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Ségrégation sociale et habitat

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François Madoré

Première partie. La division sociale des villes françaises

Chapitre I. La division sociale dans les villes françaises : réflexion épistémologique et méthodologique

Texte intégral

LES CONFIGURATIONS SOCIO-SPATIALES : VOCABULAIRE ET CORPUS D’ÉTUDES

Division sociale, ségrégation, configuration socio-spatiale : le poids des mots

La division sociale dans la ville : un processus ancien

1La division sociale est un fait ancien dans la ville. Le développement des insulae, aux portes de la ville romaine, n’est-il pas un des premiers symptômes de la difficulté d’intégrer au sein de l’espace urbain les populations pauvres, rejetées à la périphérie de la ville, et préfigurant l’émergence d’un habitat sous-intégré ? Plus proche de nous temporellement, Emmanuel Le Roy Ladurie et Bernard Quilliet (1981/99) montrent, à propos de la ville classique de la Renaissance à la Révolution, la coexistence d’une division sociale à la fois verticale, interne à l’immeuble, et horizontale. Ce renforcement de la division socio-spatiale dans la ville post-médié-vale est attesté par Marcel Roncayolo (1993/297). Ainsi, le cliché d’une ville ancienne creuset de la mixité sociale et où les seules formes de division auraient été verticales ne résiste pas à un examen attentif des faits. La récurrence avec laquelle cette image est véhiculée ne s’apparente-t-elle pas alors à une sorte de « chantage à l’histoire » traduisant une « singulière amnésie historique », pour reprendre l’expression de Patrick Simon (1995/150) ?

2Annie Fourcaut (1996/95) conteste à l’envi cette idée selon laquelle les groupes sociaux auraient été répartis de façon harmonieuse dans la ville pré-industrielle. Les approches monographiques l’attestent puissamment. Ainsi, Marie-Noëlle Hatt-Diener (1996/96) observe dès 1789 l’importance des phénomènes de différenciations socio-spatiales à l’échelle d’une ville comme Strasbourg. Autre exemple, celui de Rouen, où selon Jean-Pierre Bardet (1983/76) et Yannick Marec (1996/104), une opposition peut être relevée entre des quartiers est populaires, des quartiers centraux notabilisés et une plus grande mixité sociale au nord et à l’ouest. Au total, il est admis, désormais, que avant même la révolution industrielle, les disparités sociales n’étaient pas seulement verticales, mais se déployaient également à l’horizontal (Daumard, 1965/81).

3Toutefois, si la division sociale s’inscrit dans la matérialité et les représentations de la ville bien avant l’avènement de la civilisation industrielle, c’est néanmoins avec la naissance de la ville industrielle que s’affirme la division fonctionnelle et spatiale de la ville. Celle-ci se traduit alors par une dichotomie très nette entre deux types de quartier. D’une part, les quartiers ouvriers, populaires ou prolétaires selon la terminologie employée, s’installent à proximité des usines. La mixité habitat ouvrier/industrie devient en effet la règle et constitue la marque spatiale de la ville libérale issue de la révolution industrielle, dans une économie où les moyens de transport motorisés sont encore peu développés. D’autre part, la bourgeoisie évite ces concentrations d’usines et de population ouvrière, se réservant des espaces protégés, les beaux quartiers, inaccessibles aux classes laborieuses étant donné le montant de la rente foncière.

La polysémie du concept de ségrégation

4Les études consacrées à la division sociale des espaces urbains se réfèrent généralement au lieu de résidence de l’individu ou du ménage, car l’adresse est l’un des facteurs de la distinction sociale (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1988/69). Pour évoquer cette division, certains auteurs utilisent alors le concept de ségrégation, qui « doit être considérée à la fois comme un fait social de mise à distance et comme une séparation physique » (Grafmeyer, 1996/38). Toutefois, sa large diffusion dans le discours politique ou médiatique est une invitation à nous interroger sur sa signification, d’autant plus que le sens attribué à ce concept a évolué au cours du temps. Le sens premier était très restrictif, puisqu’il reposait sur l’idée d’intentionnalité, c’est-à-dire sur la volonté d’un groupe dominant de mettre à l’écart un groupe dominé qui fait peur, soit par la couleur de la peau, l’origine géographique ou la religion, mais rarement selon un critère social (Brun, 1994/33). Cet usage du concept de ségrégation, qui consiste fondamentalement à « mettre à l’écart du troupeau », renvoie alors à une double figure du ghetto : le ghetto juif de la ville européenne et le ghetto ethnique de la ville nord-américaine ou sud-africaine (Vieillard-Baron, 1994/353).

5Puis, de cette acception première de la ségrégation, on est passé, du moins en France, à un contenu beaucoup plus extensif et réservé à l’étude de la division sociale des villes, parallèlement à la diffusion de cette notion dans les travaux des géographes ou des sociologues à partir des années soixante-dix principalement. L’objectif scientifique de ces recherches est alors d’observer, voire de dénoncer l’inégale distribution des groupes sociaux dans l’espace urbain. En 1972 (287), Manuel Castells définit par exemple la ségrégation comme « la tendance à l’organisation de l’espace en zones à forte homogénéité sociale interne et à fortes disparités sociales entre elles, cette disparité étant comprise non seulement en termes de différence, mais de hiérarchie ». Cependant, parallèlement à cette extension de l’usage du concept de ségrégation, certains chercheurs en sciences sociales, comme Jacques Brun et Yvan Chauviré (1983/58 ; 1983/92 ; 1994/33), œuvrent au développement d’une approche beaucoup plus critique de la notion, soulignant ainsi l’ambiguïté à l’utiliser dans le contexte français. En effet, peut-on encore parler de ségrégation lorsque l’on a perdu l’idée initiale d’intentionnalité et que très peu d’unités spatiales, dans les villes françaises, ont une composition sociale exclusive ? Il ne fait donc guère de doute que cette notion de ségrégation est désormais hautement polysémique et on ne peut que prendre acte de sa large diffusion dans le discours politique, médiatique mais aussi scientifique. Cette vulgarisation, en même temps qu’elle contribue à atténuer le sens très fort attribué initialement à la ségrégation, s’explique sans doute parce que ce concept, « employé de façon métaphorique pour désigner conjointement les formes de différenciation sociale de l’espace et une fraction des “problèmes sociaux”, a un pouvoir mobilisateur indéniable » (Brun, 1994/33). Ce polymorphisme de la notion de ségrégation et la polysémie qui l’accompagne invitent alors à contextualiser l’usage de ce concept, car il est évident que l’on a affaire à un objet largement façonné par le débat social contemporain (Magri, 1996/41).

6De cette polysémie, Yves Grafmeyer (1994/291 ; 1996/38) propose trois façons différentes mais complémentaires de décrire la ségrégation : mesure des distances résidentielles entre des groupes définis sur des bases démographiques, mais surtout sociaux ou ethniques ; inégal accès aux biens et services offerts par la ville ; enfin, étude des enclaves à profil très marqué par leur caractère ethnique, racial ou social, ce qui renvoie à l’image du ghetto et de la banlieue sensible. C’est sans doute dans cette troisième voie que l’on se rapproche le plus de l’acception classique de la ségrégation. Toutefois, au sein de la géographie urbaine française, le champ de recherche se positionne par rapport au sens premier du concept de ségrégation proposé par Yves Grafmeyer, à savoir mesurer les distances résidentielles entre les groupes sociaux pour, in fine, produire un savoir sur les configurations socio-spatiales (Gaudin et al., 1995/23). Ce positionnement est légitimé scientifiquement par la volonté de mieux décrypter les lois susceptibles de rendre compte d’une certaine rationalité dans l’organisation de l’espace géographique. Notre démarche s’inscrit pleinement dans cette filiation, car par l’étude de la division sociale des villes françaises, nous entendons principalement la mise en lumière de leurs configurations socio-spatiales.

7Face à la polysémie de l’usage contemporain du concept de ségrégation, nous prônons une voie médiane, destinée à éviter deux écueils. Le premier serait de s’en tenir au sens premier du concept de ségrégation, avec l’idée d’intentionnalité dans la mise à l’écart de l’autre. Or, le sens très restrictif adopté ici reviendrait à exclure du champ sémantique cette notion de ségrégation, car quasiment aucune étude des processus ségrégatifs conduite en France n’a débouché sur une démonstration claire et sans ambiguïté d’une volonté de mise à l’écart.

8L’adoption de cette attitude quelque peu jusqu’au-boutiste risquerait ainsi de couper le discours scientifique des autres sources productrices d’un discours sur la ville (appareil politique, technique, médias). Le second écueil à éviter consisterait à reprendre sans analyse critique l’usage désormais galvaudé de la ségrégation, ce qui reviendrait d’une certaine façon à naturaliser le débat, en considérant que la ségrégation est inscrite de fait dans la division sociale des villes françaises. Cette attitude présenterait l’inconvénient majeur de ne pas questionner le sens donné au concept de ségrégation, à partir du moment où l’usage extensif et excessif du terme devient prétexte à une catégorisation très globalisante des problèmes urbains. Entre ces deux impasses, la voie médiane privilégiée consiste à reconnaître, à travers les combinaisons ou configurations socio-spatiales, l’existence de processus susceptibles de rendre compte partiellement de ces combinaisons. Or, ces processus peuvent œuvrer à l’inégale distribution résidentielle des groupes sociaux dans l’espace urbain et donc générer des effets ségrégatifs, même si ce n’est pas le but initialement recherché ou du moins explicité en tant que tel.

La lente émergence d’un champ de recherche sur les configurations socio-spatiales

La question de la division sociale marginale dans la géographie française jusqu’en 1970

9La recherche géographique en France ne s’est intéressée qu’à la marge à la question de la division sociale dans la ville jusque dans les années soixante-dix, pour au moins deux raisons. D’une part, les études urbaines portent toutes l’empreinte du même moule, le paradigme naturaliste et descriptif, héritage vidalien négligeant les échelles intra-urbaines et se focalisant sur une analyse du site urbain et de la situation (Lussault, 2000/300). La première du genre, l’œuvre de Raoul Blanchard (1911/311), inaugure une série qui n’échappera guère à un certain empirisme, legs de l’école vidalienne.

10D’autre part, dans la géographie française jusque dans les années soixante-dix, les approches régionales ayant pour fondement la mise en perspective du rôle structurant de la ville sur l’espace dominent alors largement dans la production géographique française (Brun, 1981/57). Ces analyses tentent de sortir de l’enfermement monographique et empirique dans lequel était confinée l’analyse régionale, héritage de l’école vidalienne, et traduisent l’effort de modernisation de la géographie urbaine française, sous l’influence de la pénétration progressive de la « nouvelle géographie » (Claval, 1976/2). Les années soixante et soixante-dix sont donc marquées par la multiplication des thèses mettant en évidence l’armature urbaine régionale (Rochefort, 1960/318 ; Dugrand, 1963/316 ; Babonaux, 1966/308 ; Barbier, 1969/309 ; Armand, 1974/307 ; Cabanne, 1980/313).

11Ces travaux imposent le concept de région fonctionnelle ou polarisée, la région se définissant alors comme l’aire de rayonnement et de structuration d’une ville. Ce concept se substitue à celui de la région homogène, peu conforme à la réalité des sociétés contemporaines, car toute région est traversée par des flux multiples (d’hommes, de biens ou de services) qui structurent le territoire, à partir des zones émettrices que sont les pôles urbains.

Les travaux précurseurs dans le champ de la division sociale urbaine en France

12Néanmoins, dès les années cinquante, quelques géographes non seulement se démarquent de la primauté accordée à l’échelle inter-urbaine, dans la définition des objets d’étude ayant pour cadre la ville, mais se défont également du paradigme naturaliste et de l’incontournable étude du site et de la situation. Ils considèrent alors la ville non comme un point structurant l’espace, mais bien comme une entité à part entière. Le regard se tourne vers l’espace urbain, afin de mieux comprendre sa structuration interne, son fonctionnement et en particulier les disparités intra-urbaines. C’est de cette époque que la notion de ségrégation sociale apparaît dans la géographie française, à l’initiative en particulier des travaux précurseurs conduits par Pierre George (1950/83) ou Marcel Roncayolo (1952/147). Ces deux auteurs mettent en avant le rôle de l’industrialisation dans la spécialisation sociale des espaces urbains, ce qui revient à placer au cœur de l’analyse du fait urbain la dimension économique et sociale. Cette approche renouvelée, inspirée du marxisme, fait de Pierre George « le premier géographe à utiliser le terme ségrégation dans un sens dénonciateur, à propos de Paris » (Gaudin et al., 1995/23). Il y décrit une division sociale révélatrice d’une complexification de la structure économique et sociale de la ville, évoquant l’incidence du processus d’industrialisation et de la naissance conjointe de nouveaux rapports sociaux pour expliquer ces formes de division. Quant à Marcel Roncayolo, c’est en adoptant une position de recherche très proche qu’il observe l’évolution des processus de différenciation sociale de la banlieue marseillaise, dans la basse-vallée de l’Huveaune, en insistant sur le lien entre l’évolution de la structure locale de l’emploi et la composition sociale de la population. À la même époque, un groupe de sociologues français réunis autour de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1951/78 ; 1959/79) développe également des travaux axés sur la distribution des groupes sociaux dans l’espace urbain, en prenant l’exemple de l’agglomération parisienne. Toutefois, l’existence de ces quelques travaux précurseurs ne doit pas masquer la réalité : « avant les années quatre-vingt, en France, géographes et sociologues se penchent sur la question de la ségrégation socio-spatiale moins fréquemment que leurs collègues américains » (Rhein, 1994/46).

La constitution d’un corpus d’études sur les configurations socio-spatiales

13Dans le prolongement des travaux précurseurs de Pierre George et de Marcel Roncayolo, les années soixante-dix marquent l’émergence progressive en France d’un champ d’études structuré autour de la division sociale de l’espace urbain. L’analyse factorielle de l’espace social de Marseille par Marcel Roncayolo (1972/148) est considérée comme la première du genre dans la géographie urbaine française. Elle sera suivie par une trentaine d’autres études, publiées surtout à partir de la décennie quatre-vingt. Trente-six publications portant sur la structuration socio-spatiale des villes françaises, dont trente postérieures aux années soixante-dix, ont ainsi été recensées. Dans une très large majorité, ces publications sont le fruit de géographes, mais quelques unes, en particulier à visée comparatiste, ont été produites par des chercheurs de l’Insee ou par des sociologues. Précisons d’emblée que le sens que nous donnons à la division socio-spatiale et le filtre utilisé pour la constitution de ce corpus d’études renvoie à une définition de la division sociale fondée sur le statut socioprofessionnel des individus et non sur la dimension cycle de vie ou ethnique. Ces deux composantes fondent une division démographique et culturelle de l’espace qui se surimpose sans se confondre avec la division sociale, même si la seconde dimension est pour partie redondante avec la division liée au statut socioprofessionnel, les immigrés étant sur-représentés parmi les professions les moins qualifiées (Guillon, 1996/414). Parmi les trente-six études, une distinction a été opérée entre celles qui ont une vocation comparatiste clairement affirmée de celles qui relèvent de l’approche monographique. Les premières s’efforcent de comparer entre elles la structure socio-spatiale d’un ensemble de villes, alors que les secondes sont centrées sur une agglomération, voire deux ou trois d’entre elles. Quantitativement, les approches monographiques l’emportent largement, avec un total de trente. Présentons d’abord ce corpus, avant d’étudier les conditions de son émergence et d’en discuter les hypothèses ou les présupposés conceptuels et méthodologiques.

Les approches comparatives

14À notre connaissance, six publications s’intéressent à l’étude de la division sociale des villes françaises dans une perspective comparative. Hormis l’une d’entre elles, ces études ont toutes été publiées au cours de la décennie quatre-vingt-dix, comblant ainsi le déficit de comparaison entre villes françaises noté par Jacques Brun au début des années quatre-vingt (1981/57). Cependant, il faut bien reconnaître ici les difficultés de la tâche, qui tiennent en particulier à la signification accordée par les acteurs sociaux au découpage du social. Comme l’expose Gilles Lajoie (1998/98), dans son essai de mesure de la division sociale des vingt plus grandes villes françaises entre 1982 et 1990 (hormis Paris), si l’adoption d’une nomenclature sociale ou socioprofessionnelle normée s’impose dans toute démarche comparative, elle ne résout pas l’ensemble des problèmes d’interprétation que pose ce type d’analyse. En particulier, « est-on bien sûr de comparer les mêmes populations », autrement dit est-on sûr que d’une ville à l’autre, compte tenu de l’importance des différenciations fonctionnelles qui les opposent, être cadre ou ouvrier signifie la même chose, en termes de conscience de classe, de pratiques de l’espace ou encore de distance sociale ? Quelle représentation par exemple les ouvriers ont-ils d’eux-mêmes en termes de groupes sociaux, mais aussi quelle représentation les autres groupes ont-ils de ces ouvriers, selon que l’on est dans une ville de tradition ouvrière comme Lens ou dans une ville à faible ancrage ouvrier comme Rennes ? Présentons succinctement ces six études à visée comparatiste.

  • L’analyse de la structure sociale de sept villes champenoises et picardes en 1975 (Amiens, Beauvais, Châlons-sur-Marne, Charleville-Mezières, Compiègne, Reims et Saint-Quentin), par Xavier Debonneuil et Michel Gollac (1978/126), est sans doute la première tentative de comparaison de la structure sociale de plusieurs villes françaises.
  • Cependant, ce travail restera unique en son genre pendant une quinzaine d’années, car il faut attendre la première moitié des années quatre-vingt-dix pour voir apparaître quatre séries d’études à finalité comparative à l’échelle des villes françaises. Le travail de Nicole Tabard (1993/151 ; 1996/116), en collaboration partielle avec Alain Chenu (1993/125), est unique et exemplaire, car il met en évidence la hiérarchie socio-spatiale de l’ensemble du territoire français en 1990 et son évolution depuis 1982, en croisant la catégorie socio-professionnelle et les secteurs d’activité économique. L’analyse de Michèle Mansuy et Maryse Marpsat (1991/136 ; 1994/103) porte, quant à elle, sur une typologie en 1982 des quartiers urbains des 36 agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants, à l’exclusion de celles d’Île-de-France. Elle croise la structure socioprofessionnelle et celle des ménages. Puis, Henri Reymond, Michel Vigouroux et Catherine Rhein (1995/111 et 113) étudient les divisions démographiques et sociales de huit grandes agglomérations françaises en 1982, c’est-à-dire Marseille, Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Paris, Strasbourg et Toulouse, dans l’Atlas de France consacré à l’espace des villes (volume 12). Pour finir, Gilles Lajoie (1998/98) compare les formes et l’intensité de la division sociale des vingt plus grandes unités urbaines en 1990 à l’exclusion de Paris.
  • Enfin, Rodolphe Dodier (1994/82), étudie la division sociale des villes en se situant également dans une démarche comparative, mais en privilégiant l’échelle d’une région, en l’occurrence les Pays de la Loire. Il y analyse les configurations socio-spatiales des unités urbaines et des cantons en 1982 et 1990. L’intérêt de sa démarche est la prise en compte des agglomérations de petite dimension, ce qui rompt avec le tropisme de nombreux chercheurs pour la grande ville.

Les approches monographiques centrées sur l’agglomération parisienne

15Avec douze publications monographiques recensées sur Paris, cette ville est de loin l’agglomération en France où la configuration socio-spatiale est la mieux connue. Ces recherches, toutes publiées à partir de la décennie quatre-vingt, peuvent être classées en quatre groupes, selon le champ géographique privilégié.

  • Cinq études s’efforcent de mieux connaître la division sociale de l’agglomération parisienne au sens morphologique, c’est-à-dire incluant la ville centre de Paris et tout ou partie de sa banlieue, voire l’intégralité de l’Île-de-France. La première du genre est réalisée par Yvan Chauviré et Daniel Noin (1980/124) à partir des données du recensement de 1975. La même année, Francine Globet (1980/129) étudie la répartition spatiale des revenus dans l’agglomération en 1976 et son évolution depuis 1949, offrant ainsi une vision diachronique très intéressante de l’évolution de l’image sociale de l’agglomération, car étalonnée sur une période de près de trente ans. Enfin, trois recherches visant à mieux décrypter la configuration socio-spatiale de l’agglomération parisienne sont l’œuvre de Catherine Rhein. La première, conduite avec Martine Berger (1988/120), porte sur une exploitation des données du recensement de 1982. La seconde se situe dans une perspective diachronique d’assez longue durée, puisqu’elle rend compte de l’évolution de la structure socio-spatiale de la partie centrale de l’agglomération parisienne (correspondant à l’ancien département de la Seine) entre 1954 et 1975 (1994/112). Quant à la troisième, elle croise la structure socioprofessionnelle et celle des ménages, afin de dégager les grands traits de la structure socio-spatiale de la région Île-de-France en 1990, à l’échelle des 1 300 communes (2000/114).
  • Trois recherches offrent un panorama de la division sociale dans la seule commune de Paris. Le travail de Jacques Brun et Yvan Chauviré (1983/92) porte sur la période 1962-1975, tandis que celui de Jean-François Deneux (1983/93) offre une vision diachronique plus large, avec une prise en compte de la période 1954-1975. Quant à Céline Rozemblat (1989/149), elle centre son analyse sur 1982, tout en donnant un aperçu des transformations depuis 1975.
  • Deux recherches ont pour finalité l’observation diachronique de la division sociale d’une partie de la banlieue parisienne. Maurice Hérin (1983/97) scrute les transformations socio-spatiales de la banlieue ouest au cours de la période 1968-1975, alors que Guy Burgel (1983/93) porte son regard sur la période 1962-1975 à l’échelle du département des Hauts-de-Seine.
  • Enfin, une place particulière doit être accordée à la série de travaux conduits par Martine Berger. L’intérêt de sa démarche repose en effet sur la volonté d’appréhender la division sociale non plus dans la partie agglomérée de la région parisienne, comme dans les autres cas de figure, mais uniquement dans l’espace périurbain de l’Essonne et des Yvelines pour la période 1968-1975 (1986/119), puis de l’ensemble de l’Île-de-France en 1982, en association avec Thierry Saint-Gérand (1992/121).

Les approches monographiques centrées sur des agglomérations de province

16Dix-huit recherches monographiques portant observation des configurations socio-spatiales des villes françaises de province ont été recensées, la plus ancienne ayant été publiée en 1972 par Marcel Roncayolo sur Marseille (148). Le tropisme de nombreux chercheurs en faveur de la grande ville est de nouveau confirmé : parmi les seize agglomérations de province ayant retenu l’attention, treize dépassent le seuil des 200 000 habitants en 1999. Selon le champ géographique retenu, ces analyses peuvent être classées en trois groupes.

  • Neuf travaux adoptent l’échelle de l’agglomération pour observer les schémas de configuration socio-spatiale. Ces recherches portent au total sur six unités urbaines distinctes. C’est l’agglomération de Nantes qui a fait l’objet du plus grand nombre d’investigations (trois publications), en grande partie grâce aux travaux conduits par Danielle Rapetti, qui offrent une photographie de la division sociale à dix ans d’intervalle, l’une en 1982 (1989/144) et l’autre en 1992 (1997/145). Nous avons d’autre part réalisé une analyse de la configuration socio-spatiale de cette agglomération à partir des données du recensement de 1990 (1997/135 ; 1999/102). L’agglomération de Strasbourg a bénéficié d’une double analyse de la part de Christiane Weber-Klein, qui a d’abord travaillé sur la période 1968-1975 (1984, avec Michel Pruvot, 142), avant d’élargir la perspective temporelle en adoptant la période 1968-1982 (1991/117). Yves Guermond (1981/131) et Jean-Jacques Muller (1982/137) se sont quant à eux intéressés à la configuration socio-spatiale de l’agglomération de Rouen et de Caen en 1975, tandis que Rémy Allain et Guy Baudelle (1991/89) ont porté leur regard sur le District de Rennes, montrant l’évolution de sa structure socio-spatiale entre 1962 et 1982. Enfin, l’exception, dans ce panorama où seules les grandes villes françaises ont droit de cité, est constituée par l’étude que nous avons conduite sur la division sociale de deux petites villes moyennes de l’ouest français en 1990, à savoir Cholet et La Roche-sur-Yon (1998/101).
  • Sept travaux portant sur les schémas de configuration socio-spatiale de villes françaises de province concernent exclusivement la ville centre de l’agglomération. Ces publications prennent toutes appui sur une ville différente. Marcel Roncayolo (1972/148) a inauguré la série, avec son analyse de l’espace social marseillais, réalisée à partir des données du recensement de 1962. Il précède de deux ans la publication d’une autre étude conduite par G. Charles et J.-L. Georges (1974/122) sur deux villes de Franche-Comté, Besançon et Vesoul, à partir des données de 1968. Quelques années plus tard, Jacques Joly (1978/134) observe l’évolution de la structure socioprofessionnelle de Grenoble entre 1968 et 1976, tandis que Joël Pailhé (1978/139) se penche sur les transformations de la composition sociale de Bordeaux entre 1968 et 1975. Puis, à la charnière des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, Danielle Rapetti analyse la structure socio-spatiale de la commune de Nantes en 1980 (1989/144), après l’avoir déjà étudiée en 1972 (1978/143). Enfin, Jean-René Bertrand observe l’évolution de la division sociale à Angers entre 1975 et 1982 (1991/90), avant de porter son regard sur Le Mans une dizaine d’années plus tard, en comparant 1982 et 1990 (2000/310).
  • Pour terminer, deux recherches étudient à grande échelle la division sociale des villes françaises de province, en focalisant l’attention sur les seuls quartiers centraux et péricentraux. La première, réalisée par André Vant (1973/153), analyse les antagonismes sociaux dans le centre-ville de Saint-Étienne. La seconde, œuvre de Michel Vigouroux et Jean-Paul Volle (1982/152), porte sur les quartiers anciens de Montpellier, Nîmes et Perpignan entre 1962 et 1975.

L’APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DES CONFIGURATIONS SOCIO-SPATIALES

Les conditions d’émergence d’un champ de recherche sur les configurations socio-spatiales

17Il semble que la constitution, à partir de la décennie soixante-dix, d’un champ d’études structuré autour de la division sociale de l’espace urbain au sein de la géographie française soit le fruit de la rencontre entre deux courants : l’un incarné par la « nouvelle géographie », l’autre par l’influence du marxisme (Brun, 1994/33). Toutefois, ces deux courants de pensée ont inégalement contribué à l’émergence de ce champ de recherche. Selon l’exégèse du corpus des trente-six études portant analyse des configurations socio-spatiales des agglomérations françaises, l’influence des méthodes empruntant à l’analyse quantitative est déterminante. En revanche, la géographie urbaine française, du moins dans son approche des structures socio-spatiales des villes, s’est nettement moins imprégnée de la sociologie marxiste.

L’imprégnation de la « nouvelle géographie » quantitativiste : l’écologie urbaine factorielle

18La « nouvelle géographie », en provenance du monde anglo-saxon, est un renouvellement conceptuel et méthodologique de la discipline, qui répond à un souci de substituer aux descriptions régionales la recherche de lois susceptibles de rendre compte de l’organisation de l’espace (Claval, 1976/2 ; Bailly et Ferras, 2001/1). L’apport a été particulièrement important du point de vue de la réflexion théorique et de l’introduction des méthodes empruntées à la géographie dite quantitative. Bien que l’impact le plus significatif a sans conteste été du côté de l’économie spatiale (Claval, 1998/3), les études portant sur la division sociale de l’espace urbain ont également été transformées par ce renouvellement. En effet, « l’écologie factorielle ayant été en France un des principaux vecteurs de ces nouvelles orientations, il est vraisemblable que la lecture des travaux nord-américains d’écologie factorielle (ou d’ouvrages de vulgarisation qui s’y réfèrent) a contribué à propager la notion de ségrégation auprès des géographes français » (Brun, 1994/33).

19L’écologie factorielle s’inscrit dans une filiation qui prend racine à l’Université de Chicago, à partir des années vingt. Les recherches originelles sur la division sociale dans la ville se sont donc développées aux États-Unis, à travers les travaux portant sur l’écologie urbaine initiés par les fondateurs de l’École de Chicago, à savoir les sociologues Ernest W. Burgess, Roderick D. McKenzie, Robert Erza Park et Louis Wirth (Grafmeyer et Joseph, 1990/24 ; Coulon, 1992/22 ; Desouches, 1994/60). De cet ensemble de textes, portant sur la structuration sociale de l’espace urbain et les comportements humains au sein des grandes villes nord-américaines, la géographie urbaine a retenu essentiellement un schéma bien connu d’organisation de la ville en zones concentriques décrit par Ernest W. Burgess, à partir du cas de Chicago (1924/59 ; 1925/35). Pour expliquer cette configuration, on met en évidence l’importance des effets de mobilité résidentielle conduisant au processus d’invasion-succession : les immigrants se regroupent dans la ville selon leur origine et au fur et à mesure de leur assimilation à la société, ils se diffusent dans l’espace urbain (invasion), engendrant ainsi la mise en mouvement d’un processus de succession. Les sociologues de l’École de Chicago utilisent également l’image de la mosaïque pour décrire la physionomie diversifiée du cadre bâti et la répartition très contrastée de la population et des activités. Ces travaux ont été poursuivis par d’autres chercheurs, notamment l’économiste Homer Hoyt (1933/25 ; 1939/26), pour qui que la configuration spatiale de la ville obéit plutôt à un schéma sectoriel que concentrique, ou les géographes Chauncy D. Harris et Edward L. Ullman (1945/65), à qui l’on doit le modèle d’une ville articulée autour de noyaux multiples.

  • 1 Pour une analyse beaucoup plus approfondie de ces méthodes, en particulier de l’analyse en composa (...)

20La contradiction entre ces trois modèles ne sera résolue que par l’avènement des techniques quantitatives et de l’écologie urbaine factorielle à partir des années cinquante, à l’initiative encore de géographes ou sociologues nord-américains. Selon Henri Reymond (1998/44), « l’écologie urbaine factorielle recherche les processus de partition et de structuration interne des espaces socio-résidentiels qui découlent de la croissance urbaine ». Les travaux développés par E. Shevky et M. Williams (1949/30), puis par E. Shevky et W. Bell (1955/31) sur la Social Area Analysis annoncent l’avènement de l’écologie factorielle. Selon ces chercheurs, il est possible de décrire la structure sociale de l’espace urbain à l’aide de trois dimensions indépendantes, que sont le rang social, le statut familial et le statut ethnique. Toutefois, il faudra attendre la mise au point des méthodes d’analyse factorielle pour que cette hypothèse soit confirmée. Le terme d’écologie urbaine factorielle apparaît alors pour la première fois en 1965, sous la plume de Frank L. Sweetser (1965/73 et 74), dont les travaux empiriques ont porté sur Boston et Helsinki. La décennie soixante marque donc l’éclosion de ce courant de recherche situé à la rencontre de la géographie sociale et de l’analyse spatiale. Brian J. L. Berry (1965/54 ; 1971/55) a été l’un des premiers à développer ce type d’analyse, suivis par deux de ces élèves, Philip H. Rees (1969/72) sur Calcutta et Robert A. Murdie (1969/28) sur Toronto, en association avec Larry S. Bourne (1972/56). On peut citer également les travaux de Janet Abu-Lughod (1969/49) sur Le Caire, car il a joué un rôle essentiel dans la mise au point d’un grille d’écologie urbaine factorielle applicable à toutes les villes de la planète. Nous ne reviendrons pas sur l’intérêt reconnu de l’écologie urbaine factorielle pour la connaissance de la division sociale de l’espace urbain, ni sur les méthodes d’analyse1 : son utilité est incontestable pour offrir une taxinomie rigoureuse des entités spatiales définies à partir d’un grand nombre de variables quantitatives. Au total, ce modèle factoriel révèle les trois principes indépendants à l’origine de la structuration interne des ville : un dispositif sectoriel commandé par le statut socio-économique des populations, une disposition sectorielle liée au cycle de vie (structure par âge et des ménages), enfin un schéma polynucléaire déterminé par le statut ethnique.

21Ce modèle factoriel est connu dans la géographie française depuis le début des années soixante-dix essentiellement, grâce à l’effort de diffusion entrepris par des géographes français ayant séjourné principalement dans les universités québécoises, interface entre la francophonie et l’univers nord-américain. Michel Pruvot, Henri Reymond, Bernard Marchand ou encore Jean-Bernard Racine font ainsi connaître l’écologie urbaine factorielle en France. Le dernier cité a eu un rôle précurseur, car sa thèse sur une géographie factorielle de Montréal (1973/29) lui a permis, dès 1971, de présenter à la communauté géographique française une synthèse des travaux menés depuis l’École de Chicago sur les configurations socio-spatiales de la ville nord-américaine (1971/71).

22C’est d’ailleurs dans le sillage de ce courant de pensée d’origine anglo-saxonne, donc pas avant le dernier quart du xxe siècle, que l’influence de l’École de Chicago « deviendra réellement sensible dans la recherche géographique française » (Brun, 1994/33). Certes, les références aux théories de l’École de Chicago n’ont pas été totalement absentes dans la littérature scientifique française jusque dans les années soixante-dix, mais elles ont été instillées avec parcimonie et sont donc largement passées inaperçues. Ainsi, dès les années trente, à l’occasion d’un voyage d’étude à l’Université de Chicago, le sociologue Maurice Halbwachs (1932/64) s’approprie les concepts et les méthodes de l’École de Chicago, en publiant en France son célèbre article intitulé : « Chicago, expérience ethnique ». Vingt ans plus tard, Maximilien Sorre (1952/11) présente les théories de l’École de Chicago dans le tome trois de son ouvrage consacré aux « Fondements de la géographie humaine ». Mais ces quelques références ont été en grande partie ignorées ou faiblement appropriées, et il aura donc fallu patienter près d’un demi-siècle avant que l’École de Chicago n’imprime son empreinte à la géographie française, grâce à la diffusion des concepts et méthodes de l’écologie urbaine factorielle.

23Enfin, deux ans après la publication de l’article pionnier de Jean-Bernard Racine en 1971 sur les modèles de structuration de la ville nord-américaine, Antoine S. Bailly d’un côté (1973/52), Bryn Greer-Wooten et G. M. Gilmour (1973/63) de l’autre, apportent un complément à cette connaissance, montrant ainsi combien cette question investit progressivement le champ de la géographie urbaine française. Ils insistent en particulier sur les processus et les théories économiques ayant engendré cette structure spatiale de la ville nord-américaine. Ils présentent différents modèles, dont celui de William Alonso (1960/50), ou ceux assez proches de Lowdon Wingo (1961/32) et Richard F. Muth (1961/67), qui sont fondés sur la rente du sol urbain et le prix du loyer qu’un utilisateur est prêt à payer. Or, étant donné la décroissance du coût du foncier avec l’éloignement du centre de la ville, les fonctions urbaines et les résidences ont tendance à se disposer selon un schéma concentrique, en fonction de l’arbitrage opéré entre le prix du terrain et celui des transports.

L’inégale pénétration de l’écologie urbaine factorielle et la prédominance des démarches descriptives

24La pénétration des méthodes empruntées à la « nouvelle géographie » n’a été que partielle dans la constitution d’un champ de recherche consacré à l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises. En effet, dix-neuf recherches sur trente-six publications recensées puisent aux sources de l’analyse factorielle. Si l’écologie urbaine factorielle a bien été un élément déclencheur décisif dans la constitution d’un corpus d’études consacrées à la division sociale de l’espace urbain, elle ne s’est pas donc imposée comme référentiel exclusif, du moins en termes de méthodes. Car si certains auteurs font explicitement référence aux acquis de l’analyse factorielle, en citant en particulier les trois dimensions structurant l’espace social des villes, ils n’en empruntent pas moins d’autres méthodes plus classiques ou uni-dimensionnelles à défaut d’être multi-variées. Sur les six approches comparatives recensées, cinq sont directement inspirées, du point de vue conceptuel et méthodologique, par les travaux de l’écologie urbaine factorielle, ce qui n’est guère surprenant au regard des perspectives de comparaison qu’elle offre. En revanche, parmi les trente approches monographiques de la division sociale des villes françaises, la moitié seulement emprunte à l’analyse factorielle. La plupart de ces monographies datent des années quatre-vingt (douze sur quatorze), dessinant ainsi une sorte d’âge d’or des analyses factorielles dans la géographie urbaine française. Enfin, la pénétration de ces méthodes semble très inégale d’un lieu à l’autre. Nous pouvons noter en particulier la prédilection des chercheurs parisiens pour l’écologie urbaine factorielle (parmi les douze recherches recensées sur l’agglomération parisienne, sept y ont recours) et, au contraire leur plus faible impact dans la réalisation des monographies portant sur des villes de province, avec seulement sept études sur dix-huit.

25D’autre part, si l’écologie urbaine factorielle a suscité l’intérêt de géographes français mais pas de tous, son appropriation ne signifie pas pour autant une rupture épistémologique majeure avec le paradigme naturaliste issu de l’école vidalienne. Son adoption peut s’expliquer soit par sa faculté à se marier avec l’ana géographique, étant donné sa capacité à élaborer une taxinomie spatiale, soit parce qu’elle fait écho à ce paradigme, substituant au déterminisme du milieu naturel celui des structures socio-spatiales dans une pure démarche descriptive. La majorité des recherches portant sur les configurations socio-spatiales des villes françaises, que celles-ci puisent leur conception aux sources de l’écologie urbaine factorielle ou non, a en effet une finalité essentiellement descriptive. La question des processus ségrégatifs et agrégatifs à l’œuvre a été assez peu abordée, sans doute du fait des difficultés à les faire émerger clairement (Rhein, 1994/46). La plupart des analyses ont donc tendance à se limiter à une description des formes prises par la division sociale, ce qui est en soit déjà un objet de recherche, si l’on veut bien considérer que l’espace est fortement discriminé socialement. Tout se passe, alors, comme si « l’arrivée, puis l’adoption de méthodes quantitatives inclinaient vers des descriptions en apparence de plus en plus rigoureuses des régularités spatiales, qu’elles fussent des semis urbains ou des distributions des catégories professionnelles dans la ville, et éloignaient une fois encore de la mise en question de leurs mécanismes profonds d’élaboration » (Boyer et al., 1983/302).

26Cette faiblesse ou cette absence de réflexion théorique, et parallèlement d’hypothèses explicatives de la division sociale des villes françaises, montre bien le développement limité de la méthode dialectique, en particulier pour de nombreux tenants de la « nouvelle géographie » d’inspiration anglo-saxonne. Elle semble être une constante, puisqu’elle était déjà observée au début des années quatre-vingt par Jacques Brun (1981/57). À l’extrême, certains écrits, adeptes en particulier de l’analyse factorielle, semblent même confondre méthode et finalité, se passionnant sans doute trop exagérément pour la méthode et pas suffisamment pour la production de nouvelles connaissances relatives à la division sociale des agglomérations en France. Certains résultats sont particulièrement décevants, bien en-deça de ce que l’on pouvait attendre de ce type d’analyse. Doit-on alors s’étonner si « l’écologie urbaine factorielle a mauvaise presse en France », comme l’exprime Henri Reymond (1998/44), qui contribua avec d’autres à divulguer cette méthode d’analyse dans notre pays ?

La faible imprégnation de la sociologie urbaine marxiste

27La sociologie urbaine marxiste s’est constituée à la charnière des années soixante et soixante-dix, à l’initiative de sociologues comme Henri Coing (1966/80), Manuel Castells (1972/287 ; 1973/77 ; 1974/288), Francis Godard (1973/77 ; 1974/288), Henri Lefebvre (1968/292 ; 1972/293 ; 1974/9) ou encore Jean Lojkine (1977/294). Michel Amiot (1986/285) a proposé une mise en perspective historique et un bilan critique de ce courant de recherche. Le positionnement épistémologique de ces chercheurs est clairement explicité : ils analysent et surtout dénoncent les effets ségrégatifs des politiques de planification de l’habitat, qu’il s’agisse de la rénovation urbaine, qui apparaît comme un puissant outil de mutations sociales et d’évolution des modes de vie des centres anciens, ou de la production des grands ensembles périphériques, qui éloignent des lieux de la consommation collective les populations modestes. Certains de ces travaux sont passés à la postérité. On citera en particulier celui conduit par l’équipe d’Henri Coing (1966/80), qui suit pendant sept ans la rénovation d’un quartier ouvrier du XIIIe arrondissement de Paris, l’îlot Jeanne-d’Arc. Quelques années plus tard, un collectif de chercheurs (Castells et al., 1973/77) reprend, mais en la radicalisant, la thèse du changement social développée par Henri Coing, en montrant comment la rénovation obéit à une double logique corrélée : d’un côté, celle d’une éviction des catégories populaires des quartiers anciens ; de l’autre, celle permettant la reconquête de ces quartiers par les classes moyennes ou supérieures. Autre exemple, l’ouvrage de Manuel Castells et de Francis Godard (1974/288), « Monopolville », qui est considéré comme l’un des textes essentiels de la sociologie urbaine marxiste, par la mise en corrélation des modes de production de logement et de la structure sociale à Dunkerque. Enfin, l’ouvrage qui reste incontestablement comme le plus emblématique de ce courant de pensée est bien évidemment « La question urbaine » de Manuel Castells (1972/287), qui fait encore souvent référence dans de nombreuses publications.

28Le primat accordé à la description des formes prises par les configurations socio-spatiales des villes françaises au détriment de la mise en perspective des forces sociales, économiques ou politiques susceptibles d’éclairer ces structures explique sans doute la faible imprégnation des travaux issus de la sociologie urbaine marxiste. En effet, si « le courant marxiste a été très puissant dans la géographie française des années cinquante aux années soixante-dix […] son pouvoir de séduction s’est rapidement estompé » (Scheibling, 1994/10). Or, cet estompage coïncide précisément avec le développement d’un champ de recherche portant sur l’analyse de la division sociale au sein de la géographie urbaine française et avec l’émergence, en parallèle, d’une sociologie urbaine puisant ses référents conceptuels dans l’analyse marxiste. Certes, cette imprégnation marxiste n’est sans doute pas absente, comme en témoigne la multiplication des références aux travaux principalement de Manuel Castells ou d’Henri Lefebvre. Cependant, lorsque celle-ci est présente, elle reste souvent implicite, montrant l’absence dans la géographie urbaine française d’une école « marxiste » (Boyer et al., 1983/302 ; Claval, 1998/13).

La diversité des approches méthodologiques mises en œuvre

Des études de division sociale fondées sur la classification socioprofessionnelle de l’Insee

29Les recherches portant sur la configuration socio-spatiale des villes françaises, que celles-ci présentent une dimension comparative ou monographique, présentent une double parenté méthodologique.

30D’une part, à deux exceptions près, le critère utilisé pour dessiner la hiérarchie socio-spatiale des agglomérations est toujours la composition socioprofessionnelle issue du recensement de la population de l’Insee, ce qui confirme qu’en France la division sociale est appréhendée de façon quasi systématique à travers le prisme de cette nomenclature (Roncayolo, 1994/47). Le seul point qui différencie les auteurs est la population de référence : tandis que certains étudient la catégorie socioprofessionnelle de l’ensemble de la population, d’autres se limitent aux seuls actifs ou encore à la personne de référence du ménage.

31D’autre part, dans les recherches recensées, l’unité spatiale retenue pour analyser cette division sociale est très souvent le quartier Insee. Le choix de cette échelle d’analyse va naturellement de pair avec celui de la source, la classification socioprofessionnelle, dans la mesure où le quartier est l’unité infra-communale retenue par l’Insee pour diffuser les résultats du recensement.

  • Cependant, pour quelques recherches, portant en particulier sur la division sociale de la région parisienne, l’échelle retenue est plus petite. Cela peut être le secteur Insee (Chauviré et Noin, 1980/124 ; Berger et Rhein, 1988/120), le canton (Berger et Saint-Gérand, 1992/121) ou encore la commune pour la banlieue et l’arrondissement pour Paris intra-muros (Globet, 1980/129 ; Rhein, 2000/114). Cette échelle communale a également été privilégiée par Danielle Rapetti (1989/144), dans l’une de ces études portant sur la division sociale de l’agglomération nantaise.
  • À l’inverse, d’autres études réalisées à partir des recensements de 1962, 1968 ou 1975 ont profité de l’opportunité qui était alors offerte de disposer des données statistiques à une échelle spatiale plus grande que celle du quartier pour travailler à l’échelon de l’îlot défini par l’Insee. Quatre études ont été recensées : celle conduite par André Vant (1973/153) sur le centre de Saint-Étienne, par G. Charles et J.-L. Georges (1974/122) sur Vesoul et Besançon, par Maurice Hérin (1983/97) sur la banlieue ouest de Paris et enfin par Michel Vigouroux et Jean-Paul Volle (1982/152) sur les trois villes languedociennes de Montpellier, Nîmes et Perpignan. Quant à Yves Guermond (1981/131), il effectue des regroupements d’îlots Insee dans l’agglomération de Rouen pour constituer de nouvelles entités géographiques.

La classification socioprofessionnelle et le problème du découpage du social

32Le recours presque exclusif à la classification socioprofessionnelle dans les études de la division sociale de l’espace urbain en France pose le problème du découpage du social. (Vant, 1983/48 ; Chatagner, 1997/393). Autrement dit, la classification de la population en catégories socioprofessionnelles permet-elle une bonne approche de la structure sociale de la population ? En fait, la réponse à cette question est très nuancée et nous proposons d’observer, dans un premier temps, les reproches que nous pouvons formuler à l’encontre de cette nomenclature. Ils sont, nous semble-t-il, de trois ordres.

  • D’une part, la notion de catégorie socioprofessionnelle est sans doute trop réductrice de la réalité sociale. Joël Pailhé (1983/405), en prenant l’exemple de la classe ouvrière, rappelle que celle-ci ne peut se limiter à la seule catégorie des ouvriers, car elle inclut également les conjoints, les enfants et les retraités. Ainsi, les catégories socioprofessionnelles tendent vers la définition de catégories sociales objectivées, alors que la nature même des classes sociales est par essence subjective. Elles ne peuvent être définies que sur le mode de l’appartenance, c’est-à-dire par la conscience d’appartenir à une même classe, en raison d’une identité de situations sociale, professionnelle ou culturelle et cette conscience naît de l’opposition à une classe antagoniste (Frémont et al., 1984/6). Ce décalage entre le concept de classe sociale et la nomenclature socioprofessionnelle se traduit par l’importance des divisions internes aux catégories socioprofessionnelles. Qu’y-a-t-il de commun, par exemple, entre un artisan ou un petit commerçant et le chef d’entreprise d’une société de plusieurs milliers de salariés ? Pour cet ensemble de considérations, le concept de catégorie sociale, par sa neutralité idéologique, nous semble offrir plus de proximité avec la définition de la structure socioprofessionnelle que le concept de classe sociale, fondamentalement d’inspiration marxiste.
  • D’autre part, si un découpage en classes sociales suppose une prise de conscience de son appartenance à une classe, est-il encore opportun de raisonner en catégories sociales, a fortiori en classes sociales, fut-ce par le truchement de la nomenclature socioprofessionnelle, étant donné la montée en puissance numérique de la classe moyenne et l’affaiblissement de la conscience de classe ? Le premier point est rappelé par Rodolphe Dodier (2001/404) : « ce que l’utopie marxiste imaginait, c’est-à-dire la fin des classes sociales par la victoire définitive de la classe prolétarienne, c’est plutôt le capitalisme qui l’a réussi en arrivant progressivement à cacher l’existence d’une classe dominante derrière une classe moyenne pléthorique ». Le second point est souligné par un certain nombre de tendances structurelles à l’œuvre au sein de la société française : exacerbation des comportements individualistes au détriment de l’action collective fondée sur le sentiment d’appartenance à une classe sociale ; affaiblissement des référents culturels signifiants socialement avec la tendance à l’uniformisation des comportements. Doit-on alors s’étonner, si à l’aube du xxie siècle, « la référence aux classes sociales n’inspire plus guère les géographes, moins encore que par le passé » (Hérin, 2001/15) ?
  • Enfin, quelle est encore la pertinence d’une classification socioprofessionnelle construite pour l’essentiel autour d’une valeur de référence, le travail (Desrosières et Thévenot, 1996/396), dans un contexte socio-économique marqué par l’exclusion plus ou moins temporaire ou permanente d’une partie de la population active du marché du travail ? Ainsi, la construction de cette typologie socioprofessionnelle repose sur un système pyramidal partant de professions types et consistant ensuite à y agréger les professions voisines. Or, à cette hiérarchisation sociale verticale se superpose de plus en plus une hiérarchisation transversale fondée sur la place que chacun occupe sur le marché du travail. Celle-ci individualise et oppose schématiquement quatre groupes d’individus, depuis ceux qui sont exclus du marché du travail jusqu’au groupe qui possède la sécurité de l’emploi, en passant par ceux qui connaissent, à des degrés divers, des processus de précarisation et ceux qui sont bien insérés professionnellement, tout en n’ayant aucune garantie sur la pérennité de leur emploi.

33Si l’effet de classe s’estompe dans les sociétés contemporaines, est-il toujours pertinent de raisonner à partir de la classification socioprofessionnelle de l’Insee pour observer la division sociale de l’espace urbain ? Nonobstant les limites de cet outil que nous venons d’évoquer, nous avons tendance à répondre par l’affirmative, car la nomenclature socioprofessionnelle demeure le principal déterminant social de l’individu ou du ménage (Lemel, 1992/417 ; Grafmeyer, 1994/37). Alain Desrosières et Laurent Thévenot (1996/396) confortent ces analyses, en soulignant que si la nomenclature socioprofessionnelle permet ainsi de lire les oppositions sociales, c’est sans doute parce que cette classification a le mérite de mettre en évidence des différences de comportement, des disparités entre des groupes d’individus classés essentiellement selon leur capital économique et culturel. Toutefois, si l’intérêt de la nomenclature socioprofessionnelle nous semble toujours fondé pour analyser les configurations socio-spatiales des villes, c’est à la condition de ne pas la sur-estimer, pour au moins deux raisons. D’une part, il est clair que les catégories socioprofessionnelles et les classes sociales ne sont pas homothétiques, même si les premières sont un reflet des secondes. D’autre part, n’oublions pas ce concept de classe sociale, tel qu’il a été défini à l’origine par l’analyse marxiste, n’est sans doute plus aussi opératoire pour discriminer la société française.

L’utilisation de données complémentaires ou originales

34Si la classification socioprofessionnelle de l’Insee s’impose comme un paramètre incontournable des études portant sur la division sociale des villes françaises, elle est éventuellement associée à d’autres critères dans à peine une recherche sur deux (seize au total), qui empruntent pour l’essentiel leur méthode à l’analyse factorielle (tableau 1). Fort logiquement, ces travaux, dans la plus pure tradition de l’écologie factorielle, choisissent comme dimensions supplémentaires de l’analyse principalement la structure par âge (onze cas), des ménages (dix cas) et du parc de logements (neuf cas), afin de saisir la composante cycle de vie dans le schéma de configuration spatiale des agglomérations. Enfin, cinq recherches seulement intègrent la proportion d’étrangers, pour vérifier la validité du schéma polycentrique des villes françaises. Curieusement, aucune de ces recherches n’a pour cadre l’agglomération parisienne, où la composante étrangère au sein de la population est pourtant bien représentée. Outre l’analyse comparative réalisée par Gilles Lajoie (1998/98), les quatre études monographiques prenant en compte les étrangers sont conduites par G. Charles et J.-L. Georges (1974/122) sur Vesoul et Besançon, par Yves Guermond (1981/131) sur l’agglomération de Rouen et, à deux reprises, par Christiane Weber-Klein (1984, en association avec Michel Pruvot, 142 ; 1991/117) sur l’agglomération strasbourgeoise.

Tableau 1 : Les dimensions de l’analyse dans l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises

Tableau 1 : Les dimensions de l’analyse dans l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises

Lecture : sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 8 sont fondées exclusivement sur la classification socioprofessionnelle pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 42 % du total

35Une exception notable mérite toutefois d’être soulignée, pour l’originalité tant de la source utilisée que de l’échelle spatiale retenue, avec les travaux de Danielle Rapetti (1978/143 ; 1985/88 ; 1989/144 ; 1997/145) sur la division sociale de Nantes. C’est, à notre connaissance, l’une des deux études, avec celle de Francine Globet (1980/129) sur l’agglomération parisienne, qui ne soit pas fondée sur la classification socioprofessionnelle de l’Insee, puisque l’analyse repose sur l’exploitation d’une source originale en provenance des services fiscaux : les Registres de publicité d’imposition sur le revenu des personnes privées (IRPP). Bien évidemment, l’emploi de cette source n’est justifié que dans les contextes urbains où la population salariée est largement dominante, ce qui est le cas globalement en France, dans la mesure où 89 % de la population active ayant un emploi est salariée en 2001 (enquête emploi de l’Insee). La première étude de l’IRPP réalisée par Danielle Rapetti date de 1972 et concerne exclusivement la commune de Nantes. Elle a réitéré son analyse en 1980, avant de l’étendre à l’ensemble de l’agglomération nantaise en 1992. L’exploitation de cette source a permis, sans doute, l’étude de la division sociale de l’espace urbain la plus fine jamais réalisée en France, car l’échelle d’observation du phénomène n’est plus le quartier Insee comme dans les autres analyses, voire l’îlot, mais bien l’échelle de la rue. Francine Globet (1980/129) a également utilisé cette source, mais sans descendre à un niveau d’analyse aussi fin, n’ayant eu accès qu’aux revenus moyens imposables par commune et arrondissement parisien.

Le recours aux classifications et le faible usage des indices de concentration et de distance résidentielle

36Le recours ou non à l’analyse factorielle dessine une ligne de fracture nette selon la place réservée aux méthodes de classification automatique, en particulier à la classification ascendante hiérarchique (tableau 2). Celle-ci s’avère être une méthode rigoureuse de taxinomie, particulièrement adaptée à l’étude de la configuration socio-spatiale d’une agglomération. Ainsi, sur les dix-neuf recherches ayant retenu l’analyse factorielle (six à visée comparatiste et treize monographies), onze utilisent la classification automatique pour dégager une typologie socio-spatiale. En revanche, cette méthode de classification est très peu usitée par les chercheurs n’ayant pas recours à l’analyse factorielle, puisqu’elle n’est présente que dans deux études sur les dix-sept recensées. Nous percevons ici une ligne de fracture claire entre deux approches méthodologiques radicalement différentes, l’une qui emprunte à la géographie quantitative et l’autre qui en refuse l’essentiel des attributs. Tout se passe comme si, pour les seconds, la classification automatique ne pouvait être pensée que dans le prolongement d’une analyse factorielle. La plupart des travaux n’ayant pas recours à ce type d’analyse utilisent alors tout simplement l’outil cartographique pour représenter la proportion des différentes catégories socioprofessionnelles au sein des entités géographiques constitutives de la ville, se limitant de fait à une approche analytique et se privant de toute vision synthétique.

37Enfin, l’examen du corpus d’études portant sur les configurations socio-spatiales des villes françaises révèle la faiblesse du recours aux indices permettant de mesurer les concentrations et les distances résidentielles (tableau 2). Sept études seulement sur trente-six utilisent l’indice de ségrégation et six l’indice de dissimilarité. Une attention toute particulière doit être portée à la recherche conduite par Gilles Lajoie (1998/98), car il s’agit, à notre connaissance, de la seule étude jamais réalisée en France comparant les formes et l’intensité de la division sociale des vingt plus grandes unités urbaines en 1990 à l’exclusion de Paris et utilisant l’indice de ségrégation, calculé pour le niveau agrégé de la nomenclature socioprofessionnelle.

Tableau 2 : Le recours aux méthodes de classification et aux indices de concentration ou de distance résidentielle dans l’analyse des configurations socio-spatiales des villes françaises

Tableau 2 : Le recours aux méthodes de classification et aux indices de concentration ou de distance résidentielle dans l’analyse des configurations socio-spatiales des villes françaises

Lecture : sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 11 utilisent une classification automatique pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 58 % du total

38Les indices de ségrégation et de dissimilarité ont été mis au point par des sociologues américains au cours des années cinquante (Duncan, 1955/61). L’indice de ségrégation permet de mesurer l’inégale concentration spatiale des différentes catégories constitutives d’une population, comme des groupes sociaux par exemple. Quant à l’indice de dissimilarité, il mesure la distance spatiale séparant ces catégories entre elles. Le principe de base de ces indices est simple, puisqu’il est basé sur l’hypothèse d’une équirépartition des différentes catégories : plus on s’éloigne de cette répartition idéale, et plus les indices sont élevés. Ces deux indices, dont l’échelle de variation est comprise entre 0 et 100, mesurent en réalité la proportion de la population d’une catégorie donnée qui devrait changer d’entité géographique pour obtenir une répartition spatiale identique à celle des autres catégories (hypothèse de l’équirépartition). Ainsi, plus l’indice de ségrégation d’une catégorie est élevée, et plus elle est concentrée spatialement ; plus l’indice de dissimilarité entre deux catégories est fort, et plus la distance spatiale les séparant est importante. Ces deux indices permettent donc de mesurer l’inégale distribution spatiale des groupes sociaux dans la ville et la vigueur des schémas d’association ou d’antinomie qui caractérisent cette distribution.

39L’intérêt de ces indices est de pouvoir opérer des comparaisons à différentes échelles (Brun, 1994/33 ; Petsiméris, 1995/68). Ainsi, on peut comparer les niveaux de concentration des groupes d’individus discriminés selon le statut socioprofessionnel (indice de ségrégation) ou observer ceux qui s’opposent le plus dans leur distribution résidentielle (indice de dissimilarité). On peut également mesurer, à l’échelle d’une agglomération urbaine, l’évolution temporelle de la concentration résidentielle des différents groupes ou des schémas d’antinomie entre certains groupes. Enfin, l’utilisation de ces indices ouvre des perspectives comparatives inter-urbaines.

40Avec environ une étude sur cinq seulement utilisant des indices dit de ségrégation résidentielle, pour mesurer les phénomènes de concentration et de distance résidentielle au sein des villes françaises, une césure importante apparaît entre la recherche française et celle conduite outre-Atlantique. Philippe Apparicio (2000/51) rappelle qu’une vingtaine d’indices a été mis au point par les chercheurs nord-américains depuis les années cinquante et que ceux-ci peuvent être regroupés selon « cinq dimensions bien distinctes : l’égalité, l’exposition, la concentration, le regroupement ou l’agrégation spatiale et la centralisation », pour reprendre une classification proposée par Douglas S. Massey et Nancy A. Denton (1988/66). Or, deux de ces indices seulement, celui de ségrégation et de dissimilarité, sont utilisés dans la recherche française, et encore dans une publication sur cinq. C’est dire la faible pénétration des indices de ségrégation résidentielle en France (Rhein, 1994/46) ! Le faible recours à ces indices traduit sans doute leur méconnaissance par un certain nombre de géographes français, du moins jusqu’à une époque récente, et confirme l’existence d’un clivage entre les adeptes de la géographie quantitative et ceux qui en ignorent pour l’essentiel les méthodes. Quant aux coefficients de variation et de corrélation, qui permettent de mesurer, comme les indices de ségrégation et de dissimilarité, les concentrations et les distances résidentielles, ils n’obtiennent guère plus de succès (tableau 2). À notre connaissance, respectivement cinq et six études seulement utilisent ces deux coefficients.

41Signalons, pour conclure, que deux recherches peuvent être considérées comme de véritables cas d’école par la variété des méthodes utilisées pour mesurer la division sociale : il s’agit de l’étude de Jacques Brun et de Yvan Chauviré (1983/92) sur la commune de Paris et de l’analyse, par Catherine Rhein (1994/112), de la structure socio-spatiale de l’ancien département de la Seine. On y trouve, en effet, un panel complet des options méthodologiques : coefficient de variation et de corrélation, indice de ségrégation et de dissimilarité, analyse factorielle et classification automatique.

Notes

1 Pour une analyse beaucoup plus approfondie de ces méthodes, en particulier de l’analyse en composantes principales (ACP) et l’analyse factorielle des correspondances (AFC), le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage suivant : Sanders L., 1989, L’analyse des données appliquées à la géographie, Montpellier, Reclus, 267 pages.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 : Les dimensions de l’analyse dans l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises
Légende Lecture : sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 8 sont fondées exclusivement sur la classification socioprofessionnelle pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 42 % du total
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2190/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 164k
Titre Tableau 2 : Le recours aux méthodes de classification et aux indices de concentration ou de distance résidentielle dans l’analyse des configurations socio-spatiales des villes françaises
Légende Lecture : sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 11 utilisent une classification automatique pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 58 % du total
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/2190/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 104k

© Presses universitaires de Rennes, 2004

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