Conclusion

1En parvenant au terme de cette étude, il convient de dresser le bilan de ce que furent les deux siècles d'existence de la manufacture des toiles « bretagnes ». Exemple type d'une activité proto-industrielle, elle a su dynamiser un « pays » qui serait demeuré anonyme sans sa présence.

2Les premiers effets et aussi les plus durables de l'expansion toilière en milieu rural sont ceux qui concernent les densités de peuplement. Durant le xvii^e siècle et au sein d'une communauté rurale souvent pauvre, l'apparition de revenus autres que ceux de la terre a favorisé le développement de l'activité toilière pendant les mois d'oisiveté agricole. Il en a résulté une amélioration sensible des conditions de vie des habitants du centre-Bretagne. Une telle situation s'est traduite par l'installation de nouveaux arrivants et par une évolution positive de la courbe locale des naissances.

3Cette modification d'activité s'est accompagnée d'une généralisation des fonctions liées à la production toilière. Tout un monde de vendeurs de lin, de fileuses, de blanchisseurs, de rouliers a désormais gravité autour des tisserands. Les interactions entre les lieux de production du lin, de tissage et d'exportation ont enfin contribué à briser l'isolement de la manufacture et à l'ouvrir au monde extérieur. En effet, jusqu'à la fin du xviii^e siècle, l'essentiel de la production toilière a été presque uniquement destiné au monde hispano-américain. Ceci marque bien une spécificité dans la production textile française.

4Jusqu'en 1779, même si des crises avaient traversé la manufacture, celle- ci avait toujours su y faire face pour retrouver ultérieurement sa position dominante sur le marché caditain. Cela se vérifie pour tout le xviii^e siècle, avec une croissance régulière des exportations qui ont d'ailleurs culminé en 1775 à neuf mille balles de toiles. L'année 1779 demeure, à plus d'un titre, une date charnière dans l'histoire de la manufacture. Généralement elle est associée au début du conflit nord-américain, mais elle correspond surtout à la fin des privilèges douaniers consentis aux exportateurs bretons. Les contemporains ont d'ailleurs considéré que les douanes espagnoles étaient devenues alors plus meurtrières pour les producteurs bretons que les frégates anglaises. Dix ans plus tard, les cahiers de doléances reprendront les mêmes griefs1. Cette activité qui jusqu'alors était totalement orientée vers l'exportation, a rencontré de très sérieuses difficultés à s'ouvrir au seul marché français.

5C'est au cours de cette phase de récession économique qu'est survenue une vague d'épidémies dont les effets se sont fait sentir sur toute la Bretagne jusqu'à la Révolution. Avec le « grand dérangement » qui ensuite a ébranlé la position de la France en Europe, la manufacture n'a pu recouvrer la position qu'elle occupait à Cadix depuis plus d'un siècle ; et ce n'est pas la phase napoléonienne qui pouvait modifier durablement cette situation. Tous ces éléments expliquent les vagues de migration qui ont alors affecté les différents ouvriers du textile.

6Mais le plus terrible restait encore à venir. Tous ceux qui se sont penchés sur l'interprétation de la crise toilière vécue par la manufacture des « bretagnes » dans les années 1830 ont essayé d'expliquer l'impossible passage d'une activité proto-industrielle à une véritable industrie textile.

7Le processus de déclin signalé dès 1779 et prolongé jusqu'en 1816 constitue une réalité problématique qui ne peut s'interpréter de manière univoque. On ne peut s'arrêter à une explication purement conjoncturelle et il semble préférable de rechercher des causes d'ordre structurel.

8C'est dans le fonctionnement même de la manufacture que se trouveraient les motifs de sa disparition. La dispersion des lieux de culture du lin, de sa transformation en toile et de son exportation, loin d'unir Trégor, centre-Bretagne et rivages de Rance, a favorisé les fonctions intermédiaires parasites. De sa culture à l'exportation des toiles, le lin passait entre trop de mains, occasionnant ainsi un surcoût du produit fini. Ce sont ces différents intervenants qui expliqueraient les coûts élevés des produits bretons face à ceux proposés par la concurrence étrangère.

9Le second élément qu'il faut obligatoirement prendre en considération est l'imperfection des méthodes et des outils utilisés par les différents ouvriers et ouvrières de la manufacture. De la fileuse au carreur, et du tisserand au blanchisseur, les pratiques de fabrication ou de transformation sont restées les mêmes du règne de Louis XIV à celui de Napoléon. Ainsi la première navette volante ne fut-elle ramenée de Paris qu'en 1806, et c'est seulement vingt ans plus tard que les lames d'acier commencèrent à remplacer les roseaux utilisés pour les rots2.

10Toutefois les explications décisives paraissent devoir être cherchées, plus en profondeur, dans la dynamique sociale interne. S'il y a bien, selon Brau- del, des conditions sociales favorables à la réussite du capitalisme, on peut tout autant considérer qu'il existe des conditions sociales favorisant son engourdissement et son déclin.

11C'est justement ce second aspect que mirent en avant certains contemporains, spectateurs attristés du déclin de la manufacture3. Pour Garnier de Kérigant :

« De 1816 à 1824, si l'activité que l'on déploya alors avait été secondée par une intelligence proportionnelle, cette petite contrée fut devenue une des plus riches et des plus prospères de France ».

12En écho, Geslin de Bourgogne et de Barthélémy ajoutaient : cette industrie « est tombée surtout parce que ceux qui la dirigeaient ayant fait leur fortune n'ont pas voulu subir les embarras de la transformation de la filature et du tissage h la main en procédés mécaniques ».

13Ces deux appréciations, encore reprises aujourd'hui, semblent excessives car elles rétrécissent les rapports économiques de la manufacture des « bretagnes », à la seule zone de production toilière ; or parmi les caractéristiques de celle-ci, il faut relever sa structure de fonctionnement. À la différence de ce qui se passait à Laval et Cholet où finalement s'étaient imposés les marchands, grâce au « verlags system », ici leurs confrères de Quintin, Uzel, Loudéac n'étaient qu'un relais obligatoire entre les producteurs de toiles et les exportateurs des grands ports. D'ailleurs, très peu de marchands locaux ont pris le risque d'exporter directement à Cadix ou de participer aux embarquements pour l'Amérique. Cela tient sans doute à la localisation de la manufacture et, plus encore, à l'absence d'une véritable bourgeoisie d'affaires dans la région. Si l'on adopte cette perspective, c'est bien la disparition financière et plus souvent physique des grands exportateurs malouins, donneurs d'ordres, qui expliquerait les difficultés insurmontables rencontrées par la manufacture après 17934.

14Il faut aussi, dans cette recherche des causes d'une disparition industrielle, prendre en compte la situation de dépendance que connurent, dès 1736, les tisserands bretons. À cette situation initiale, les événements de la Révolution et de l'Empire ont ajouté la ruine du capitalisme embryonnaire de la manufacture, figeant définitivement les ouvriers locaux dans un statut de sous-prolétariat. À aucun moment, et cela jusqu'au milieu du xix^e siècle, n'a été offerte aux tisserands une possibilité de reconversion dans l'agriculture. La pression démographique qu'ils exerçaient alors sur les campagnes, s'est donc traduite par le maintien de l'activité textile traditionnelle. Dans ces conditions, le cycle de la misère qui s'était ouvert en 1779, s'est prolongé pendant plus de soixante ans. C'est seulement en réduisant toujours plus leurs coûts de production que les ouvriers de la manufacture ont maintenu leur activité, justifiant le terme de « pastoralisation » utilisé par C. Fohlen et F. Crouzet à propos de l'économie bretonne du xix^e siècle. Cette phase s'est d'abord caractérisée par une migration individuelle des individus privés de travail, puis on a vu des familles entières prendre le chemin de l'exil.

15Par bien des aspects, cette disparition de la manufacture des « bretagnes » rappelle celle de sa concurrente silésienne5. Dans les deux zones de production où dominait le kaufsystem, ses effets ont fait subir aux seuls producteurs les modifications de la conjoncture. Un singulier parallélisme peut même être retrouvé dans les difficultés rencontrées et dans les manifestations qu'elles ont suscitées. 1793 a vu, dans l'une et l'autre région, un soulèvement des tisserands et 1798, à cause de la guerre sur mer, s'est caractérisée par une paralysie du commerce des toiles. Après 1830 enfin, c'est la mécanisation des productions toilières anglaises qui a définitivement exclu des marchés coloniaux, les produits bretons devenus obsolètes aux yeux des consommateurs. Toutefois il existe une différence : seule la Silésie s'est partiellement reconvertie dans la production cotonnière.

16Tous les facteurs négatifs qui se sont accumulés sur la manufacture des toiles « bretagnes », de la fin du xviii^e siècle à la monarchie de Juillet, ont profondément marqué la psychologie des populations de centre-Bretagne. C'est ainsi que l'échec proto-industriel de son activité dominante a suscité une véritable « dépression collective » chez de nombreux acteurs de la manufacture. Celle-ci s'est traduite par un repli social caractérisé par une idéalisation des valeurs conservatrices. Dans l'inconscient collectif d'une population désorientée, un tel choix est apparu comme la seule réponse possible à toutes les formes de la modernité : que cette dernière ait été assimilée à la Révolution ou à la mécanisation textile.

17Un tel phénomène de captation intellectuelle a été rendu possible, parce que les éléments les plus dynamiques de la société ont disparu de la scène économique. Si l'on comprend que ce propos s'applique aux fils de marchands de toiles, il concerne aussi les ouvriers. En ce qui concerne les seconds, cela ressort des motivations qui poussent les individus à émigrer : ce sont toujours les plus pauvres, mais aussi les plus motivés qui partent les premiers. Sans trop d'exagération on peut donc écrire qu'en 1850 la plupart des habitants du centre-Bretagne se sont retrouvés à la phase initiale préindustrielle d'où étaient sortis leurs ancêtres de 1650. Dans ces conditions, le centre-Bretagne a dû attendre le milieu du xx^e siècle et la naissance d'une agriculture qui n'était plus de subsistance, pour sortir d'une misère où l'avait replongé l'échec de sa manufacture.

18Dans la longue phase de décroissance qui s'est prolongée jusqu'aux premières années du xx^e siècle, la manufacture des « bretagnes » a connu un ultime avatar : après 1840 lieux de production du lin et zone de tissage ont évolué séparément6.

19Privés de leur principal débouché extérieur, les tisserands du centre-Bretagne se sont alors exclusivement adressés à une clientèle rurale et provinciale dont ils ont subi les variations de pouvoir d'achat. Une telle transformation de leur activité s'est accompagnée aussi bien d'une réduction régulière de leurs revenus que du nombre des artisans. Pendant cette période, les derniers marchands de toiles de Quintin, de Loudéac, de La Motte ont bien tenté d'élargir leur aire de vente au territoire national, mais jamais ils n'ont pu s'imposer face à leurs concurrents du Nord ou des vallées vosgiennes qui avaient su mécaniser leur production.

20Durant ces mêmes années, les producteurs de lin du Trégor et du Goëllo ont substitué le teillage mécanique au teillage manuel. à l'exemple du Finistère où une société linière etait apparue en 1830. Différentes entreprises de teillage, utilisant la force hydrauliques des moulins, ont alors vu le jour. Celle du Lannionais Le Bonniec semble avoir été l'une des plus performantes, puisque l'utilisation de machines spécialisées lui permettait de traiter deux mille kilos de lin par semaine en 1844 et sept cents kilos par jour en 18557. Cependant comme l'explique J.-Y. Andrieux, c'est bien le faible coût d'investissement de telles entreprises qui explique leur popularisation dans le Trégor8. Quoique la modernisation des techniques ait permis une survie momentanée de l'activité ancienne, les transformateurs de lin, à l'exemple des tisserands de la manufacture, sont rapidement tombés sous la dépendance des négociants extérieurs et principalement des Lillois. L'activité qu'ils ont prolongée jusqu'à la seconde guerre mondiale s'est avérée « un modèle résistant d'une proto-industrie dirigée de l'extérieur9 »