Solidarité nationale et budgétisation de l’accumulation privée

1La reconnaissance du droit des sinistrés par fait de guerre à être indemnisés est ancienne1. Le principe en a été posé le 11 août 1792 par l’Assemblée législative, « voulant donner aux nations étrangères le premier exemple de la fraternité qui unit les citoyens d’un peuple libre, et qui rend commun à tous les individus du corps social le dommage occasionné à l’un de ses membres ». L’État doit des secours aux citoyens qui « auront perdu tout ou partie de leurs propriétés ». Le 27 février 1793, la Convention confirma l’existence d’un droit de créance des sinistrés sur les ressources de l’État. En réalité il fallut attendre la Grande Guerre et les ravages débordant largement la ligne de front pour qu’une législation et une administration efficientes soient mises en place. Dès le mois d’octobre 1914 un député de Meurthe-et-Moselle, Louis Marin, déposa une proposition de loi à cet effet. Le 17 avril 1919 fut votée la loi d’indemnisation. Celle-ci fut par la suite accusée par les urbanistes d’avoir contribué à figer pour des décennies l’état du bâti en laissant la bride sur le cou aux propriétaires avant tout soucieux de reconstituer leurs biens « à l’identique ». En réalité cette loi était le résultat d’un compromis, à l’issue d’un débat qui posait d’emblée les questions essentielles qui réapparurent à partir de 1940. L’État n’était-il pas fondé à contrôler l’utilisation des deniers publics par les propriétaires, et à l’orienter en fonction des impératifs d’intérêt général ? C’est ce que proposait René Viviani : « L’individu ne sera attributaire de l’indemnité que comme mandataire de la Nation ». Louis Marin au contraire défendait une option libérale : « Faites confiance à la liberté et aux individus qui ont su construire ce que vous voulez restaurer ».

2La nature même de la loi engendrait une contradiction entre intérêts privés et volonté étatique, contradiction que nous retrouverons sans cesse à l’œuvre dans la deuxième reconstruction. L’article premier de la loi de 1919 proclamait « l’égalité et la solidarité de tous les Français devant les charges de la guerre ». Dans le champ économique, l’égalité devant la propriété foncière n’existe évidemment pas. Il s’agissait bel et bien de transférer, par le biais de l’impôt, une partie de la richesse nationale, y compris celle des non-propriétaires, sur une partie du capital foncier et immobilier qui était normalement le fruit d’une longue accumulation privée. Ces transferts paradoxaux empêchent de considérer qu’une reconstruction quelconque puisse se faire sur une table rase : les indemnités de guerre et le parcellaire, même sérieusement amendé, restent assis sur l’accumulation antérieure au sinistre.

Vichy et l’urbanisme technocratique

3Dès le début du siècle, sous l’influence de la pensée hygiéniste, des architectes et des techniciens de la ville commencèrent à élaborer une réflexion commune. En 1911 est créée une « Société française d’urbanisme »2. Première guerre véritablement industrialisée, la Grande Guerre avait créé des habitudes de planification et d’administration économique. Une première tentative d’urbanisme à l’échelle nationale en sortit. Tout aussi contradictoire que la loi sur la reconstruction fut la loi dite « Cornudet », votée le 14 mars 1919. Toutes les villes de plus de 10 000 habitants devaient élaborer un « Plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension », sous l’égide d’une « Commission supérieure d’aménagement et d’embellissement des villes » rattachée au Ministère de l’intérieur. Sur 1959 communes astreintes à la présentation d’un plan, 273 seulement l’avaient mené à terme en 1941. Le plan de Brest fut sans cesse remis en chantier par son concepteur, Georges Milineau, architecte de la ville, de 1919 à 1939 ! Il allait enfin être soumis à enquête d’utilité publique quand le conflit éclata. Rien d’étonnant à ces retards : aucune contrainte budgétaire ni réglementaire n’était associée à la réalisation de son plan par une ville, qui était par ailleurs libre du choix de « l’homme de l’art » (architecte, ingénieur, géomètre, urbaniste, voire entrepreneur)3 et devait prendre en charge le financement des études : on peut penser comme ces dispositions furent de nature à accélérer les procédures. Entre-temps, la notion d’urbanisme prenait pied de plus en plus solidement sur le terrain français, et le « modernisme » s’y affirmait dans la lignée des Congrès internationaux d’architecture moderne. En 1934, le 1^er congrès d’urbanisme français, qui se tint à Bordeaux, posa nombre de problèmes que l’on retrouvera rapidement dans les projets de planification urbaine : anticipation du développement de la circulation automobile, séparation de la circulation locale et de la circulation générale, dépassement des limites communales par la création de groupements d’urbanisme…

4Bien des urbanistes virent incontestablement dans le régime de Vichy une opportunité, rejoignant sur ce point tous les « technocrates » modernisateurs qui représentaient l’autre face d’une politique officiellement ruraliste. Le remplacement des municipalités élues par des délégations spéciales nommées, le contrôle de l’expression publique facilitaient grandement l’établissement de plans ambitieux que le respect des règles démocratiques auraient entravés ou retardés. Un important arsenal législatif et administratif consacra la rupture avec les pratiques précédentes ; il fut largement prorogé après la Libération.

5La loi du 11 octobre 1940, complétée par la loi du 12 juillet 1942, pose les règles d’une reconstruction initiée et contrôlée par l’État. Une administration spécialisée est créée : le Commissariat technique à la reconstruction immobilière (plus tard abrégé en CRI) établit la liste des villes sinistrées ; les indemnisations sont suspendues à l’élaboration d’un Plan de reconstruction et d’aménagement ; c’est désormais à l’État que reviennent la désignation de l’homme de l’art, le financement des études et l’approbation des PRA qui devaient être soumis au Comité national de la reconstruction. C’est ainsi que Brest fut classée ville sinistrée par le CRI le 17 janvier 1943 ; Jean-Baptiste Mathon fut chargé le 19 janvier d’élaborer un PRA qui fut approuvé par le CNR le 17 décembre 19434. La loi du 11 octobre 1941 créait également des Associations syndicales de sinistrés. L’adhésion à ces associations était logiquement obligatoire pour tous les propriétaires inclus dans un périmètre de remembrement – toute redéfinition de parcelle impliquant celle des parcelles voisines – mais l’obligation s’étendait aussi à la période de reconstruction proprement dite. Le directeur de ces associations syndicales était nommé par le préfet, et n’avait au fond à répondre de son action que devant l’État.

6Ce dispositif fut en partie redoublé par la création, le 6 avril 1941, de la Délégation générale à l’équipement national. La DGEN n’avait pas de compétence en matière de reconstruction, mais était chargée, dans le cadre de l’élaboration d’un plan décennal d’équipement, de suivre les projets d’urbanisme. La séparation entre reconstruction et construction était si ténue que le partage des compétences n’était pas toujours clair. Un décret du 26 mai 1941 organisa l’harmonisation des services et créa le Comité national d’urbanisme, chargé d’une planification urbaine qui dépassait largement les problèmes de la reconstruction. Le CNU survécut à la Libération et fonctionna jusqu’en 1957. L’épuration administrative fut négligeable dans ces services qui se considéraient comme avant tout techniques : dans les dossiers brestois postérieurs à la guerre, on retrouve les signatures d’hommes du CRI ou de la DGEN comme André Prothin, ancien directeur de l’urbanisme à la DGEN, ou surtout Joseph Marrast, inspecteur général de l’urbanisme pour les régions de Caen et de Rennes.

7La loi du 15 juin 1943, dite « Charte de l’urbanisme », vint compléter et préciser le dispositif. Le CRI était subordonné à la DGEN. Les groupements intercommunaux d’urbanisme étaient généralisés dans un souci de rationalisation. Le permis de construire devenait obligatoire pour tout type de construction sur toute l’étendue du territoire. Une doctrine inspirée du fonctionnalisme moderniste assura l’homogénéité des PRA, qui devaient respecter un nombre restreint de règles : zonage fonctionnel, facilitation de la circulation automobile interurbaine, dédensification des centres anciens et destruction des îlots insalubres, prévisions d’expansion. On retrouvera tous ces traits caractéristiques, indispensables pour obtenir l’agrément du CNU, dans le « plan Mathon ».

Après la Libération : une reconstruction partagée

8La Libération apporta peu de modifications à ce dispositif, mais elles furent significatives. Le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme créé par décret du 16 novembre 1944. Son titulaire, Raoul Dautry, s’était tenu à l’écart de l’administration vichyssoise mais était loin d’être un homme neuf : ingénieur polytechnicien, spécialiste des chemins de fer, il présidait dès 1913 la commission de l’habitation et de l’urbanisme de la Société d’hygiène sociale. Après 1919, il promut la construction de cités-jardins pour les cheminots, participa à la lutte contre les taudis et participa à la préparation de la loi Loucheur de 1928 : le MRU naissait sous les auspices du modernisme fonctionnaliste et hygiéniste et de « l’ardente obligation » du plan. La loi de 1943 pouvait lui servir de base juridique au prix d’un toilettage essentiellement sémantique – il fallait faire disparaître (sauf d’ailleurs sur les en-têtes des circulaires, pénurie de papier obligeait) les anciennes dénominations et adapter la loi à la nouvelle géographie administrative. En outre, à la différence de ce qui s’était passé depuis 1940, les propriétaires recouvraient en 1946 une marge d’initiative qui, faisant d’eux des acteurs de la reconstruction, changeait complètement les données de cette dernière.

9Il n’était pas politiquement concevable après la Libération de maintenir sur les sinistrés une tutelle aussi rigide que celle de l’administration vichyssoise. La loi du 28 octobre 1946 sur les dommages de guerre vint conclure un débat sur les attributions des Associations de propriétaires et la nature des indemnités pour dommages de guerre. Les législations de 1940 et de 1943 étaient modifiées sur un point essentiel : les Associations syndicales de remembrement et de reconstruction, établissements de droit public sous tutelle, dotées par l’État d’un commissaire et d’un trésorier, élisaient désormais leur bureau et leur président. Les Associations de droit public furent de plus redoublées par des Coopératives de reconstruction, de droit privé mais astreintes cependant à soumettre leur budget au contrôle d’un commissaire ; le président de ces Coopératives était salarié. Le bureau d’une Association syndicale pouvait contester les propositions du commissaire, et il fallut mettre en place des instances de conciliation. Le successeur de Raoul Dautry, le communiste François Billoux, fit entrer dans les Commissions départementales de la reconstruction, habilitées à connaître de ces litiges, des représentants des sinistrés et des travailleurs du bâtiment. Aux côtés de ces derniers, du préfet et d’un architecte agréé siégeaient des élus locaux. Sans pouvoir déroger aux grandes directives du plan national, puisqu’au demeurant un PRA ne pouvait être validé que s’il était conforme aux vœux du MRU, un espace de négociation se mettait en place dont on verra comment les plus compétents des propriétaires surent l’investir.

10Cependant, si la reconstruction et la planification urbaine redevenaient un objet de négociations, voire d’interventions parlementaires, le MRU savait maîtriser l’essentiel, fût-ce au prix de quelques contorsions tactiques. Ainsi, lors du débat sur la loi de 1946, la majorité des partis – y compris le PCF – partit en croisade pour défendre la liberté des propriétaires quant à l’utilisation de leurs indemnités ; tous également prirent le parti de la reconstruction sur place et à l’identique, prenant à contre-pied Raoul Dautry qui déclarait préférer « la construction d’une France nouvelle à la réparation d’une France vieillie »5. Les indemnités furent donc effectivement calculées sur la base de devis de reconstitution à l’identique, que l’on retrouve dans les dossiers personnels des sinistrés. Mais il s’agissait de devis fictifs, uniquement destinés à établir une base comptable. Une fois le dommage calculé en tenant compte de l’abattement de vétusté et de l’interdiction de reproduire les éléments considérés comme somptuaires, l’architecte qui avait établi le devis « à l’identique » pouvait commencer à travailler sur les plans et le devis véritables, qui devaient respecter les contraintes du PRA. La reconstruction proprement dite était en outre soumise à un plan de priorité établi en phase avec le plan de production des matériaux de base. Ces contorsions juridiques autour de la question de « l’identique » comptable, destinées à rassurer l’opinion, n’embrouilla pas peu les esprits, même les plus avertis. En 1953 encore, un conseiller national de l’Union nationale des Castors écrit :

« Le principe fondamental de la loi de 1946 est l’institution du droit du sinistré à la réparation intégrale. La reconstruction du pays ne vient qu’après la reconstitution effective du bien détruit, et comme le disait un observateur anglais : La France reconstruit exactement ce qui a été détruit, aux mêmes lieux, et sans en profiter pour changer ce qui était à changer. Ainsi ce que le temps aurait mis en ruines pour le mieux des cités est systématiquement reconstruit pour des siècles. […] Aussi […] la “reconstruction” est un secteur dont les résultats sont relativement mauvais »6.

11Tout ceci relevait du fantasme ; les propriétaires se plaignaient au contraire de ne pouvoir dans la plupart des cas retrouver ni leur parcelle ni leur bâti originels, du fait des modifications apportées à la voirie par les PRA.

12Mais si le MRU tenait fermement les rênes quand il s’agissait des grandes orientations, et contrôlait de près les opérations par l’intermédiaire de ses Délégations départementales dont les prérogatives ne cessèrent de croître à mesure que l’administration centrale se déchargeait sur elles de la gestion quotidienne, les propriétaires pouvaient faire prévaloir largement leurs intérêts à la marge. D’innombrables tractations contribuèrent à retarder notamment les opérations de remembrement, et à assouplir les lignes des PRA. D’autre part, les propriétaires étaient libres de vendre (en subissant une forte perte) leurs dommages de guerre, qui pouvaient être transférés dans un autre département, ou d’accélérer le traitement de leur dossier en acceptant un paiement en titres de leur indemnité, pour peu que leur fortune personnelle fût suffisante pour se passer provisoirement d’un versement en numéraire ; il leur était enfin loisible d’emprunter à taux bonifié, auprès du Crédit foncier ou du Comptoir des entrepreneurs, pour reconstruire un immeuble plus important que celui qu’ils avaient perdu, ou acheter des dommages remis sur le marché. Toutes ces licences favorisaient les plus riches des sinistrés qui surent s’en servir et contribuèrent ainsi à perturber l’ordonnancement temporel de la reconstruction. Il avait ainsi été prévu que les Associations syndicales de reconstruction succéderaient logiquement aux Associations de remembrement : « Une fois la commune déclarée sinistrée par arrêté ministériel, et donc soumise à la confection d’un plan de reconstruction, les propriétaires qui voulaient bénéficier de l’aide de l’État se groupaient en association syndicale de remembrement, transformée dans un deuxième temps en association syndicale de reconstruction »7. Ce schéma rappelé par Danièle Voldman est tout théorique. On verra qu’à Brest, du fait des pressions des propriétaires, des conflits entre la municipalité et la Marine nationale, et d’amendements successifs du PRA, les associations de remembrement (que nous désignerons par l’abréviation ASRem) coexistèrent longtemps avec les associations syndicales de reconstruction (ASRec) et les coopératives : alors que les premiers immeubles étaient depuis longtemps sortis de terre, le remembrement était loin d’être achevé.

13Quant aux choix architecturaux, une grande diversité de situation a prévalu : non seulement le MRU se refusa à privilégier l’une ou l’autre école, mais les propriétaires étaient libres de choisir leur architecte dans une liste d’architectes agréés. Un architecte - chef de groupe devait veiller à la coordination des façades, à l’alignement des corniches notamment ; en pratique, les chefs de groupe se trouvaient être architectes d’opération dans un autre îlot, supervisés par leurs collègues qu’ils supervisaient quelques rues plus loin… Il pouvait arriver, comme à Brest, que l’urbaniste fût en même temps l’architecte en chef de la reconstruction ; il avait alors la possibilité de se réserver un certain nombre de constructions. Ces chassés-croisés produisirent, on le verra, une diversité architecturale bien plus grande qu’on ne le croit généralement. Eugène Claudius-Petit, ministre chargé de la reconstruction de 1948 à 1952, puis en 1954, qui se refusait à laisser reconstruire des « maisons de poupée », voulut discipliner cette variété en encourageant la reconstruction groupée. La solution, largement adoptée à Brest par l’ASrec de l’ancien intra-muros qui commença à travailler sous sa férule, était alors de faire construire par l’ASRec, mandataire des propriétaires qui lui confiaient leurs créances, des immeubles préfinancés (IP) qui présentaient alors des façades ordonnancées. Immeubles ou appartements étaient à la fin des travaux restitués aux propriétaires par l’ASRec. La formule fut par la suite assouplie, et des propriétaires d’IP purent choisir leur architecte.

14Après ces quelques rappels, la visée sera resserrée sur l’agglomération brestoise.