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Ségrégation sociale et habitat

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François Madoré

Première partie. La division sociale des villes françaises

Chapitre III. Division sociale et structure de l’habitat

Texte intégral

LES GRANDS TYPES SOCIO-MORPHOLOGIQUES STRUCTURANT LA GÉOGRAPHIE SOCIO-RÉSIDENTIELLE DES VILLES

Quelques éléments de méthode pour déterminer les types socio-morphologiques : l’exemple de Nantes

L’intérêt de coupler structure socio-spatiale et structure de l’habitat

1L’esquisse d’une géographie socio-résidentielle des villes françaises passe par la mise en évidence de ce que nous dénommons les principaux types ou contextes socio-morphologiques. Ces derniers sont définis à la fois par « les liaisons entre les caractéristiques des types d’habitat et les caractéristiques des occupants » (Lévy, 1997/272) et par la localisation géographique de ces liaisons. Pour dégager ces types, l’analyse doit donc coupler structure sociale, ou plus exactement socio-professionnelle, et structure de l’habitat, tout en étant contextualisée spatialement, afin d’intégrer les temporalités urbaines et la spécialisation fonctionnelle des différents territoires constitutifs de la ville. Cette méthode présente des analogies avec celle proposée par Rémy Allain (1992/192), qui couple l’analyse morphologique et l’analyse sociale.

2La pertinence de cette méthode visant à dégager des contextes socio-morphologiques a été testée sur l’agglomération de Nantes à partir du recensement de 1990. Une classification ascendante hiérarchique, fondée sur la proportion respective des cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs de la personne de référence des ménages dans les 70 quartiers ou communes de l’agglomération, a été mise en relation avec les huit caractéristiques suivantes de l’habitat : statut d’occupation de la résidence principale (propriétaire ou accédant, locataire privé, locataire HLM), type de résidence (maison individuelle, collectif) et âge des logements (antérieur à 1949, de 1949 à 1974, postérieur à 1974). Nous retrouvons ici, peu ou prou, les trois principaux facteurs jouant un rôle primordial dans les stratégies résidentielles des ménages (Bonvalet et Fribourg, 1990/246 ; Bonvalet et Dureau, 2000/256), sachant que la taille du logement est pour partie redondante avec le type. Par ailleurs, une variable supplémentaire a été introduite afin de compléter la description des contextes socio-morphologiques définis, à savoir la proportion de chômeurs, qui est devenue l’un des indicateurs sociaux les plus significatifs du statut social d’un territoire.

3Dans un premier temps, une classification ascendante hiérarchique permet de dégager cinq types socioprofessionnels. En comparant les écarts au profil moyen de l’agglomération pour chacun des types, une classification s’opère depuis le type le plus aisé (type I) jusqu’au plus modeste (type V).

  • Le type I se caractérise donc par une nette sur-représentation des catégories aisées, c’est-à-dire des commerçants et des cadres, au détriment des employés et des ouvriers. Il se subdivise en deux sous-types, les traits bourgeois du premier étant sensiblement plus accusés que ceux du second, puisque la proportion de cadres est deux fois supérieure à la moyenne de l’agglomération et celle des commerçants une fois et demie, contre seulement les deux tiers et un cinquième dans le sous-type Ib.
  • Le type II présente un profil relativement proche de la moyenne de l’agglomération nantaise, aucun écart au profil moyen n’excédant 15 %, hormis pour deux catégories socioprofessionnelles alternativement sous-représentées, celle des ouvriers dans le sous-type IIa et celle des employés dans le sous-type IIb.
  • Quant aux trois derniers types, ils présentent un profil nettement plus populaire que les deux premiers. L’écart au profil moyen des cadres et des ouvriers permet de les hiérarchiser. Ainsi, la sous-représentation des cadres progresse, du type III au V, de -39 % à -79 %, alors que la sur-représentation des ouvriers augmente de +21 % à +81 %. Si le profil populaire du type III est moyennement affirmé, celui du type V l’est donc très fortement.

4Dans un second temps, pour chacun des types ou sous-types définis, les écarts au profil moyen de l’agglomération ont aussi été calculés pour les huit variables définissant l’habitat, révélant l’existence d’un lien statistique fort entre les caractéristiques de la structure sociale et celles de l’habitat. Certes, la géographie de l’habitat ne peut expliquer uniment les segmentations résidentielles à l’origine de la configuration socio-spatiale de l’agglomération de Nantes. Néanmoins, elle suit assez fidèlement, dans son intensité, le profil social des différents types définis par la classification ascendante hiérarchique. La localisation du logement locatif social s’avère notamment comme l’une des plus discriminantes pour comprendre les divisions sociales de l’espace urbain. Les coefficients de corrélation entre la proportion de logements HLM et les différentes catégories socioprofessionnelles sont toujours significatifs en 1990, oscillant entre -0,53 et -0,65 pour les commerçants, cadres et professions intermédiaires, contre +0,45 et +0,62 pour les employés et les ouvriers, sans doute parce que c’est le segment du parc immobilier dont l’offre est la plus inégalement répartie dans l’espace urbain nantais. À l’échelle des soixante-dix quartiers ou communes de l’agglomération nantaise, le coefficient de variation est de 41 pour le parc en propriété d’occupation, mais de 70 pour le logement locatif privé et surtout de 108 pour le locatif social.

L’identification de neuf contextes socio-morphologiques

5Neuf principaux contextes socio-morphologiques, discriminés selon leur structure socioprofessionnelle, les caractéristiques de leur habitat et leur situation géographique, ont été isolés au sein de l’agglomération nantaise en 1990. L’intérêt de cette approche monographique, fondée sur une grande agglomération française classée comme l’une des huit capitales économiques de province (Damette, 1994/314), est de montrer la complexité très grande des configurations socio-spatiales, conduisant au relatif brouillage des schémas classiques concentriques ou sectoriels, au profit de l’image de la mosaïque sociale. Trois contextes socio-morphologiques ont pour inscription les quartiers anciens situés dans le centre ou le péricentre, tandis que les six autres trouvent leur territoire d’expression en périphérie. Le centre comprend le cœur historique de la ville, ce qui se traduit par une forte emprise au sol des constructions, tandis que le péricentre, imprégné de la révolution industrielle du xixe siècle, présente également un habitat continu et relativement dense. La délimitation des quartiers centraux et péricentraux nantais retenue est inspirée du découpage proposé par Jean-Pierre Peyon (1994/332), car elle se fonde sur ces temporalités urbaines. Les quartiers périphériques sont en revanche contemporains pour l’essentiel du développement urbain du xxe siècle. Ils se sont développés à la fois sur les marges de la ville centre, mais également sur des communes proches, qui sont devenues, grâce au concept de l’unité urbaine mis au point par l’Insee, des communes de banlieue. L’habitat, au sein de cette périphérie, est généralement discontinu, mélangeant du collectif disjoint et du pavillonnaire.

6Trois contextes socio-morphologiques se développent dans la zone centrale ou péricentrale de la ville centre de Nantes. Le premier correspond aux beaux quartiers et regroupe les deux tiers des entités géographiques du type I de la classification ascendante hiérarchique, soit dix sur seize. Le second définit les quartiers péricentraux au profil socioprofessionnel moyen, issus du sous-type IIa de la classification. Enfin, le troisième regroupe les quartiers péricentraux populaires (type III) situés à proximité des anciens espaces industriels.

7Au sein des quartiers périphériques, six contextes socio-morphologiques apparaissent, classés par ordre chronologique puis, pour une même époque de constitution, par leur profil socioprofessionnel, du plus populaire vers le plus aisé. Un premier contexte définit la périphérie relativement ancienne à dominante pavillonnaire et ouvrière, ce qui correspond au type IV de la classification ascendante hiérarchique. Un second, qui regroupe l’essentiel des entités du type III et les deux du type V, est constitutif de la périphérie des grands ensembles d’habitat social des années cinquante et soixante au profil très populaire. Un troisième détermine la périphérie d’habitat mixte (individuel et collectif) des décennies cinquante et soixante au profil socioprofessionnel moyen, cas de figure incarné par certains quartiers du sous-type IIa. Enfin, trois périphéries, deux à dominante pavillonnaire et la dernière caractérisée par une certaine mixité des types d’habitat (individuel et collectif), sont marquées par une sur-représentation du parc de logements récent (1975-1989). Elles peuvent être discriminées par leur profil socioprofessionnel, la première présentant un statut moyennement populaire (type III pour l’essentiel), la seconde un profil proche de la moyenne (sous-type IIb), tandis que la troisième est à dominante de classes aisées (six secteurs du type I).

Les trois types socio-morphologiques de l’espace central et péricentral nantais (tableaux 7, 8 et 9 ; carte 3)

8Les trois contextes socio-morphologiques repérés au sein des quartiers centraux et péricentraux de Nantes s’opposent entre eux essentiellement par leur profil socioprofessionnel et, au sein des caractéristiques de l’habitat, par la proportion de logements locatifs sociaux. En revanche, pour les autres caractéristiques de l’habitat, si des différences peuvent être relevées, elles ne sont jamais très significatives. Cela confirme le rôle déterminant, sans être exclusif pour autant, de la localisation du parc HLM sur la définition du statut socio-spatial d’un territoire urbain.

Les beaux quartiers centraux et péricentraux

9À Nantes, l’analyse croisée de la structure socioprofessionnelle, des caractéristiques de l’habitat et du positionnement géographiques des quartiers met en évidence un premier contexte socio-morphologique défini par les beaux quartiers centraux et péricentraux. Dix quartiers Insee, issus du type I de la classification pour le profil socioprofessionnel, composent ce contexte, qui rassemblent près d’un ménage sur cinq de l’agglomération nantaise. Dans ces entités géographiques, la proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures est trois fois supérieure à celle des ouvriers en 1990, alors que dans l’ensemble de l’agglomération nantaise, les seconds sont une fois et demie plus nombreux que les premiers. Les cadres sont ainsi sur-représentés à hauteur des quatre cinquièmes (un quart pour les commerçants), alors que les ouvriers sont sous-représentés à hauteur des deux tiers. Par ailleurs, attestant du profil social hautement valorisé de ces quartiers, la proportion de chômeurs y est inférieure de 14 % à celle relevée en moyenne dans l’agglomération nantaise.

10Le territoire d’inscription de ces beaux quartiers à Nantes englobe le centre, avec les quartiers Insee Saint-Pierre (n° 1) et Graslin (n° 2), et une grande partie du péricentre nantais de la rive droite de l’Erdre jusqu’au Rond-Point-de-Vannes (n° 21) et Rond-Point-de-Rennes (n° 22). Ces beaux quartiers situés au cœur de l’agglomération nantaise ont été repérés également par Danièle Rapetti (1989/144), à travers sa cartographie du profil fiscal des rues.

Tableau 7 : L’importance des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

Tableau 7 : L’importance des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

11Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage de l’agglomération de Nantes en 70 entités géographiques (11 communes et 59 quartiers Insee)

12En termes de structure de l’habitat, ces beaux quartiers centraux et péricentraux correspondent à « l’habitat d’élection de la bourgeoisie depuis le xviiie siècle » (Rapetti, 1989/144) et, corrélativement, à des territoires où le parc HLM est réduit à la portion congrue. Ce parc ne représente en effet que 5 % des résidences principales, contre 19 % à l’échelle de l’agglomération, soit une très forte sous-représentation, des trois quarts quasiment. Or, étant donné le rôle très discriminant de la géographie du logement locatif social sur les segmentations socio-spatiales, cette faiblesse du parc HLM au cœur des beaux quartiers historiques de Nantes est sans conteste un des facteurs à privilégier pour comprendre l’existence d’un espace central et péricentral valorisé. Toutefois, ce marquage social très favorable n’est pas fortement corrélé à une sur-représentation de propriétaires occupants, bien au contraire. Ceux-ci sont proportionnellement moins nombreux que dans l’ensemble de l’agglomération nantaise (42 % contre 54 %). Ce résultat traduit pour partie la coexistence de plusieurs segments du parc immobilier, et en particulier l’importance d’un parc locatif privé composé de petits logements. Mais il montre également que le choix d’une localisation résidentielle peut primer sur le statut d’occupation, la prime à la centralité et à ses aménités multiples pouvant se révéler déterminante dans la stratégie résidentielle. Ce constat est une preuve supplémentaire que le statut d’occupation n’est pas réductible à la seule rationalité économique ou sociale. Mais nous aurons l’occasion de revenir plus largement, au cours de la seconde partie, sur les déterminants du statut d’occupation du logement, en étudiant en particulier les multiples dimensions de l’accession à la propriété.

Tableau 8 : Les caractéristiques socioprofessionnelles des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

Tableau 8 : Les caractéristiques socioprofessionnelles des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

13Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage de l’agglomération de Nantes en 70 entités géographiques (11 communes et 59 quartiers Insee)

Tableau 9 : Les caractéristiques de l’habitat des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

Tableau 9 : Les caractéristiques de l’habitat des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990

14Source et base de calcul : Insee, recensement 1990, sondage au 1/4 : personne de référence des ménages et découpage de l’agglomération de Nantes en 70 entités géographiques (11 communes et 59 quartiers Insee)

Les quartiers péricentraux au profil socioprofessionnel moyen

15Le second contexte socio-morphologique distingué au sein des quartiers anciens de Nantes est constitué de quartiers péricentraux au profil socioprofessionnel moyen. Ces quartiers, au nombre de quatre seulement, soit 7 % des ménages recensés en 1990 dans l’agglomération nantaise, sont issus du sous-type IIa de la classification ascendante hiérarchique mise en œuvre pour dégager le profil socioprofessionnel. Les écarts des profils types au profil moyen de l’agglomération restent toujours limités, seule la sous-représentation des ouvriers étant un peu plus marquée, à hauteur d’un quart. Deux de ces quartiers sont situés juste au sud du centre de Nantes, à savoir Gloriette (n° 8) et Beaulieu (n° 15), tandis qu’un troisième, Zola (n° 19) est à l’ouest et que le dernier, Rond-Point-de-Paris (n° 24), est au nord-est.

16Les caractéristiques de l’habitat sont assez proches de celles observées dans les beaux quartiers du cœur de Nantes. Les deux différences les plus significatives concernent néanmoins la proportion de logements anciens et sociaux. Ces quartiers étant tous en position péricentrale, l’ancienneté du parc immobilier y est moins prononcée. Mais surtout, la part de logements HLM y est trois fois supérieure à celle relevée dans les beaux quartiers : certes, elle est encore inférieure à la moyenne de l’agglomération nantaise d’un cinquième, mais elle atteint tout de même 15 %. Nous pouvons donc en conclure que cette présence beaucoup plus significative du logement locatif social, combinée à l’absence d’un habitat d’apparence bourgeoise, expliquent assez largement le profil social proche de la moyenne qui caractérise, du point de vue la structure socioprofessionnelle, ce contexte socio-morphologique.

Les quartiers péricentraux populaires

17Le troisième contexte socio-morphologique distingué au sein des quartiers anciens de Nantes est défini à la fois par sa position péricentrale et son statut socioprofessionnel relativement populaire. Les quatre quartiers qui composent ce contexte appartiennent au type III de la classification ascendante hiérarchique pour le profil socioprofessionnel et rassemblent 6 % des ménages recensés en 1990 dans l’agglomération nantaise. Trois indicateurs définissent tout particulièrement ce profil qualifié de populaire : la sous-représentation des cadres (-33 % par rapport à l’unité urbaine de Nantes) et, à l’inverse, la sur-représentation des employés (+39 %) et des chômeurs (+29 %). En revanche, la proportion d’ouvriers est très proche de celle trouvée dans l’agglomération, avec une très légère sur-représentation. Nous retrouvons ici les anciens quartiers populaires nantais (Peyon, 1994/332), à savoir Prairie-au-Duc (n° 16), Sainte-Anne (n° 17) et Chantenay (n° 18) près du port et Doulon (n° 14) autour de la gare de triage à l’est.

18Ce profil populaire doit être mis en relation avec une sur-représentation marquée du logement HLM. Celui-ci rassemble, au sein de ces quatre quartiers, un quart des résidences principales, soit un tiers de plus qu’au sein de l’unité urbaine. Par rapport aux beaux quartiers et aux quartiers péricentraux au profil sociopro-fessionnel moyen observés précédemment, c’est la part du locatif privé qui recule.

Les six types socio-morphologiques de l’espace périphérique nantais (tableaux 7, 8 et 9 ; carte 3)

19Les six contextes socio-morphologiques identifiés dans l’espace périphérique nantais présentent des contrastes de profil socioprofessionnel et d’habitat souvent marqués, où la proportion du logement locatif social s’avère de nouveau très discriminante.

La périphérie pavillonnaire ancienne à dominante ouvrière

20Au sein de l’agglomération de Nantes, les liaisons entre la classification ascendante hiérarchique fondée sur la proportion respective des cinq catégories socio-professionnelles d’actifs en 1990 et les caractéristiques de l’habitat permettent de distinguer un premier contexte socio-morphologique en périphérie dénommé périphérie pavillonnaire ancienne à dominante ouvrière. C’est au sein de ce contexte que la composante ouvrière est, de très loin, la plus marquée, avec près de la moitié des personnes de référence des ménages, soit une sur-représentation des deux tiers par rapport à la moyenne de l’agglomération nantaise. En revanche, les cadres sont fortement sous-représentés, à hauteur de la moitié. Ce contexte socio-morphologique, correspondant au quatrième type dans la classification, distingue pour l’essentiel la vieille banlieue ouvrière estuarienne de l’agglomération nantaise et rassemble un ménage sur dix. Sur les dix entités géographiques qui composent ce contexte, neuf forment un ensemble géographique continu de part et d’autre de la Loire, à l’aval de Nantes, englobant au passage les communes de Bouguenais, La Montagne, Saint-Jean-de-Boiseau et Le Pellerin sur la rive sud, d’Indre et Couëron au nord. Confirmant le profil populaire de ce corridor estuarien, les six communes identifiées ci-dessus possèdent le plus faible revenu net moyen par foyer fiscal en 1985 de toutes les communes de l’agglomération nantaise (Rapetti, 1989/144).

21Deux faits montrent, à l’évidence, que cette population ouvrière, largement dominante dans ce contexte socio-morphologique, est composée essentiellement d’individus bien intégrés professionnellement et socialement. D’une part, le taux de chômage en 1990 est tout juste conforme à la moyenne de l’agglomération, situation très différente de celle qui prévaut dans le type définissant la périphérie des grands ensembles. D’autre part, en matière de structure de l’habitat, les entités géographiques constitutives de ce contexte socio-morphologique se distinguent par l’importance du statut de propriétaire occupant (76 %) en maison individuelle (88 %). Ces deux variables sont fortement sur-représentées au regard de la situation moyenne de l’agglomération nantaise, avec respectivement +40 % et +87 %. A contrario, le parc en location et le parc collectif sont faiblement présents, ce qui va de pair avec une sous-représentation du logement HLM. Celui-ci ne représente que 11 % des résidences principales, traduisant l’absence dans ces territoires marqués par un peuplement populaire de grandes opérations d’habitat social.

22Ce corridor définit pour l’essentiel la banlieue ouvrière ancienne de Nantes, celle dont le développement remonte à l’apparition au xixe siècle de petits centres industriels (Couëron ou Indre) à l’aval de Nantes, en direction de l’estuaire de la Loire. La précocité du développement urbain le long de ce corridor est attestée d’ailleurs par l’ancienneté relative des logements, avec un tiers du parc construit avant 1949, contre le quart dans l’agglomération. Ce premier type de périphérie populaire renvoie, toutes proportions gardées, à la figure de la banlieue rouge, qui marque la première couronne parisienne dans sa moitié est principalement, et qui s’apparente à un système social articulé autour d’une culture populaire et d’une conscience de classe.

La périphérie des grands ensembles des années cinquante et soixante au profil très populaire

23Un deuxième type de périphérie populaire, après celui de la vieille banlieue ouvrière, a été identifié dans l’agglomération de Nantes, correspondant aux zones de concentration des grands ensembles d’habitat collectif et social des années cinquante et soixante. Ce contexte socio-morphologique rassemble l’essentiel des entités géographiques constitutives du type III de la classification ascendante hiérarchique pour le profil socioprofessionnel et les deux seules entités du type V. Au total, treize quartiers se retrouvent classés dans ce contexte, soit un cinquième des ménages recensés en 1990 dans l’unité urbaine de Nantes. Le profil populaire de ce contexte est sans ambiguïté. Les employés et les ouvriers sont nettement sur-représentés, à hauteur d’un quart et d’un tiers par rapport au profil moyen de l’agglomération nantaise, alors qu’à l’inverse, les commerçants et les cadres sont nettement sous-représentés, leur proportion étant inférieure de plus d’un tiers et de la moitié.

24Toutefois, si le profil socioprofessionnel n’est pas fondamentalement différent de celui identifié dans la périphérie pavillonnaire ancienne à dominante ouvrière, la sur-représentation des ouvriers étant même inférieure, en revanche les caractéristiques de l’habitat sont très spécifiques et donnent toute son originalité à ce contexte socio-morphologique. Celui-ci est en effet clairement dominé par une très forte sur-représentation du logement HLM par rapport à la moyenne nantaise, celle-ci atteignant 171 %, avec la moitié des résidences principales. Ce parc est composé à hauteur des trois quarts quasiment d’immeubles de logements collectifs édifiés pour l’essentiel entre 1949 et 1974. On retrouve dans cette périphérie populaire tous les grands ensembles de logements collectifs et sociaux réalisés au cours des décennies d’après-guerre, notamment Malakoff, Nantes-est et nord, le Breil-Malville, les Dervallières, Bellevue ou le Château de Rezé. Cette périphérie populaire dessine une première ceinture de quartiers populaires qui s’étend sur le pourtour de la commune de Nantes et déborde quelque peu sur le territoire des deux plus importantes communes de banlieue, c’est-à-dire Saint-Herblain à l’ouest et Rezé au sud, qui amorcent l’axe populaire du corridor industrialo-portuaire précédemment décrit.

25Ce deuxième type de périphérie populaire n’est nullement une réplique des quartiers de la vieille banlieue ouvrière (Dubet et Lapeyronnie, 1992/345). C’est une confirmation de la variété des figures prises par les quartiers populaires dans la ville. On en veut pour preuve l’importance du taux de chômage enregistré en 1990, celui-ci étant supérieur de moitié par rapport à la moyenne de l’agglomération nantaise, avec 17,8 % contre 11,7 %. Il est donc clair que la population active de la banlieue ouvrière ancienne est nettement mieux insérée sur le marché du travail que celle qui réside dans ces grands ensembles d’habitat HLM. La géographie fiscale de l’agglomération nantaise en 1992 montre d’ailleurs que « tous les grands ensembles HLM se placent, à de rares exceptions près, en bas de l’échelle fiscale » (Rapetti, 1997/145). Il s’agit incontestablement des principales poches de pauvreté dans la ville, devant les zones d’habitat pavillonnaire estuarienne correspondant à la vieille banlieue industrielle et ouvrière de Nantes.

La périphérie d’habitat mixte des années cinquante et soixante au profil socioprofessionnel moyen

26Le troisième contexte socio-morphologique identifié au sein de la périphérie de l’agglomération nantaise est constitué de trois quartiers d’habitat mixte des années cinquante et soixante au profil socioprofessionnel moyen, issus du sous-type IIa de la classification ascendante hiérarchique pour le profil socioprofessionnel. Ces entités étant relativement peuplées, 7 % des ménage sont recensés dans ces quartiers situés à l’ouest de Nantes, soit en limite de commune, avec la Contrie (n° 32), soit sur les communes limitrophes d’Orvault (quartier du Petit Chantilly) ou de Saint-Herblain (quartier de la Bouvardière). La mixité des formes d’habitat, avec une répartition équilibrée entre habitat individuel et collectif, s’explique en partie par l’importance du parc en copropriétés verticales édifiées entre 1949 et 1974, dans la mesure où plus des deux tiers des logements datent de cette période, soit une sur-densité relative de moitié. En revanche, le logement HLM est sous-représenté d’un quart par rapport à la moyenne de l’agglomération.

La périphérie pavillonnaire des années soixante-dix à quatre-vingt au profil moyennement populaire

27Le quatrième contexte socio-morphologique de la périphérie nantaise en 1990 est constitué de cinq quartiers, représentant 7 % du total des ménages. Il présente un profil socioprofessionnel moyennement populaire et une dominante d’habitat individuel. En termes de structure socioprofessionnelle, un seul écart par rapport à la moyenne de l’agglomération est significatif, avec la sous-représentation d’un tiers quasiment des cadres, celle-ci n’étant que partiellement compensée par une légère sur-représentation des ouvriers (+18 %). Le profil populaire est donc peu accusé, par rapport à celui relevé dans la banlieue ouvrière estuarienne et dans les grands ensembles.

28La structure de l’habitat est clairement marquée par une forte dominante pavillonnaire et, corrélativement, de propriétaires. Sept résidences principales sur dix sont des maisons individuelles et une proportion identique de propriétaires est observée, contre à peine la moitié dans l’unité urbaine de Nantes pour le premier indicateur et un peu de la moitié pour le second. De fait, le parc locatif social est assez fortement sous-représenté et n’explique pas, du moins principalement, la légère coloration populaire de ce contexte. Au total, celui s’apparente, mais avec un profil ouvrier nettement moins accusé, à la périphérie pavillonnaire ancienne en position estuarienne. Enfin, la localisation de ce groupe s’avère relativement aléatoire, avec un quartier situé sur la commune de Nantes, tandis que les trois autres se dispersent sur trois communes de banlieue, sans continuité géographique entre elles.

La périphérie pavillonnaire des années soixante-dix à quatre-vingt au profil socioprofessionnel moyen

29Le cinquième contexte socio-morphologique repéré dans la périphérie de l’agglomération nantaise correspond à la périphérie pavillonnaire des années soixante-dix à quatre-vingt au profil socioprofessionnel moyen. Ces espaces sont identifiés, en termes de structure socioprofessionnelle, par le sous-type IIb de la classification ascendante hiérarchique. Pour les cinq catégories socioprofessionnelles d’actifs, aucun écart à la moyenne n’est très significatif en 1990, si ce n’est la sous-représentation d’un quart des employés. Toutefois, un fait mérite d’être souligné, car il atteste de la forte intégration sociale de cette population vivant dans les quinze entités géographiques constitutives de ce contexte, soit 17 % des ménages : le taux de chômage est inférieur d’un tiers au niveau moyen de l’agglomération, avec 7,9 % contre 11,7 %.

30En 1990, les trois quarts des ménages sont propriétaires occupants de leur résidence principale, soit 42 % de plus que la moyenne de l’agglomération nantaise (54 %). De ce fait, le parc locatif est réduit à la portion congrue : les parcs HLM ou privés sont, l’un et l’autre, sous-représentés de moitié. D’autre part, la maison individuelle règne en maître, avec 84 % des résidences principales, soit presque le double de la moyenne de l’agglomération (47 %). Cette très forte domination des propriétaires d’un pavillon est incontestablement la caractéristique majeure de ce contexte socio-morphologique. Celui-ci présente donc une similitude avec le contexte de la périphérie pavillonnaire ouvrière, à deux différences importantes près : la coloration populaire disparaît dans ce deuxième contexte et le parc de logements y est nettement plus récent. La proportion de logements construits entre 1974 et 1989 atteint la moitié, soit une part supérieure des trois quarts à la moyenne de l’unité urbaine nantaise (29 %), contre les quatre dixième dans la banlieue pavillonnaire estuarienne.

31Géographiquement, ce contexte socio-morphologique définissant schématiquement les espaces supports de la politique d’accession à la propriété en maison individuelle des catégories moyennes dessine, pour l’essentiel, un arc de cercle du sud-est de l’agglomération à l’ouest, en contournant par l’est et le nord la commune de Nantes. Il inclue donc toutes les communes de la banlieue nantaise situées dans une moitié est, depuis Vertou jusqu’à La Chapelle-sur-Erdre, en passant par le quartier du Douet à Saint-Sébastien-sur-Loire, les communes de Basse et Haute-Goulaine, de Sainte-Luce-sur-Loire, Thouaré-sur-Loire et enfin celle de Carquefou. Cet arc semble épouser les temporalités spatiales de la croissance urbaine, marquées à partir de la décennie soixante-dix principalement par des gains démographiques très rapides à l’est de l’agglomération (Sztokman, 1990/322), À ce vaste ensemble homogène, s’ajoute une partie de la commune de Saint-Herblain à l’ouest. On retrouve donc dans ce contexte quelques-unes unes des communes de l’agglomération nantaise ayant le plus fort revenu net moyen par foyer fiscal en 1985, toutes étant au-dessus de la médiane (Rapetti, 1989/144).

La périphérie d’habitat mixte des années soixante-dix à quatre-vingt au profil socioprofessionnel aisé

32Enfin, le sixième et dernier contexte socio-morphologique identifié au sein de la périphérie de l’agglomération nantaise peut être qualifié de périphérie d’habitat mixte des années soixante-dix à quatre-vingt au profil socioprofessionnel aisé. Il regroupe six entités géographiques et 6 % des ménages en 1990. Ces unités ressortent toutes au type I de la classification ascendante hiérarchique pour le profil socioprofessionnel. Celui-ci est proche du profil des beaux quartiers centraux et péricentraux. Par rapport à la moyenne de l’agglomération nantaise en 1990, la sur-densité relative des cadres s’élève aux deux tiers et celles commerçants au quart. À l’inverse, les ouvriers sont sous-représentés à hauteur de la moitié et les employés d’un quart. Enfin, c’est au sein de ce contexte que la proportion de chômeurs est la plus faible, avec 7,3 % seulement, soit une sous-représentation de près de 40 %. Les entités géographiques constitutives de cette périphérie pavillonnaire aisée prolongent les beaux quartiers du cœur de Nantes, notamment en direction du nord-ouest, avec les quartiers nantais du Petit-Port (n° 23), de Malville/Beauséjour (n° 35) et de Talence (n° 36) puis, au-delà des limites de la ville centre, avec le quartier de la Vallée à Orvault (n° 2) et la commune de Sautron. Enfin, le quartier Portechaise de Saint-Sébastien-sur-Loire (n° 3) étend vers le sud-est cet axe aisé.

33En termes de structure de l’habitat, un fait essentiel distingue cette périphérie aisée des beaux quartiers sis dans le cœur de Nantes. Il s’agit du statut de propriétaire occupant : celui-ci est largement dominant, avec 70 % des ménages, alors qu’il ne représentait que 42 % dans les beaux quartiers. En revanche, si la proportion de maisons individuelles (56 %) marque logiquement une forte différence avec les quartiers valorisés du cœur de Nantes (19 %), ce pourcentage est nettement inférieur à celui observé dans les périphéries pavillonnaires, où la maison représente plus des quatre cinquièmes du parc de résidences principales. Ce constat invite de nouveau à se démarquer de schémas trop déterministes ou simplistes, comme celui associant les banlieues valorisées socialement à un habitat pavillonnaire exclusif.

34Pour terminer, soulignons combien la part du logement HLM est de nouveau réduite à la portion congrue dans ce contexte socio-morphologique, avec seulement 4 % des résidences principales, soit une sous-représentation par rapport à la moyenne de l’agglomération équivalente aux quatre cinquièmes. Cette quasi-absence de parc locatif social semble bien être une marque de distinction majeure des espaces à forte valorisation sociale, confirmant la corrélation spatiale étroite, évoquée précédemment, entre la répartition de ce segment du parc de logements et le statut socioprofessionnel des différents territoires constitutifs de la ville.

L’absence de singularités du cas nantais : le cas des autres villes françaises

35Les approches portant sur la division sociale des villes françaises laissent penser que cette détermination de neuf contextes socio-morphologiques au sein de l’agglomération nantaise synthétisent assez largement, sans pour autant l’épuiser, la diversité des profils structurant la géographie socio-résidentielle des villes de l’hexagone. Trois faits majeurs méritent d’être soulignés, car ils semblent constituer des invariants socio-morphologiques à l’échelle des unités urbaines françaises.

Un cœur de ville valorisé socialement brouillant la configuration socio-spatiale sectorielle

36Le premier invariant socio-morphologique des villes françaises est sans conteste l’existence de beaux quartiers centraux ou péricentraux, caractéristique majeure de la plupart des villes obéissant à un modèle culturel latin (Roncayolo, 1993/297). Les six analyses comparatives de la structure socio-spatiale des agglomérations françaises confirment toutes le positionnement vers le haut de la hiérarchie socio-spatiale du cœur des agglomérations.

  • Lorsque Gilles Lajoie (1998/98) compare la composition socioprofessionnelle des villes centres et de leurs communes de banlieue au sein des unités urbaines françaises de plus de 250 000 habitants en 1990, il note une augmentation plus rapide, dans les premières, des cadres et professions intermédiaires, alors que ces catégories y étaient déjà sur-représentées. Il en conclut donc qu’un « mouvement d’embourgeoisement s’affirme dans la majorité des grandes villes ».
  • Pour Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136 ; 1994/103), sur les trois types de beaux quartiers identifiés au sein des 36 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants hors Île-de-France, deux sont situés dans le cœur de la ville : « les quartiers élégants du centre » et « la zone médiane aisée en position assez centrale ». Nicole Tabard (1993/151), à partir de son analyse de la hiérarchie socio-spatiale de l’ensemble du territoire français en 1990, confirme l’existence d’un centre valorisé socialement, en liaison avec le regroupement des activités artistiques, des fonctions d’études-conseils et des fonctions administratives. Henri Reymond, Michel Vigouroux et Catherine Rhein (1995/111 et 113) retrouvent également la présence souvent forte des classes aisées, correspondant à la bourgeoisie traditionnelle, dans le cœur des villes françaises.
  • Enfin, Xavier Debonneuil et Michel Gollac (1978/126) identifient, aussi bien à Amiens qu’à Châlons-sur-Marne ou à Reims, un « centre bourgeois et commerçant » en 1975, tandis que Rodolphe Dodier (1994/82) révèle l’existence « d’un centre huppé et d’un péricentre marqué par les cadres et les professions intermédiaires » dans les villes des Pays de la Loire en 1982 et 1990, la valorisation sociale du cœur des agglomérations urbaines de cette région s’étant accentuée au cours de la décennie quatre-vingt.

37Les conclusions des études monographiques réalisées au sein des villes françaises sont également dénuées d’ambiguïté quant à l’existence d’un cœur d’agglomération valorisé socialement. Quelques exemples en témoignent.

  • Catherine Rhein (2000/114) observe ainsi, à l’échelle de la région Île-de-France, le renforcement de la présence des franges les plus aisées de la population dans le centre de Paris. Rémy Allain et Guy Baudelle (1991/89) font le même constat à l’échelle d’une ville comme Rennes pour la période 1962-1982, ce qui les amène à nuancer leur affirmation première selon laquelle le statut socio-économique obéit à une disposition sectorielle.
  • Enfin, dans les deux petites villes moyennes de Cholet et de La Roche-sur-Yon, la cartographie des quotients de concentration des cinq catégories socio-professionnelles d’actifs en 1990, à l’échelle des quartiers Insee, isole un axe de localisation privilégiée des classes aisées, associées dans certains cas aux professions intermédiaires, dont le cœur est situé dans le centre (Madoré, 1998/101). Cependant si le beau quartier par excellence se confond avec l’espace central, cela ne doit pas s’interpréter en termes d’exclusivité. Certes, les quotients de concentration s’échelonnent de 1,55 pour les cadres à 1,65 pour les commerçants, mais les professions intermédiaires y sont convenablement représentées (quotient de 1,09) et parmi les catégories modestes, seuls les ouvriers sont véritablement sous-représentés, avec un quotient de 0,62.

38Au total, si les configurations socio-spatiales des villes françaises semblent plus complexes que ne le laissent supposer les modèles issus de l’écologie urbaine factorielle, ce qui n’est en rien spécifique à l’hexagone comme l’illustre entre autres le cas de Québec (Bailly et Polèse, 1977/53), c’est le résultat en partie de l’attractivité résidentielle historique qu’exercent les cœurs de ville sur les classes aisées. Cette structuration de l’espace social de la plupart des agglomérations françaises, fruit d’un gradient social décroissant du cœur de l’agglomération vers sa périphérie, confirme globalement la validité du modèle d’Alonso, marqué par une diminution du coût du foncier avec l’éloignement du centre de la ville. Ce modèle expliquerait sans doute en partie la concentration résidentielle des catégories aisées dans le centre ou le péricentre, en réservant l’accès au logement aux catégories qui disposent d’une capacité financière suffisante pour payer le surcoût que représente une localisation résidentielle dans le cœur de la ville. C’est pourquoi le dispositif sectoriel structurant la configuration socio-spatiale des agglomérations se brouille et tend vers un schéma plus complexe dans de nombreuses villes françaises.

Le maintien de secteurs populaires dans les cœurs de ville : un héritage menacé

39Si les quartiers centraux et péricentraux semblent globalement des espaces valorisés dans la ville française d’aujourd’hui, le phénomène n’est pas exclusif. L’existence de secteurs plus populaires cohabitant, certes en moins grand nombre, avec ces quartiers aisés, comme l’a montré le cas nantais, constitue le second invariant socio-morphologique des agglomérations de l’hexagone. Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136) observent ainsi, parmi les vingt-cinq types de quartiers identifiés en 1982 dans les 36 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants hors Île-de-France, deux types qu’elles regroupent sous la dénomination « centre populaire », qui voisinent avec les « beaux quartiers » du cœur des agglomérations, même si cette configuration varie d’une ville à l’autre.

40Ces contrastes socio-morphologiques caractéristiques des cœurs de villes sont un héritage. En effet, une partie des quartiers anciens renvoyait, dans les années cinquante et soixante, l’image d’un espace en crise, alors que dans le même temps la périphérie urbaine véhiculait l’image d’une certaine modernité. Cette crise du cœur des agglomérations, analysée par de nombreux écrits scientifiques de l’époque (Beaujeu-Garnier, 1972/335 ; Pailhé, 1978/139 ; Joly, 1983/337), ressortait à trois niveaux : le vieillissement du patrimoine immobilier, avec la présence d’îlots très dégradés renfermant des logements insalubres ou ne bénéficiant pas du confort moderne ; une perte de substance démographique ; enfin, la crise du petit commerce indépendant face à l’essor, à partir de la décennie soixante, du commerce urbain périphérique et de la grande distribution.

41Toutefois, le maintien de quartiers populaires en situation centrale ou péricentrale dans les villes françaises est menacé par la vigueur du processus de reconquête des cœurs d’agglomération par des ménages issus de catégories moyennes supérieures ou aisées (Lajoie, 1998/98). Ce phénomène n’est pas exclusivement hexagonal, bien au contraire, puisqu’il s’observe dans des contextes urbains variés (Lévy et Brun, 2000/39). En réalité, ce processus de reconquête sociale, voire de gentrification (notre hésitation à employer ce terme pour décrire la situation des villes françaises s’explique par sa faible utilisation par les géographes ou les sociologues, qui lui préfèrent celui d’embourgeoisement), en grignotant les quartiers populaires des cœurs d’agglomération, participe d’un mouvement plus global, qui s’affirme à travers un intérêt renouvelé pour le quartier ancien. Ce phénomène a commencé à se manifester au cours de la décennie soixante et encore plus lors de la décennie suivante, en partie par excès contre le modernisme. Alain Bourdin (1984/325) a ainsi montré comment le patrimoine était « réinventé », en analysant les valeurs sous-tendues par cette réinvention et les multiples significations ou pratiques de la réappropriation et de la réhabilitation des quartiers anciens. Il a mis en relation ce phénomène avec l’arrivée de nouvelles populations assez fortement diplômées, appartenant aux classes moyennes ou aisées. Quant à Jean-Paul Lévy (1981/326 ; 1986/339 ; 1987/327 ; 1990/328), il a observé comment le processus de reconquête des centres, qui est loin d’être uniforme, était très sélectif socialement et fonctionnellement, étant donné la double tendance à l’embourgeoisement et à l’affinage des activités tertiaires au bénéfice du commerce d’équipement de la personne, de luxe et du tertiaire de direction. Ainsi, la valorisation sociale de la fonction résidentielle au cœur des villes a été d’autant plus renforcée depuis deux à trois décennies qu’elle a profité de la sublimation des quartiers anciens, entretenue par la revalorisation de la notion de patrimoine.

42Quelques études ont cherché à mieux connaître les fondements culturels et symboliques de cette revalorisation. La recherche d’un certain cadre de vie a ainsi été déterminante dans le choix de résider dans le centre de La Roche-sur-Yon, selon une enquête conduite auprès de ménages ayant acheté entre 1990 et 1995 une maison individuelle devenue leur résidence principale (Madoré, 1999/281). Trois critères ont été mis en avant : la proximité des commerces, des lieux culturels et des écoles. Quant à Yves Grafmeyer (1993/267), en enquêtant auprès d’un échantillon d’habitants de trois secteurs valorisés socialement du centre de Lyon, il montre le poids des stratégies résidentielles commandées par la scolarisation des enfants et l’influence des réseaux de relations dans les logiques de peuplement. Jean-Yves Authier (1996/330 ; 1997/75), en enquêtant auprès de 274 individus résidant dans le quartier Saint-Georges à Lyon, fait ressortir trois valeurs dominantes dans le choix de résider dans ce quartier : la centralité, l’historicité et la convivialité. Enfin, Jens S. Dangschat et Wolfgang zum Felde (1992/36), en réalisant 80 entretiens à Hambourg (Allemagne) afin d’y saisir les déterminants du processus d’embourgeoisement dans le centre de la ville, montrent que ce phénomène s’accompagne de la promotion d’un « nouveau mode de vie ». Dans les quatre cas, et au-delà des différences d’échelle entre trois agglomérations au poids démographique si dissemblable, on perçoit des déterminants communs à l’inscription résidentielle dans le centre : l’importance des aménités multiples offertes par l’espace central des villes, mais aussi la rémanence d’une certaine représentation, celle d’un quartier ancien mythique, inscrit dans une sorte de continuum urbano-sociétal. Que l’aphorisme d’Alain Bourdin (1984/325) sonne juste, lorsqu’il écrit que la revalorisation du quartier ancien « n’est pas seulement indispensable à la survie de la ville, [mais] lui donne son identité, sa personnalité, son immortalité, car c’est la continuité de l’homme qu’il s’agit de préserver à travers celle des pierres » !

43Cette revalorisation du quartier ancien participe donc d’une véritable « rétro-manie » selon l’expression consacrée par Jean-Paul Lévy (1987/327). Elle consacre la reconnaissance de la thèse culturaliste développée à la fin du xixe siècle par Patrick Geddes ou Camillo Sitte, qui se distingue du modernisme par la volonté de respecter l’héritage urbanistique, patrimonial et architectural, afin de le restaurer et de mettre en valeur l’historicité au sein de la ville : « la revalorisation du quartier ancien suppose une certaine mise à distance de la modernité […] En effet, au lieu de voir dans le quartier ancien, un carcan démodé dans lequel l’homme de demain risque de ne pas pouvoir s’épanouir, celui-ci est dorénavant regardé comme un lieu où redécouvrir une certaine authenticité, une certaine qualité de vie que les espaces nouveaux risquent de faire perdre […] L’image des quartiers anciens étant ainsi revalorisée à partir du rejet de l’architecture moderne, jugée inapte à permettre la réalisation des aspirations nouvelles, une population relativement aisée va se substituer à la population plus ou moins marginale et à faible capacité financière qui s’y était vu reléguer du temps de leur “disgrâce” » (Rémy,1983/339).

44Enfin, la rétraction des quartiers populaires dans les cœurs des villes françaises, si elle est sous-tendue par la revalorisation du quartier ancien dans l’imaginaire collectif, a été activée également par une intense dynamique de rénovation-réhabilitation du patrimoine bâti impulsée par les pouvoirs publics.

  • D’une part, dans la lignée des travaux conduits par la sociologie urbaine marxiste visant à dénoncer le coût social de la rénovation urbaine (Coing, 1966/80 ; Castells et al., 1973/77), certaines études ont montré comment l’action rénovatrice des pouvoirs publics, légitimée par la rationalité technicienne et hygiéniste puisant aux sources du fonctionnalisme, avait accéléré la contraction des quartiers populaires centraux ou péricentraux. L’histoire de la rénovation du quartier Saint-Georges à Toulouse, déclaré insalubre en 1955, est de ce point de vue tout à fait exemplaire (Arnauné-Clamens, 1977/333). Pas moins de quinze ans ont été nécessaires à la puissance publique pour acquérir le foncier (269 immeubles ont été acquis ou expropriés). La longueur de l’opération, qui s’est étalée au total sur vingt-cinq ans pour seulement six hectares, a eu pour conséquence un renchérissement du coût de libéralisation du sol. En conséquence de quoi, l’activité des promoteurs sociaux a été marginalisée, avec 11 % seulement des logements produits, favorisant dès lors l’appropriation de ce quartier par les classes moyennes ou aisées. Cette situation ne semble guère singulière à Toulouse, puisque Jean-Paul Lévy (1987/327), en établissant le bilan de dix opérations de rénovation urbaine en France, a calculé que la part des logements sociaux ne représentait que 14 % du total des logements construits. On perçoit, à travers ces chiffres, comment l’action de rénovation urbaine impulsée par les pouvoirs publics a puissamment contribué à diluer la coloration populaire des cœurs de ville, en même temps qu’elle a fait reculer l’insalubrité des logements.
  • D’autre part, ce coût social reproché aux opérations de rénovation urbaine a tendance à subsister, certes de façon plus insidieuse, avec les politiques de réhabilitation, qu’elles aient pour cadre les secteurs sauvegardés instaurés par la loi Malraux en 1962 ou les Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) mises en place en 1977. Quelques exemples en témoignent. Ainsi, Pierre Barrère et Micheline Cassou-Mounat (1980/334) montrent, en observant les dynamiques du secteur sauvegardé de Bordeaux au cours des années soixante-dix, comment les quartiers dévalorisés délimitant le Vieux-Bordeaux font l’objet d’opérations de réhabilitation de l’habitat relativement coûteuses. Or, celles-ci sont à l’origine de mutations sociales et fonctionnelles, marquées par le départ des classes modestes au profit des classes aisées et par l’installation de commerces d’équipement de la personne, de luxe ou culturels. Un constat identique est dressé, dix ans plus tard, par Michel Genty (1989/336), lorsqu’il analyse les opérations de réhabilitation du patrimoine immobilier du secteur sauvegardé de Bordeaux (îlot opérationnel Saint-Pierre et de la Tour de Gassies, OPAH à Saint-Pierre et à Saint-Michel). La réhabilitation de logements à caractère social, sans être négligeable, reste malgré tout modeste, surtout celle visant à produire du logement locatif social privé par conventionnement. En revanche, une restauration privée de grande ampleur ne cesse de se développer, ce processus entraînant un net changement social de la population résidente, au profit d’une population d’étudiants et de jeunes cadres, de célibataires et de couples sans enfants. Enfin, Gérard Gervois (1990/331), en esquissant un bilan des secteurs sauvegardés en France, insiste sur la continuité des processus de mutations sociales à l’œuvre dans les cœurs historiques des villes de l’hexagone : « sur le plan social, la restauration et la réhabilitation n’apparaissent pas comme correctives de la rénovation, comme le répétait, à l’envi, le personnel politique dans les années soixante-dix ». Autrement dit, au-delà des changements de politique urbaine, le résultat est identique, peu ou prou, et traduit une rétraction des quartiers populaires.

La mosaïque des contextes socio-morphologiques en périphérie

45L’exemple de l’agglomération de Nantes a révélé la grande diversité des contextes socio-morphologiques identifiés en périphérie. Celle-ci ne semble guère singulière et constitue le troisième invariant socio-morphologique des villes françaises, comme le souligne implicitement le titre de l’ouvrage (« Les banlieues en France ») de Jean-Claude Boyer (2000/341). Cette variété se retrouve peu ou prou à l’échelle de toutes les agglomérations, ce que montrent en particulier les travaux conduits par Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136). À l’échelle des 36 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants hors Île-de-France, s’opposent en particulier des quartiers au profil populaire très marqué, comme « la banlieue industrielle ancienne » ou « les quartiers ouvriers récents », et des quartiers valorisés socialement, à l’image de « la banlieue chic ». Cette dernière se différencie des beaux quartiers centraux ou péricentraux, car si ceux-ci correspondent à l’aire résidentielle de prédilection de la bourgeoisie traditionnelle et prennent appui sur des activités artistiques, des fonctions d’études-conseils et des fonctions administratives, « la banlieue chic » est beaucoup plus liée aux activités technopolitaines, ce modèle étant sans doute le plus abouti à Toulouse (Tabard, 1993/151 ; Reymond et Vigouroux, 1995/111).

46La grande diversité des contextes socio-morphologiques de la périphérie des villes françaises renvoie aux différentes phases qui ont marqué la mise en place de ces périphéries urbaines (Vieillard-Baron, 1996/354). La première est marquée par la succession, sur un siècle, c’est-à-dire de 1840 à 1935, de trois périodes de constitution de lotissements : si les deux premières résultent d’initiatives individuelles et profitent aux classes aisées, la troisième en revanche bénéficie des premiers prêts publics et permettra de réaliser des lotissements accessibles aux populations très modestes. De fait, la production des lotissements jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, en étant fortement déterminée socialement, semble avoir joué un rôle important dans la différenciation des espaces urbains (Mazières, 1996/105). La seconde phase chronologique dans la constitution des espaces périphériques de la ville française est caractérisée par la production des grands ensembles d’habitat collectif, entre 1955 et 1975. Enfin, la troisième phase est celle du développement pavillonnaire et de la périurbanisation à partir du milieu de la décennie soixante-dix. Cette temporalité suit, dans son déroulement chronologique, les différents contextes socio-morphologiques observés au sein de l’agglomération nantaise et dont nous avons souligné l’absence de singularité. Nous retrouvons, à travers la première phase, le premier contexte définissant la vieille banlieue à dominante pavillonnaire et ouvrière ; puis, avec la seconde, la périphérie à profil très populaire des grands ensembles ; enfin, avec la troisième, les deux derniers contextes, à savoir les périphéries pavillonnaires récentes.

L’EXISTENCE DE MICRO-SEGMENTATIONS SOCIALES

L’observation des micro-segmentations sociales

Le problème du découpage spatial dans l’observation de la division sociale

47La mise en évidence des grands types socio-morphologiques structurant la ville française ne doit pas occulter l’existence de micro-segmentations socio-spatiales. Or, celles-ci sont souvent très difficiles à observer. En effet, si l’on souhaite saisir dans toute sa finesse la division sociale, l’échelle des quartiers Insee masque une grande partie de la réalité. Cette échelle a effectivement tendance à homogénéiser des situations dont tout laisse penser, ne serait-ce que par une simple observation attentive des types d’habitat ou encore par l’examen des proportions respectives des différentes catégories sociales au sein du quartier, qu’elle est infiniment plus complexe et hétérogène. Ainsi, à y regarder de plus près, grâce à un effet de loupe, de nombreuses nuances apparaissent et renvoient l’image d’une mosaïque sociale très fine. On mesure ici combien le changement d’échelle sur un même objet géographique est productif d’un autre regard, source d’enrichissement.

48La mise en évidence de ces micro-segmentations sociales au sein de la ville renvoie donc à une question déterminante pour la lecture et, a fortiori, la compréhension de la division sociale dans la ville. C’est celle du découpage spatial retenu pour observer les formes prises par cette division, problème soulevé au début des années quatre-vingt par André Vant (1983/48). Doit-on alors considérer que « la tendance naturelle du raisonnement statistique serait de considérer comme étant la plus pertinente l’échelle qui fait apparaître les oppositions les plus tranchées » (Grafmeyer, 1991/84) ? Cependant, observer la présence de micro-segmentations sociales à grande échelle est une tâche particulièrement difficile, car les sources disponibles ne se prêtent guère à une mesure du phénomène. Il est donc nécessaire de mobiliser des sources originales qui seules permettent une lecture fine des divisions sociales, à l’échelle de l’îlot, de la rue ou encore de l’immeuble. Quelques études vont donc retenir notre attention, car elles montrent tout l’intérêt d’une analyse à grande échelle des segmentations socio-spatiales dans la ville française.

Les micro-segmentations sociales des quartiers anciens : La Roche-sur-Yon, Nantes, Lyon

49Si l’espace central et péricentral des villes françaises apparaît valorisé socialement, ces quartiers anciens n’en sont pas moins marqués par l’existence de micro-segmentations sociales fortes, qui confirment l’existence, même si celle-ci est un héritage menacé, de secteurs se singularisant plus ou moins nettement de ce marquage social dominant. Trois exemples peuvent l’illustrer, sélectionnés parmi des contextes urbains très différents. Observons d’abord cette question en nous référant à une étude que nous avons dirigée sur le centre de la petite ville moyenne de La Roche-sur-Yon, avant de prendre appui sur deux grandes villes françaises, à savoir Nantes et Lyon.

  • 1 Nous pensons que cette source est relativement fiable, sans exclure cependant quelques erreurs de (...)

50L’étude permettant la mise en évidence de formes très fines de division sociale dans le centre-ville de La Roche-sur-Yon n’a pu être réalisée que grâce à l’examen des mutations de propriété, appréhendées à partir des déclarations d’intention d’alénier (DIA) (Madoré, 1999/281). Cet exemple montre que lorsque le regard se porte à la rencontre du lien entre dynamiques du marché immobilier de l’occasion et division sociale, non seulement il permet de lire les tendances d’évolution temporelle des configurations socio-spatiales, mais il autorise de surcroît une lecture très fine des segmentations à l’œuvre. Il permet en particulier de révéler des phénomènes de micro-segmentations qui sont masquées par une analyse plus classique des configurations menées à l’échelle des quartiers Insee. Aussi, en identifiant les 295 acquéreurs d’une maison individuelle par des propriétaires occupants, grâce à une analyse exhaustive des DIA entre 1977 et 1995, la mobilité résidentielle générée par la dynamique du marché de l’occasion et ses conséquences sur la segmentation socio-spatiale dans le cœur de la ville ont pu être observées à grande échelle. Cependant, afin de palier les lacunes importantes des DIA, trois sources complémentaires ont été mobilisées. D’une part, une étude du fichier de la taxe d’habitation a permis de ne retenir que les propriétaires occupants d’une maison individuelle. D’autre part, une enquête menée par les services municipaux a donné la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence des ménages propriétaires occupants en 1995, ce qui inclue bien évidemment les acquéreurs recensés entre 1977 et 1995 et qui résident toujours, à cette date, dans leur logement1. Enfin, un questionnaire a été adressé à 49 acquéreurs récents, c’est-à-dire ayant acheté leur maison entre 1990 et 1995, afin d’appréhender à la fois les itinéraires résidentiels et les modalités d’appropriation de l’espace par ces ménages. Au total, cette étude a permis de montrer que, selon le niveau d’observation privilégié, l’image de la division sociale ou au contraire de son absence domine, dans le centre-ville de La Roche-sur-Yon (carte 4 et tableau 10).

Tableau 10 : Les micro-segmentations sociales dans le centre de La Roche-sur-Yon (localisation des acquéreurs de leur résidence principale sur le marché de la maison d’occasion entre 1977 et 1995 selon la catégorie socioprofessionnelle – PCS)

Tableau 10 : Les micro-segmentations sociales dans le centre de La Roche-sur-Yon (localisation des acquéreurs de leur résidence principale sur le marché de la maison d’occasion entre 1977 et 1995 selon la catégorie socioprofessionnelle – PCS)

PCS 2 et 3 : artisans, commerçants, chefs d’entreprise et cadres, professions intellectuelles supérieures PCS 4 : professions intermédiaires
PCS 5 et 6 : employés et ouvriers

51N.B. : l’analyse ne porte que sur les acquéreurs toujours présents dans leur résidence principale en 1995 et dont la personne de référence du ménage est active

52Source : Mairie de La Roche-sur-Yon, Déclaration d’intention d’aliéner (DIA) et enquête structure socioprofessionnelle

  • À l’examen de la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence du ménage en 1990, le centre de La Roche-sur-Yon peut être qualifié de bourgeois et commerçant. Toutefois, à grande échelle, une forte segmentation socio-spatiale domine, puisque la répartition des acquéreurs d’une résidence principale en maison individuelle apparaît très discriminante socialement. Ainsi, pour prendre les deux extrêmes, les commerçants et cadres représentent les quatre cinquièmes des acquéreurs dans le quartier de la gare, au nord-ouest du centre-ville : vingt commerçants et cadres se sont portés acquéreurs d’une maison entre 1977 et 1995 et y résident toujours à cette date contre seulement deux employés et ouvriers. En revanche, dans le quart sud-est du centre-ville, vingt-trois employés et ouvriers ont acquis une maison devenue leur résidence principale entre 1977 et 1995 et y résident toujours à cette date, contre treize commerçants et cadres.
  • Le centre de La Roche-sur-Yon, même s’il est sous la dominante générale des classes aisées, est donc à la fois un espace fortement ségrégé et un territoire de mixité. En effet, les segmentations socio-spatiales sont tellement fines qu’elles dessinent une véritable marqueterie. Chaque pièce de cette mosaïque, prise isolément, est un agrégat tendant vers une certaine homogénéité sociale ou du moins des formes de sur-représentation sociale marquées, alors que la juxtaposition de ces agrégats sur un territoire aussi peu étendu renvoie l’image d’une relative diversité sociale, par la présence de secteurs diversifiés socialement.

53La présence de micro-segmentation sociales dans le cœur de Nantes est mise en évidence par les travaux de Danielle Rapetti (1989/144 ; 1997/145), grâce à la prise en compte, à l’échelle de la rue, du profil fiscal moyen des ménages, donc de leur niveau d’aisance ou de pauvreté. Elle observe, en 1980, « un réseau fiscal très hétérogène dans le cœur historique de la cité, où se mêlent des populations au niveau de vie très divers. Ainsi, observe-t-on encore en certaines rues la coexistence d’un faible taux d’imposition avec un critère d’aisance, voire un taux de richesse élevé ». Cette étude montre par ailleurs que l’habitat aisé, dans les centres anciens, se développe préférentiellement à l’écart des zones situées au cœur de l’animation urbaine. Au contraire, celles-ci présentant un profil social plus diversifié, car l’importance des petits logements du secteur locatif privé fixent une population jeune, donc encore peu dotés en capital économique, même si leur capital culturel est élevé (cas classique des étudiants). Certes, le constat établi par Danielle Rapetti l’a été en 1980, à l’amorce d’un cycle de réhabilitation du patrimoine immobilier ancien dont on peut supposer qu’il a eu une influence sur la composition sociale de la population. D’ailleurs, en réexaminant la cartographie du profil fiscal de Nantes douze ans plus tard, c’est-à-dire en 1992, Danielle Rapetti (1997/145) note cette tendance à l’homogénéisation vers le haut de l’échelle sociale, tout en soulignant également la permanence des micro-segmentations sociales.

54Enfin, Yves Grafmeyer (1991/84) et Jean-Yves Authier (1997/75) se sont également intéressés à cette question de l’échelle spatiale dans l’appréhension de la division sociale des quartiers centraux de Lyon. Le premier a étudié trois secteurs composés de la Croix-Rousse, des Brotteaux-Nord et des Brotteaux-Ouest, tandis que le second a observé le quartier Saint-Georges. Leurs travaux révèlent toute la finesse des segmentations socio-spatiales, grâce à la prise en compte de deux échelles spatiales très fines : la rue ou les segments de rue et l’immeuble.

  • Yves Grafmeyer et Jean-Yves Authier soulignent, de concert, l’hétérogénéité marquée du profil social des segments de rue, ce qui confirme à l’évidence que le processus d’embourgeoisement n’est ni uniforme, ni exclusif. Ils observent également, dans leurs quartiers respectifs, l’absence de différenciations sociales verticales discriminantes à l’échelle des immeubles.
  • En revanche, leur constat diverge sur un point. Si Yves Grafmeyer note, dans les secteurs Brotteaux-Ouest et Croix-Rousse, une opposition entre les immeubles donnant sur la rue et ceux ouvrant sur une cour intérieure, les premiers semblant plus valorisés socialement que les seconds, Jean-Yves Authier ne retrouve pas cette opposition dans le quartier Saint-Georges, même si la répartition des catégories sociales ne s’effectue pas au hasard. En effet, les cadres ont généralement comme voisins des cadres ou des professions intermédiaires, alors que les ouvriers ont surtout des employés comme voisins. S’agit-il d’une pure coïncidence ou la manifestation d’une certaine forme de grégarisme social ?

Les micro-segmentations sociales en périphérie : La Roche-sur-Yon et Nanterre

55Au-delà de la détermination de grands types socio-morphologiques structurant la géographie socio-résidentielle de la périphérie des villes, des différenciations à grande échelle dessinent également l’espace social de ces périphéries. Deux études le montrent, l’une conduite par nos soins sur La Roche-sur-Yon, l’autre réalisée à Nanterre, dans la banlieue parisienne.

56Dans la première ville, l’existence de micro-segmentations sociales à l’échelle des quartiers périphériques est fondée sur l’observation des mutations de propriété, à partir de l’examen des copies d’actes notariés en 1988-1989. L’exemple du quartier Insee du Bourg-sous-la-Roche (quartier n° 4) a, de ce point de vue, une haute valeur heuristique. L’habitat pavillonnaire y règne en maître, avec 93 % des résidences principales en 1990. Du point de vue de la structure socioprofessionnelle, il présente une légère dominante aisée, selon le profil des ménages actifs en 1990, avec une sur-représentation des commerçants et cadres supérieurs et une sous-représentation des employés. Toutefois, ces caractéristiques sont toutes relatives et appréciées par rapport à la moyenne de la ville, car à l’examen des chiffres, ce sont bien les catégories des employés et des ouvriers qui dominent (44 % des personnes de référence du ménage), devant les commerçants et cadres supérieurs (30 %) et les professions intermédiaires (26 %). Déjà, à l’examen de ces chiffres, les images se brouillent. Mais ce brouillage s’accentue en descendant au niveau de l’infra-quartier. On observe alors un quartier constitué de plusieurs agrégats sociaux forts différents, voire opposés, même si la prudence s’impose, étant donné la faiblesse des effectifs.

  • Dans la moitié nord-ouest du quartier, correspondant au secteur immobilier 16 articulé autour du Moulin Rouge (il s’agit d’un des dix-sept secteurs de répartition des transactions de logements d’occasion à partir de la collecte des copies d’actes notariés), les acquéreurs d’une résidence principale d’occasion appartenant aux catégories aisées ou intermédiaires dominent très largement en 1988 et 1989 : deux commerçants, mais surtout neuf cadres et également neuf professions intermédiaires ont été recensés, contre seulement cinq employés et aucun ouvrier.
  • En revanche, dans la moitié sud-est du quartier (secteur immobilier 17, centré sur le Bourg), les acquéreurs sont en moyenne plus modestes, avec seulement un commerçant et deux cadres, contre quatre professions intermédiaires et quatre employés et un ouvrier.

57Marco Oberti (1995/138), à partir d’une étude localisée sur Nanterre, est l’un des rares chercheurs français, avec ceux cités précédemment, à proposer une lecture des micro-segmentations qui ne soit pas fondée sur les quartiers Insee, voire les communes, mais sur un découpage infra-quartier. Il montre ainsi, en travaillant sur cette commune populaire de la proche banlieue parisienne, que l’analyse très fine de la division sociale en milieu urbain permet de mettre en évidence des différenciations fortes au sein d’un même territoire communal, alors que celui-ci ressort comme relativement homogène dans les classifications socio-spatiales opérées à l’échelle de l’espace parisien. Pour illustrer ces contrastes infra-communaux et infra-quartiers, Marco Oberti prend l’exemple du quartier Insee du Parc. Il procède alors dans un premier temps à un travail de reconstitution d’îlots respectant mieux que le découpage Insee les discontinuités socio-spatiales. Puis, à partir des données issues du recensement (mais avec l’appui du service des études urbaines de la ville de Nanterre pour la livraison des données, car celles-ci ne sont pas directement disponibles pour le chercheur), il montre que ce quartier du Parc présente une ligne de discontinuités socio-spatiales très nette. En effet, le sud possède un profil populaire, avec seulement 10 % de commerçants-cadres contre 73 % d’employés-ouvriers, alors que le nord est beaucoup plus valorisé socialement, avec des proportions respectives de 27 % et de 47 %. Enfin, Marco Oberti souligne que « lorsque l’on raisonne à une échelle encore plus fine, on constate que les différences sont encore plus marquées entre le secteur sud et est d’une part, et le secteur nord au sens strict d’autre part, qui concentre environ cinq fois plus de cadres ».

L’explication de ces micro-segmentations sociales et leur représentation par les habitants

58Deux questions méritent d’être posées à la suite de cette série d’observations sur la mise en évidence de micro-segmentations sociales internes aux agglomérations françaises : d’une part, quelles hypothèses explicatives de ces différenciations peuvent être avancées, et d’autre part, ces différenciations font-elles sens pour les habitants ou, autrement dit, quelle est l’image et la représentation de ces segmentations auprès des habitants des quartiers concernés ?

Les micro-segmentations sociales et les contextes socio-morphologiques

59Il semble bien qu’une bonne partie des micro-segmentations sociales à l’œuvre dans le processus de division sociale des villes françaises relève, comme nous l’avons montré, de contextes socio-morphologiques fortement différenciés et profondément ancrés à la fois dans l’histoire urbaine et la représentation mentale de la ville et de ses territoires urbains. D’où l’intérêt d’une approche historique et géographique des conditions de mise en valeur de l’espace et des aménités produites pour mieux comprendre comment certaines portions du territoire peuvent se révéler attractives ou répulsives, selon l’image ou le marquage social accolés aux lieux. Cela confirme combien cette notion de marquage social est sans doute l’un des éléments déterminants du fonctionnement du marché du logement d’occasion (Lacaze, 1988/244 ; 1989/198).

60Les micro-segmentations socio-spatiales mises en exergue à La Roche-sur-Yon, soit dans le centre, soit dans un quartier périphérique deviennent ainsi pleinement compréhensibles à partir du moment où on les resitue dans leurs contextes socio-morphologiques de production (Madoré, 1999/281).

  • L’observation des recompositions socio-spatiales générées par la dynamique d’acquisition d’une résidence principale sur le marché de la maison d’occasion dans le centre de La Roche-sur-Yon entre 1977 et 19952 confirme l’importance des contextes socio-morphologiques pour comprendre les micro-segmentations sociales à l’œuvre. Ainsi, le quartier de la gare à La Roche-sur-Yon, où les commerçants et les cadres représentent les quatre cinquièmes des acquéreurs de maisons individuelles à des fins de propriété occupante entre 1977 et 1995, a été créé par les nouvelles couches bourgeoises au cours de la seconde moitié du xixe siècle. On y trouve donc de belles demeures bourgeoises, et le fait qu’il reste l’espace résidentiel emblématique de la bourgeoisie locale, un siècle après sa construction, montre la force et la permanence des marquages sociaux dans la ville. À l’inverse, le quart sud-est du centre de La Roche-sur-Yon, où les employés et les ouvriers sont majoritaires avec un peu plus de la moitié des acquéreurs, présente une structure du bâti et donc une offre immobilière très différente. Les petites maisons basses, dont aucune, sauf exception, n’a l’élégance architecturale ou urbaine qui sied si bien au quartier de la gare en particulier, renvoient l’image d’un faubourg qui n’a jamais appartenu, dans l’imaginaire social des habitants de La Roche-sur-Yon, aux beaux quartiers. Ce contexte socio-morphologique très différent génère donc un processus d’appropriation de cet espace par des catégories relativement modestes.
  • Quant aux fortes oppositions socio-spatiales observées dans le quartier Insee n° 4 en périphérie de La Roche-sur-Yon, elles traduisent également la coexistence de différents contextes socio-morphologiques. Le net différentiel de prix des logements d’occasion reflète très fidèlement cette différenciation, sur un marché où seules des maisons ont fait l’objet d’une transaction en 1988-1989. Ainsi, le montant moyen d’une maison achetée par un propriétaire occupant atteint 82 500 euros (541 000 francs) dans le secteur 16, où les catégories aisées ou intermédiaires dominent très largement, contre seulement 58 500 euros (384 000 francs) dans le secteur 17, où les acquéreurs sont plus modestes, soit un surcoût de 40 % au profit du premier secteur. Cette importante différence de valeurs immobilières s’explique en partie par l’existence de maisons plus grandes dans le secteur 16, avec respectivement 100 m2 de surface habitable moyenne contre 90 m2. Cependant, à surface équivalente, la différence reste forte, comme l’atteste la comparaison du prix au m2, qui est 30 % plus cher dans le premier secteur : 823 euros (5 400 francs) contre 640 euros (4 200 francs).

61Mais à plus grande échelle encore, en parcourant seulement le secteur immobilier 16 considéré comme un quartier des classes aisées et intermédiaires selon le profil des acquéreurs, on peut relever une véritable marqueterie architecturale révélatrice d’une mosaïque sociale, où certains secteurs comprenant au plus quelques dizaines de belles et grandes maisons côtoient des zones pavillonnaires beaucoup plus denses, où les pavillons de plus petite dimension sont jointifs. Quelques chiffres témoignent de cette grande hétérogénéité qui règne sur le marché du logement d’occasion à l’échelle de ce secteur immobilier 16. Cette hétérogénéité peut être mise en évidence en subdivisant en deux parties égales l’effectif des transactions de maisons achetées par des propriétaires occupants, soit seize transactions dans chaque moitié. Le prix d’achat de ces maisons varie ainsi du simple au double en franchissant la médiane (112 800 euros en 1988-1989, soit 740 000 francs, contre 52 100 euros, soit 342 000 francs). Pour le prix au m2, la différence est de 60 % entre la première moitié et la seconde moitié, avec respectivement 630 euros (4 150 francs) et 1 000 euros (6 600 francs). Une différence sensiblement de même ampleur peut être relevée pour la surface habitable, avec d’un côté 78 m2 et de l’autre 122 m2. Ces quelques éléments de comparaison chiffrés attestent de l’existence de micro-segmentations sociales poussées et révèlent la variété très étendue, à grande échelle, des contextes socio-morphologiques.

62Les travaux menés par Yves Grafmeyer (1991/84) et Jean-Yves Authier (1997/75) sur les quartiers anciens de Lyon confirment également ce rôle déterminant des contextes socio-morphologiques dans les formes prises par les micro-segmentations sociales en milieu urbain. Ainsi, la très nette opposition sociale observée par le premier entre les immeubles donnant sur rue et ceux donnant sur cour dans le quartier des Brotteaux et de la Croix-Rousse s’explique largement par les caractéristiques morphologiques et architecturales du bâti. Les appartements sur cour bénéficient d’un moindre ensoleillement, sont plus petits et de moindre qualité que ceux donnant sur la façade. En revanche, l’absence d’une opposition tranchée dans la composition architecturale ou l’agencement des immeubles et des appartements entre ceux donnant sur rue et ceux ouvrant sur une cour dans le quartier Saint-Georges explique pourquoi Jean-Yves Authier n’y a pas retrouvé cette différenciation sociale. En effet, contrairement aux logements sur cour intérieure étudiés par Yves Grafmeyer, ceux « du quartier Saint-Georges sont beaucoup plus contrastés » et il n’est pas rare de trouver « des logements spacieux, s’ouvrant parfois sur des terrasses ou des jardins ».

63Toutefois, si les contextes socio-morphologiques jouent un rôle déterminant dans l’existence de micro-segmentations sociales en milieu urbain, ils n’expliquent pas tout. À titre d’exemple, selon l’étude conduite par Jean-François Deneux (1981/127) sur le contenu social des 46000 logements construits, principalement pendant l’entre-deux-guerres, sur l’ancienne zone des fortifications par la Ville de Paris, « l’explication de la division sociale de l’espace par la nature du parc de logement est partiellement infirmée », car des différenciations sociales nettes apparaissent entre îlots voisins de même qualité architecturale. Deux hypothèses peuvent être avancées. La première tiendrait à l’existence de nuances dans la qualité et la situation des logements, le peuplement des immeubles donnant directement sur les boulevards extérieurs ayant tendance à être plus populaire. La seconde hypothèse avancée est celle de la toute puissance des processus agrégatifs, ce qui renvoie à une autre interrogation, qui est la représentation, par les populations, de ces micro-segmentations sociales.

La représentation de ces micro-segmentations sociales par la population ou la variable localisation dans le choix d’un logement

64La question de l’appréhension des micro-segmentations sociales par la population peut être posée, à titre d’exemple, à l’échelle des quartiers anciens des villes. Les habitants de ces quartiers ont-ils intégré, dans la construction de leur image mentale de la ville, l’existence de micro-segmentations sociales ? Qu’advient-il du rôle des marquages sociaux dans le choix de résider dans un espace central ou péricentral revalorisé socialement ? Poser ainsi la question revient en fait à chercher à savoir si la dimension spatiale intervient dans les stratégies résidentielles des individus. Autrement dit, cette dimension se résume-t-elle à une simple variable-relais (Brun, 1990/257) ou, au contraire, est-elle porteuse de sens (Bonvalet et Dureau, 2000/256) ? En réalité, la réponse à la question varie selon les valeurs qui, précisément, peuvent être porteuses de sens en termes de localisation du logement. Il est clair que la variable localisation correspond à un choix de vie qui peut s’avérer déterminant. Elle peut même, dans certains cas, primer sur toute autre considération, comme le statut d’occupation, le type ou la taille du logement. Nous avons déjà souligné que certains ménages font le choix d’une localisation centrale, afin de profiter des aménités et des valeurs associées à cette position géographique, quitte à sacrifier un statut résidentiel de propriétaire et à se priver d’un logement plus grand en périphérie. Cependant, si on cherche à isoler la signification sociale rattachée à la localisation du logement, l’absence de certitude l’emporte. A priori, on pourrait postuler que le critère de l’image sociale renvoyée par le quartier est un des critères déterminants du choix des ménages, sachant combien est grand leur souhait de faire correspondre leur position résidentielle et leur position sociale. Or, lorsque l’on s’efforce de dégager ce facteur de choix dans la construction des stratégies résidentielles, force est de constater que la réalité semble nettement plus complexe.

65En analysant les réponses au questionnaire adressé aux acquéreurs d’une maison individuelle dans le centre de La Roche-sur-Yon entre 1990 et 1995, il ressort que le rôle des marquages sociaux n’intervient souvent que de façon inconsciente dans les déterminants de la mobilité résidentielle des ménages. En effet, très peu d’acquéreurs ont évoqué l’image valorisante socialement de leur nouveau quartier pour expliquer leur choix de venir, ou pour quelques-uns de continuer à résider dans le centre. Tout se passe comme si l’image sociale d’un lieu résultait de l’addition d’un grand nombre de décisions individuelles dont aucune, prises séparément, ne semble rechercher consciemment à produire ou à conforter cette image, peut-être parce que celle-ci est intériorisée et devient de fait implicite dans l’expression du choix, en se fondant avec d’autres paramètres plus directement perceptibles et sensibles, comme le coût d’acquisition et l’ambiance du quartier (Madoré, 1999/281). Yves Grafmeyer (1993/267), dans ses travaux sur les stratégies résidentielles d’un échantillon de population habitant les beaux quartiers centraux de Lyon, confirme également l’absence, dans la plupart des réponses données par les ménages pour expliciter leur choix résidentiel, de toute référence au prestige de l’adresse, donc à l’image sociale du lieu.

66Faut-il alors en conclure qu’il « est très difficile, sinon arbitraire, de tenter d’isoler une dimension spatiale dans les stratégies résidentielles », dans la mesure où « la localisation n’est pour ainsi dire jamais un but en soi, mais un moyen de jouer sur les éléments d’un arbitrage entre des enjeux professionnels, patrimoniaux, familiaux » (Brun, 1990/257) ? Les travaux de Peter Rossi (1980/249), l’un des pionniers de l’analyse de la mobilité résidentielle, connu pour ses recherches sur Philadelphie où il a travaillé auprès d’un échantillon de 1000 ménages, semble donner crédit à cette thèse : n’a-t-il pas montré que la localisation résidentielle n’intervient pas directement dans le choix de localisation résidentielle, mais plutôt de façon médiate et secondaire ? Catherine Rhein (1990/275), à qui nous devons une présentation en France des travaux de Peter Rossi, rappelle pourquoi l’influence de la dimension spatiale est si difficile à distinguer. Elle souligne que les ménages se déterminent d’abord en fonction d’un type de logement et de statut d’occupation, ce qui les amène indirectement à choisir une localisation leur permettant d’optimiser cette recherche. La dimension spatiale dans l’expression des choix résidentiels est donc rarement explicite, et elle ne le devient que par la confrontation indirecte des réponses données aux questions sur le choix du logement ou du quartier, donc par le truchement de l’analyse qui permet de dégager et d’interpréter des grandes lignes de force dans les réponses.

67Toutefois, si le choix d’un logement et d’un quartier répond assez rarement et de façon explicite à la volonté de faire coïncider position sociale et résidentielle, les habitants peuvent néanmoins avoir une conscience très claire des lignes d’oppositions socio-spatiales inscrites dans la matérialité et les représentations d’un quartier. C’est ce que montre Jean-Yves Authier (1997/75), à travers son enquête auprès de la population résidente du quartier Saint-Georges à Lyon, grâce à une analyse des représentations et des pratiques du quartier par la population. Il met en évidence comment les oppositions socio-spatiales objectivées par des disparités de répartition font sens pour les habitants, comme en témoigne également la diversité des limites fixées, par les enquêtés, au quartier.

Notes

1 Nous pensons que cette source est relativement fiable, sans exclure cependant quelques erreurs de classement, notamment au profit des cadres et au détriment des professions intermédiaires.

2 Source : DIA et enquête auprès de 49 acquéreurs.

Table des illustrations

Titre Tableau 7 : L’importance des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990
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Titre Tableau 8 : Les caractéristiques socioprofessionnelles des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990
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Titre Tableau 9 : Les caractéristiques de l’habitat des types socio-morphologiques de l’agglomération de Nantes en 1990
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URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2192/img-4.jpg
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URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2192/img-5.jpg
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Titre Tableau 10 : Les micro-segmentations sociales dans le centre de La Roche-sur-Yon (localisation des acquéreurs de leur résidence principale sur le marché de la maison d’occasion entre 1977 et 1995 selon la catégorie socioprofessionnelle – PCS)
Légende PCS 2 et 3 : artisans, commerçants, chefs d’entreprise et cadres, professions intellectuelles supérieures PCS 4 : professions intermédiairesPCS 5 et 6 : employés et ouvriers
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2192/img-6.jpg
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URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2192/img-7.jpg
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© Presses universitaires de Rennes, 2004

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