ne fut dissoute qu’en 1960. Cependant, au fil des renouvellements de bureau, si limités fussent-ils, quelques élus passèrent d’un type d’association à l’autre. Le Commissaire au remembrement, Émile Kervern, ancien notaire, fut même dans un premier temps également Commissaire à la reconstruction. Ce cumul ayant entraîné quelques protestations, il fut remplacé le 10 juillet 1951 par un fonctionnaire du MRU. Les réseaux d’influence étaient les mêmes dans tous les cas. D’autre part, les Associations de reconstruction participèrent d’une certaine manière elles-mêmes aux opérations du remembrement. En effet, étant en charge de la construction d’immeubles préfinancés par des avances de l’État déduites ensuite des indemnités de dommages de guerre des adhérents de l’Association, les ASRec participaient à la Commission d’affectation des sinistrés dans ces IP. Dans le cas de propriétaires dont les indemnités s’annonçaient insuffisantes pour reconstruire un immeuble, cette affectation entraînait un déplacement dans des îlots cependant inclus dans le centre, et non rejetés à la périphérie comme c’était le cas de la plupart des ISAI. Un deuxième type d’IP vit le jour à l’initiative d’Eugène Claudius-Petit, ministre une première fois du 11 septembre 1948 au 23 décembre 1952. Eugène Claudius-Petit favorisa la construction groupée et rationalisée par l’utilisation systématique du préfinancement. C’est ainsi qu’à Brest l’ASrec en vint à préfinancer des immeubles particuliers, bâtis sur des parcelles que leurs propriétaires avaient eu la faculté de choisir. Contrairement à ceux des IP du premier type, qui sont anonymes et ne portent que l’identificateur alphanumérique de l’îlot, ceux du deuxième type sont nominatifs2. Dans les deux cas, il est impossible de dissocier l’action des ASRem et celle des ASRec – sauf à propos de la reconstruction elle-même sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Bureaux et réseaux

6La première assemblée générale de l’ASrem de Brest fut réunie le 17 avril 1947. 1404 sinistrés étaient alors membres de l’association, 759 d’entre eux prirent part au vote. 35 candidats se présentèrent au bureau. Maurice Caradec, courtier maritime, forte personnalité brestoise, arriva en tête. Connu avant la guerre pour un engagement actif en faveur d’un développement du port marchand dédié au trafic transatlantique – projet récurrent depuis la fin du xixe siècle – Maurice Caradec, homme d’influence et de conviction, consul de plusieurs pays scandinaves, avait présenté une liste de sinistrés aux élections municipales de 1945. La liste d’Union républicaine et résistante ne lui avait pas laissé un siège. Il était président de l’Association des propriétaires du Finistère, et resta président de l’ASRem jusqu’en mars 19503.

7Au nombre des dix membres titulaires du premier bureau, on trouve les noms du futur Président de la Coopérative de reconstruction et de deux membres du futur bureau de l’ASrec de Brest – Recouvrance – Saint-Martin sud ; trois autres futurs membres du bureau de l’ASRec étaient candidats mais ne furent pas élus, cependant qu’un quatrième était devenu président de l’ASRem de Saint-Martin nord. Les grandes familles du négoce et de la propriété foncière étaient présentes au nombre des candidats mais ne comptèrent qu’un élu, Alfred Chupin, futur maire de Brest. Elles découvrirent rapidement d’autres moyens que la présence physique au bureau pour faire prévaloir leurs points de vue : l’essentiel n’était pas de siéger, mais de connaître quelqu’un qui siégeât.

Bureaux à huis clos

8Le 17 novembre 1947, le bureau reçoit une fois de plus les réclamations d’un propriétaire qui a été exproprié de surfaces considérables devenues terrains de compensation, et qui a toutes les peines à obtenir un logement pour lui-même. Le bureau en profite pour rappeler, à l’unanimité, « qu’il n’est pas désirable d’entendre les sociétaires au cours des séances de travail ». Le secret est un ingrédient essentiel du pouvoir. Dès la création de l’Association, Maurice Caradec s’était opposé à la présence, au bureau, du Maire de Brest ès qualité, alors que la ville était « le plus gros propriétaire foncier » et possédait le plus grand nombre d’immeubles. « L’association des propriétaires s’en est émue ; son président, Maurice Caradec, a consulté un avocat qui lui a dit qu’elle ne pourrait se faire et que la candidature du Maire devait être nominative »4. L’alternative était claire : Jules Lullien, en tant qu’individu, propriétaire sinistré de plusieurs parcelles, pourrait être impliqué dans les règles du secret en vigueur au sein du bureau ; Jules Lullien, Maire de la ville, représentant officiellement ses mandants, ne le pourrait pas. C’était donner un signe excessif de défiance, et l’ASRem dut reculer. Le Maire siégea finalement ès qualité ; c’est ainsi que le remplacement automatique de Jules Lullien au bureau par Alfred Chupin, suite au résultat des élections municipales, fut annoncé le 27 octobre 1947.

9Au demeurant, les maires successifs respectèrent la confidentialité des débats, et ne révélèrent pas à leurs électeurs des données essentielles qui restèrent confinées dans les milieux les mieux informés. Il en fut ainsi de la réduction drastique des longueurs de façades reconstruites dans l’ancien intra-muros, passant de 20205 à 18410 mètres – ce qui donnait une idée précise de l’ampleur de la dédensification prévue : « Le Commissaire demande aux membres du bureau de ne pas divulguer ces chiffres qui peuvent être sujets à variations et qui pourraient donner aux sinistrés une notion inexacte des possibilités de remembrement en particulier dans les îlots diminués de surface et de façade et où tous les propriétaires demandent à rester »5. On verra que le monopole de l’information permit effectivement d’éviter que « tous » les propriétaires n’espèrent retrouver une place au centre.

10Cette pratique du contrôle étroit de l’information était-elle compatible avec les principes démocratiques que la loi du 16 mai 1946 avait superposés à la législation antérieure ? Chaque année, l’assemblée générale élisait un bureau au scrutin de liste. Si une liste unique était présentée, le nombre des candidats devait excéder celui des titulaires et des suppléants, de façon à ce que des noms soient obligatoirement rayés. Plusieurs listes pouvaient se présenter aux suffrages. Ce ne fut jamais le cas dans l’ASRec, dont le bureau fut réélu pratiquement à l’identique, sauf défections pour convenances personnelles, pendant toute la durée de son existence. Mais c’était faute de combattants, et l’ASRec avait des pouvoirs moindres de ceux de l’ASRem.

11Cette dernière eut une vie électorale plus agitée. Le 19 janvier 1948, le bureau prépara soigneusement les élections du mois d’avril. Des désistements furent « suggérés » pour faire place, sur la liste sortante, à des hommes d’influence qui n’avaient pas été élus en mars 1947. L’un d’eux, expert-comptable, se retrouva plus tard au bureau de l’ASRec. Le bureau arrêta sa liste à un nombre suffisant pour qu’il pût y figurer, lors du scrutin, suffisamment de noms biffés. Il obligeait ainsi les candidats qui n’avaient pas son aval à présenter une liste concurrente qui n’aurait pas la légitimité du travail déjà entamé. Cette pratique fut régulièrement utilisée, et tourna toujours à la déroute des candidats évincés de la liste « officielle ». Au scrutin du 16 avril 1948, le plus mal élu de la liste considérée comme sortante obtint 651 voix pour 1296 inscrits, le premier des « candidats libres » en obtint 129. L’écart était impossible à rattraper. L’un des candidats, qui avait obtenu 46 voix, contesta le nombre des bulletins mis à disposition des votants et engagea une procédure dont nous n’avons pas la conclusion. On le retrouve candidat en 1949 : l’écart s’est légèrement comblé, mais reste énorme. Le dernier suppléant de la liste sortante, obtient 552 voix, le premier candidat de l’autre liste 184. Le cercle dirigeant de l’ASRem était parvenu à instiller la pratique de la cooptation au sein de la procédure démocratique.

12Il serait vain de voir dans cette attitude la manifestation d’un machiavélisme forcené. Ce sont probablement une proximité relationnelle extérieure et antérieure à la constitution des associations, une communauté de culture – essentiellement juridique – et la tendance de tout groupe actif à autoreproduire face à l’extérieur un langage propre, une justification de ses fins et à développer des compétences tendant à marginaliser les novices, qui ont favorisé une autonomisation des cercles dirigeants des ASR. Le simple plan professionnel donne des indices sur cette communauté de culture – sans faire de ces groupes une catégorie sociale homogène, bien au contraire. Il est possible d’identifier dans le bureau de l’ASRem, en 1948, deux avocats, un expert-comptable, quatre négociants, un courtier maritime, un chef d’entreprise industrielle sur 14 membres. Il en allait de même à l’ASRec, qui accueillait en outre des personnes professionnellement proches du MRU et du secteur de l’immobilier. Le bureau élu le 5 avril 1951 par exemple comptait deux ingénieurs dont l’un des travaux publics, un administrateur d’immeubles, un agent d’affaires, un industriel, deux commerçants, deux avocats, un expert-comptable, un directeur commercial, un contrôleur du Trésor, un dessinateur du MRU, un contremaître, l’ancien président de la Cité familiale de l’Harteloire, une secrétaire, deux retraités. On retrouve en 1960 un bureau restreint, puisqu’au fur et à mesure de la liquidation des dossiers les effectifs de l’ASRec s’amenuisaient. La règle du scrutin avait changé (la liste comportait autant de noms que de sièges à pourvoir, en raison de la pénurie de candidats), non les profils : trois commerçants, un ingénieur des travaux publics, un administrateur d’immeubles, un contrôleur du Trésor, un industriel, deux retraités6. Quelle que soit l’Association syndicale considérée, les intérêts immédiats de ces individus pouvaient être fort contradictoires, mais ils partageaient une habitude des procédures juridiques dont ils pouvaient penser que d’autres étaient moins bien pourvus.

Alliances et conflits de compétence

13Les AS étaient enserrées dans un ensemble administratif départemental ou national. Elles devaient gérer la contrainte de ne pouvoir agir seules. Mais elles savaient aussi se ménager des alliances volontaires, en les renversant au besoin. C’est ainsi que l’ASRem apprit très vite à jouer de l’instrument PRA, tantôt s’appuyant sur lui et réclamant à grands cris le respect absolu de ses prescriptions, tantôt critiquant l’un ou l’autre de ses aspects.

14Le bureau de l’ASRem était conscient de devoir son pouvoir à la loi du 16 mai 1946 et à l’application rigoureuse du PRA. Il se fait alors le défenseur zélé de l’orthodoxie mathonienne, allant jusqu’à soupçonner Maurice Piquemal d’en prendre trop à son aise avec le règlement :

« Estimant que le remembrement rationnel, conforme aux règles du plan d’aménagement ne doit pas être gêné par la multiplicité des autorisations de reconstruire, [les membres du bureau] invitent M. le Commissaire à transmettre à M. le Délégué départemental de la Reconstruction, le désir qu’ils ont de voir réduire au minimum les autorisations futures et d’être toujours consultés préalablement à la délivrance de ces autorisations »7.

15Face à des propriétaires quelque peu chicaniers, le bureau appuie une petite vengeance sur l’autorité de Jean-Baptiste Mathon, dont il se fait l’auxiliaire vigilant : « Le bureau demandera à l’urbaniste que les deux propriétaires soient invités à construire sur la façade avenue Clémenceau des immeubles formant un tout architectural »8. Or les deux hôteliers mitoyens voulaient au contraire différencier leurs façades pour que les clients puissent les identifier. L’AS eut d’ailleurs cause perdue : l’architecture n’entrait absolument pas dans ses prérogatives, et les deux hôtels n’étaient pas compris dans une zone ordonnancée. Ils purent donc se distinguer, y compris par un léger décrochement des toits.

16Le bureau de l’ASRem fut moins à l’aise pour contester les modifications apportées au plan Mathon par l’urbaniste Eugène Beaudouin9, chargé de repenser les îlots du bas de la rue de Siam de façon à mettre en valeur les abords du nouveau pont levant. La nouvelle fut annoncée à l’assemblée générale du 13 avril 1951 de la part de Jean-Baptiste Mathon, qui ajoutait que les études préparatoires seraient achevées courant mai. Eugène Beaudouin avait choisi, pour ce dernier tronçon de la rue de Siam et la place du Château le principe des îlots ouverts, alors prôné par le ministère. Les propriétaires concernés et le Conseil municipal prirent position contre ce nouveau projet, moins pour des raisons esthétiques ou de principe qu’en raison des nouveaux retards que ce changement de programme allait encore imposer aux opérations de remembrement. Avec l’appui actif de l’ASRem, tous les acteurs – à l’exception notable de Maurice Caradec qui avait ramené d’un voyage en Allemagne une appréciation positive des îlots ouverts, entonnèrent le discours de la fidélité au plan Mathon et à la tradition urbaine de la rue. Or le bureau de l’ASRem savait à quoi s’en tenir sur la vraisemblance d’un appel à l’esprit Mathon : le 30 novembre 1949, Eugène Claudius-Petit regnante, Jean-Baptiste Mathon avait été reçu par le bureau, à qui il avait exposé consciencieusement les mérites des îlots ouverts. Le 22 février 1950, le Commissaire présenta au bureau les plans de deux îlots ouverts conçus par Mathon lui-même entre la rue Voltaire et la Cité judiciaire (Photographies 31, 32). Aujourd’hui encore, ces barres ne sont pas sans surprendre dans cet ancien quartier aristocratique. Pour faire bonne mesure, le 30 novembre, Jean-Baptiste Mathon avait appris au bureau qu’il avait envisagé très sérieusement d’édifier, au bas de la rue de Siam, quelques immeubles de 12 étages qui auraient équilibré les piles imposantes du pont levant. Il avait dû abandonner ce projet devant la difficulté de trouver des copropriétaires prêts à emménager dans ce type de « buildings » qu’après la guerre il avait lui-même qualifiés d’ »incongruités ». Le 22 février 1950, le bureau de l’ASRem avait condamné ces errements modernistes : « Les membres du bureau émettent différentes critiques sur ces nouvelles dispositions qui ne tiennent pas compte de la mentalité de la population brestoise ». Un Jean-Baptiste Mathon qui ne défendait officiellement pas à ce moment les positions conservatrices qu’on lui prêtait, mais probablement point mécontent de l’algarade, éloigné qu’il était du nouveau credo ministériel – fut mobilisé par le front du refus. L’affaire traîna, provoquant une démission collective du bureau devant l’Assemblée générale du 4 mars 1954. La construction des îlots fut finalement acceptée, sous réserve que l’entretien des voies privées entre les barres ne fussent pas à la charge des propriétaires mais de la Ville. Le résultat de ce combat douteux fut de faire s’achever le centre ville, aux abords du pont et du château, sur des solutions bâtardes.

17Un autre champ d’affrontements propice, lui, à l’éclosion d’alliances fut le conflit récurrent entre la Ville et la Marine. L’ASRem emboîta logiquement le pas à toutes les démarches visant à réduire l’emprise foncière de la Marine à l’intérieur du périmètre de remembrement. L’ASRem fut particulièrement sensible à la question du plateau de Keroriou, proche de la gare et idéalement placé pour implanter des hôtels. Maurice Piquemal, très offensif, demanda au bureau de ne rien négocier avec les Services locaux des Travaux maritimes quant aux délais de remise des terrains dûs par la Marine à l’ASRem.

18Le domaine de compétence de l’ASRem vis-à-vis des actions de la Marine était en réalité très limité mais crucial : le PRA avait réservé des terrains à la Marine. Mais seul le bureau de l’ASRem peut les lui attribuer après que la Marine, comme n’importe quel propriétaire, les lui ait d’abord remis. Or elle s’y refuse, et laisse volontairement traîner les choses. L’ASRem, qui s’en tient à l’article 2 de la loi du 16 mai 1946, prévoyant qu’une attribution définitive ne peut être prononcée que par le ministre sur proposition du bureau de l’AS et avis conforme de la Commission départementale, refuse de signer la convention passée entre la Marine, la Mairie et la Délégation départementale. Le front va dès lors se fissurer, et un conflit virulent se déclencher entre l’ASRem et Maurice Piquemal, la Mairie se gardant d’intervenir. Le 12 juillet 1950, Maurice Piquemal demande à participer à la réunion du bureau. Dans une longue intervention, il utilise tous les registres de la réprimande : colère froide, rappel au règlement, chantage… Pour Maurice Piquemal, l’ASRem est avant tout sortie de son champ de compétence, et il est urgent de faire comprendre aux propriétaires élus par leurs pairs qu’ils ne sont pas en charge de la définition de la planification urbaine mais seulement de ses agencements internes. À la fin de la réunion, « M. Piquemal conteste à nouveau que le Bureau jouisse de pouvoirs discrétionnaires lui permettant de refuser une attribution prévue par un plan ayant fait l’objet d’un arrêté ministériel et déclaré d’utilité publique ». Maurice Piquemal s’en prend violemment au Commissaire – qui d’une certaine manière représente la même administration que lui – parce qu’il a communiqué aux membres du bureau les commentaires des lois des 11 octobre 1940 et 16 mai 1946 formulés dans le Traité de remembrement urbain et de reconstruction collective de MM Liet-Vaux, Seguin et Planadevall. Toujours le monopole de l’information, source de pouvoir : « M. Kervern proteste et déclare qu’il considère comme un devoir essentiel de donner au Bureau tous les éclaircissements nécessaires, que les documents qu’il a communiqués concernent précisément les attributions provisionnelles et que c’est bien cette forme de remembrement que la Marine a demandé et il ajoute qu’il se retirerait s’il était désavoué ». Maurice Piquemal quitte alors la salle pour laisser le Bureau procéder à un nouveau vote. En raison des vacances, trois titulaires sont absents, mais le résultat est clair : pour l’attribution à la Marine de 65 mètres de façade sur le boulevard Gambetta, 2 voix. Contre, 5. Le lit de justice avait échoué, et le Bureau avait affirmé son esprit d’indépendance à peu de frais : la majeure partie du boulevard Gambetta en bordure du plateau de Keroriou avait de toute façon été rendue à la vie civile.

19Cet incident – le plus violent dont une trace écrite ait été conservée – est révélateur des limites du discours de l’ASRem dès qu’elle s’aventure sur le terrain de « l’intérêt général » et de l’urbanisme. D’autres frictions, plus feutrées celles-ci, opposent l’ASRem à la Mairie et à Jean-Baptiste Mathon. À la première, le bureau de l’ASRem reproche de vouloir accélérer, à l’instar de l’État constructeur d’ISAI « aux champs », la construction d’HBM à la périphérie. Pour la municipalité, le relogement du plus grand nombre était la priorité. L’AS, elle, campait sur son périmètre de remembrement. Le 29 septembre 1948, à l’occasion d’attributions d’ISAI, le bureau relève que les « crédits utilisés pour la construction d’ISAI à la périphérie auraient été beaucoup mieux utilisés à la reconstruction d’immeubles au centre de la ville […] il ne faut pas que les affectations aient pour résultat de vider ce centre ». Les membres du bureau ne couraient pas plus que leurs entourages le risque d’être affectés dans ces lointains ISAI : ce sont ici les commerçants et les bailleurs qui s’inquiètent. Le 22 février 1950, le bureau de l’ASRem prend connaissance d’une réunion entre le Maire, Alfred Chupin, Maurice Piquemal, l’ingénieur Cayotte, le directeur de l’Office des HBM et le Commissaire au remembrement. Celle-ci précise un projet de construction de HBM à Recouvrance, dans les îlots proches de l’hôpital maritime, sur la partie du boulevard Gambetta abandonnée par la Marine et sur la colline de Pen ar Créac’h, derrière les ISAI du Petit Paris. Le bureau réagit sans ambiguïté :

« Il n’est pas opportun de construire dès maintenant un nombre important de HBM. En effet il importe avant tout de reconstruire, le plus rapidement possible, les immeubles sinistrés et ce n’est que lorsque ce travail sera achevé que l’on pourra connaître le nombre de logements supplémentaires qui sera nécessaire pour satisfaire les besoins de la population brestoise. Le boulevard Gambetta est une zone résidentielle et il ne paraît pas opportun d’y construire des HBM ».

20Sans craindre de se contredire, le bureau rejette l’idée de construire des HBM à Pen ar Créac’h, « en dehors de la Ville », sous prétexte qu’il y a « suffisamment de place dans le centre de Brest pour y construire des immeubles en nombre suffisant pour y loger toute la population, et il est inutile d’étendre la ville ».

21Mais si, face à l’intrusion d’un pouvoir extérieur – et de fait supérieur, le bureau de l’ASRem a pu donner l’impression d’une forte cohésion, il était loin d’être homogène. Les votes contradictoires y étaient rares, mais des conflits aigus le traversèrent. Ainsi le 7 février 1949, Maurice Caradec mit en cause le cumul des fonctions d’Émile Kervern, qui avait été également nommé Commissaire des Associations syndicales de reconstruction créées par arrêté ministériel le 8 mai 1948. Maurice Caradec vit dans ce cumul un handicap pour la Coopérative de reconstruction urbaine du Finistère qui risquait ainsi d’être marginalisée. Ce jour-là les échanges sont vifs entre Maurice Caradec, Émile Kervern et M. Omnès, membre suppléant du bureau de l’ASRem et Président de la Coopérative de reconstruction. La défense du Commissaire est pour le moins vigoureuse : « il considère cette demande comme une véritable tentative de chantage et comme une manifestation déplacée due au dépit éprouvé par le Conseil d’administration de la Coopérative en raison du peu de succès remporté malgré la publicité intense, tendancieuse et même mensongère par elle faite ». L’affaire rebondit le 21 juin 1950 : le Commissaire révèle que :

« de nombreux sinistrés des îlots bordant la rue de Siam sont venus spontanément lui remettre les convocations émanant du Directeur de la Coopérative de reconstruction, dans le but de recueillir les observations qu’ils avaient à formuler au sujet de l’emplacement qui leur était proposé par le remembrement […] De plus M. Kervern s’élève contre le fait que M. Omnès ait utilisé, comme Président de la Coopérative de reconstruction, des documents qui ne lui avaient été confiés qu’en raison de son titre de membre suppléant du bureau de l’Association syndicale de remembrement ».

22Un autre conflit éclata en juillet 1949 entre les mêmes personnages à propos de la reconstruction du grand magasin Monoprix. Guillaume Le Caër, commerçant, mena l’offensive contre le remembrement sur place du grand magasin avec une longueur de façades plus grande qu’avant le sinistre. L’affaire, qui touchait aux points sensibles de la réimplantation du commerce rue de Siam, et de la concurrence entre petits et grands commerçants, fit grand bruit. Émile Kervern, favorable à l’installation de Monoprix en coin de rue, à l’emplacement qu’un sinistré individuel avait demandé, souligna que l’indemnité de ce dernier était insuffisante pour satisfaire aux exigences du PRA, qui stipule que les propriétaires d’un coin doivent être capables de bâtir dans les deux rues des façades suffisamment longues pour assurer l’harmonie visuelle du croisement. Guillaume Le Caër révèle qu’une représentante de Monoprix a, dans le bureau du Commissaire, avancé 200 000 F au sinistré pour qu’il renonce à ses prétentions et accepte une parcelle voisine. Le 5 août, Guillaume Le Caër, vice-président de l’ACIS, considérant qu’il représente cette dernière au bureau – et non l’ensemble des sinistrés qui lui ont accordé leurs voix – fait lire par le président de l’ACIS, devant la Commission départementale, une lettre exposant toute l’affaire ; des incidents « violents » s’ensuivent. Maurice Piquemal parle « d’incorrection » et rappelle que la Commission départementale n’était pas compétente pour régler ce litige. Lors de la réunion de bureau du 30 août, Émile Kervern fait remarquer que le procès-verbal de la réunion précédente a été « édulcoré » par M. Le Caër, qui en était le secrétaire. MM. Omnès et Le Caër reviennent à la charge le 21 juin 1950. Ils profitent d’une discussion à propos d’une parcelle mitoyenne de Monoprix pour présenter une protestation écrite dont ils demandent l’inscription au procès-verbal. « M. Kervern se refuse formellement à ce que ce document soit lu et déclare qu’il se retirera s’il est passé outre ».

23Les contestataires semblent avoir à partir de ce moment accepté leur défaite : le 25 septembre 1950, le bureau vote sans débat un avis favorable à l’acquisition par Monoprix du terrain mitoyen qui avait provoqué l’ultime incident. Le magasin, qui avait avant le sinistre une surface de 877 m², en retrouvait ainsi 705, ce qui représentait une diminution ordinaire au regard des règles du PRA. Le cas d’espèce était réglé, mais les protestataires de l’ACIS avaient révélé les divisions du commerce brestois.

24À s’en tenir aux professions des membres du bureau, et à leurs prises de position dans les débats internes, on pourrait conclure à une adéquation immédiate entre les discours tenus à huis clos et des intérêts économiques liés non seulement à la propriété du sol en elle-même et donc à la taille des parcelles, mais aussi à la situation géographique de ces parcelles par rapport aux comportements escomptés des futurs habitants du centre. Cette explication est partiellement recevable, mais d’autres facteurs viennent brouiller le tableau. Dans les milieux dirigeants des groupements de reconstruction on peut effectivement déceler des propensions à adhérer à des options plus ou moins libérales ou administratives en fonction d’intérêts divergents mais aussi d’habitudes culturelles – les professionnels du droit et de l’immobilier semblent mieux s’accommoder du cadre plus rigide de l’ASRec parce qu’il savent faire avec une législation contraignante. Mais la plupart des adhérents à l’un ou l’autre des groupements n’avait certainement pas une vision très claire de ce qui les distinguait. D’autre part, le maniement d’un discours d’intérêt général ne peut être pris comme un simple camouflage : chaque fois que le bureau de l’ASRem s’est fait rappeler à l’ordre pour avoir outrepassé ses droits, c’est qu’il avait sérieusement élaboré des projets d’urbanisme qui étaient plus que des prétextes à défendre des intérêts immédiats. Un travail de projection était à l’œuvre dans une réflexion sur l’utilisation future de la zone verte ou des rues avoisinant la gare. On est en présence d’un véritable phénomène d’illusio telle que la définit Pierre Bourdieu : « Au titre de croyance fondamentale dans la valeur des enjeux de la discussion et dans les présupposés inscrits dans le fait même de discuter, elle est la condition indiscutée de la discussion »10. Les conflits internes au bureau, ou opposant le bureau aux institutions extérieures, constituent en fait une validation du PRA lui-même, présupposé valoir la peine « d’être pris au jeu, c’est-à-dire dans l’illusio comme croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu et la valeur des enjeux qui est inhérente à cette appartenance »11.

25On pourrait penser que face à la puissance supérieure de l’État, les représentants des propriétaires sinistrés aient développé ce que Pierre Bourdieu nomme un habitus de nécessité, « mécanisme de défense contre la nécessité, qui tend, paradoxalement, à échapper aux rigueurs de la nécessité en la devançant et en contribuant par là à son efficacité »12. Cette intériorisation des contraintes aurait été une condition de l’effectuation et de la valorisation du « plan Mathon ». Il n’est pas impossible qu’elle ait été à l’œuvre dans une certaine mesure chez les acteurs actifs de la reconstruction, et plus encore chez les sinistrés de base, ceux qui par exemple ne se déplaçaient même pas pour assister aux Assemblées générales.

26Si les choses en étaient restées là, il serait resté peu d’espace pour qu’après un moment d’enthousiasme une critique radicale du plan Mathon se développât. Mais le cercle dirigeant des groupements de propriétaires semble avoir bien plutôt élaboré inconsciemment un habitus spécifique correspondant à un désir de cooptation :

« L’habitus spécifique, qui s’impose aux nouveaux entrants comme un droit d’entrée […] fondé dans une croyance préreflexive dans la valeur indiscutée des instruments de construction et des objets ainsi construits […] (En réalité, ce que le nouvel entrant doit importer dans le jeu, ce n’est pas l’habitus qui y est tacitement ou explicitement exigé, mais un habitus pratiquement compatible, ou suffisamment proche, et surtout malléable et susceptible d’être converti en habitus conforme, bref congruent et docile, c’est-à-dire ouvert à la possibilité d’une restructuration) »13.

27Voilà bien nos juristes, professionnels ou amateurs, qui rêvent d’intégration dans le premier cercle de l’urbanisme reconstructeur. Mais leur mimétisme, l’acquisition et l’intériorisation par ces semi-profanes d’une vision du monde commune à celle des planificateurs de la ville nouvelle, ne les convertit pas à la docilité, au contraire. La congruence, le sentiment de cooptation s’exprimèrent sur le mode de la contestation qui mettait les propriétaires au rang de pseudo-pairs des urbanistes et architectes. Même si dans la plupart des litiges qui touchaient au fond du PRA, le dernier mot revenait au Commissaire ou au Délégué départemental, le fait d’avoir pu non moins souvent obtenir des aménagements à la marge, sur la base de la maîtrise d’un discours commun, avait fondé les conditions de possibilité de la critique.

La reconstruction groupée : conflits, discours et habitus

28Le bureau de l’ASRem, en liaison avec la Délégation départementale et la Commission départementale de reconstruction, eut une autre occasion de participer, en toute légitimité cette fois, au modelage de la future ville. Ces trois instances étaient en effet chargées de définir les prix du sol remembré. Ce faisant, elles contribuaient grandement à préfigurer la géographie sociale du Brest reconstruit.

Maîtres du sol

29Le plan d’urbanisme et le remembrement réduisaient à l’état d’une page blanche le marché du foncier et de l’immobilier, déjà perturbé par la guerre. Aussi fallut-il établir de nouveaux prix du sol sans pouvoir recourir aux mécanismes ordinaires de formation de ces prix. Pas question de laisser le temps à l’offre et à la demande de se manifester, et encore moins de laisser la spéculation venir aggraver une situation du logement déjà catastrophique. Les prix furent donc établis administrativement et sur un temps très court. Mais le bureau de l’ASRem fut associé aux décisions.

30La base de calcul choisie fut l’année 1939, de façon à effacer les variations erratiques dues à l’occupation. Les prix moyens estimés en fonction des transactions réalisées en 1939 furent affectés d’un coefficient multiplicateur qui fut fixé à 6, non sans protestations de la part du bureau de l’ASRem qui désirait avant tout réduire l’écart avec les prix de 1939, de façon à minimiser les soultes versées par les propriétaires au moment de la rétrocession de leurs terrains par l’AS. Lors de l’Assemblée générale du 15 avril 1949, Maurice Caradec croyait devoir encore se justifier sur ce point :

« L’administration intéressée désirait que ces soultes fussent le plus élevées possible et il en est immédiatement résulté un conflit entre l’administration et le bureau de notre association. Les intérêts des sinistrés ont été défendus pied à pied et ce n’est qu’après huit projets de cotation que notre bureau a fini par admettre les exigences de l’administration, bien qu’estimant cette solution non encore satisfaisante. Nous n’avons cédé que pour ne pas retarder encore les opérations de remembrement. C’est pourquoi nous avons accepté que le coefficient de majoration des prix de terrains nus de 39 à 47, fixé d’abord par l’administration à 8 soit établi à 6, alors que nous estimions que le chiffre normal était 4 ».

31Effectivement, le 1er septembre 1947 le bureau accepta, sur proposition du Commissaire, de considérer le coefficient 6 comme un maximum acceptable.

32Il restait encore à évaluer, d’une part, les écarts entre les valeurs relatives des parcelles en fonction de l’emplacement des rues qu’elles bordaient ; d’autre part, la valorisation ou la dévalorisation qu’entraînait, par rapport à leur valeur de base, l’application du PRA. Par exemple une rue qui, avant guerre, se terminait en impasse sur les remparts, était valorisée par la disparition de ces derniers. Or, en cas de valorisation de la parcelle qui leur était attribuée par rapport à celle qu’ils avaient dû abandonner, les propriétaires sinistrés devaient verser une soulte positive – ce que le bureau souhaitait éviter dans toute la mesure du possible.

33Une fois donné le coefficient multiplicateur moyen de 6, il fallut donc établir pour chaque rue, et chaque tronçon de rue, un nombre de points correspondant en fait à un prix au mètre carré des parcelles avoisinantes. Par exemple, la cote du haut de la rue de Siam fut fixée à 20, soit, en septembre 1947, 4 800 francs le m², alors qu’au long de la rue Conseil, à Saint-Martin, cotée à 10 points, le m² ne coûtait que 2 400 francs14. On verra ainsi se dessiner des gradients de confort et d’honorabilité qui ne recoupent pas nécessairement ceux de l’ancien Brest. (Planche VII, page suivante).

34Mais la variation de la cote entre 1939 et 1947 n’est pas moins significative : l’extrémité de la rue du Château, désormais largement ouverte sur la gare et la place de la Liberté passait de 16 à 17 points, soit de 3840 francs le m² à 4080. Or le premier prix est celui auquel le propriétaire cède son terrain à l’ASRem, le deuxième celui auquel l’ASRem le rétrocède au propriétaire, qui doit donc ici verser une soulte de 240 francs par mètre carré ; la rue Colbert, qui longeait les remparts disparus, passe de 12 et 13 points à 16. La préoccupation des propriétaires était donc, pour éviter ou réduire les soultes positives, d’une part de tirer vers le bas les coefficients de base, d’autre part de minimiser les valorisations dues aux améliorations apportées à la circulation ou au confort de l’habitat par le plan de reconstruction. De nombreuses navettes s’ensuivirent entre l’ASRem, la Commission départementale et un Maurice Piquemal assez goguenard, qui ne s’en laissait pas compter. Mais les propriétaires les plus influents s’en tirèrent au mieux : ils parvinrent à obtenir de très forts coefficients dans les parties du centre où ils louaient des pas-de-porte ou des appartements, et à limiter à la fois les prix de base et leur valorisation dans leurs rues de résidence. Non seulement l’immeuble de famille était davantage conçu comme un bien honorifique et patrimonial durable que comme un élément spéculatif, contrairement aux immeubles et appartements achetés en sus dans les rues les mieux cotées, mais l’impôt de solidarité levé depuis 1945 inquiétait fort et est souvent cité dans les discussions du bureau comme une incitation à la plus extrême prudence quant à la valeur affichée de la résidence principale.

35Si dans un premier temps on ne tient compte que des valeurs absolue en 1947, on découvre effectivement un fort déplacement apparent du gradient : les écrivains du début du siècle n’y auraient pas retrouvé leurs habitudes. L’ex-quartier aristocratique se contente de cotes somme toute fort modestes : la rue Voltaire s’en tient à 16 points sauf au niveau d’un dernier îlot qui est en façade sur le Cours Dajot, lui même à 17 points. La rue du Château est à 16 points entre la place Wilson et la place du Château, soit dans l’ancien quartier des Carmes qui était l’un des plus prisés de l’ancien Brest. À l’autre extrémité de l’ancien intra-muros, le quartier naguère populaire environnant les Halles Saint-Louis cote 16 points (rue Algésiras), voire 17 rue Duquesne. Les rues transversales aboutissant au Cours Dajot, qui ne manquaient pas autrefois du prestige conféré par la vieille Marine, sont au plus bas : rue Traverse, entre la rue du Château et le Cours Dajot, 15 points ; rue Neptune, 14 points ; rue d’Aiguillon, entre la rue du Château et le Cours Dajot, 15 points. Au moins quatre des membres du bureau, dont le Président, et la plupart des principaux négociants et courtiers de la place habitaient ce quartier, jamais coté au-dessus de 17 (haut de la rue Émile Zola). En revanche, la rue de Siam apparaît clairement comme l’axe des plus fortes valeurs, qui décroissent régulièrement à mesure que l’on s’en écarte, et que l’on s’éloigne de la place de la Liberté. Celle-ci, l’avenue Clémenceau et le haut de la rue de Siam sont estimés au plus haut : 4 800 francs le m². La part du locatif, des baux commerciaux, de la revente des immeubles par appartements et de l’hôtellerie dans ce secteur est particulièrement élevée. La scénographie des places et des façades ordonnancées achève de donner au quartier le prestige particulier que les prix du terrain ont commencé à lui donner. Au bord de ces places, le long de ces rues que l’on vilipendait pour leur trop grande largeur, propice à toutes les maladies apportées par les furieuses tempêtes d’Ouest, on va bientôt se presser et servir de confortables rentes aux propriétaires tranquilles de la rue Voltaire.

Planche VII. Coefficients de réévaluation des îlots attribués en 1947

36La rue Jean-Jaurès, qui en 1947 était devenue le véritable centre de la ville, était paradoxalement moins appréciée qu’une rue de Siam qui n’existait alors que sur le papier : elle fut d’abord cotée à 18 points, puis ramenée à 17 en 1948, ce qui évita à ses riverains de payer une soulte. Mais les commerçants furent réticents à investir les rez-de-chaussée de la rue de Siam ; l’essoufflement commercial de celle-ci, surtout dans ses parties basses, et son incapacité à animer ses rues transversales devinrent un problème récurrent du tissu commercial brestois. Toutes rues du quartier Siam confondues, le nombre de commerces eut tendance à fondre d’autant plus vite que la dédensification diminuait automatiquement la demande locale, et que seuls des magasins spécialisés pouvaient attirer la clientèle extérieure. Dans une étude de l’évolution du commerce brestois, René-Paul Desse évoque une chute de 29 % des effectifs entre 1939 et 1967 :

« Dans la ville du Ponant, de 1939 à 1967, le quartier Siam a perdu 60 alimentations, 80 cafés et de nombreux services liés à l’entretien de la personne. Par ailleurs, on assiste à une rétraction de l’espace central. Sur ses marges, au Nord, le commerce se fait rare : rue Fautras, par exemple, la moitié des cafés ont dû fermer après la disparition de la caserne d’Infanterie coloniale ; la rue Pasteur, la deuxième rue commerçante de l’avant-guerre perd 71 % de ses effectifs »15.

37Les variations de valeur furent inversement proportionnelles à la fortune et à l’entregent des propriétaires concernés. Les petits propriétaires du quartier de l’Harteloire n’avaient pas été à proprement parler sinistrés. Ils furent pourtant les premiers remembrés, parce que leurs maisons devaient être démolies pour permettre le passage des voies d’accès au nouveau pont, pièce maîtresse du plan de voirie. Leur nouvelle situation fut jugée plus favorable que l’ancienne du fait du désenclavement du quartier. Les moins chanceux devaient payer une soulte de 480 francs par mètre carré, deux fois la soulte due par les propriétaires du haut de la rue du Château. Ils en obtinrent cependant la réduction à 240 francs, mais pas sa suppression qui aurait été compréhensible eu égard à la modestie de leurs moyens. Maurice Piquemal utilisa, pour justifier le maintien de la soulte, un de ces arguments paradoxaux dont il avait le secret :

« Lors de la réunion du Comité départemental du 31 mai 1949, les cotations primitives 12-14 avaient été ramenées à 12-12 parce que les intéressés considéraient que le trafic qui se ferait sur cette voie nouvelle leur serait une source de désagrément par le bruit causé par la circulation des gros camions. La rue Lamotte-Piquet, qui aboutit au pont sur la Penfeld sera en effet une artère de circulation intense, et acquiert à mon avis, de ce fait même, une plus-value évidente. Aussi demandons-nous que ces cotations soient fixées à 12-13 pour maintenir le principe d’une plus-value »16.

38Il est vrai que Maurice Piquemal était un passionné de ponts et de chaussées, mais surtout qu’il ne voulait pas laisser passer un précédent : il n’était pas question de laisser entendre que l’application du PRA pouvait n’avoir pas amélioré la situation d’un quartier concerné par l’une de ses plus lourdes opérations.

39À l’égard des propriétaires mieux assis, il usa de plus de souplesse, tout en ne leur laissant pas ignorer qu’il connaissait les véritables motivations de leurs arguments :

« 3° – Rue de Lyon : le tableau primitif comportait les cotations 16 et 17 que les bureaux des associations syndicales proposent de ramener à 16-16. S’il est compréhensible que ceux-ci veulent diminuer ou même supprimer les soultes de rétrocession, nous estimons toutefois insuffisante la cotation 16, donnée à cette artère par laquelle se faisait la presque totalité du trafic gare - Centre ville et au-delà […] Nous proposons, tout en supprimant la soulte, que les cotations soient fixées à 17-17 »17.

40Ce que réclamaient en vain les petits propriétaires de l’Harteloire fut effectivement accordé dans le nouveau tableau des cotations daté de 1948 aux immeubles cossus de la rue de Lyon. Cependant il s’agissait d’un cadeau à la Piquemal, un peu assaisonné : les propriétaires ne paieraient pas de soulte, mais gare à l’impôt de solidarité…

41Finalement les cotations varièrent très peu au cours de ces négociations. Elles donnèrent au nouveau parcellaire un sens, quelque peu biaisé cependant puisqu’on ne peut le comprendre qu’en distinguant soigneusement les fonctions résidentielles, commerciales et locatives. Les connaisseurs de la ville surent assez tôt à quoi s’en tenir pour élaborer des stratégies de localisation et éviter de subir passivement le remembrement.

Appelés et élus : du remembrement bien compris

42Le découpage du nouveau sol en îlots restait une abstraction tant que ne vinrent pas s’y inscrire, sous la forme juridique des indemnisations de dommages de guerre, les capitaux accumulés avant le sinistre. Ces capitaux allaient déterminer d’une part la répartition spatiale des propriétaires, d’autre part la forme verticale de la ville, chacun reconstruisant sur la parcelle attribuée en fonction de ses moyens. La possession d’un capital culturel approprié joua ici un rôle considérable. Les mieux informés, les plus rapides à se débrouiller d’une procédure somme toute assez complexe et déstabilisante – il fallait oser accepter de se désaisir de son bien pour le retrouver plus tard – furent les mieux servis, mais étaient déjà les mieux pourvus. Leur aise était aussi un héritage, un habitus profondément incorporé :

« L’action du sens pratique est une sorte de coïncidence nécessaire […] entre un habitus et un champ (ou une position dans un champ) : celui qui a incorporé les structures du monde (ou d’un jeu particulier) “s’y retrouve” immédiatement, sans avoir besoin de délibérer, et il fait surgir, sans même y penser, des “choses à faire” […], des programmes d’action inscrits en pointillés dans la situation »18.

43Cette impression que donnent certains propriétaires d’être comme chez soi dans les procédures de remembrement quand d’autres y semblent déplacés – et ce sont ceux-là qui le plus souvent seront, au sens propre, déplacés – est accentuée par le fait que les membres du bureau appartiennent au même monde. De plus, cette fois, le bureau est dans son plein champ de compétence. Même si le Commissaire a l’initiative des propositions, le bureau en discute réellement, et la quasi-totalité des cas examinés emportent le consensus. Des conflits du type Monoprix constituent une exception.

44Ces remarques préalables sur le poids des inégalités culturelles devant les procédures de remembrement permettent de donner un sens précis à la notion de stratégie qui vient inévitablement à l’esprit devant la régularité et la diversité des choix faits par les propriétaires. Ces choix, qui engageaient l’avenir familial et professionnel, ne pouvaient qu’être mûrement réfléchis. Certes des stratégies intentionnelles furent élaborées. Mais intentionnalité n’est pas rationalité : on en a vu un exemple avec les difficultés du commerce dans la rue de Siam. Alors que l’attribution de parcelles divises à des personnes physiques ou morales présente tous les aspects d’un jeu où évoluent des consciences libres capables d’évaluer en toute indépendance des profits à venir, cette évolution se faisait dans un cadre matériel et légal contraignant. Ceux qui en avaient les moyens firent effectivement des choix stratégiques, mais en fonction de leurs représentations d’un avenir qui, s’ils croyaient le maîtriser, n’existait évidemment qu’à l’état de projection urbaine.

45Deux types de comportement permettent de distinguer, parmi la masse des appelés à l’heure du remembrement, le petit nombre des élus qui firent d’une législation contraignante un champ de compétences : la rapidité de leurs réactions d’une part, révélatrice de l’adéquation de leur capital culturel aux modifications de la législation, et leur recherche de rentes de situation qui pouvait aussi bien les amener à se battre pour retrouver un emplacement approximativement identique qu’à faire le pari de sélectionner des emplacements nouveaux auxquels le PRA était susceptible de donner une nouvelle valeur.

Premiers arrivés, premiers servis

46La première Assemblée générale de l’ASRem eut lieu le 17 avril 1947. Les premiers dossiers déposés furent examinés par le bureau dès le moi de mai. Il s’agit d’abord d’erreurs ou d’ambiguïtés affectant le tracé du périmètre de remembrement, qui furent traitées rapidement. Le bureau eut ensuite à suivre le remembrement du quartier de l’Harteloire, imposé aux propriétaires : aucune initiative privée ici. Les premières interventions de particuliers arrivent devant le bureau à partir du mois de juillet, bien avant que la discussion des cotations n’ait commencé, et les toutes premières émanent des propriétaires de l’Hôtel du Cheval Blanc (plus tard Vauban) et de l’Hôtel des Voyageurs. Avant même d’avoir été inscrits au plan national de priorité, ces propriétaires voulaient prendre date, faisant le pari d’un développement hôtelier à l’extérieur de l’ancien centre. Avant le dérasement des remparts, les voyageurs sortant de la gare avaient tendance à pénétrer en ville par la porte Foy et la rue de Lyon qui pouvait les mener à des hôtels répartis entre la place de la Tour d’Auvergne et le quartier des Halles. Le PRA, faisant de la place de la Liberté laissée jusqu’alors du fait des servitudes militaires une zone non aedificandi, une véritable place urbaine, donnait à l’avenue Clémenceau la nouvelle fonction de voie principale d’accès à la gare. La volonté de recentrage de la ville, entre ex-intra muros et « Annexion », était patente depuis au moins 1946. Les deux propriétaires d’hôtels anticipèrent ses effets, validant dans leur domaine d’action les choix du PRA.

47Jusqu’au mois de septembre, plutôt consacré à la discussion des cotations, les dossiers déposés émanèrent pour l’essentiel de grands hôtels, moins nomades que les premiers et restés fidèles aux axes rue de Lyon – rue de Siam – rue Algésiras, et des services publics ou bancaires dont Jean-Baptiste Mathon avait approximativement défini la place, en toutes hypothèses, dans l’ancien intra-muros. À partir du mois d’octobre, une fois déblayé le dossier des cotations, qui demanda encore un an pour trouver une solution définitive, les demandes se multiplièrent de la part de propriétaires désormais avertis des tactiques permettant d’obtenir à peu près les parcelles de son choix.

48Parmi les moyens les plus sûrs, le plus simple ne dépendait que de l’initiative du demandeur : celui-ci déclarait abandonner une parcelle importante située dans une zone où le remembrement s’avérait difficile, en échange d’une parcelle plus grande, symboliquement peut-être moins bien située mais conforme à l’usage que le demandeur projetait d’en faire. C’est ainsi que, le 6 octobre, le bureau examine la proposition de Mme H…, qui propose de céder 106 m² rue Monge et 205 m² sur une parcelle de 605 m² située rue du Château, soit 311 m² « situés en pleine ville, ce qui est une excellente affaire pour le remembrement »19 contre 600 m² au Prat-Lédan, pour y créer un cinéma à proximité de la future cité d’ISAI. Le bureau accepte, en se réservant la possibilité de négocier 255 m² rue du Château. Bel exemple de sens pratique : l’implantation rue du Château, du fait de l’effort fourni, ne peut plus être mise en question ; l’implantation des ISAI, au lieu d’être comme souvent méprisée, est immédiatement comprise comme une opportunité de déploiement commercial. Le bureau accorde une prime à une stratégie individuelle qui s’articule parfaitement au besoin collectif d’espace libre sur la rive gauche où la dédensification a créé une faim de terre.

49Le deuxième moyen de choisir son emplacement était de mettre sur pieds un remembrement à l’amiable, qui permettait de surcroît une accélération des procédures de reconstruction. Le remembrement à l’amiable pouvait être plus ou moins laborieux, mais obtint significativement beaucoup de succès dans des milieux fortement structurés en réseaux interpersonnels, parmi lesquels on retrouve les professions du courtage, du négoce et de l’hôtellerie, et un grand nombre de membres du bureau ou de candidats non élus en avril 1947.

50Deux anciens candidats au bureau de l’ASREm parviennent après plusieurs mois de tractation à constituer une parcelle d’un seul tenant assez vaste (2 285 m²) pour supporter le nouvel hôtel Continental ; ils ont obtenu que la Ville déplace dans un îlot voisin un projet de construction d’école, et il ne leur reste plus à convaincre qu’une propriétaire pour un dépassement de 3 mètres. Le 6 octobre, ils obtiennent l’accord du bureau. L’un deux est la cheville ouvrière d’un autre remembrement amiable touchant l’îlot R, dans un quartier privilégié, entre les rues Voltaire, Neptune, du Château, Traverse. La législation en matière de remembrement amiable n’est pas tout à fait adaptée à cet îlot, qui comporte une partie des terrains de l’ancien Hospice civil. Qu’à cela ne tienne : un remembrement amiable mérite tous les assouplissements, et le Commissaire lui-même propose un arrangement.

51Au centre de Saint-Martin, 7 propriétaires dont un membre du bureau de l’ASRem et l’un des principaux courtiers maritimes, également engagé dans un remembrement amiable rue Émile Zola, remembrent un îlot qu’ils construiront en mitoyenneté. La capacité à présenter rapidement des dossiers recevables par le bureau, et mieux encore des projets de remembrement amiable fut très discriminante, comme en témoigne l’état des lieux dressé par le Commissaire lors de l’Assemblée générale du 13 avril 195120 :

52Bien que les remembrements amiables aient été parfois impossibles à mettre en place faute de bonne volonté de la part de certains attributaires en dépit des avantages qu’ils procuraient, leur faible nombre tient surtout au fait que, pour mener à bien un tel remembrement, il fallait de solides connaissances juridiques et beaucoup de temps libre. Un problème que ne se posèrent pas les attributaires d’ISAI et d’IP du premier type.

Deuxième choix

53Toutes les affectations en ISAI ou en IP ne se valent pas. Sans compter qu’il ne s’agit ici que des IP non nominatifs, entièrement programmés par l’ASRec – par exemple tous ceux qui bordent le boulevard Thiers, aujourd’hui Jean-Moulin – Il faut distinguer les propriétaires d’immeubles entiers et les copropriétaires logés en appartements ; sans oublier que tous ces types d’immeubles étaient avant tout destinés à un usage locatif. Les cas sont donc très variés, sur une échelle qui va de la mise à la disposition d’un propriétaire d’un ISAI entier, dont il pourra louer tous les appartements, au logement d’un petit propriétaire dans un modeste appartement d’Immeuble préfinancé. L’attribution prioritaire de tout ou partie d’un ISAI pouvait être considérée comme une chance, n’était la situation périphérique des terrains de compensation à l’exception de ceux de Recouvrance, situés à l’extérieur des anciens remparts mais à les toucher, à proximité immédiate des nouvelles halles et de la poste : le Prat-Lédan fut vite intégré à l’ancien quartier. Mais par définition l’affectation en ISAI ou en IP se distinguait des autres opérations de remembrement par son caractère obligatoire. L’impossibilité d’être relogé au centre ville, faute d’indemnités suffisantes pour reconstruire dans le respect des normes du PRA ne se discutait pas, et même si le propriétaire qui savait ne pas répondre aux conditions de la reconstruction au centre pouvait, pour plus de sécurité, solliciter lui-même une affectation en ISAI, le bureau était souverain en la matière. Ainsi, le 25 septembre 1950, 5 propriétaires sont obligés par le bureau de renoncer à leurs lots du centre ville, faute de dommages de guerre suffisants. En revanche, le 5 mai 1949, une propriétaire se voit attribuer un ISAI entier de 1850 m², correspondant à la quasi-totalité de ses dommages de guerre. Le même jour, Maurice Piquemal se distingue en refusant de transmettre à « l’Autorité supérieure » les demandes d’indemnités compensatrices destinées à combler l’écart entre la valeur de l’ISAI attribué et le montant total des dommages. Il considère en effet que « l’attribution d’un ISAI et du terrain sur lequel il est édifié représente […] un acompte appréciable de l’État aux sinistrés ». Pour lui, les attributaires d’ISAI entiers peuvent attendre : ils vont bientôt bénéficier d’un revenu locatif régulier grâce à une mise de fonds de l’État. Le 30 juin, après avoir été repris par sa hiérarchie, il doit revenir sur sa position, mais l’incident donne sur les ISAI un éclairage original. D’ailleurs, le 29 septembre 1948, devant l’afflux de demandes d’affectation en ISAI, le Commissaire présenta une liste de critères autres que financiers permettant d’établir des listes de priorité :

• — remembrement localement impossible en raison des modifications du terrain (Émile Kervern donnait la rue Pasteur comblée en exemple) ;
• — terrains situés dans des îlots modifiés, pour lesquels il est nécessaire d’envisager le déplacement d’un grand nombre (exemple : le quartier Keravel) ;
• — déplacements volontaires favorisant le remembrement (exemple : Recouvrance ; les immeubles du Prat-Lédan présentaient un niveau de confort suffisamment supérieur à celui de bien des masures de Recouvrance pour être attractifs) ;
• — sinistres isolés sur des terrains situés hors-périmètre ;
• — étrangers à la commune.

54Effectivement, ce même jour, 7 propriétaires de l’ancienne rue Pasteur furent gratifiés d’un ISAI entier. Cependant, mises à part les opérations de chirurgie lourde (quartier Keravel, quartier de la Tour, rue Pasteur), les affectations en ISAI dépendirent pour l’essentiel de facteurs financiers.

55L’affectation en IP suivait à peu près les mêmes règles. Elle était toutefois plus particulièrement dédiée aux copropriétés. L’attribution d’IP entiers, sauf à partir du moment où la formule fut étendue à la reconstruction individuelle, semble avoir été plus rare que celle d’ISAI. Il fallut ici encore établir une liste de critères, présentés le 6 octobre 1949 :

• propriétaires du Centre de Brest ;
• — propriétaires de Recouvrance ;
• — propriétaires de gros dommages qui ne demandent qu’un appartement pour se loger à Brest en attendant la reconstruction de leur immeuble ;
• — propriétaires petits et moyens qui ne pourraient reconstruire isolément ;
• — propriétaires ayant déjà obtenu des appartements en ISAI mais qui ont encore un petit reliquat de dommages
• — propriétaires de gros dommages qui demandent des attributions pour la totalité.

56Le temps passant, l’aspect financier devenait logiquement plus explicite, les moins bien pourvus ayant aussi été les derniers servis. Le dernier alinéa correspond à la construction d’IP nominatifs, mais omet une pratique qui devint de plus en plus courante à mesure que la reconstruction avançait : une fois assurés de la reconstruction du cœur de leur parc immobilier, les « gros » propriétaires investissaient leurs reliquats dans l’achat d’appartements, de pas-de-porte, voire de garages dans les IP. Le 16 décembre, le bureau apprit que la Commission départementale avait modifié l’ordre de priorité, faisant passer en premier les propriétaires de petits dommages, proportionnellement de plus en plus nombreux à mesure que les « gros dommages » étaient traités. Selon le Commissaire, l’année 1950 s’annonçait budgétairement faste pour les constructions d’IP : l’ASRec allait pouvoir mettre en chantier les immeubles du boulevard Thiers, précisément destinés aux « petits dommages ». Il reste que ces derniers donnaient à leurs détenteurs une position dominée dans le jeu du partage foncier : ils n’avaient le choix ni des emplacements, ni de l’architecture, ni du rythme de reconstruction de leurs biens. Dans ces milieux atomisés, pauvres en réseaux, un mécontentement diffus envers une reconstruction effectivement contraignante put se répandre, sans que l’on sache bien quels relais ont pu amplifier ce mécontentement jusqu’à produire des réactions de rejet envers le « plan Mathon » présentées dans la première partie. Pour l’heure, des stratégies conquérantes s’élaboraient chez ceux qu’une assise foncière suffisante avait rendu créatifs.

Stratégies spatiales

57En fonction de l’état des fortunes acquises et des projections faites sur l’avenir de la ville et de sa morphologie sociale, il est possible de distinguer trois stratégies principales – avec leurs combinaisons : la dispersion systématique, qui permettait de contrôler au mieux le développement du nouveau tissu urbain ; la concentration sur l’emplacement d’origine, éventuellement combinée avec la projection de quelques modestes têtes de pont ; l’aventure du transfert, qui était un pari sur la réussite du PRA, souvent tempéré par la conservation d’une demeure familiale sur l’ancien emplacement. Dans tous les cas, il s’agit de stratégies de croissance qui supposent l’utilisation, en sus des indemnités de dommage, de réserves d’argent frais permettant d’acheter des dommages supplémentaires ou de financer des travaux excédant la valeur des indemnités.

58La stratégie de dispersion était destinée à la constitution du parc locatif le plus vaste et le plus diversifié possible. Elle n’était généralement que la continuation de ce qui s’était patiemment construit avant la guerre. Il est licite de citer l’exemple d’un homme public, Alfred Chupin. Sa famille présenta au bureau de l’ASRem un dossier de remembrement21 correspondant aux surfaces au sol des biens perdus – les surfaces de plancher n’étant connues que dans les cas d’attribution d’appartements, ce qui rend impossible l’évaluation des surfaces habitables22 : 1137 m² rue Algésiras, les immeubles numérotés du 16 au 18 rue Ambroise-Thomas, 1693 m² sur la place de la Liberté, 500 m² rue Pasteur, sans compter l’immeuble abritant le Crédit Lyonnais, soit 607 m² rue Émile Zola.

59Dans le cadre du remembrement, la stratégie de dispersion fut reconduite, mais considérablement resserrée en épousant les ambitions du PRA : tout un îlot de la place de la Liberté, promis aux façades ordonnancées de granit gris, fut acquis par la famille du maire. L’immeuble de la rue Émile Zola, dont une partie du gros-œuvre, les fondations et surtout les caves fortes de la banque étaient restées intactes, fut conservé et rhabillé d’une façade moderne. D’autres familles avaient choisi de placer leurs œufs dans tous les paniers : on suit ainsi la famille F… dans les îlots Bn (220 m²), Aq (184,5 m²), O (126 m²), Ay (160 m²) ; la famille O…, dont un membre siégea au bureau de l’ASRem, dans les îlots Bj (231 m²), O (1 066 m² en copropriété), Cu (163 m² et 424 m² en copropriété), Ar (586 m²) ; la famille S…, représentée au bureau, dans les îlots Bl (253 m²), Bm (319 m²), Ar (370 m²), la famille Le C…, également représentée au bureau de l’ASRem, dans les îlots O (295 m²), P (285 m²), X (127,5 m²), Av (862 m² en copropriété).

60La reconstitution sur place ou presque d’une activité principale, combinée ou non avec un modeste essaimage, ne fut pas exceptionnelle en dépit du profond remaniement du parcellaire. Beaucoup dépendait, on l’a vu, de l’art de la négociation. Ainsi l’Hôtel moderne (828 m²) retrouve sa place ; son propriétaire investit secondairement dans l’îlot At (375 m²).

61L’Hôtel Continental est reconstruit place de la Tour d’Auvergne (1 475 m²) ; on retrouve l’un de ses copropriétaires dans l’îlot R (1 219 m²), l’autre dans le quartier des halles (600 m²) et au Port de commerce (entrepôt de 600 m²) ; la quincaillerie Lejoncour (887 m²), dont le sous-sol avait résisté au siège, Monoprix (1028 m²), l’Auto-garage brestois, dont la propriétaire appartenait à la famille de l’un des membres du bureau de l’ASRem et, par alliance, à celle de l’un des courtiers maritimes (2450 m²), La Dépêche devenue Le Télégramme de Brest et de l’Ouest (1 426 m²), retrouvèrent leur place originelle.

62Dans le quartier de Coat-ar-Guéven, un industriel qui possédait d’un seul tenant outil de travail et immeuble d’habitation, sur 8707 m2, les conserve en place malgré le percement de deux voies nouvelles qui morcellent son ancienne propriété. Il doit accepter une réduction de surface de 2 600 m² qui sera compensée soit par une indemnité, soit par l’attribution d’un terrain de compensation, mais seulement à la fin des opérations du remembrement, pour ne pas bloquer ces dernières.

63Le transfert d’une rue ou d’un quartier à l’autre est de nature différente selon qu’il est le résultat d’une affectation en immeuble collectif ou le fruit d’un choix avalisé par les instances du remembrement. Un échantillon de conventions provisoires d’affectation dans les IP construits par l’ASRec permet de préciser les dimensions socio-spatiales de ces choix. Ces conventions, correspondant à des mises à disposition courant entre 1952 et 1955, étaient signées par Mathieu Bougaran, Président de l’ASRec de Brest – Recouvrance – Saint-Martin sud, et M. Le Lann, Commissaire auprès de l’ASRec23.

Quelques exemples d’affectations en IP construits par l’ASRec

64Dans ce tableau, le total n’a d’autre sens que celui de rappeler qu’il ne s’agit que d’un échantillon très pauvre, la raison de cette pauvreté tenant à la conservation très partielle de ces conventions provisoires. Celles-ci présentent toutefois l’intérêt de présenter l’état de parcelles à la fois relativement proches les unes des autres et fortement typées. Les îlots Ac et An sont situés sur le boulevard Thiers et sont, dans l’échantillon, les plus éloignés de la rue de Siam. Les îlots U et V sont proches de la Cité administrative, du quartier Saint-Louis et de la rue Pasteur. Les îlots Ah, Ag et Ai sont riverains de la rue de Siam, à un niveau que Jean-Baptiste Mathon a voulu monumentaliser en y reprenant le principe des façades ordonnancées. L’îlot Ai présente un caractère exceptionnel : bâti sur l’emplacement de l’ancienne Préfecture maritime, il ne correspondait évidemment à aucune rue originelle. Si l’on en croit cet échantillon, il semblerait que la mobilité décrût en raison inverse du standing du lieu occupé, ce qu’explique aisément le rôle de l’entregent et de la compétence dans les stratégies de localisation. Les IP du boulevard Thiers situés au-delà de la rue Fautras jouent un rôle qui n’est pas sans rappeler celui des terrains de compensation, auxquels ils n’appartiennent pas : ils accueillent avant tout des ménages déplacés à la suite de la dédensification. Plus on s’approche des quartiers Saint-Louis et Siam, moins le déplacement des personnes relogées a été ample. Cette tendance à se disputer les îlots les plus prisés de l’ancien intra-muros est avérée, et contribua d’ailleurs à ralentir les opérations : le bureau de l’ASRem vit souvent revenir des conflits concernant les îlots centraux, portant sur des longueurs de façades mitoyennes disputées à moins d’un mètre près.

65Mais cette tendance ne doit pas occulter le fait que les transferts de parcelles ne furent pas réservés aux ménages déplacés. Nous avons déjà mentionné l’exemple de deux grands hôtels partis à la rencontre d’une future clientèle, entre la gare, la ceinture verte et la place de la Liberté. Ce genre de pari ne fut pas rare, et de nombreux transferts furent volontaires, le remembrement étant alors considéré comme une opportunité. Ces transferts purent être très modestes, un saut de rue qui ne méritait même pas d’être discuté par le bureau. C’est ainsi qu’une épicerie fine, dont le propriétaire, averti à temps des projets de remembrement, avait directement pris contact avec Maurice Piquemal, fut déplacée – sans formalités parce que l’attribution des lots ne faisait que commencer et que les îlots n’étaient pas encombrés – de l’îlot Ah à l’îlot Ax, juste en face du futur portail de l’église Saint-Louis, lieu tout à fait approprié à l’installation d’une alimentation de luxe24. Mais d’autres transferts furent d’une ampleur, et parfois d’une audace, plus considérables.

66Les délibérations du bureau de l’ASRem laissent apparaître entre 1947 et 1950 des déplacements volontaires à longue distance. La destruction des remparts a créé un véritable appel d’air vers les quartiers ainsi ouverts sur le quartier de la gare et la place de la Liberté. Des artisans préférèrent investir l’ancien quartier Keravel, désormais lavé de sa mauvaise réputation, cependant que les nouvelles salles de cinéma allaient chercher un public dans les quartiers périphériques des ISAI. La géographie sociale de l’ancien intra-muros, décrite dans Maudez le Léonard, était profondément modifiée du point de vue des propriétaires qui intégraient les données du PRA.

67Cet art de tirer le meilleur parti possible des contraintes détermina aussi en partie le rythme même du remembrement, créant de fortes discriminations dans l’horizon d’attente des propriétaires. Dix ans après la Libération, certains d’entre eux attendaient encore que les îlots ouverts prévus par Beaudouin fussent remembrés. Au contraire, dans les îlots A ou B, des immeubles étaient en voie d’achèvement dès 1949 – et cela semblait déjà bien long. (Planche VIII, page suivante).

Quatre ans de remembrement

68Les dates utilisées ici sont un peu élastiques. Il arrivait qu’un remembrement pratiquement bouclé soit à la dernière minute remis en cause pour quelques mètres de façades ; mais on considérera quand même la période de l’élaboration du plan de remembrement, celle qui fait parler et suscite les projections sur l’avenir qui viennent ensuite susciter les ultimes ajustements. D’autre part, l’ASRem suivait davantage le rythme de ses Assemblées générales, préparées en mars et tenues en avril, que celui de l’année civile. Certaines opérations sont difficiles à départir clairement entre années distinctes. La première année considérée est celle de la création de l’ASRem. Fin 1950, tout le périmètre de l’ancien intra-muros de la rive gauche est remembré à l’exception du bas de la rue de Siam et des îlots Sud-ouest. Des discussions sont encore en cours avec la Marine (îlots Cr, Ad) et l’Armée (îlots Dj, Di).

Planche VIII. Rythmes du remembrement de Brest

69Les premières opérations furent remarquablement précoces. Elles concernèrent d’abord, par la force des choses, le quartier de l’Harteloire (dont on n’aperçoit sur le plan qu’une partie de l’îlot De), non sinistré, que le percement des voies d’accès au futur pont fixe obligeait à remodeler. Puis furent placés des services publics, mais aussi des propriétaires qui avaient pu achever les procédures d’un remembrement amiable (îlot R. L’îlot Az est celui de l’hôtel Continental ; il n’était pas entièrement remembré, mais il s’en fallait de si peu qu’il peut être considéré comme achevé) ou avaient posé avec tant de rapidité et de force leur candidature que, même s’ils en indisposèrent beaucoup, personne ne contesta leur projet (grands hôtels de l’îlot Bs). L’îlot Ao fut vite réclamé par la Société immobilière du Léon, émanation du diocèse.

70L’année 1948 paraît singulièrement peu productive. En dehors de la mise à disposition de l’ASRec, sur demande expresse de Maurice Piquemal, des îlots Dn et Do destinés à la construction d’IP collectifs, elle fut en effet essentiellement consacrée à établir les cotations et à préparer l’efflorescence de l’année 1949. Les attributions de cette année prolifique sont de trois ordres :

• — dans les îlots A et de Ba à Bi, il s’agit d’immeubles de résidence ou dans une moindre mesure d’immeubles dotés de pas-de-porte, appartenant aux groupes influents. De chaque côté d’une diagonale Aa-Bi, on peut considérer que la quasi-totalité des membres du bureau de l’ASRem est, à quelques mois près, en passe de reconstruire leur propriété. Ce quartier qui va du haut de la rue de Siam au Cours Dajot accueille aussi l’essentiel des sièges de grandes banques (Société Générale, Bi, Crédit Nantais, Ay, Banque de Brest, Az, Caisse d’Épargne, Be, Banque de France et BNCI, Ak). Par la transversale Ak-Ae/Af, il est possible d’associer à cet ensemble prestigieux les bâtiments de la Cité administrative (Trésorerie générale, Caisse d’assurance maladie…).
• — Les îlots environnant les nouvelles halles Saint-Louis (Bg) ont été considérés comme prioritaires dans le but de redynamiser le commerce dans cette partie de la ville rudement concurrencée par la Cité commerciale. Les îlots Be, Bf, Av, Bh alignent commerces alimentaires, débits de boisson, hôtels, avec un succès décroissant au fur et à mesure que la rue de Lyon s’allonge.
• — De l’îlot N à l’îlot DM, la longue théorie des IP construits par l’ASRec surplombe la Penfeld de ses façades qui, parfois, ne manquent pas d’originalité.

71À la fin de l’année 1949, l’ossature sociale de l’ancien intra-muros était en place. Elle s’étendit en 1950 sans remettre en cause les grands équilibres. Des IP collectifs au Nord-ouest (îlot U), des résidences au Sud-est, dont le remembrement avait été retardé par le choix d’îlots ouverts par Jean-Baptiste Mathon (At, Am) et par la prise en charge de la reconstruction groupée sur parcelles nominatives par l’ASRec (Am en bordure du Cours Dajot, Ab, S, Ai, Ag, Ah, O, P, W, X, Y). Le cas de l’îlot V est particulier : il s’agit d’une imprimerie, délocalisée depuis Morlaix, qui changea plusieurs fois d’affectation pour des raisons essentiellement techniques. Enfin, l’îlot Bq avait été attribué avant 1950, mais la famille Chupin acquit cette année-là 800 m² supplémentaires qui achevaient le dessin de l’îlot. L’îlot Br attendait toujours la fin des travaux liés à la disparition progressive de la Cité commerciale, et une entreprise de transports avait négocié une grande partie de l’îlot Bv.

72Les retards gênaient peu les premiers remembrés. Par exemple, l’un des membres du bureau de l’ASRem avait sa résidence dans l’îlot Aa, mais faisait aussi construire un immeuble au coin de l’îlot O, qui comportait sur les plans quatre pas-de-porte. C’était trop pour faciliter le remembrement de l’ensemble de l’îlot, et le Commissaire lui demanda de déplacer l’un des pas-de-porte sur la rue Du Couëdic, perpendiculaire à la rue de Siam. Ce fut fait sans problème mais occasionna un délai supplémentaire puisqu’il fallait reprendre le dessin de l’îlot25. Pour ce propriétaire la question n’était pas vitale : son relogement étant assuré, il n’était plus préoccupé que de sa rente, qui pouvait attendre un peu dans la mesure où il exerçait par ailleurs une profession rémunératrice.

Déçus et mécontents

73Ce n’était pas le cas de propriétaires qui ne vivaient que de revenus locatifs, ou n’étaient même pas encore relogés. Moins influents que les premiers servis, ils se retrouvèrent, quand le montant de leurs dommages de guerre était suffisant pour reconstruire plus que des appartements en ISAI, regroupés en assez grand nombre dans les îlots non remembrés du bas de la rue de Siam, aux prises avec les retards du plan Beaudouin. De l’îlot H à l’îlot G, la fronde gronda et se cristallisa contre le changement d’urbaniste. Le discours du bureau changea profondément. Alors que jusqu’alors les discours d’ouverture des Assemblées générales insistaient diplomatiquement sur la bonne entente qui régnait entre le bureau, le Commissaire et les services du MRU (devenu MRL à l’époque de l’affaire Beaudouin), l’Assemblée extraordinaire du 4 mars 1954 entendit pour la première fois un réquisitoire contre une reconstruction qui, de collégiale et négociée dans de bonnes conditions, était subitement, selon les propriétaires, devenue brutale : « La Reconstruction a été conçue de façon autoritaire et le remembrement qui en est le point de départ subit les mêmes lois […] C’est ainsi que nous arrivons aux rapports du Bureau et de l’Administration. Il est indéniable que celle-ci cherche par tous les moyens à imposer ses plans et ses vues sans tenir compte des observations des Brestois qualifiés »26. Tout au plus M. Lucas, Président démissionnaire, accordait-il tactiquement à Maurice Piquemal et au Commissaire un brevet de bonne conduite qui permettait de glisser un coin entre les services locaux et l’Administration centrale : « Le Bureau a donc pour mission de donner son avis sur les propositions faites par le Commissaire au remembrement, avis, soit dit en passant, dont en général on ne tient pas compte, quoique cet avis coïncide parfois avec ceux officieux du Délégué Départemental et du Commissaire qui, officiellement n’ont pas le droit d’exprimer leur position à l’Administration »27. Ce discours était promis à une belle postérité, croissant paradoxalement en même temps que le remembrement avançait : c’est que plus on allait vers son achèvement, plus augmentait la frustration des derniers servis. Dans un premier temps, ceux-ci ne se dressèrent pas contre Jean-Baptiste Mathon, bien au contraire : ils jouèrent de son nom pour disqualifier le « plan Beaudouin », et réclamèrent la remise en route immédiate du remembrement selon l’ancien plan qui avait le mérite d’être tout prêt – et de ne pas prévoir l’aménagement, à l’extrémité du pont, d’une place qui faisait voir rouge aux commerçants, définitivement convaincus à force de le dire que les voies larges étaient répulsives pour le chaland. Cette radicalisation accompagnait un renouvellement du bureau. Contrairement à celui de l’ASRec, qui resta pratiquement inchangé, à quelques départs pour raisons de santé ou de famille près, de 1949 à 1963, le bureau de l’ASRem était en 1954 très différent de celui qui avait été élu pour la première fois en 1947. Il ne comptait que 4 membres fondateurs, et encore deux d’entre eux, Me Simon et Alfred Chupin, n’étaient-ils que suppléants.

74Le discours de l’ASRec, lui, resta toujours positif, sauf à l’égard des contraintes budgétaires. Plus étroitement liée que l’ASRem aux services du MRU, dont des membres faisaient toujours partie du bureau, au milieu des ingénieurs des travaux publics, en relation constante avec les architectes, l’ASRec dans son fonctionnement quotidien, et bien que certains de ses membres occupassent des fonctions dirigeantes également à l’ASRem, développa une attitude optimiste. On y insistait volontiers sur les marges de liberté que laissait aux propriétaires la reconstruction groupée, et sur la qualité de confort inconnue jusqu’alors apportée par la construction d’un nouveau parc immobilier. L’ASRec était directement affiliée à l’Union nationale des Associations syndicales de reconstruction (UNASR), et son bureau recevait son bulletin trimestriel qui affichait en couverture et en pages centrales, à côté d’exemples de reconstruction en pseudo-identique (Sully-sur-Loire, juin 1955, n° 14, Gien, mars 1956, n° 16, Saint-Malo, juin 1957, n° 21), des témoins de l’architecture industrialisée (Lorient, décem-bre 1955, n° 15, Royan, décembre 1956, n° 19, Épinal, 1er et 2e trimestre 1958…)28. Le bureau de l’ASRec semble être resté, du fait de ces relations locales et nationales, plus en phase que celui de l’ASRem avec l’évolution de la politique et des choix techniques du logement. Dans ses dernières années d’exercice, le bureau de l’ASRec proposa même à l’Assemblée générale de participer à la construction neuve, hors périmètre de reconstruction, d’immeubles en barres destinées à résorber la population en baraques. Ce changement de vocation était encouragé par l’État et permettait à l’ASRec dont le nombre de cotisants s’amenuisait par la nature des choses de continuer à recevoir des subventions de fonctionnement. Les bénévoles de l’ASRec, qui au départ n’étaient pas tous familiers de l’univers du bâtiment, se forgèrent très rapidement un habitus congruent aux desseins verticaux des urbanistes et des architectes, là où l’ASRem, compétente en matière horizontale, commençait à se sentir écartée des grandes décisions. D’un côté une certaine aigreur qui commençait à donner chair à la dénonciation d’une reconstruction trop rigide. De l’autre un sensible enthousiasme bâtisseur qui, jouant des contraintes avec la complicité des architectes, fit des immeubles neufs, et particulièrement de leurs volumes extérieurs et de leurs façades, autant d’éléments de distinction.