1À l’exception des réparations dues à la guerre de 1914-1918, Brest aura successivement connu toutes les procédures que nous venons de décrire succinctement. Dès juillet 1919 fut engagée l’interminable phase de préparation d’un PAEE. C’est essentiellement le conflit récurrent entre la municipalité et une Marine farouchement attachée à son emprise foncière qui ralentit les travaux d’étude. Le dernier état du projet1 fait ressortir son étroite parenté avec le PRA élaboré par Mathon, qui en a adapté les grandes lignes à la situation nouvelle créée par l’ampleur du sinistre.

2Georges Milineau envisageait une ville hygiénique, ouverte à la circulation automobile, rationnellement zonée, architecturalement harmonisée, mais dans les limites que lui imposaient la forte densité d’un bâti préexistant. Les seules marges de manœuvre dont il disposait consistaient d’une part dans l’espace que dégagerait le dérasement des fortifications, déclassées par la loi du 10 janvier 1921, et l’extension immobilière sur le territoire des communes suburbaines : en 1932 un accord avait été signé entre les trois municipalités de Brest, Lambézellec et Saint-Pierre-Quilbignon.

3Les premières propositions du « plan Milineau » concernaient l’amélioration des conditions de circulation : le raccordement de la voirie interne au réseau national et départemental comportait en effet d’importants goulots d’étranglement. La route de Paris était reliée à la route du Conquet par une rue de Siam trop étroite et par le seul Pont national qui restait ouvert au passage des gros navires. Milineau proposait donc de tracer, sur l’emplacement des remparts qui auraient été démolis, « une première voie circulaire intérieure, de forme polygonale ». Permettant de contourner l’ancien intra-muros, cette voie de contournement aurait été reliée à la rive droite par un pont fixe surplombant le vallon du Moulin-à-poudre à partir de la place Aristide-Briand, c’est-à-dire à l’emplacement exact de l’actuel pont Robert Schuman. De larges accès à ce pont irrigueraient le centre ville (avenue Foch : 50 mètres !), Saint-Martin et Lambézellec. Enfin, la rue de Siam aurait été modestement élargie à 12 mètres.

4Un zonage précis était établi qui, la ville étant intacte et densément peuplée, ne pouvait guère concerner que les parties nouvelles. Ainsi étaient distinguées une zone urbaine indifférenciée, une zone verte dotée d’équipements de loisirs aménagés à l’emplacement des anciennes fortifications, une zone rurale, une zone maritime et une zone industrielle. La lutte contre les taudis n’était pas oubliée :

« Brest est une ville moderne et les transformations réalisées en 1885 ont fait disparaître, par la démolition de l’ancien quartier des Sept Saints, l’ouverture des boulevards Thiers et de la Marine, de la rue Amiral Linois et l’aménagement de la place du Château, la partie insalubre de la ville ancienne. Un seul îlot est malsain. Il est situé à l’extrémité de la rue Keravel et limité par le mur de l’Arsenal ».

5Les « venelles Keravel » devaient être rasées et remplacées par un square. Quant aux arrière-cours sordides, nombreuses jusque dans le quartier Siam, Milineau n’y pouvait mais : il ne pouvait pas obliger les propriétaires bailleurs à détruire, en plein centre ville. La guerre s’en chargea.

6De nombreuses servitudes étaient prévues dans un but esthétique : les bâtiments à construire en bordure de la place de la Liberté et de la place Anatole-France devraient être harmonisés. Enfin les accès visuels à la mer devraient être protégés, de même que les accès physiques par la pointe de Saint-Marc ou les grèves de la rive droite, qui devraient être classées de façon à garantir, en dépit des emprises de la Marine nationale, la disponibilité d’une partie du littoral pour les citadins. Une partie sauvegardée des fortifications serait intégrée, à titre décoratif, aux jardins publics aménagés sur la zone verte.

7Jean-Baptiste Mathon s’est manifestement directement inspiré du plan Milineau qui, si la guerre n’avait fondamentalement affecté l’organisation interne de la ville, aurait vraisemblablement pu être agréé tel quel par le CNU : il répondait par avance à toutes ses exigences. Mais en application de la loi du 11 octobre 1940, Brest fut classée ville sinistrée par arrêté du CRI en date du 11 janvier 19432. Elle était désormais astreinte à une révision du projet de PAEE et à l’élaboration d’un PRA :

« Article 3 : Tant que le projet de reconstruction et les parties à réviser des projets d’aménagement visés à l’article précédent ne seront pas approuvés, aucune construction même d’abris provisoires, ni aucune réparation ne pourra être effectuée sans l’autorisation du Commissaire à la reconstruction. Tous travaux confortatifs aux immeubles endommagés devront également faire l’objet d’une autorisation »3.

8Il fallait donc faire très vite. C’est probablement pour cette raison qu’au moment du choix d’un urbaniste en chef Georges Milineau fut écarté : les vingt années de tribulations de son projet ne pouvaient que le desservir, de même que son manque de notoriété. Comme à Lorient, Saint-Nazaire, Dunkerque, le CRI préféra attribuer la tâche d’élaborer le PRA à une personnalité connue à Paris – au grand dam des régionalistes, voire des autonomistes, fortement représentés dans le milieu des architectes bretons4. L’architecte de la ville était de peu de poids face au premier grand prix de Rome de 1923, Président de l’Association des architectes anciens combattants, titulaire de nombreuses charges officielles. La nomination de Jean-Baptiste Mathon fut envisagée simultanément à la décision de classement comme en témoigne un échange de courrier entre André Muffang, Commissaire à la reconstruction et André Prothin, Directeur de l’urbanisme à la DGEN. Le 7 janvier 1943, Prothin assure son collègue qu’il approuve la proposition de classement. « Par ailleurs la désignation de M. Mathon, architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux pour l’établissement du projet d’établissement de la ville de Brest ne soulève pas d’objection de ma part »5. Les études préliminaires à l’établissement du PRA furent présentées au CNR le 17 décembre. Entre-temps, le 3 juin, antérieurement donc à la promulgation de la « Charte de l’urbanisme », le Groupement d’urbanisme de Brest avait été constitué : il incluait Saint-Pierre, Lambézellec et Saint-Marc, communes alors indépendantes, mais aussi Le Relecq-Kerhuon, Bohars, Guilers, Gouesnou et Guipavas.

9Les études menées en 1943 par Jean-Baptiste Mathon saisissaient l’opportunité des quelques destructions déjà subies pour radicaliser les principales options de Georges Milineau. Le pont fixe serait rapproché du centre ville, au prix d’un allongement que le progrès des techniques permettait désormais. Par ailleurs, « l’ossature générale de circulation et de zonage proposée [par le PAEE] reste valable, mais les dispositions prévues pour l’intérieur de la ville sont à reprendre entièrement. Une esquisse nouvelle a été présentée il y a un mois et demi6 aux Autorités municipales par l’urbaniste et a reçu un accueil favorable »7. La principale innovation touchant l’intra-muros était le « remblaiement du quartier bas entre la rue Keravel et la rue Pasteur »8. La phrase est ambiguë. Une forte dénivellation séparait la rue Pasteur, ancien vallon, de la rue Keravel. L’escalier de la rue de la Voûte, au pied duquel nous avons entendu commérer Madame Kervella et Madame Kerdoncuff, reliait les deux voies. Si le « quartier bas » ne désignait que le seul versant nord du vallon, cela supposait la construction d’un mur de soutènement à droite de la rue Pasteur en descendant, et la création d’un étroit plateau. Cette option aurait permis de créer une petite réserve foncière plane, aisément constructible, entre les venelles Keravel arasées et Saint-Louis. Mais elle aurait eu le grave inconvénient d’encaisser encore davantage la rue Pasteur, et de rendre encore plus difficile la circulation transversale dans l’intra-muros. Or Jean-Baptiste Mathon, et peut-être surtout Maurice Piquemal, ingénieur des Ponts et Chaussées affecté à cette époque au port de commerce mais déjà en charge du traitement des dommages de guerre, ont toujours été obnubilés par les obstacles à la circulation que constituaient les nombreuses et profondes entailles qui affectent la topographie de la cité. On imagine mal Jean-Baptiste Mathon aggraver l’isolement de l’une d’entre elles, d’autant que la rue Pasteur était, avec la rue de Siam, la principale voie de communication de l’intra-muros. Ne se proposait-il pas en fait déjà le comblement au moins partiel de la rue Pasteur elle-même, de façon à égaliser les niveaux sur une échelle beaucoup plus vaste, du quartier Voltaire jusqu’au quartier Fautras ? Le rehaussement du « quartier bas », par ailleurs socialement dévalorisé par rapport au haut de la rue Pasteur y suffisait. Or on allait déraser les fortifications, et disposer ainsi de matériaux de remblai dont on ne saurait que faire. Il est vraisemblable que ce bouleversement de la topographie, que l’opinion a imputé aux destructions des immeubles à la suite du siège, avait déjà germé en 1943 dans l’esprit de Jean-Baptiste Mathon.

10Il existe peu de traces directes du travail de Jean-Baptiste Mathon entre 1943 et 1944. Il prit un premier contact avec le terrain le 19 mars 1943. Une réunion à la Préfecture fut l’occasion pour des acteurs majeurs de la reconstruction future de faire connaissance : accompagné de Joseph Marrast, alors urbaniste en chef pour les régions Normandie et Bretagne, Jean-Baptiste Mathon rencontra l’Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Leport, futur Délégué départemental du MRU ; Maurice Piquemal, Ingénieur des Ponts à Brest, futur Délégué départemental adjoint, puis Délégué départemental ; Lecomte, Ingénieur d’arrondissement9. Peu d’informations filtrèrent de ce cercle fermé, d’autant moins qu’à ce stade des destructions il n’était guère facile de présenter un projet cohérent :

« À Lorient […] la reconstruction sera bien plus aisée qu’à Brest. Là, en effet, un immeuble sur cinq ou six à peine est encore réparable. Autant dire que la ville, pratiquement, est rasée. L’urbaniste chargé de la rebâtir pourra donc réaliser dans son intégralité le plan qui sera définitivement arrêté par le Commissariat. Chez nous, il en va différemment, Dieu merci. C’est donc en fonction de ce qui existe encore, et qui est considérable, que seront dessinés les nouveaux projets »10.

11Ce temps de latence fut mis à profit par L’Ouest-Eclair pour présenter, du 23 mars au 22 avril, une série de 14 articles intitulés Le Commissariat général à la reconstruction et le plan d’urbanisme de Brest, en parallèle avec d’autres articles plus dispersés consacrés à la constitution du Grand Brest. L’auteur ne présente pas, faute d’informations, un plan Mathon encore dans les limbes. Il s’empresse d’aligner quantité d’idées personnelles, souvent d’ailleurs contradictoires, comme s’il voulait profiter des incertitudes du moment pour jouer un rôle de conseiller. Mais ses articles n’auraient pas occupé une telle surface dans un quotidien qui ne compte le plus souvent que deux pages, et trois colonnes au plus consacrées à Brest, s’ils n’exprimaient pas des points de vue relativement répandus dans les cercles des faiseurs d’opinion.

12L’auteur se place sous le patronage de Paul Morand : « Quand je contemple les ruines de Lorient et de Brest bombardées, j’essaie de me consoler en pensant que l’urbanisme est souvent né du canon et que la France aura demain, au lieu de petits havres vieillots, les deux ou trois grands ports qu’elle attend depuis un siècle »11. Mais le modernisme affiché dans la plupart des articles reste très ambigu. Modernisme horizontal, classicisme vertical : en tâtonnant, le journaliste n’arrivait pas si loin finalement du programme de Jean-Baptiste Mathon. Comme lui, il met en avant les embarras de la circulation. Tout le trafic encombre deux rues seulement de l’intra-muros, la rue de Lyon, à demi obstruée par les Halles, et surtout la rue de Siam : « Il est surtout inconcevable que les deux parties de la ville ne soient reliées que par un pont mesurant tout juste la largeur réglementaire, cinq mètres. Et nous ne parlons pas des interruptions totales du trafic, des files de voitures alignées de la Banque de France à la Poste12, lorsqu’il fallait ouvrir le Pont national »13. Alors que Georges Milineau proposait déjà un pont fixe en amont de la Penfeld, le journaliste pense, lui, à un tunnel ou à un déménagement complet des installations militaires. Comme s’il connaissait la grille imposée par le CNR aux PRA, il passe en revue la question des espaces libres, appelle de ses vœux une rationalisation et un regroupement des services publics : « Outre ceux de la Trésorerie proprement dite, une place14, toujours en vue de la concentration, pourrait être réservée aux administrations connexes : assurances sociales, caisses de compensation, d’allocations familiales, etc. »15. L’auteur prévoyait la construction d’un théâtre, d’une bibliothèque, d’un musée neufs, et réclamait un véritable accès à la mer, un « Brest-plage » même éloigné, accessible par le rail de façon à échapper aux grèves malcommodes de Saint-Marc ou de Sainte-Anne « d’où l’on rentre toujours les pieds en sang »16. Mais « ce vaste plan d’urbanisme, les aménagements multiples qu’il appelle, les légions d’ouvriers qu’il devra mobiliser, qui les paiera ? »17 Et l’auteur d’imaginer, en pleine « guerre perdue », une intervention de l’État : « adoptant une attitude dictée par les faits, l’État accepta de classer Brest au nombre des villes sinistrées, prenant ipso facto à sa charge les trois quarts des dépenses entraînées par la reconstruction »18.

13En matière d’architecture, notre auteur semble naviguer à vue. « À site brestois, style breton », titre-t-il son dernier article19, avant de se référer à la « machine à habiter » et à Le Corbusier pour revenir à un argumentaire régionaliste : « Cette somme de desiderata, pourra-t-on alléguer, n’est pas spécifiquement brestoise, elle est commune à toutes les cités. Peut-être, mais l’impondérable la fera brestoise et bretonne, ce qui est tout un »20. Alors qu’il apprécie le caractère fonctionnel des trois édifices publics « dont Mathon ne s’occupera guère »21 parce qu’ils sont trop récents – c’est-à-dire la Poste centrale, la gare et le nouvel hôpital – il n’apprécie guère leur style architectural. L’hôtel des PTT, à l’aménagement interne duquel il accorde une note de 15 sur 20 ? « Aucun cachet local, nul souci d’harmonie urbaine. La poste est conçue selon le style 1925, Exposition des arts décoratifs ». La gare (17 sur 20) ? « Brest et la Bretagne se refusent à reconnaître ce style néo-cubiste ». L’hôpital « ultramoderne » (18 sur 20) ? « Même réflexion, quoiqu’atténuée peut-être ». Pas question cependant de confondre Brest avec un port de pêche pittoresque :

« De ce style, quels sont les éléments ? Évidemment, il est complexe. Pour nous, il s’inspire du Grand Siècle, simplifié, celui que l’on rencontre dans les bâtiments de l’Arsenal et dans les immeubles de la rue Louis-Pasteur : fenêtres étroites et hautes, façade nue rappelant la physionomie du Léon. Peut-être aussi ne conviendrait-il pas qu’il fût trop tarabiscoté : une des caractéristiques de Brest réside dans ses fortifications où domine la géométrie »22.

14Caisse de résonance d’un air du temps que Jean-Baptiste Mathon semble bien avoir également respiré, notre moderniste anticubiste se laisse parfois aller à de surprenantes fantaisies. Voici Recouvrance, « le Montmartre brestois […], la patrie des Kervella, des Kermarrec et des Larreur23 […] Quartier pittoresque, peut-être, avec ses rues en escalier et ses étroites ruelles aux pavés disjoints – s’ils furent jamais joints ! »24 – Et revoici Le Corbusier que l’on n’attendait guère ici :

« Le Corbusier passe volontiers pour cultiver le paradoxe, comme les maisons qu’il construit pour être inhabitables […] Pourtant les connaisseurs qui ont examiné ses réalisations, en Russie notamment, n’étaient pas sans leur trouver certains avantages qui précisément s’accorderaient fort bien avec les caractéristiques de Recouvrance. Une forte population logée sur un terrain d’autant plus étroit que les immeubles mêmes n’en occuperaient que la dixième partie, conformément à sa théorie fondamentale, n’est-ce pas une solution satisfaisante ? D’autant qu’il est inutile de chercher des rues, ce sont des groupes d’immeubles qu’il faut ici »25.

15Et de conclure :

« Des gratte-ciel à Brest ? Le propos est plaisant, pourra-t-on penser. Et pourquoi pas ? […] Mais réalisé intelligemment et dans un style breton, ainsi que nous le préconiserons de toutes les constructions nouvelles en terminant ces notes, un tel projet, à notre sens, n’est nullement extravagant »26.

16Il ne vit jamais le jour, et pourtant… l’ancien quartier de la Tour fut rasé, remplacé par une vaste pelouse, entouré d’îlots ouverts et ponctué d’un immeuble de belle altitude dominant le port : « MM les Urbanistes qui peut-être nous faites l’honneur de nous lire, ne bondissez pas… ». Lus de Paris, ses plaidoyers ne pouvaient-ils passer pour l’expression des attentes des Brestois ?

17Contrairement à L’Ouest-Éclair, La Dépêche de Brest resta, elle, absolument silencieuse sur le sujet jusqu’au 12 octobre1943 ; elle annonça alors en cinq lignes l’existence du projet et le nom de l’urbaniste en chef. Mais le 7 décembre paraît une chronique enthousiaste signée par François Ménez, dont on a vu qu’avant la guerre la déchéance du port de guerre lui inspirait des réflexions nostalgiques. L’indétermination fondamentale du temps de guerre donne un ton exceptionnel à ce billet. Ici, l’avenir est ouvert, il est lu depuis le bourgeonnement permanent du présent :

« Voué, hier, à une apparence de déclin, déserté par la marine de guerre, au bénéfice de Toulon, Brest ne peut manquer de reprendre, dans le monde de demain, si profondément bouleversé, la place de tout premier plan qu’il n’eût jamais dû perdre […] Grâce à des circonstances imprévues, que cette guerre a créées ou créera, Brest ne peut manquer de devenir le grand port – un des plus vastes du monde – qu’il eût dû être depuis un siècle déjà, où son rôle sera de relier l’Europe occidentale, et particulièrement la France, aux États-Unis et au Canada. Ce rôle, ni Le Havre, ni Saint-Nazaire, ses anciens rivaux possibles, terriblement meurtris eux-mêmes par la guerre, ne seront plus en état de le lui disputer. Nous voyons d’ici […] ses maisons déborder amplement les limites actuelles de la ville, démesurément agrandie, ses quartiers s’étendre, suivant un plan d’agrandissement et d’embellissement d’ailleurs parfaitement conçu, par delà Saint-Marc et Saint-Pierre-Quilbignon, avec de longues avenues à l’américaine, des terrains de sport bien organisés, des squares, des promenades, des jardins publics. Brest, que les rares vieux Brestois, revenus d’exil, ne reconnaîtront plus, nous apparaît dans les quatre ou cinq années qui suivront cette guerre, comme un immense chantier de construction »27.

18L’hommage rendu au modèle américain n’est certes pas politiquement innocent en 1943 – surtout en marge d’une feuille collaborationniste – mais dénote aussi un état du goût. François Ménez termine toutefois son article par une petite touche de nostalgie : « Nous ne reverrons plus les ruelles pouilleuses et cependant pittoresques […] Que seront devenues les échoppes de la rue de la Porte et les jardins de la gare… »28.

19Le premier PRA ne fut jamais mené à son terme mais, après la Libération, le MRU confirma Jean-Baptiste Mathon à son poste ; Maurice Piquemal devint Délégué départemental adjoint, le Délégué du MRU, M. Le Port, siégeant à Quimper. Maurice Piquemal, rapidement surnommé à Brest, par antiphrase, « Monsieur mieux que bien », sauf par ceux dont il avait pu contrarier les projets fonciers, avait été particulièrement remarqué par Raoul Dautry. Selon Maurice Piquemal, sa faveur était due au travail de décoration florale des baraques commerciales qui accueillaient, au sortir de la gare, le visiteur29. Ce n’est après tout pas impossible : les deux hommes partageaient le goût du travail bien fait, en un moment où des affinités pouvaient n’être pas nuisibles. Raoul Dautry, qui n’aimait ni les spécialistes étroits ni les hâbleurs, dut être séduit par Maurice Piquemal qui savait marier la faconde méridionale au sérieux et à l’impartialité. D’autre part, Raoul Dautry exigeait qu’un acteur du MRU se soit « bien conduit pendant ces quatre dernières années »30 ou du moins qu’il se fût abstenu de mal le faire. Comme il était en outre indéniablement conforme au portrait dressé par Raoul Dautry du reconstructeur idéal qui ne pouvait moins faire que d’être « intelligent, d’avoir des connaissances techniques » et « d’être honnête »31, on comprend le panégyrique auquel eut droit, seul de tous les Délégués départementaux, qu’ils fussent ou non adjoints, le 29 janvier 1945, devant les Commissaires aux travaux dont le représentant pour la Bretagne était M. Lehuédé, l’ingénieur ordinaire Maurice Piquemal : « M. le Ministre tient à signaler l’activité, en tout point remarquable, du Service du Finistère. M. Le Port, Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Délégué départemental, et son adjoint, M. Piquemal, Ingénieur ordinaire à Brest, ont mené la reconstruction depuis l’origine avec la plus extrême vigueur »32.

20Raoul Dautry appréciait chez les fonctionnaires de ses services le goût de la vie spartiate : « Je dis à mes services de s’installer dans une baraque. Ils seront dans une baraque comme les sinistrés, cela leur donnera le goût de soigner leur baraque et de la monter le plus vite possible »33. Effectivement, les services brestois du MRU furent installés en baraques, place des Fédérés, à proximité immédiate de deux ensembles emblématiques de la politique du logement antérieure à 1940, les HBM de Kerigonan et les maisons particulières dont l’existence et le plan d’implantation avaient été déterminés par la loi Loucheur. À quelques dizaines de mètres de là, rue Camille Desmoulins, s’établirent les services des Associations syndicales de remembrement et de reconstruction. La proximité géographique ne nuisait pas à celle des idées, et le ministre était prêt à couvrir tout ce qui permettrait d’accélérer les procédures dont il était en charge – jusqu’à couvrir de louanges celui qui savait, comme Maurice Piquemal, ne pas toujours tenir excessivement compte de la législation :

« Vivant au milieu des sinistrés de Brest, M. Piquemal a eu, tout de suite, à cœur de consacrer tous ses efforts à soulager leur misère. Se dégageant sans excès, mais quand il était nécessaire, des formes administratives34, il a compté sur ses moyens et sur les ressources locales, notamment celles offertes par les matériaux et les installations laissées par les Allemands Il a surtout compté sur ses moyens et sur les ressources locales, notamment celles offertes par les matériaux et les installations laissées par les Allemands. Actuellement, 250 000 m² environ de baraques sont envisagées ou en cours d’aménagement grâce à la présence dans le département de nombreux baraquements allemands qui ont été réemployés, ce qui est loin d’être le fait de tous les départements. L’action du Service du Finistère et l’action personnelle de M. Piquemal méritent d’être cités en exemple aux délégués dans les départements dans lesquels il reste encore des baraquements allemands ou des cantonnements des Chantiers de la Jeunesse »35.

21Ces lauriers donnaient toute latitude à Maurice Piquemal et à Jean-Baptiste Mathon qui épousait les vues de l’ingénieur en matière de circulation, quitte à en donner une interprétation artistique. Raoul Dautry s’était expliqué sur ses choix en matière d’architecture : seule lui importait l’efficacité. Une franche adhésion aux principes de l’hygiénisme l’emportait sur toute autre considération :

« Malheureusement, le monde de l’architecture française n’est pas entraînée à des constructions modernes […] Voyez la question du remembrement. Tous les jours, je reçois des lettres me disant : “je veux le même terrain. Je veux que ma maison ait la même forme.” Et je suis obligé de répondre : “non, nous n’allons pas refaire des maisons qui ne soient pas ensoleillées. Nous ne toucherons pas à de larges rues où la distribution a été bien faite autrefois, à des rues modernes” »36.

22Les travaux préliminaires reprirent dans ce contexte : d’une part tout l’intra-muros était désormais à reconsidérer ; d’autre part le Grand Brest réunissait depuis l’ordonnance du 27 avril 1945, en une commune unique, Brest-même, Lambézellec, Saint-Marc et Saint-Pierre. Jean-Baptiste Mathon ne tarda pas à présenter un nouveau projet : en effet l’essentiel du travail de préparation restait, quant au zonage et au raccordement des rues aux principaux axes interurbains, tout à fait valide. Sur les ruines de l’intra-muros, Jean-Baptiste Mathon prenait cette fois explicitement parti pour le comblement de la rue Pasteur, dans les termes déjà utilisés en 1943. Une note du MRU, datée de juillet 1945, résume le projet de reconstruction en trois points, dont l’un est le « remblaiement du quartier bas de la rue Pasteur, ce qui permettra une liaison N-S entre les deux quartiers »37, les autres étant l’arasement des remparts et la construction du pont fixe. (Photographies 5, 6). Ces bases étant posées, Jean-Baptiste Mathon devait encore préciser son projet de façon à ce qu’il fût pris en considération par le CNU.

Batailles pour un plan : 1945-1948

23Le nouveau PRA était impatiemment attendu. Le 7 juin 1945, l’Association des commerçants et industriels sinistrés de la circonscription de la Chambre de commerce de Brest (ACIS) transmettent au MRU un vœu tendant à « hâter l’approbation du Plan de reconstruction de la ville de Brest pour en permettre la divulgation »38. La réponse du ministère, portant le cachet de Raoul Dautry, est datée du 23 juin 1945 :

« Les études de l’urbaniste, M. Mathon, sont très avancées. Sur l’initiative de l’Inspecteur général de l’urbanisme et de l’habitation, M. Marrast, une conférence officieuse a déjà réuni les Maires de Brest et des communes limitrophes, le Sous-préfet, les représentants des différents services publics, le Président de la Chambre de commerce39 et diverses notabilités de la ville, pour examiner l’avant-projet du plan d’aménagement régional […] Dès que les grandes lignes du projet régional auront été précisées, il sera possible d’entamer la procédure d’approbation du plan de reconstruction de la ville »40.

24Ce premier cercle laissa filtrer fort peu d’informations, sachant conforter sa situation de pouvoir par l’utilisation habile d’une confidentialité partagée. Lors de la séance du Conseil municipal du 7 décembre 1945, un conseiller souligna cette tendance à la rétention d’informations, qui contribua peut-être à donner l’impression d’un plan imposé par une administration indifférente :

« Il y a deux mois environ, le Conseil se réunissait afin de donner une approbation de principe au projet de M. Mathon sur la reconstruction de Brest. Nous pouvions penser à cette époque que, faisant suite à notre réunion, le plan du futur Brest, dont nous ne connaissons d’ailleurs que les grandes lignes, aurait rapidement été mis en communication à la population brestoise »41.

25Le maire, Jules Lullien, répliqua qu’il était impossible de divulguer le plan avant qu’il ait franchi tous les échelons de validation. Les lecteurs du Télégramme purent, dans le numéro des 22 et 23 juin 1946, découvrir la photographie d’une maquette du futur centre-ville, destinée à une exposition organisée à New York pour vanter les réalisations de la reconstruction française. Mais le public ne put réellement découvrir l’ensemble du plan – topographie et prescriptions écrites – qu’à l’occasion de la première enquête d’utilité publique qui fut ouverte du 29 juillet au 22 août 1946. Ces dates n’étaient pas particulièrement tardives, et ne mettaient pas Brest en retard par rapport aux autres villes dont le PRA avait été préparé pendant la guerre : Lorient (enquête ouverte en juillet 1946), Dunkerque (avril 1947), Le Havre (enquête partielle en août 1946), ou Saint-Nazaire (décembre 1947). Ce délai de plus d’un an entre la conception du plan et sa mise à enquête incombe aux nombreuses étapes d’examen administratif et non à l’urbaniste qui, on l’a dit, était prêt dès le début de 1945.

Le « plan Mathon »

26Le PRA comporte en fait trois volets, à la fois distincts et étroitement solidaires : les plans écrits consacrés à la commune de Brest et au groupement d’urbanisme, tous deux composés d’une notice descriptive et justificative. Il s’agit d’un exposé des motifs suivi d’une série de prescriptions concernant le zonage, la voirie, les servitudes, etc. Le troisième volet est graphique, présentant les voies nouvelles et les nouveaux îlots à reconstruire. Lors d’une réunion extraordinaire du Conseil municipal, tenue le 5 janvier 1946 en présence de Jean-Baptiste Mathon, de Joseph Marrast et de Robert Auzelle42, plusieurs conseillers se plaignirent de n’avoir jusque-là eu accès qu’au plan du Groupement d’urbanisme ; or celui-ci ne fait que démarquer celui du nouveau Brest, donnant simplement davantage de détails sur les zones rurales. Joseph Marrast leur répondit en soulignant qu’au demeurant il s’agissait d’un « plan omnibus »43. Ce n’était pas tout à fait faux : on a vu que, pour avoir une chance d’être pris en considération, un PRA devait correspondre à une grille très précise établie par le CNU. Jean-Baptiste Mathon semble bien avoir adapté un modèle préexistant : l’article 12/2 du chapitre 12 prévoit même des dérogations aux règles de hauteur pour les beffrois, mieux connus dans le Nord qu’en Bretagne…44

27Quoique sceptique quant aux possibilités d’une industrialisation civile de Brest, qu’il voyait « tout à son rôle d’Arsenal et de port de guerre »45, Jean-Baptiste Mathon prévoyait une extension rapide de l’agglomération : de 120 000 habitants avant la guerre, il la voyait atteindre en quelques années 200 000 habitants. C’est en fonction de cette prévision qu’il agençait un nouveau zonage et un nouveau système de communications. L’agglomération serait divisée en cinq types de zones : zone d’habitation en ordre continu, en ordre discontinu, zone industrielle, zone non-aedificandi, zone de protection des sites et paysages, selon la notice descriptive ; en quatre types selon le projet d’aménagement : zone d’habitation en ordre continu, discontinu, zone industrielle, zone rurale. Quelques allusions à une congruence entre ce zonage en quelque sorte technique et un zonage social percent ici et là : « le développement et l’extension de l’Arsenal le long de la Rade, en direction du Goulet, obligera certainement une grosse partie de la population ouvrière à chercher un logement à proximité des futures installations de la Marine ou dans les quartiers de compensation »46. La dédensification de l’ancien intra-muros vidait ses arrière-cours dans les immeubles à bâtir sur les terrains dits de compensation. « Ceux-ci, au nombre de six, ont été recherchés au Guelmeur, au Petit-Paris47, au petit-Kerinou, à Lanrédec, à Quéliverzan et à Lanyldy » (photographies 7 et 8). Les terrains de Lanrédec ne sont pas pour les ouvriers : « une parcelle d’une superficie de 60 000 m², située à Lanrédec, est réservée au logement de sous-officiers logés en pavillons avec jardins »48. Enfin, Mathon voyait volontiers les retraités, qui n’avaient plus besoin d’habiter à proximité des lieux de travail, s’installer plutôt à Lambézellec. L’ancien intra-muros était, sur la rive droite, destiné à un habitat mixte de marins et de travailleurs de l’Arsenal ; sur la rive gauche, il devenait l’apanage des plus fortunés.

28Ce zonage social était inscrit dans la réglementation concernant la dimension minimum des parcelles : au moins 100 m² au sol et 7 mètres en façade pour pouvoir reconstruire un immeuble dans la zone d’habitation en ordre continu49 ; au moins 500 m² et 18,5 mètres linéaires de façade dans la zone d’habitat discontinu, sauf en cas de mitoyenneté (dans ce cas, entre 250 et 370 m²)50. Il suffit de se promener dans les quartiers de la « zone d’habitat discontinu » pour constater la fréquence des mitoyennetés, et l’efficacité de cette directive.

29La nouvelle voirie porte au moins autant la marque de l’ingénieur Maurice Piquemal que celle de l’urbaniste en chef. Cinq franchissements de ravins et le comblement d’un vallon sont au programme.

« Afin de faciliter les relations entre les deux parties de la Ville, situées de part et d’autre de la Penfeld, il est prévu deux ponts principaux, l’un mobile, le Pont national […] l’autre, le pont fixe de l’Harteloire (opération essentielle du projet) […] Ce pont, relié à des voies aboutissant place de la Liberté permettrait, en outre […] de recevoir toutes les canalisations de gaz et d’électricité qui doivent franchir la rivière […] Un troisième pont, d’une importance moindre et situé plus en amont de la Penfeld, permettrait de relier les quartiers Nord-Ouest à Saint-Pierre. Une seconde opération importante du projet pourra être réalisée grâce au comblement des bas quartiers de la rue Pasteur […] Des tracés d’une importance moindre, mais cependant essentiels, sont portés au plan : le prolongement du boulevard Gambetta et le franchissement par un ouvrage du ravin de la rue du Gaz […] La construction d’un ouvrage important prévu place Aristide Briand est également indispensable à la mise en valeur du quartier du Bouguen »51.

30Tous ces ouvrages d’art furent finalement réalisés, les deux derniers très tardivement, mais toujours sous la supervision de Maurice Piquemal.

31Quant au choix d’un plan orthogonal systématique pour les quartiers reconstruits, il ne suscita guère de réactions dans l’immédiat. Il ne constituait guère que le développement du plan des quartiers Sud-est bâtis au xviii^e siècle autour de la « Place du Champ de Bataille » (planche IV, page 135).

32Ce choix permit à Jean-Baptiste Mathon de travailler très vite : dès le mois de février 1945, l’urbaniste en chef était en mesure de présenter un plan des îlots et de la voirie nouvelle des quartiers centraux52 qui ne variera plus que marginalement en fonction des négociations. Il ne choquait pas outre mesure : des réseaux de rues à programmes avaient déjà été aménagés dans « l’Annexion », notamment autour du massif îlot des HBM de Kerigonan et du quartier adjacent construit à la faveur de la loi Loucheur. Ces plans étaient plutôt de type radioconcentriques, mais avaient habitué les esprits à l’idée de programmation urbaine. Enfin, l’adoption de plans orthogonaux dans le cadre de la reconstruction était tout simplement dans l’air du temps.

33Un exemple frappant en est donné par le cas d’une ville située aux antipodes de la situation brestoise, Freiburg-in-Brisgau (Fribourg), dans le Land de Bade en Allemagne (sud de la Forêt Noire). Ravagée par les bombardements alliés et totalement sinistrée dans la nuit du 27 novembre 1944, Fribourg fut incluse dans la zone d’occupation française, mais fut reconstruite selon la législation spécifique au Land, la Badische Aufbaugesetzt (loi badoise sur la construction) votée le 25 novembre 194953. Freiburg se distinguait radicalement de Brest sur au moins deux points. D’une part son passé, mi-princier mi-bourgeois, avait doté la ville d’un centre ancien riche en monuments médiévaux et baroques, objets et expressions d’un vieux patriotisme urbain. La reconstitution du vieux noyau à l’identique fut la seule solution envisagée. Mais il fallut également tenir compte des besoins futurs de la circulation, et des quartiers moins ornementaux. D’autre part, la procédure suivie dans la République fédérale était bien éloignée du centralisme français. « En Allemagne de l’Ouest, la reconstruction était extrêmement décentralisée, reflétant la nature du pays même. Non seulement le rôle fédéral était minime, mais même celui que les états, les Länder, ont joué était assez limité. Ceci est confirmé par l’absence de loi nationale sur la reconstruction »54. Contrairement donc à ce qui se passait en France, la ville elle-même maîtrisait sa reconstruction : « Comme, selon la loi du Pays de Bade sur la construction une commune pouvait être l’autorité administrative de mise en œuvre [de la reconstruction], la ville de Freiburg fut autorisée à devenir un tel service administratif par le Ministère de l’intérieur du Land, les 12 et 13 mai 1950 »55. La municipalité choisit, pour procéder à l’élaboration du plan de reconstruction, « 6 citoyens bénévoles, 3 urbanistes (Städteplaner), 3 géomètres, le président et son suppléant »56. Ce comité travailla dans un état d’esprit identique à celui des urbanistes français. La destruction de la ville fut considérée comme « une chance de planifier la reconstruction de Freiburg de façon à ce que d’une part le caractère historique de la vieille ville soit préservé et à ce que d’autre part les besoins d’une ville moderne, surtout en matière de communications, soient pris en considération »57. Ainsi un groupe mi-partie citoyen, mi-partie technique mais dans son ensemble soumis directement à la pression des élus et de l’opinion locale en vint à choisir des solutions qui étaient tout autant dans « l’air du temps » que celles choisies à Brest.

Planche IV. Plan de Brest en 1777

34Le quartier Nord fut entièrement dessiné selon un plan orthogonal. De plus, contrairement aux apparences, le centre ancien ne fut pas épargné par le remaniement : « Il était nécessaire de modifier de nombreuses parcelles du point de vue de leur emplacement, de leur forme et de leur taille […]. Ce plan de construction comportait pour l’essentiel l’élargissement de diverses rues et l’ouverture de deux rues nouvelles à l’Est et à l’Ouest de la Kaiser-Joseph Strasse »58. Effectivement, sur les plans à plus grande échelle du vieux centre, on voit nettement le travail d’élargissement des rues et de lissage des parcelles, largement dédensifiées, aérées (une cour commune, Gemeinschafthof, est créée dans l’îlot central) et majoritairement redessinées selon un format subrectangulaire : de même que le plus moderne des bétons se dissimule sous les enduits enluminés des pignons crénelés et des colonnades médiévales, le confort moderne et une chirurgie foncière d’ampleur se dissimulent derrière un plan viaire qui mime le désordre ancien (planche V, page suivante).

35Rien d’étonnant à ce que, travaillant sur un terrain moins chargé d’esprit baroque mais tenu de satisfaire aux préférences du CNU, Jean-Baptiste Mathon ait immédiatement choisi un découpage qui inspirait jusqu’à des reconstructions plus traditionnelles. Le plan orthogonal permettait de travailler vite, de faciliter la circulation future, et symbolisait depuis Vauban les valeurs de rigueur et de discipline attachées au service de l’État. Mais, pour adéquat qu’il pût paraître, ce type de plan avait contre lui sa banalité. L’architecte-urbaniste devait éprouver un sentiment de frustration : c’est seulement dans la dernière partie de son descriptif, édictant des « règles d’ordre esthétique » (Titre 3) que l’homme laisse paraître quelque chose de ses goûts personnels. Cette partie est d’ailleurs, avec l’introduction, la seule où Jean-Baptiste Mathon mentionne le nom de Brest et localise explicitement les contraintes architecturales qu’il envisage.

Planche V. Plan de remembrement de Freiburg-in-Brisgau

36Cette partie est faite d’abord d’interdictions qui dessinent en creux les futures façades. L’urbaniste-architecte veut obtenir une sobre harmonie : « Les matériaux de remplissage, notamment les briques creuses et les agglomérés, ne pourront rester apparents sur les parements extérieurs des murs59. […] Sont interdites toutes les imitations de matériaux, naturelles, fausses pierres […] Les enduits des façades seront de tonalité claire ; il en sera de même des badigeons »60. Puis Jean-Baptiste Mathon définit en positif ce que seront les façades monumentales de l’hyper-centre, dont il se réservera la conception :

« Tous les immeubles à édifier en bordure de la Place de la Liberté avec retour sur les voies aboutissantes à cette place obéiront à une discipline spéciale d’architecture […] Les immeubles à édifier rue de Siam, au droit de l’ancienne Préfecture maritime, ceux leur faisant face ainsi que ceux à édifier aux angles des rues de Siam et d’Algésiras et des rues de Siam et Colbert seront soumis aux mêmes disciplines »61.

37Alors que dans ses projets de voirie et de zonage Jean-Baptiste Mathon ne faisait que reprendre en les amplifiant considérablement les idées de Georges Milineau et les conseils éclairés de Maurice Piquemal, c’est sur la conception architecturale des nouveaux quartiers qu’il voulait laisser sa marque. On sait que sa grammaire personnelle était celle du néo-classicisme et du monumentalisme. Lors de la séance du 5 janvier 1946, Joseph Marrast l’expliqua aux conseillers municipaux : « J’ai dit tout à l’heure à M. Mathon que pour l’examen par la Commission de Paris il faudrait une perspective62 de ces aspects monumentaux qui pourraient former un cadre analogue à la succession de places de Nancy »63. Cette grammaire personnelle, Jean-Baptiste Mathon voulait la mettre au service des trois idées qu’il se faisait de Brest : une ville au service de l’État, une ville ouverte sur la mer, une ville respectueuse de son passé.

38— Une ville au service de l’État : chaque service public devait avoir son monument : Trésorerie générale, Tribunal, Sous-préfecture, Hôtel des postes, Hôtel de police, plus tard Hôtel de ville, Banque de France… sont autant de palais civiques qui ponctuent le paysage urbain. Certains de ces édifices furent, sur le papier, plusieurs fois déplacés d’un bout à l’autre de l’ancien intra-muros, qu’il n’était pas question de leur faire quitter, comme si seul ce quartier pouvait les anoblir. Mais subsista toujours une perspective forte, perpendiculaire à la rue de Siam, fermée à ses deux extrémités par la Trésorerie générale et la Banque de France. L’axe principal relie l’Hôtel de ville, construit tardivement mais déjà programmé comme un palais précédé de jardins à la française, aux installations du port militaire. La mise en scène des pouvoirs tutélaires est aussi une mise en valeur de la maritimité de la ville.

39— Une ville ouverte sur la mer : Jean-Baptiste Mathon consacra trois lieux à cette ouverture. D’abord, évidemment, la rue de Siam devenue avenue maritime largement ouverte sur la rade. Puis, perpendiculairement à la nouvelle rue de Siam, une série de rues élargies à 12 mètres (soit la largeur que Georges Milineau avait envisagé de donner à la rue de Siam !), débouchant sur le Cours Dajot et son panorama. Enfin, une zone de protection du paysage aux environs de la gare, de façon à garantir par la limitation de la hauteur des bâtiments construits sur la pente menant au port de commerce, une autre vue panoramique sur la rade. D’autre part, Jean-Baptiste Mathon était très sensible au paradoxe que constituait pour les Brestois l’éloignement des grèves ouvertes au public. Il y revient souvent, égratignant la Marine nationale au passage, comme dans la notice descriptive du Plan d’aménagement du Groupement d’urbanisme : « C’est beaucoup plus la mer que la campagne qui est recherchée. Les Brestois marquent une préférence très marquée pour les grèves et les plages. Celles-ci, très fréquentées, sont rejointes par tous les moyens, à de grandes distances. Aussi est-il regrettable de constater que l’accès immédiat du rivage est rendu impossible par les extensions successives de l’Arsenal vers l’Ouest »64.

40— Une ville respectueuse de son passé : contrairement à sa légende noire, Jean-Baptiste Mathon n’était pas l’homme de la table rase. Il voulait moderniser les infrastructures, adapter la voirie aux besoins futurs, et se montrait intransigeant sur le sujet de l’arasement des remparts dont le sort lui paraissait avoir été scellé par l’approbation du PAEE en 1939. C’est à ce propos qu’il prononça des phrases assassines qui l’ont fait paraître sous les dehors d’un ennemi acharné des vieilles pierres et de leurs défenseurs :

« Sans attendre l’approbation du plan, ce qui risquait de retarder la reconstruction65, de grandes opérations qui s’imposaient et sur lesquelles tous les services étaient d’accord, furent entreprises : d’abord l’arasement des fortifications, ce grand corset de remparts qui avait été en partie bouleversé par les bombes et qu’il aurait été impossible de conserver, malgré le désir de quelques habitants attachés au pittoresque de leur ancienne ville et qui pensent encore retrouver un jour dans les mêmes pierres, à la même place, leurs habitudes et leurs souvenirs, ce qui malheureusement ne peut être qu’une illusion »66.

41Dans cette phrase souvent citée, il semble que, contrairement aux apparences, l’adverbe « malheureusement » soit à prendre au sérieux et non l’expression d’un quelconque mépris. Jean-Baptiste Mathon condamnait l’ancien en tant que cadre de vie présent, il en exécrait l’anti-hygiénisme et les venelles tortes, mais était tout à fait favorable à sa mise en scène pittoresque, pour peu qu’elle n’empêchât pas une voiture de se garer. Ainsi souhaitait-il, comme avant lui Georges Milineau, réimplanter dans le nouveau bâti des traces de la ville disparue. Dans une interview donnée au Télégramme en 1946, quelques jours avant la réunion du Conseil municipal du 5 janvier, il détailla l’aménagement dont il rêvait pour ce qui deviendra le square Commandant l’Herminier, sur l’axe administratif perpendiculaire à la rue de Siam :

« Une autre place sera reconstituée, avec les bâtiments qui datent de Colbert et qui se trouvaient dans l’Arsenal, au bord de la Penfeld. Ces façades, d’une très belle ordonnance composée d’un rez-de-chaussée, d’un étage noble et d’un attique, intactes quoique brûlées, étaient destinées à disparaître. Les ingénieurs de la Marine avaient l’intention de les faire sauter à la dynamite. Lorsque je leur proposais de les démonter pour les utiliser à cet endroit, ils s’aperçurent seulement de l’intérêt qu’elles pouvaient présenter et m’offrirent de les partager. Je leur représentai que l’intérêt était justement qu’elles formassent un ensemble. Ils se rangèrent à mon avis et j’ai pu les faire mettre en lieu sûr en attendant de les utiliser »67.

42Raoul Dautry avait été séduit par le projet, pour des raisons qui tenaient à la fois à ses goûts esthétiques et à sa prédilection pour l’équilibre budgétaire :

« Ainsi, M. Mathon a mis sur pied un programme de construction immédiate de 1200 immeubles68, ce qui est de conception parfaite, mais il a omis que manquaient les matériaux nécessaires pour entreprendre ce travail… En revanche, son idée est excellente de reprendre les façades anciennes de l’Arsenal et de les utiliser autour d’une place de la ville pour en faire un ensemble architectural. Sans doute, la Marine militaire a-t-elle le droit de les revendiquer pour les replacer sur les bâtiments de l’Arsenal à reconstruire, mais elle tiendra certainement plutôt à s’orienter vers des constructions plus modernes. Une négociation bien menée de M. Mathon et de la municipalité auprès de la Marine doit permettre de réussir et de créer une belle place à la Vauban dans la cité »69.

43La négociation fut sans doute plus dure que le ministre ne l’avait espéré, et l’urbaniste dut déchanter. Il est vrai que, de son propre aveu, Maurice Piquemal avait déjà décidé d’utiliser les vestiges du bagne dans la construction du mur de soutènement du boulevard Thiers : « Plus tard, une opération analogue [au dérasement des fortifications] entreprise dans le quartier de l’ancien bagne, sur les ruines des bâtiments construits au xviii^e siècle pour assurer le logement des galériens, a permis la création du boulevard en bordure de la Penfeld et la liaison avec les abords du pont de l’Harteloire »70.

44Restaient, toujours de la main de Choquet de Lindu, des bâtiments intéressants. Une carte postale les montre encore debout alors que le mur de soutènement est achevé (photographie 9). Les ingénieurs de la Marine ne tinrent manifestement pas ce que Jean-Baptiste Mathon considérait comme des promesses. La Direction des travaux du port travaillait dans une totale opacité, et les pierres anciennes, que l’on avait semble-t-il eu le temps de numéroter, disparurent sans laisser de trace.

45Tous les conflits à venir étaient en germe non pas dans les aspects standard du plan, ni dans une architecture monumentale surdimensionnée par rapport à ce qu’était la ville d’avant-guerre, qui flattait plutôt le patriotisme local et suscitait des envies chez les habitants des baraques, mais dans les dispositions concernant la voirie, la définition des îlots, l’ouverture sur la mer, les rapports avec la Marine. Encore fallait-il, pour regimber et savoir négocier, un temps d’apprentissage des règles du jeu. Les premiers contacts entre les responsables du MRU et la municipalité donnent l’impression d’une charge à la hussarde, qui pourrait accréditer la légende d’un plan autoritaire, imposé dans son intégralité par l’État et par un urbaniste en chef étranger à tout esprit de discussion.

Des élus désarçonnés

46Après une étape de discussions avec les différents services publics, qui dura près d’un an, le projet de PRA devait être approuvé par le Conseil municipal avant d’être examiné par le Comité technique du CNU puis d’être soumis à enquête et à nouveau présenté au Conseil municipal avant qu’un arrêté ministériel le valide enfin. Ce dernier ne fut signé que le 14 avril 1948. Le délai ne s’explique pas seulement par les nombreuses navettes nécessitées par l’abondance des modifications apportées au plan primitif, au prix de l’ouverture de nouvelles enquêtes d’utilité publiques. Les services centraux étaient en effet débordés : « Les plans défilaient devant le CNU, sous la conduite de l’urbaniste en chef William Palanchon, à la cadence de 8 à 10 par semaine »71.

47Le 5 janvier 1946, le Conseil municipal eut manifestement des difficultés à maîtriser la situation.

48Les personnalités parisiennes ont déjà été présentées. Il faut y ajouter le Délégué départemental du MRU, M. Leport, et le Délégué départemental adjoint, Maurice Piquemal. Les Conseillers municipaux, qui ont déjà eu connaissance du plan du Groupement d’urbanisme, ont pour la première fois entre les mains le projet de PRA pour Brest. Un plan comportant déjà des papillons de retombes, mais collés et donc déjà intégrés, est affiché72. La réunion commence, en l’absence du maire Jules Lullien73, par un malentendu : les Conseillers municipaux sont persuadés de participer à une réunion d’information, alors qu’ils vont devoir se prononcer sur un texte qu’ils découvrent. Avec un art consommé de la conduite de réunion, Joseph Marrast va les bousculer, usant du sentiment général d’urgence, allant jusqu’à la flatterie : « Vous avez hâte d’aboutir ; les Brestois sont les premiers à entrer dans la voie des réalisations, mais il faut tout d’abord que le plan soit pris en considération par le ministre »74. Point avare de contradictions, il affirme dans une autre partie de la réunion que ce plan a déjà été « soumis au Havre, à Rouen ; qu’il a déjà assisté à de nombreux débats de ce genre ». Joseph Marrast joue avec habileté de l’hostilité latente des civils brestois envers la Marine et les services centraux de son propre ministère, qu’il accuse de lenteur. Il propose lui-même des amendements au texte – réduction de l’emprise des services publics notamment – à voter en annexe, ce qui constituait le meilleur moyen de s’assurer que le texte amendé serait accepté.

49Joseph Marrast passe alors la parole à Robert Auzelle, qui lit l’intégralité du texte, sans s’interrompre une seule fois. Les conseillers ne pensent pas à prendre des notes, persuadés de recevoir une copie à l’issue de la séance et de n’avoir à voter qu’après l’avoir lue à tête reposée. Robert Auzelle termine sa lecture. Joseph Marrast demande s’il y a des observations. Les conseillers sont abasourdis. Il y aura ce jour-là une seule intervention sur le fond, celle de Joseph Stéphan75 qui déclare : « Il me semble que l’on n’a pas du tout suivi ce qui avait été dit à la précédente réunion, sur la couleur des tuiles rouges. [sic] Il avait été prévu que chaque conseiller municipal aurait eu le texte pour l’étudier longtemps à l’avance. Même disposant d’une bonne mémoire, je ne crois pas que quiconque d’entre nous puisse donner son accord à la suite de cette lecture »76. Jean-Baptiste Mathon n’est pas bavard : il intervient une seule fois à propos de l’emprise d’une caserne. Les élus apprennent encore que le maire aurait reçu un exemplaire du texte, qu’il n’aurait donc pas voulu divulguer77, et que la pénurie de papier ne permettait pas de toute façon d’en distribuer un exemplaire à chacun. Maurice Piquemal, peut-être gêné par la tournure que prend la réunion, rappelle aux élus qu’ils peuvent reporter à plus tard leur délibération. Joseph Marrast reprend alors l’argument de l’urgence, pimenté d’un rien de chantage : si la prise en considération est votée ce jour, le plan sera examiné par la Commission départementale de la reconstruction dans la semaine78, et « je pourrai le présenter à Paris à la date prévue par avance, le 18 janvier79. S’il ne passe pas le 18, je ne sais quand il pourra le faire, car le Comité national a un ordre du jour particulièrement chargé »80. La demande de prise en considération fut votée à l’unanimité. D’un instant de malaise allait naître de la durée.

50La volonté de manipulation est, de la part de Joseph Marrast, évidente. Mais il semble bien qu’il aurait pu procéder de façon plus détendue. Les élus avaient tout de même, par le biais du Plan du Groupement d’urbanisme, connaissance des grandes lignes du PRA. Les traits qui seront les plus marquants pour l’avenir de la géographie sociale de la ville – parcelles de 100 m² et 500 m², signes évidents d’une volonté de dédensification, donc de déplacement d’une partie de la population – étaient suffisamment clairs pour que, même à première audition, ils soient remarqués, de même que l’insistance sur les contraintes esthétiques et le projet d’architecture ordonnancée du centre ville. Il semble bien que, au-delà du sentiment de l’urgence bien légitime chez des élus responsables du sort de leurs mandants, le plan ait été accepté en connaissance de cause. La hâte d’effacer l’image de la ville défunte, le goût d’un modernisme modéré présent dans tous les écrits de l’époque suffisent à expliquer l’assentiment apporté par le Conseil municipal au projet de PRA. Il n’en demeure pas moins que les élus ont manifesté un manque d’expérience, un déficit d’habitus, qu’ils vont peu à peu, à l’instar des propriétaires qu’ils étaient d’ailleurs aussi pour nombre d’entre eux, apprendre à combler. Ils devinrent progressivement capables d’aménager le plan, qui ne fut jamais contesté au fond. Au contraire, la Délégation spéciale mise en place en octobre 1944 puis la municipalité issue des élections de mai 1945 ne cessa de réclamer l’accélération de la procédure, à commencer par celle des démolitions.

Détruire, dirent-ils

51Il a été souvent reproché à la « Reconstruction » d’avoir démoli plus que de raison. À Brest, le PCF notamment estimait comme au niveau national qu’il était possible de réparer plus que la dizaine d’immeubles qui furent finalement préservés, et que cela aurait permis de reloger plus rapidement les sinistrés. Quand François Billoux succéda à Raoul Dautry à la tête du MRU, de janvier à novembre 1946, il défendit bien sûr cette option ; mais la plupart des opérations de déblaiement avaient créé une situation irréversible. La majorité des membres de la Délégation spéciale était d’avis que les immeubles incendiés étaient dangereux, et qu’il fallait aller de l’avant. La séance du 31 mars 1945 donne des exemples intéressants de ce point de vue.

52Le procès-verbal de cette réunion a curieusement disparu du recueil imprimé des délibérations de la Délégation spéciale, alors qu’il est présent dans le registre manuscrit81. Le reste du recueil imprimé est pourtant fidèle aux minutes manuscrites. Un hiatus semble d’ailleurs s’être produit à ce moment dans le calendrier municipal : le 2 mars, Jules Lullien annonce une réunion à Paris avec Raoul Dautry. Une réunion publique de compte rendu est fixée au 14. En fait, aucune réunion n’apparaît sur le registre manuscrit avant celle du 31, et celle-ci n’est pas publique. Jules Lullien et André Le Roy82 semblent rentrer tout juste de Paris. Tous deux, mais particulièrement André Le Roy, insistent sur la nécessité vitale d’une accélération des déblaiements. André Le Roy fait valoir le risque d’un oubli pur et simple de la ville par Paris : « À Paris, on ignorait que Brest revivait. J’en ai la confirmation sur un document qui n’a pas paru dans un journal mais que je reçois de mes organisations. Je vous en donne lecture : ce port a été entièrement détruit. Les installations sont anéanties »83. Il reproche aux Ponts et Chaussées, responsables des déblaiements avec deux entreprises rescapées de leur collaboration avérée à la construction du mur de l’Atlantique, Campenon-Bernard et Sainrapt-et-Brice84, d’agir trop lentement : « Il faut faire le nécessaire pour obliger les Ponts et Chaussées à voir plus loin. Des initiatives privées se sont occupées de la question. Elles demandent qu’on prévoie le travail. Or on ne semble pas disposés à les faire travailler »85. Toujours à propos des déblaiements, Jules Lullien, qui vient de participer à l’occasion de son voyage à Paris à un congrès de 600 maires de communes sinistrées et a dû sentir le vent de la concurrence, enchérit : « Qu’adviendra-t-il à ce sujet ? Demandera-t-on à l’État de l’effectuer ou devrons-nous le faire nous-même ? »86.

53Au demeurant, la conscience de l’irrémédiable semble s’être emparée des esprits. Le 3 août 1945, des conseillers de la nouvelle municipalité élue traitent sans émotion superflue du dépavage des rues condamnées par les remblaiements prévus - ce qui indique d’ailleurs que, bien avant la réunion du 5 janvier 1946, l’essentiel du plan était connu :

« À la suite de l’enlèvement des pavés de la rue Louis-Pasteur et du bas de la rue Jean-Macé, de la prochaine disparition des rues telles que nous les avons connues, la circulation des piétons se rendant à Recouvrance ou en revenant se fait de plus en plus par l’escalier neuf, au bas de la rue Louis-Pasteur. Or, cet escalier est en très mauvais état et, afin d’éviter des accidents, une réparation provisoire est nécessaire »87.

54Le 21 septembre 1945 – un an après la libération de Brest – Joseph Stéphan propose d’utiliser les pavés récupérés pour combler les vides laissés par l’enlèvement des rails du tramway, rue Jean-Jaurès. L’enlèvement des rails avait été demandé par la municipalité, alors que la Délégation départementale du MRU le jugeait prématuré.

55Un certain nombre d’édiles cherche même à devancer le démarrage de la reconstruction en organisant une planification locale des travaux sans attendre la mise en œuvre du PRA. Cette tentative est certes motivée par l’afflux inattendu de réfugiés qui, indifférents aux conditions désastreuses qu’ils vont y trouver, regagnent en masse leur ville. Lors de la séance d’installation de la Délégation spéciale, le 24 octobre 1944, Victor Le Gorgeu, ancien maire de Brest, devenu Commissaire de la République à Rennes, faisait de ce flux de réfugiés une description saisissante : « Vous penserez à tous ces gens, réfugiés, sinistrés, qui ont tout perdu, mobilier, vêtements, et qui n’ont tous qu’une idée : revenir à Brest. On en rencontre chaque jour, sur les routes, avec leur baluchon, des mamans mêmes, avec de jeunes enfants, qui feraient mieux de se replier sur les lieux plus confortables prévus pour les recevoir ». Peine perdue : on attendait 4 000 enfants à l’arbre de Noël de la Libération, en décembre 1945 ; il en vient 5136. Le 7 décembre 1945, Jules Lullien évoque le problème du lycée : on avait prévu 200 élèves, ils sont 750. Il faudra faire venir de nouveaux professeurs, de préférence célibataires ou sans enfants. Jules Lullien épingle le Censeur du lycée, qui est venu à Brest avec armes, bagages, une épouse, cinq enfants, un beau-père, une belle-mère, et sa bonne. Face à l’afflux de population, c’est encore la Délégation départementale qui est accusée de ne pas vouloir tourner assez vite la page du passé : « La Reconstruction nous reprochait de voir trop grand et de demander des locaux qui seraient en surnombre, mais la population augmente de jour en jour, et les arrivées d’enfants ont dépassé toutes les prévisions »88.

56L’urgence fait oublier les regrets, mais ne constitue pas le seul enjeu de la tentative d’élaboration du PRA. Des pans de pouvoir local sont à prendre dans une ville bouleversée. En ce domaine, l’initiative revient au Comité local de Libération, dit aussi Comité de résistance. Cette initiative est évoquée pour la première fois devant la Délégation spéciale par André Le Roy alors qu’il est encore militant du PCF, le 27 janvier 1945. Le Roy annonce que le Comité de Libération a organisé une première réunion de travail avec des « ingénieurs, architectes, entrepreneurs, afin d’étudier les possibilités d’apport de matériel à Brest. Ils sont d’avis de réaliser un plan, d’abord des locaux d’habitation et, aussi, de certains travaux indispensables. Ce plan sera déjà quelque chose. […] Nous pensons qu’il ne faut pas attendre pour commencer l’exécution de vastes travaux »89.

57Le responsable technique de cette opération serait Ernest Germain, Secrétaire général du « Comité de résistance », Vice-président du Comité d’épuration, membre de la Délégation spéciale et ingénieur90. Sans être membre du PCF, il semble à ce moment être proche d’André Le Roy. Ernest Germain propose et obtient la création d’une Commission de la reconstruction qui fusionnerait avec celle des travaux, « parce qu’il ne faut pas attendre une décision gouvernementale avant de commencer quelque chose ». L’architecte Gaston Chabal, qui avait participé à la résistance brestoise, accepte d’en prendre la présidence. Mais la multiplication de lieux de pouvoirs entraîne rapidement des conflits. Accompagnant Jules Lullien à Paris en février 1945, Ernest Germain hante les ministères avec beaucoup d’indépendance. Il dépose au MRU un exposé très précis de son projet de reconstruction des infrastructures économiques, allant jusqu’à préciser les quantités de matériaux nécessaires, le nombre de grues et de hangars de stockage. Il présente de nouveau l’idée de la création d’un « organisme civil composé de membres pris dans le milieu compétent – entrepreneurs, transitaires, ingénieurs, armateurs, etc. Cet organisme […] serait contrôlé dans ses actes et administration : 1) par le service municipal de la Ville, 2) par la Chambre de commerce, 3) par l’organisme d’État nommé par le Ministre »91. On voit que l’enjeu n’était pas seulement dans les délais. Ernest Germain s’appuie sur les secteurs qui souhaiteraient un contrôle local de la reconstruction, l’État se trouvant relégué à un rôle de lointain superviseur. On a là un lointain écho de la frustration qu’ont ressentie les Comités de Libération devant la rapide reconstruction administrative, entrelacé de façon originale avec les intérêts des milieux d’affaires locaux, dont Germain disait par ailleurs : « Il n’en est pas un qui n’ait travaillé pour les Allemands. J’ai même établi contre eux des dossiers que je dois remettre au Ministre »92. Ernest Germain profita encore de son voyage à Paris pour promouvoir un projet qui lui tenait à cœur : l’aménagement de la rade en une gigantesque base d’hydraviation à vocation transocéanique.

58À son retour à Brest, Ernest Germain commet une indéniable erreur : dans son impatience, il provoque, sans en prévenir Jules Lullien mais au nom de la Délégation spéciale de laquelle il ne détenait aucun mandat et du « Comité de résistance », une nouvelle réunion de professionnels. Celle-ci se distingue de la première par son caractère semi-officiel, et surtout par le fait qu’elle aborde la question sensible des marchés publics. Jules Lullien ne pouvait rester inerte : la séance du 2 mars de la Délégation spéciale est marquée par une altercation entre les deux hommes. Pour couper l’herbe sous le pied d’Ernest Germain, Jules Lullien convoque une « réunion de techniciens » sous l’autorité de la Délégation, ce qui n’a plus rien à voir avec l’organisme autonome envisagé, dont on n’entendra plus parler.

59Cet épisode révéla des tensions, toutes organisées autour d’une préoccupation commune, la transformation la plus rapide possible d’une ville qu’il n’était plus temps de pleurer. La tentation d’une reconstruction contrôlée localement recouvrait certes des visées politiques et des ambitions personnelles ; mais elle dénotait aussi une ignorance des règles du jeu que Jules Lullien, qui multipliait les réunions avec la Délégation départementale et les voyages à Paris, sans toujours en faire un compte rendu détaillé à son entourage, était alors le seul à connaître vraiment. Il savait, lui, que seul le respect de la procédure permettrait à Brest de bénéficier de l’aide financière de l’État. Il finit par faire prévaloir son point de vue. À partir de la réunion du 5 janvier 1946, il fut entendu qu’il était inutile de rejeter l’ensemble du plan, mais possible et nécessaire de le négocier à la marge. L’occasion en fut donnée par l’ouverture de l’étape suivante : l’enquête d’utilité publique et le retour du plan devant le Conseil municipal.

L’apprentissage des règles de la contestation : la première enquête d’utilité publique sur la reconstruction

60Il y eut au moins cinq enquêtes d’ampleur avant 1955. À cette date, Jean-Baptiste Mathon fut remplacé par Hervé Péron. La première enquête fut ouverte le 28 juillet 1946. Pierre Le Morvan, ingénieur en chef honoraire du service vicinal, fut nommé Commissaire-enquêteur. Les documents furent exposés à la mairie jusqu’au 22 août ; les observations furent recueillies du 19 au 24 août. Le public pouvait examiner cinq plans accrochés aux murs. Ces plans de grand format comportaient dans leur coin inférieur droit une rose des vents qui fit, on le verra, beaucoup jaser93. En outre les diverses notices descriptives et justificatives étaient disponibles. Pierre Le Morvan recensa 95 déclarations ou pétitions, ces dernières augmentant considérablement le nombre des propriétaires qui se sentirent concernés : 200 propriétaires de la rive droite signèrent une pétition protestant contre l’extension de l’emprise de la Marine. Néanmoins la somme des réactions est très loin de correspondre aux quelque 2 500 propriétaires sinistrés. Il est vrai que la période estivale se prêtait peut-être mal à une opération de ce genre, et que par ailleurs de nombreux sinistrés restaient réfugiés à l’extérieur. Les seules observations rédigées par des propriétaires habitant à l’extérieur vinrent de Paris : « Lors d’un récent passage à Brest […] j’ai eu le plaisir d’examiner le nouveau plan de la ville de Brest affiché dans une salle de l’Hôtel de ville actuel. Ce plan représente un grand travail et permet de prévoir une ville future d’après les dernières conceptions d’urbanisme. »94 et de Cherbourg, cette dernière émanant du Préfet maritime, propriétaire d’un immeuble à Brest.

61Les observations déposées à l’issue de l’enquête ne constituent donc pas un « échantillon représentatif », et c’est ce qui fait paradoxalement tout son intérêt : en effet, alors qu’il n’existe encore, en dehors d’une Association des propriétaires du Finistère, aucune structuration permanente d’un groupe des propriétaires brestois, ce sont les premiers intervenants qui définirent sans s’être tous concertés l’éventail des critiques qui perdureront et seront reprises bien au-delà de leur cercle restreint et même atomisé. Seule d’ailleurs l’Association des propriétaires, présidée par Maurice Caradec, présenta un texte synthétique : chacun des autres intervenants prêche pour sa chapelle ; mais l’on devine, à lire quelques griefs récurrents, qu’il y eut dans la salle, autour des plans, ou ailleurs entre connaissances, quelques conversations.

62Dans son rapport d’après enquête, Joseph Marrast notait que le « programme », c’est-à-dire les contraintes esthétiques et les projections architecturales n’avaient suscité aucune observation. Sur quoi portaient donc les récriminations autres que celles, d’ailleurs peu nombreuses, qui ne portaient que sur un désagrément personnel ou un réaménagement de peu d’ampleur (déplacement d’un square, débouché d’une rue…) ?

63– L’élargissement des voies, notamment celui de la rue de Siam qui, de bas en haut, devait passer de 22 mètres à 38, mais également celui des rues transversales aboutissant au Cours Dajot avec une largeur de 12 à 15 mètres. Joseph Marrast faisait valoir dans son rapport d’après enquête « qu’en raison du principe admis de la hauteur au plus égale à la largeur de la rue l’augmentation est nécessaire pour obtenir la densité de population désirable »95. Joseph Marrast faisait allusion à l’article 2/7 du Titre premier du projet de PRA : « Le prospect devra au moins être égal à la hauteur du plus élevé des murs de façade se faisant vis-à-vis ». Or personne, et en tous cas pas le Conseil municipal, n’avait mis cet article en cause. Autrement dit, alors que certains propriétaires réclamaient le droit de construire des immeubles de plus de quatre ou cinq étages, il leur fallait être logiques et accepter des rues larges. Mais les propriétaires qui intervenaient sur ce sujet ne se plaçaient pas sur ce terrain. Ils développèrent un discours détourné, sans doute inspiré par la rose des vents affichée cinq fois sur les murs de la salle d’enquête :

« En tant que vieux Brestois, nous estimons que la largeur des rues secondaires, leur orientation et leur caractère rectiligne les exposent directement à l’action des vents régnants, ce qui serait de nature à nuire à la santé de la population »96. « Brest est une ville presque continuellement battue par les vents marins qui rendront bien souvent impraticables certains de ces grands boulevards et jardins »97. « Les principales rues de la ville sont orientées Sud-Ouest à Nord-Est ce qui soumet Brest à la violence des vents du Sud-Ouest si fréquents »98. « Brest reçoit directement les vents du large chargés de pluie et il est remarquable de noter que les rues les plus fréquentées du Brest démoli étaient précisément les plus étroites »99.

64Ces prédictions apocalyptiques, bien propres à revitaliser le tourisme dans la région, ne correspondent pas vraiment à ce que l’on sait de la fréquence des vents de Sud-ouest sur toute l’année.

65On est d’ailleurs rassuré de découvrir, sous la plume d’Yves Durand, qu’à Orléans les commerçants hostiles au PRA prophétisaient « le passage de courants d’air inquiétants pour la santé des chalands, sous les arcades d’une rue orientée Nord-Sud »100.

66– le déplacement d’une partie des propriétaires vers les quartiers de compensation, clairement ressenti comme une blessure symbolique. Il ne sera jamais aussi honorable d’habiter un grand appartement au Petit-Paris qu’il pouvait l’être d’habiter un deux-pièces rue Voltaire : « L’élargissement des voies conduit donc à déplacer des propriétaires qui avaient consenti des charges pécuniaires exceptionnelles pour se trouver dans le centre, d’où l’on jouissait par surcroît sur le Cours Dajot, la place du Château et la rue Thiers d’un site apprécié. Les terrains de recasement sont éloignés du Centre qu’ils avaient choisis »101. L’un des intervenants s’emporte au point de dépasser les limites de la décence : « Indemniser à mon sens ne doit pas consister simplement à donner aux expulsés des terrains quelconques de remplacement, situés aux confins de la nouvelle ville, en créant ainsi de nouvelles victimes, car il ne s’agirait là, en fait, que d’une petite déportation. […] Spoliation d’autant plus cruelle qu’elle serait infligée cette fois par des Français »102.

67– L’emprise foncière excessive des services de l’État et tout particulièrement de la Marine nationale est abondamment dénoncée. On lui reprochait notamment de vouloir accaparer sur plusieurs kilomètres de la rive droite une bande de terrain de 500 mètres de profondeur, bâtie d’immeubles non sinistrés, pour garantir le développement de l’Arsenal vers l’Ouest :

« Nous estimons excessifs les espaces réservés dans la zone habitée par les Services publics, espaces qui nous paraissent hors de proportion avec l’importance des édifices à y construire. Nous protestons énergiquement contre l’importance excessive de la superficie de la zone que la Marine s’est fait réserver le long du littoral et en particulier à Recouvrance et au Landais, à cause de la menace de destruction qui en résulte pour un grand nombre d’immeubles dont la plupart sont neufs […] Nous estimons que le terre-plein du Château103 devrait être attribué à la Ville »104. « Pourquoi la Marine n’abandonne-t-elle pas complètement les deux rives de la Penfeld ? »105.

68Les 200 propriétaires pétitionnaires de la rive droite enfoncent le clou :

« Nous soussignés, propriétaires de terrains ou d’immeubles compris dans la zone de 4 à 500 mètres sur 4 km de longueur, envisagée pour les besoins de la Marine […], réunis le 14 août 1946 […] avons décidé d’attirer de la façon la plus pressante et la plus énergique l’attention des Pouvoirs publics sur la situation lamentable dans laquelle nous nous trouvons placés par suite de cette menace d’expropriation »106.

69Quant à la Marine, elle ne craignait pas de faire de la surenchère. Selon le rapport de Joseph Marrast, qui ne cache pas son agacement, elle demande l’enclavement de la grève la plus proche de l’agglomération dans son périmètre, qu’elle veut par ailleurs étendre en longueur jusqu’à l’entrée du Goulet ; l’attribution définitive de tout le terrain de Keroriou surplombant la gare ; l’îlot réservé au Tribunal civil ; le terrain de sport de Quéliverzan, attribué à la Ville ; l’interdiction de construire sur les nouveaux terrains de Keravel sous prétexte qu’ils sont situés au-dessus de souterrains ; l’interdiction de construire sur les terrains du Guelmeur sans autorisation de la Marine.

70– Un trop grand respect de la nature, des espaces verts mal placés accentuent l’ampleur du déplacement des anciens habitants du centre vers les terrains de compensation et pérennisent la coupure de la ville en deux :

« Réduire le nombre des larges voies plantées d’arbres qui débouchent sur le Cours Dajot. Limiter la zone de verdure sur les remparts et y créer des zones de recasement pour les propriétaires du Centre de la ville »107. « Des jardins d’étendue considérable séparent la ville en deux parties alors qu’on imaginait la disparition des zones non aedificandi »108. « Les terrains de compensation sont trop éloignés. Pourquoi ne pas les prendre sur la ceinture de verdure ? »109.

71Le même auteur proteste contre le projet de planter des arbres sur les trottoirs des rues Traverse, d’Aiguillon et Jean Macé, ce qui entraînerait un recul des façades. Enfin, l’idée de créer une zone de protection du paysage autour de la gare ne fait pas que des heureux. Une longue déclaration individuelle aligne des arguments pour le moins radicaux et vaut une citation un peu longue :

« Le no man’s land ainsi créé, qui avant guerre était déjà un sujet de mécontentement et souvent de crainte pour les voyageurs arrivant ou partant de nuit, sera un endroit propice pour tous les mauvais coups […] Le panorama de la place de la Gare, sur la rade, est et sera toujours entaché par le secteur de Poullic al Lor et la zone industrielle du port de commerce […] Il est donc superflu de tenter la création d’un point de vue artificiel sur la Place de la Gare, à moins de vouloir cette hérésie dommageable pour toute cité : la transformation de la ville entière en point de vue. Les usagers des trains seront soit des ouvriers venant à leur travail ou en rentrant, et par suite peu occupés par le paysage environnant qu’ils connaissent à fond, soit des personnes se déplaçant pour affaires, intérêt ou sentiment. Les premiers, en cas de pluie ou de gel par exemple, seraient heureux, aux heures de calme, de trouver près de la gare des établissements pouvant leur offrir l’hospitalité. Quant aux derniers, ils préféreront sûrement […] la proximité d’hôtels meublés au plus beau des panoramas »110.

72Une pétition émana des propriétaires concernés et sans doute de candidats hôteliers et cafetiers : « Le souci de ménager la vue de toute la rade à partir de la gare a pour fondement une méconnaissance totale du but des gares. Les promeneurs et les rêveurs ont le Cours Dajot et la rampe du Merle Blanc à leur disposition »111. Cependant un projet de parc public et de jardin botanique semblait séduire : c’est qu’il serait aménagé sur le plateau de Keroriou, propriété de la Marine…

73Toutes ces protestations touchent de façon détournée au problème du maintien de la population fortunée au plus près de l’ancien centre-ville, sur des parcelles que rien ne viendrait diminuer. L’élargissement des voies, les trottoirs plantés d’arbres, les zones vertes, les emprises de la Marine représentaient autant d’espace public pris sur l’ancien espace privé. Quelques protagonistes le disent crûment : « En résumé, réduit en surface, réduit en hauteur, notre quartier que l’on a nommé le quartier résidentiel deviendra un quelconque quartier, étriqué, rapetissé […] La plupart [des propriétaires] n’ont pas hésité à s’imposer des sacrifices pécuniers pour pouvoir acquérir un appartement dans ce coin du vieux Brest »112. On reconnaît l’argumentation utilisée par le Préfet maritime de Cherbourg. La perte soulignée ici est avant tout celle d’un capital culturel : quelques rues seulement faisaient le Brest où il fallait habiter. Une autre perte n’était pas moins importante : la plupart des propriétaires importants étaient aussi des bailleurs, et ils s’inquiétaient de voir la surface de planchers locatifs reculer devant l’extension des espaces libres et l’élargissement de la voirie.

74Mais, même si l’on y inclut la notion de capital culturel, l’intérêt explique-t-il tout du discours tenu ? Comment expliquer dans ce cas que les récriminations exprimées à l’occasion de cette première enquête soient devenues des constituants durables des discours critiques sur la reconstruction de Brest, bien au-delà du cercle restreint des propriétaires ? Sans même parler du mythe toujours vivant aujourd’hui d’une rue de Siam balayée par un vent permanent, les lieux pointés dans les déclarations des mécontents sont restés, même implicitement, des lieux de malaise avec lesquels les aménageurs n’ont pas encore fini de jouer : ainsi de la ceinture verte, partagée entre un jardin public mal réputé, et un parking ; ainsi de l’esplanade de la gare, dont l’aménagement tend à masquer le panorama de la rade et à entraîner le voyageur vers la ville ; ainsi des arbres mal aimés, accusés de maintenir les appartements dans l’ombre. Pourquoi cependant les propriétaires n’ont-ils pas exclusivement tenu le simple langage de la défense de leurs intérêts ? Pourquoi, comment ont-ils « cru à leurs mythes », comme l’a dit Paul Veyne des Grecs, et ont-ils fait de ces mythes la matière d’une croyance commune largement répandue à l’extérieur de leurs cercles ?

75Si l’on admet que les arguments développés par les propriétaires sont plus et autre chose qu’un camouflage hypocrite d’intérêts fonciers – ce qu’ils sont aussi pour une part, une intériorisation des règles du jeu social se manifeste ici. Une négociation suppose l’utilisation d’un langage commun. Jean-Baptiste Mathon ne s’est pas suffisamment livré pour que nous connaissions la part qu’il accordait aux intérêts fonciers dans sa conception de la ville, mais il n’était pas le principal interlocuteur direct des propriétaires qui avaient en revanche des contacts quasi-quotidiens avec Maurice Piquemal. Or ce dernier s’est abondamment exprimé sur le sujet.

76Sans indulgence envers les égoïsmes trop crûment exposés, il ne voulait entendre parler que d’intérêt général. Refusant rarement un coup de pouce discret quand la cause lui semblait justifiée ou indifférente à la ligne générale du plan, le Délégué départemental adjoint n’aurait pas entendu une récrimination animée par la cupidité, et toute son équipe fut formée dans cet état d’esprit. Le seul langage commun était celui de la rationalité et de l’urbanisme, et bien des propriétaires se sont pris au jeu. De nombreuses observations comportent même des plans plus ou moins soignés, comme si le récriminant se faisait lui-même urbaniste. Si parler intérêts pécuniers était risquer de n’être pas entendu, en revanche parler hygiène, voirie, prospect, était gratifiant. Le rejet d’un nouveau parcellaire était transfiguré par l’incorporation des règles, et animé par l’imagination : la pluie, le vent, les agressions nocturnes prenaient chair avant même que le plan n’eût été concrétisé sur le terrain. Ces fantasmes devinrent non le masque, mais le langage commun de la frustration foncière et finirent par acquérir une autonomie qui le rendirent durablement accessible aux non-propriétaires.

77Une fois établis le vocabulaire et la syntaxe des discours critiques élaborés en un temps extraordinairement court, ils furent développés jusqu’à l’approbation finale du PRA, et contribuèrent à structurer l’action des groupes de pression. Le Commissaire-enquêteur lui-même, dans les conclusions de son rapport, reprenait l’essentiel des doléances relevées à l’enquête, y compris les moins rationnelles :

« Il serait opportun de retenir et donner satisfaction sur les points suivants :
A. Dans l’ancienne section intra-muros, réduction importante et indispensable de la largeur prévue pour la rue de Siam et les rues secondaires, pour des motifs d’ordre climatérique inhérents à la nature de l’agglomération. […]
C. Intervention énergique auprès des Pouvoirs publics pour obtenir la réduction considérable et l’abandon en certains points des zones revendiquées pour la Défense nationale, par la Marine et la Guerre. Attribution à la Ville du terre-plein du Château. […]
D. Éviter de reproduire, sous un autre aspect, la solution de continuité urbaine scindant autrefois la Cité en deux parties : intra-muros et Annexion, laquelle subsiste encore dans le Plan de Reconstruction […] Par suite, lier les deux sections de la Cité en prévoyant des îlots d’habitation dans une partie de la ceinture de verdure. […]
Dans ces conditions, nous pensons qu’il y a lieu de déclarer d’utilité publique de projet d’aménagement et de reconstruction »113.

78Il n’est pas certain qu’il entrât dans les attributions d’un Commissaire-enquêteur de présenter un cahier de revendications. Mais désormais le discours était fixé. Des réseaux allaient se mettre en place et le faire vivre.

Les associations entrent en scène

79Début septembre, soit trop tard pour interférer avec l’enquête d’utilité publique, une pétition circula dans la Cité commerciale. Elle émanait de toute évidence de la Chambre de commerce, logée dans la Cité (planche VI, page suivante).

80Le nom du président de la Chambre, l’hôtelier Georges Lombard, apparaît en tête de la première feuille de signatures, nettement détaché. La pétition est également soutenue par l’Automobile-Club, le Touring Club et le Syndicat d’initiative, dont les signatures des responsables locaux suivent celle de Georges Lombard. Elle fut expédiée le 6 septembre au domicile parisien de Jean-Baptiste Mathon, à la suite de l’adoption du projet de plan par le Conseil municipal lors de sa séance du 4 septembre. La lettre accompagnant l’envoi précise les circonstances dans lesquelles fut prise cette initiative :

« L’adoption, sans modifications importantes, du plan d’aménagement et de reconstruction de la ville de Brest a suscité, dans le public brestois, d’assez vives réactions et de multiples protestations qui, pour être quelque peu tardives, n’en sont pas moins intéressantes à enregistrer. Devant cet afflux de doléances, qui se ramènent d’ailleurs à quelques points essentiels, la Délégation de Brest du Touring club de France et la Commission touristique de l’Automobile-club du Finistère, à Brest, ont pris l’initiative d’une pétition »114.

81Cette pétition fut semble-t-il déposée chez plusieurs commerçants : elle comporte en effet, outre la page initiale, plusieurs feuilles libres inachevées. 186 signatures ont été conservées par le ministère, sans que l’on puisse savoir si le dossier contient l’intégralité des feuilles reçues ou d’un échantillon.

82Curieusement, la pétition est datée du 6 septembre, comme si elle avait été lancée et expédiée le même jour. Ce n’est pas impossible : la réaction était, comme l’avouent les auteurs de la lettre, très tardive ; d’autre part cette précipitation expliquerait le nombre relativement faible des signatures recueillies dans le public. En revanche les commerçants, qu’il était facile de toucher en une journée, ont signé en masse, et c’était probablement le but recherché.

83Le texte de la pétition est sans surprise : il reprend l’ensemble des arguments développés lors de l’enquête d’utilité publique, en y ajoutant un volet consacré aux loisirs de la mer :

« Expansion exagérée de la Marine nationale qui, s’étendant sur la totalité du rivage de la ville, ne laisse plus à celle-ci d’accès libre à la mer […] prévoir l’aménagement d’un boulevard de corniche, d’accès libre au public, et dominant la rade, sur la totalité de la façade maritime de la ville, avec accès du public sur les grèves du Tritschler, du Gaz, des Quatre-Pompes, de la Grande-Rivière et de la Maison Blanche »115.

Planche VI

84La Marine revendiquait les trois dernières de ces grèves.

85Ce qu’apporte surtout cette pétition, qui fut prise au sérieux par le ministère et souvent citée dans les discussions autour du projet de plan, c’est une première image de réseaux en cours de constitution, basés sur des relations personnelles, que l’on retrouvera dans les Associations syndicales. Sur les 14 noms que comporte la première feuille, 5 correspondent à ceux de futurs membres des bureaux des ASR. 4 d’entre eux – un avocat, un huissier, un agent d’affaires, une hôtelière – appartiennent au réseau familial de Mathieu Bougaran, futur président de l’Association syndicale de reconstruction de Brest-Recouvrance-Saint-Martin Sud. Et il n’est pas indifférent de découvrir à la quatrième place le Commissaire-enquêteur en personne, en tant que délégué du Touring-Club.

86Les deux voies de circulation de l’information activées ici, relations familiales ou amicales, et clubs de privilégiés – l’automobile n’est pas encore un bien de grande consommation – auxquels viendront s’ajouter le Rotary et le Lion’s club, ne cessèrent de fonctionner durant toute la période du remembrement ; celle de la reconstruction proprement dite fut davantage marquée par le souci d’une distinction individuelle.

87Les signatures témoignent d’une clôture sociale de ces réseaux : sur 186 signataires, 120 ont mentionné leur qualité de commerçants ou de membres des professions libérales. 48 d’entre eux étaient installés dans la Cité commerciale, qui a été le véritable foyer rayonnant de la pétition. Tous ces commerçants n’étaient pas nécessairement propriétaires, ou propriétaires sinistrés : mais s’ils étaient locataires de leur pas-de-porte, ils s’inquiétaient d’une part de la perte de chalandise qui risquait de découler de la dédensification du centre, d’autre part des arguments de type urbanistique développés par les auteurs de la pétition : s’il était vrai que la largeur des rues accentuerait les courants d’air, que deviendrait la tradition du lèche-vitrines ? Une autre image tenace naquit alors dans les discours commerçants : les clients préféraient les rues étroites. Effectivement, ils y paraissent nécessairement plus nombreux à l’œil de l’observateur. Lucide, un journaliste écrivait en 1954 : « Avant la guerre, la rue de Siam, étroite, toujours encombrée, donnait l’impression d’un paroxysme de vie. Elle est devenue aujourd’hui un boulevard, mais ses vastes dimensions font croire aux Brestois qu’il ne s’y passe plus rien »116.

88Les propriétaires rentiers, sans profession déclarée, sont représentés 12 fois sur les pétitions conservées par le ministère. On ne trouve que 4 salariés ou retraités, de l’Éducation nationale ou des métiers civils dépendant de la Marine. Les 50 signatures restantes échappent à l’interprétation : la profession, ou son absence, n’est pas mentionnée.

Le Conseil municipal perd le Nord et part à l’abordage

89Le 4 septembre, Jules Lullien ouvrit la séance en lisant le rapport de Pierre Le Morvan. Dans la logique de toutes les discussions précédentes, le projet de PRA fut adopté dans ses lignes essentielles, qui n’étaient pas contestées, mais avec les réserves expresses que le Commisaire enquêteur avait lui-même retenues. La rue de Siam devrait être réduite, dans sa plus grande largeur, de 32 mètres à 22. En effet, « l’orientation rendra celle-ci impraticable lorsque régneront les vents d’Ouest et du Sud-Ouest »117. Quant aux rues perpendiculaires à la rue de Siam donnant sur le Cours Dajot, « le projet prévoit un élargissement de ces rues en deux tronçons. Le Conseil n’est pas de cet avis. Si l’élargissement s’impose, il doit être uniforme et maintenu à 15 mètres. Il est inutile et dangereux de donner à ces rues une largeur excessive à leur débouché sur le Cours, car elles sont exposées aux vents venant de l’Ouest et du Sud-Ouest »118. Le discours « climatérique », selon les termes utilisés par le Commissaire-enquêteur, était devenu en quelques semaines si véridique que les élus ne s’étaient même pas avisés du fait que les rues débouchant sur le Cours Dajot sont orientées au Sud-Est, et donc parfaitement protégées des vents incriminés.

90Les autres vœux, toujours conformes au discours ambiant, présentaient moins de fantaisie :

« Du fait de la création d’une grande place et de parcs prévus dans les directions Sud et Nord de cette place, la Ville se trouvera coupée en deux tronçons. Pour diminuer l’effet de vide créé par ces dispositions, le Conseil est d’avis que l’Urbaniste prévoie des immeubles à usage de restaurant, café, etc., en bordure de la place. Il devra prévoir également que les parcs soient traversés par des voies où la construction d’immeubles soit autorisée en bordure »119.

91Enfin, le Conseil municipal s’appliquait à réduire l’emprise des services publics : il demandait que les casernes soient reconstruites en dehors de l’agglomération, que les collèges et lycées soient établis en dehors du centre et des terrains de compensation, et il s’efforçait de tenir la Marine en lisière. Celle-ci « devra tenir compte des immeubles déjà construits et qui abritent de nombreuses familles ». Le Conseil demandait l’accès libre aux grèves de la rive droite.

92La négociation à la marge donna des résultats : dès l’instant où personne ne remettait en cause le cœur du plan, Jean-Baptiste Mathon et le CNU étaient tout à fait disposés à accepter des aménagements. Dans son rapport de retour d’enquête, daté du 5 mai 1947 et présenté au CNU, Joseph Marrast donna une liste des retombes possibles120. Elles ne sont pas négligeables : regroupement des lycées de filles et de garçons à Kerichen (retombe n° 2), abandon des projets d’élargissement de la rue de la Porte de 20 à 22 mètres (retombe n° 3), du square Jean-Jaurès (retombe n° 4), de la rue Inkermann (retombe n° 5), du haut de la rue de Siam, « qui paraît devoir être conservé pour constituer une entrée digne de la ville » mais passerait de 32 et 40 mètres à 28 et 36 (retombe n° 1). Les services administratifs seraient regroupés (retombe n° 1), « la ceinture verte est réduite de moitié de sa largeur au droit de l’entrée de l’ancien Brest […] des constructions à rez-de-chaussée pourraient sans doute être élevées en bordure de la rue de l’Amiral Réveillère » (retombe n° 8). Quant aux arbres sur les trottoirs du quartier Voltaire, Jean-Baptiste Mathon accéda à la demande des propriétaires et accepta de les retirer. Il ne pouvait pas deviner qu’on lui reprocherait plus tard d’avoir bâti une ville trop minérale.

93En revanche la Marine campait sur ses positions : « Les terrains affectés à la Marine nationale sont évidemment très importants mais n’est-ce pas la raison d’être même de Brest qui en est la cause. La Marine nationale par ailleurs, nous le verrons plus loin, demande de nouvelles réserves. […] Cette demande (l’accès aux grèves) est en opposition complète avec les exigences de la Marine nationale », et le reste à l’avenant.

94De retombes en retombes, d’enquêtes d’utilité publiques partielles en approbations partielles, le PRA ne fut définitivement bouclé que le 20 juin 1951. Mais pour l’essentiel, l’approbation du plan avait été prononcée par le ministère le 14 avril 1948. Durant ces années, la municipalité se trouva quelque peu mise sur la touche : elle n’avait pas d’autre compétence, dans le domaine de l’élaboration du PRA, que celle de voter des avis et d’émettre des suggestions de modification. La ville se rebâtissait largement en dehors de son contrôle, sauf quand il s’agissait de négocier avec l’État ou avec la Marine.

Le Maire, le Ministre et la Marine

95Jules Lullien fréquentait régulièrement les couloirs du MRU, et donna maints exemples de décisions qui auraient profité à d’autres villes s’il n’avait pas fait le voyage de Paris au bon moment : « Vous savez que l’année dernière, par hasard, j’ai pu assister à la conférence interministérielle où l’on traitait des ponts de Brest. Si je n’avais pas été présent, nous n’aurions eu qu’un pont au lieu de deux, un pont qui, du reste, n’aurait pas donné satisfaction »121. Face au couple relativement uni Mairie-Ministère, la Marine tendait à fonctionner en circuit fermé. Elle possédait son propre service de reconstruction, mettait en œuvre une stratégie résolue d’extension, et n’était guère appréciée de Maurice Piquemal qui, en tant qu’ancien responsable des installations du port de commerce, partageait l’avis des négociants, courtiers et armateurs sur le handicap que représentaient pour la marine marchande les réglementations militaires.

96Les négociations avec la Marine portèrent essentiellement sur deux points sensibles : la redistribution des nombreux terrains que celle-ci possédait dans l’ancien tissu urbain, et la construction des ponts sur la Penfeld. Normalement, les transferts de terrains relevaient du droit commun et auraient dû être traités par les Associations syndicales de remembrement. Ce fut théoriquement le cas à partir du moment où celles-ci furent constituées : une fois le transfert décidé, le processus normal de cession et rétrocession des parcelles, avec paiement ou perception d’une soulte négative ou positive fut appliqué aux terrains de la Marine. Mais avant la constitution des ASRem comme après, le caractère propre de la Marine se manifesta dans la passation systématique de conventions entre le Maire, le Délégué départemental à la reconstruction et la Marine représentée par sa Direction des travaux maritimes.

97L’enjeu foncier et urbanistique était considérable. Avant la guerre, la Marine possédait un grand nombre de parcelles dans l’intra-muros, occupait les deux rives de la Penfeld, et ses installations étaient protégées par des forts ou des redoutes périphériques dont les plus proches de l’agglomération avaient été déclassés avec les fortifications le 10 janvier 1921.

98L’espace de la Marine était inextricablement imbriqué dans l’espace municipal, et la coexistence des deux villes n’était pas toujours pacifique. Or la Marine décida de saisir l’occasion du sinistre pour se retirer de l’ancien intra-muros. Elle voulut transférer la Préfecture maritime au Château, abandonner ses casernes, et ne conserver qu’un service comptable dans la cité administrative, une cantine rue Michelet, et trois îlots d’immeubles à Recouvrance. C’est en échange de cette déprise du centre ville qu’elle réclamait la bande de 500 mètres sur (au moins) 4 kilomètres rive droite, le terre-plein du Château, le plateau de Keroriou, le terrain de sports de Quéliverzan. Le sort de l’Hôpital maritime enfin resta longtemps incertain et suspendu aux variations du budget de la Défense. Il ne s’agissait pas d’une retraite, au contraire, mais d’une extension du domaine de la Marine en direction de la périphérie. La Marine acceptait de donner les terrains des anciens forts du Petit-Paris et du Guelmeur pour édifier des ISAI puis des HLM, mais elle se réservait la part du lion dans le parc locatif des ISAI. Le 21 octobre 1948, le Comité technique des HLM de Brest présentait un bilan des constructions d’immeubles d’État : 200 logements en ISAI revenaient à la municipalité, 603 à la Marine122. On n’assistait pas à une redistribution des forces entre le civil et le militaire, mais à un aspect particulier du zonage qui échappait dans une certaine mesure à l’urbaniste en chef. Jean-Baptiste Mathon et Joseph Marrast avaient pris leur parti de l’esprit d’indépendance de la Marine dont ils pensaient que Brest ne pouvait de toute façon pas se passer. Mais les élus locaux, forts de l’appui du négoce portuaire et par ailleurs des syndicats ouvriers, ne l’entendaient pas de cette oreille et surent s’arc-bouter sur l’administration du MRU pour modérer les ardeurs de la Marine.

99La municipalité fut particulièrement malmenée au moment de la construction des premiers ISAI. Le problème était d’autant plus aigu qu’il s’agissait des premiers immeubles à s’élever depuis le sinistre. La séance du Conseil municipal du 8 août 1947 aurait dû être essentiellement consacrée aux réparations du nouveau sinistre provoqué par l’explosion du « liberty ship » Ocean Liberty, qui avait ravagé une nouvelle fois la ville le 27 juillet 1947. Les débats dévièrent pourtant rapidement sur les agissements de la Marine. Le Conseil était invité par la Délégation départementale à se prononcer sur la procédure d’utilité publique et d’urgence engagée en vue de l’acquisition par la Marine de terrains dans les zones de compensation du Prat-Lédan, rive droite, et du Stiffelou, rive gauche.

« M. Lullien : vous savez que c’est fait ! (exclamations diverses) J’ai eu un jour la protestation d’un propriétaire qui, en se promenant, s’est aperçu qu’on travaillait sur son terrain ! La Ville est en train de travailler chez moi, elle a pris mon terrain ! J’ai répondu : “Je ne suis pas au courant, c’est probablement la Marine qui a l’intention de construire à cet endroit.” […]
M. Julien123 : Vous ne trouvez tout de même pas bizarre qu’on nous mette toujours en face du fait accompli ? […]
M. Salaün124 : Par principe on devrait refuser ! […]
M. Le Roy : la Marine manque de déférence vis-à-vis du Maire de la Ville de Brest.
M. Lullien : non, pas du maire, mais de l’urbaniste »125.

100Le débat sur les ISAI-Marine reprit lors du dernier Conseil tenu avant le changement de municipalité, le 12 septembre :

« M. Lullien : les fondations sont déjà faites […] Au Prat Lédan, les propriétaires sont d’accord.
M. Thomas126 : Cela ne fait rien. […] À Paris on a dit que toutes les questions intéressant la Marine devaient être soumises à la Ville et qu’un accord préalable devait être établi »127.

101Par extraordinaire en ces temps de pénurie de logement, un avis défavorable fut voté à l’unanimité : « Nous votons contre en raison du fait que le Conseil municipal n’a pas été convoqué à temps et que les travaux n’ont pas été votés à temps »128.

102Les travaux furent évidemment achevés, mais l’incident laissa des traces, y compris à la Délégation départementale que la Marine avait cru bon de mettre en cause. Le 26 octobre 1947 le nouveau Maire, Alfred Chupin129 fait connaître au Conseil un échange de lettres entre la Direction des travaux maritimes et Maurice Piquemal. La Marine accusait la Délégation départementale d’avoir fait traîner les choses en longueur ; en conséquence, les services de la DTM « ont procédé eux-mêmes aux formalités d’expropriation ». Furieux, Maurice Piquemal rétorqua que, « dès la fin de l’année 1946, la Marine avait cru devoir prendre possession des terrains d’une manière irrégulière, sans s’être mise au préalable d’accord avec les propriétaires »130. Même si elle avait perdu la bataille, la municipalité s’était gagné un allié.

103Elle connut une autre défaite dans une tentative de récupération du Château, en collaboration cette fois avec le réseau des clubs, du Syndicat d’initiative et de la Chambre de commerce. Le terre-plein au pied du Château étant irrémédiablement perdu pour les activités civiles, le débat se déplaça sur l’esplanade supérieure, où la Marine voulait reconstruire la Préfecture maritime. Dès le 11 avril 1945, le Touring club avait fait intervenir son président national auprès de Raoul Dautry pour que le Château fût transféré à l’autorité civile et devînt le cadre d’un musée de l’histoire de Brest, et pourquoi pas à l’avenir le nouveau siège du Musée de la marine paradoxalement installé à Paris131. Le sujet était encore d’actualité en 1947. Le Conseil réuni le 26 octobre fut saisi d’un vœu émanant du Syndicat d’initiative :

« Attendu que ce monument est la propriété de la Nation toute entière et ne saurait devenir la propriété exclusive d’une Administration quelle qu’elle soit, attendu que la population […] entend pouvoir jouir de son bien, c’est-à-dire pénétrer dans le Château, le visiter elle-même à son gré, le faire visiter par les touristes venant à Brest, et de l’esplanade et des tours du Château jouir de la vue admirable sur la rade et la Penfeld… »132

104le Syndicat d’initiative prônait la création dans le Château d’un Musée maritime

« groupant toutes les activités de la Marine nationale, marchande, de pêche, de plaisance ou toute autre, y compris un Musée océanographique ; que le public ait le droit de pénétrer à tout instant, tout au moins de jour, dans l’enceinte du Château pour pouvoir jouir du panorama unique de la rade et de la Penfeld, et que la visite du monument et du musée soit autorisée et organisée en donnant aux visiteurs la plus grande facilité possible »133.

105L’insistance mise sur la libre disposition de l’espace fortifié est remarquable. On pourrait croire que le projet muséographique, qui avait été envisagé avant la guerre, n’était ici avancé que pour garantir l’ouverture des portes aux civils qui voulaient s’approprier ce morceau de passé. Il revint au groupe MRP de rédiger le vœu qui répondait aux désirs du Syndicat d’initiative et des clubs :

« Considérant que le Château de Brest, relativement peu endommagé par la guerre, reste parmi les ruines de la ville et du port de commerce le dernier grand témoin d’un glorieux passé ; que, d’ailleurs, il constitue en lui-même un monument historique fort intéressant et décoratif, dont la mutilation serait des plus regrettable […] ils souhaiteraient que l’affectation donnée à ce monument en respecte partout les aspects extérieurs134 et la silhouette. Ils souhaiteraient en outre que le Musée de la Marine, étroitement logé pour l’instant à Paris, puisse être installé un jour dans l’enceinte du Château »135.

106La bataille de la Préfecture maritime fut perdue, même si une petite partie de l’enceinte finit par accueillir un musée. La question du transfert du Musée de la marine fut de nouveau en vain posée en 1998, et il fallut attendre l’été 1999 pour que l’intégralité des remparts fût ouverte au public, mais en groupes accompagnés exclusivement.

107L’occupation des terrains de l’ancienne redoute de Keroriou constitua encore un enjeu de taille. En effet ces terrains, sur lesquels étaient déjà construits, en dur, un Foyer du marin (alors inachevé), et en baraques un dispensaire, une garderie, une école d’infirmières et d’assistantes sociales étaient situés en un point stratégique. Ils surplombaient la gare, et bordaient le boulevard Gambetta, l’avenue Clémenceau et la rue Yves Collet ; ces terrains faisaient donc la liaison entre la gare, les abords de la place de la Liberté et la ceinture verte qui ouvrait sur l’ancien intra-muros. Si la Marine accaparait tout le plateau de Keroriou, elle risquait de créer une solution de continuité en un lieu sensible. En effet, le tissu urbain entre la gare et le centre ville n’était déjà que trop ténu. Maurice Piquemal faisait remarquer dans un courrier du 3 septembre 1947 qu’il serait « préférable d’envisager la construction de grands immeubles et surtout d’hôtels et de grands cafés en bordure de l’avenue Georges Clémenceau avec parties en retour sur la rue Yves Collet et le boulevard Gambetta, ce qui donnerait une animation nouvelle à ce quartier et éviterait la création d’une zone morte entre la gare et le centre de la ville, notamment le soir »136.

108Les tractations durèrent longtemps, et se conclurent par une série de conventions provisoires dont les dernières seulement intégrèrent les Associations syndicales de remembrement. Une première convention, signée par la Maire et le préfet maritime le 13 octobre 1945, aboutit à un premier découpage du plateau en 4 zones dont la plus étendue revenait à la Marine qui souhaitait agrandir le Foyer du marin137. Les occupants éventuels devraient évacuer ces terrains sous 10 ans. Sur une autre zone, la Marine était autorisée à maintenir des constructions provisoires pendant un « temps indéterminé ». La mairie tenta de limiter ce délai à 5 ans, délai au-delà duquel la Marine deviendrait locataire de la ville ; la Marine y renonça en février 1954. Les deux dernières zones reviendraient à la Ville et, par une cession ordinaire à l’Association syndicale du remembrement, à des constructions particulières. La Marine acceptait « que les immeubles construits en mitoyenneté de ses terrains, sauf boulevard Gambetta, aient des vues sur le terrain Marine »138. La négociation la plus longue avec la Direction des travaux maritimes porta sur le prix au m² des parcelles cédées à la Ville ou à l’ASRem. En 1964 encore des transactions ont lieu sur le plateau : le Ministère de la Construction restitue alors à la Marine une parcelle en bordure de la rue Yves Collet. Mais une convention à peu près définitive, concernant aussi l’Hôpital maritime, un îlot de la rue Michelet et la caserne Kervéguen, fut passée le 24 novembre 1948. Les signatures dessinent une configuration nouvelle : le Maire, le Délégué départemental adjoint, le Directeur des travaux maritimes côtoient le Président du bureau de l’Association syndicale de remembrement, par ailleurs membre actif du réseau des professionnels du port marchand et des clubs. Jean-Baptiste Mathon et le Commissaire au remembrement apposèrent leur visa139.

109Dans l’affaire de la bande des 500 mètres, c’est avec des pétitionnaires peu fortunés, propriétaires de petites maisons particulières, que la Mairie, toujours adossée au MRU, fit alliance. La Marine s’était isolée en se mettant dans la situation de faire démolir des maisons qui n’avaient pas été sinistrées, en empêchant les propriétaires modérément sinistrés de procéder à des réparations tant que les procédures n’étaient pas parvenues à terme, et en multipliant les demandes peu diplomatiques d’extension de son emprise, mettant même le MRU mal à l’aise. Le projet d’une implantation supplémentaire de la Marine à l’Est de la ville, au Moulin Blanc, amena le MRU à intervenir directement auprès du Secrétariat d’État à la Marine, le 29 janvier 1949 :

« Il ne serait pas souhaitable par contre que des établissements de la Marine s’établissent du côté Est de la Penfeld, et empêchent le développement des activités civiles… L’on risquerait ainsi de laisser se recréer une situation comparable à celle de Toulon, où l’on essaye, précisément en ce moment, de remédier aux inconvénients que présente pour un port le fait d’être enserré comme dans une mâchoire par des arsenaux »140.

110Cette lettre signifiait qu’a contrario le MRU ne s’opposerait pas à l’extension de la Marine vers l’Ouest, à condition qu’elle respectât le droit des Brestois dépourvus de véhicules à accéder au littoral. Mais en même temps il rassurait le Maire à demi-mot, en lui laissant entendre qu’il n’y avait « rien de sûr tant que la capacité de la Marine à financer les expropriations n’est pas connue »141. Le MRU connaissait trop bien les restrictions budgétaires, et avait bien vu ce qui se tramait. Une lettre du MRU au Ministère de l’Intérieur, portant à la fois sur l’emprise des 500 mètres et sur le projet du Moulin Blanc, datée du 12 février 1949, porte une mention manuscrite révélatrice : « La Marine n’a pas les crédits pour l’opération Ouest Penfeld »142. Le 29 octobre 1949, une lettre de Pierre Randet, Directeur de l’aménagement du territoire au MRU, adressée au Secrétariat d’État à la Marine, mentionne l’abandon, faute de crédits, de trois zones en bordure de Kerangoff143. La Marine dut encore céder du terrain : il ne s’agit bientôt plus d’expropriations, mais d’interdiction des seules constructions nouvelles. La Marine renonça finalement à imposer tout règlement spécial à l’extérieur de l’enceinte de l’Arsenal qui s’arrêta à la base sous-marine allemande, laissant libre la petite anse de Maison-Blanche et le Portzic. Le 27 janvier 1957, elle accepta d’échanger des terrains situés à la pointe de Recouvrance contre l’autorisation de construire des logements collectifs à l’emplacement de l’ancien 2^e dépôt des équipages. Il ne restait pas grand chose de la bande des 500 mètres.

111Le dernier dossier exemplaire des rapports tumultueux de la Ville et de la Marine est celui du franchissement de la Penfeld. Le PRA avait prévu, au cœur de son dispositif viaire, l’établissement d’un pont fixe qui permettrait une circulation permanente et fluide entre l’Est et l’Ouest de la Penfeld, jusqu’à la pointe du Finistère. Les dommages de guerre attachés au Pont National, moyen de liaison étroit et intermittent, devaient être transférés sur le pont fixe. Mais le pont ouvrant, débouché de la rue de Siam et de Recouvrance, restait indispensable à la vie de la cité. Il fallait lui définir un nouveau cahier des charges et trouver un financement. Or la Marine, cette fois encore – et dans le même temps où elle accumulait les prétentions sur la rive droite, Keroriou ou le Moulin Blanc – multiplia les exigences qui entraînaient un envol des devis.

112Échaudée par le comportement de l’ancien pont tournant qui, brisé par les bombardements, avait obstrué la Penfeld, la Marine voulait cette fois un pont au mécanisme sophistiqué, qui pourrait, en temps ordinaire, laisser le passage aux grosses unités, mais pourrait en temps de conflit être largué dans la rivière. Il pourrait alors être remorqué à l’écart de façon à laisser libre l’accès aux installations militaires. Cette position dite « de sécurité » – qui interrompait dans les premiers projets les liaisons gaz et électricité entre les deux rives – pouvait être activée sur ordre du Préfet maritime en cas non seulement de conflit, mais de simple tension internationale. C’est finalement le pont levant actuel, dont le tablier est effectivement détachable en cas d’urgence, qui fut construit à grands frais mais sans grand débat. Cependant, quand la Marine s’avisa de demander des modifications coûteuses au pont fixe, qui passait pourtant très haut au-dessus de ses installations, elle mit de nouveau le feu aux poudres.

113Le pont de l’Harteloire était conçu comme un tronçon de la route nationale, inséré dans le milieu urbain : il devait être assez large pour offrir les conditions de circulation d’une route, d’autant que la Marine ne voulait pas que des poids lourds passent sur le pont mobile. Pour que les véhicules automobiles puissent doubler les voitures hippomobiles qui étaient encore nombreuses, il fallait prévoir une chaussée d’au moins 9 mètres de large, trottoirs non compris. L’ensemble était d’autant plus coûteux que le tablier métallique devait être prolongé de part et d’autre de la Penfeld par deux viaducs de béton très haut perchés. Le 29 novembre 1946, Jules Lullien rend compte des courriers qu’il a expédiés au MRU et au Ministère des Travaux publics après avoir eu connaissance d’une mauvaise nouvelle : la Marine voulait surcreuser la falaise de la rive droite de façon à aménager une voie interne à l’Arsenal, ce qui entraînait un allongement du viaduc du côté de Quéliverzan. En outre, elle ne se contentait plus d’un tirant d’air de 40 mètres, et exigeait qu’il passe à 48 mètres. Le surcoût était tel que le Ministère ne proposait désormais qu’une chaussée de 7 mètres, n’autorisant plus les doublements de véhicules lents, et 3 mètres de trottoirs. Tout au plus pourrait être envisagée la solution peu élégante d’un élargissement partiel en encorbellement. Et la Marine était la seule responsable de cette déception :

« M. Julien : La Marine veut absolument noyer Brest ! […] J’estime, tout de même, qu’il est temps que la Marine cesse de brimer Brest. […]
M. Messager : La Marine nous crée toutes sortes de difficultés. À chaque instant elle fait surgir de nouvelles prétentions, atermoie »144.

114Le 27 mars 1947, Jules Lullien rend compte d’un nouveau voyage à Paris. L’intervention des Conseillers municipaux qui étaient en même temps parlementaires, notamment celle des Conseillers de la République (Yves Jaouen, MRP, ancien maire de Saint-Marc, et Albert Jaouen, PCF) semble avoir porté quelque fruit. Le MRU est prêt à financer une chaussée de 8,25 mètres, à condition que le Ministre des Travaux publics (Jules Moch) accepte de financer le reste. Selon Jules Lullien, le Directeur des routes ne comprend pas bien l’enjeu de cette histoire de centimètres, mais le dossier semble être en bonne voie. Le 12 septembre, lors de la dernière réunion de cette municipalité, Jules Lullien revient une dernière fois de Paris et ramène d’une réunion au MRU la bonne nouvelle : le financement du pont fixe est assuré, et la Marine a payé sa quote-part pour la reconstruction du pont mobile, à laquelle le département et la ville devaient également contribuer. Cette fois, une liaison directe entre la municipalité et les services de l’État avait permis de débloquer la situation, sans recours à des groupes de pression extérieurs. La Marine était au fond peu intervenue : elle s’était contentée d’imposer son point de vue et de camper sur ses positions jusqu’à ce que l’État cède et apporte le financement supplémentaire.

115On a vu défiler, à travers ces exemples, à peu près toutes les configurations de réseaux, de rapports – de force ou d’alliance – qui ont fait bouger les lignes de la reconstruction dans ses premières années. Celle-ci fut tout sauf l’irrésistible imposition d’un plan tout ficelé par des technocrates parisiens arrogants à des Brestois unanimes et impuissants. La lutte pour l’espace se déroula sur fond d’intérêts contradictoires, de conduites enserrées dans des réseaux interpersonnels, de constructions imaginaires grosses d’actions à venir.

116Dans un cadre législatif aux principes plus dirigistes et planistes que libéraux, l’imprévu s’est glissé sous la forme d’un tissu dense de relations interindividuelles qui l’emportent en fréquence sur les relations administratives et facilitent des aménagements dont la municipalité, sauf dans les domaines mettant directement en cause les services de l’État, joue moins le rôle de l’initiatrice que celui d’un relais parmi d’autres. Cette tendance s’accentuera avec la montée en puissance des Associations syndicales.

Réseaux d’influence et reconstruction dans la phase de projection(1944-1948)