Chapitre IX. Approche humaine de la manufacture
p. 207-234
Texte intégral
1Cette approche humaine de la manufacture ne prétend pas être une recherche démographique traditionnelle ; tout au plus se limite-t-elle à évoquer, grâce à quelques exemples représentatifs, ce que pouvait être aux xviie et xviiie siècles la vie des habitants du centre-Bretagne. Les paroisses et trèves choisies pour illustrer cet aspect, l'ont été en fonction de leur population et de leur appartenance à un marché aux toiles. C'est ainsi qu'à Lou- déac se sont trouvées associées La Motte et Trévé, tandis que Saint-Thélo accompagnait Uzel et que Saint-Brandan complétait Quintin.
La population de la manufacture aux xviie et xviiie siècles
2La principale source d'information sur les hommes de la manufacture ne présente guère d'originalité. Comme pour tout travail de ce type, il a été fait appel aux registres de catholicité dont les plus anciens documents remontent au xvie siècle ; mais la plupart de ceux qui existent encore n'ont été rédigés que sous les règnes de Louis XIII voire de Louis XIV. Quant à leur tenue, celle-ci a sensiblement varié dans l'espace et dans le temps ainsi que le confirment de nombreux exemples.
Analyse critique des sources
3Au cours d'une visite pastorale à Cadélac en 1663, l'évêque de Saint-Brieuc portait sur le registre des baptêmes l'appréciation suivante :
« Veu l'état du présent registre dans lequel il n 'été inséré aucune relation de batesme non plus que dans le registre des mariages et sépultures [...]. Nous avons enjoint à Messire Louis Conan de former dans ce registre et autres les relations [...] sur les mémoires du défunt recteur1 »
Graph. 23- — Évolution démographique de la manufacture des « bretagnes » de 1679 à 1788

(Sources : A.C.. Loudéac, Quintin, Uzel, La Motte, Saint-Brarulan, Saint-Thelo, Trêve)
4Cette admonestation permet de comprendre que de nombreux actes religieux étaient d'abord retranscrits sur des feuilles volantes2. L'habitude s'est prolongée jusqu'à la seconde moitié du xviiie siècle et elle explique une certaine discontinuité chronologique ou, tout au moins, une rédaction lacunaire qui se vérifie dans l'enregistrement des baptêmes, mariages et sépultures. Tout ceci conduit à imaginer que de nombreux actes ont été retranscrits bien longtemps après l'événement qu'ils prétendent rapporter.
5Semblable méthode de travail pouvait conduire à des oublis. C'est ce que fait découvrir la mésaventure survenue à un habitant d'Allineuc, Mathurin Andrieuc3. Faute d'avoir été normalement enregistré le jour de son baptême, il a dû justifier en 1760 de son véritable état-civil. L'épisode serait demeuré inconnu si Andrieuc n'avait décidé de prendre femme dans une autre paroisse. À cette époque, nul ne pouvait se marier hors de son lieu de naissance, sans être dûment muni d'un certificat de baptême délivré par son recteur d'origine. Afin de régulariser sa situation, c'est donc devant notaire et en présence de témoins - son père, ses frères aînés et deux oncles dont un prêtre - qu'Andrieuc a pu recouvrer son identité religieuse et civile.
6Doit-on considérer que toutes ces erreurs de sous-enregistrement incombaient aux seuls ecclésiastiques ? Les difficultés rencontrées, en 1684, par l'abbé Saget, recteur d'Allineuc, conduisent à nuancer ce jugement4. Le couple Laurent du Fou-Marie de Bessonet qui vivait alors dans cette paroisse, avait eu trois enfants en 1677, 1680 et 1683 ; or au moment de l'intervention du recteur, aucun d'eux n'avait encore reçu le sacrement de baptême. Fort des « ordonnances répétées par l'évêque de Saint-Brieuc et son grand vicaire », Saget « interpella » donc la dame. Bien qu'elle ne pût retrouver l'autorisation épiscopale d'ondoyer ses enfants en son manoir, Marie de Bessonet déclara que cette cérémonie y avait bien eu lieu. Pour plus de sécurité religieuse, Saget procéda cependant à un triple baptême le 8 avril 1684.
7Lorsque le sérieux des ecclésiastiques ne peut être mis en doute, il faut quand même s'interroger sur certaines absences d'enregistrement ou, tout au moins, sur l'exactitude des actes consignés. Un des registres de catholicité du Quillio fournit une réponse partielle à cette interrogation. Le curé y a écrit :
« Il y a sept ou huit ans [...] le papier baptismal fut porté à Rennes pour un procès et n'est revenu depuis », ajoutant : « Messire Louis Le Flahec n'a rendu celluy dont il est toit saisy lors de son accident et par conséquent il n'y a aucun papier baptismal [...] depuis [...] (le) dernier août mille six cent cinquante-quatre5 ».
8Ce texte est intéressant : il évoque, d'une part, les causes de certaines disparitions de documents et fait mention, d'autre part, d'une double tenue des actes. Sur ce second aspect, voici ce qu'écrivait le recteur de Saint-Thélo :
« Copie de ce registre a été envoyée h Ploërmel6 le samedi 2 janvier (1740) par le sieur Cloarec, marchand-filotier, qui vient à Loudéac les samedis de chaque semaine7 ».
9Ces doubles compensent actuellement la disparition de nombreux documents originaux, mais tout porte à croire qu'ils ont été victimes des mêmes défauts de sous-enregistrement.
10Dans la comptabilisation de certains actes, il faut aussi prendre en compte la psychologie des ecclésiastiques et leur disponibilité. C'est ainsi que les nouveau-nés, ondoyés puis décédés le jour même de leur naissance, ont été fréquemment omis des registres de baptêmes voire de décès. Il est vrai que la sépulture d'enfants de cet âge n'était guère une source de revenu pour les titulaires d'une paroisse ou d'une trêve. Parfois même, c'est la tranche d'âge des moins de douze ans qui est singulièrement absente des registres de décès ou, du moins, qui est peu représentée8. De telles anomalies existent dans les registres rédigés avant 1750 à Loudéac et Trévé, mais aussi à Saint-Brandan et La Motte. Pour cette dernière trève, les lacunes sont particulièrement évidentes entre 1691 et 1740, phase de rédaction des actes par l'abbé Pivert9. Quant aux périodes d'épidémies caractérisées par une forte mortalité, rien ne prouve que le plus sérieux des rédacteurs pouvait tenir une exacte comptabilité du nombre des sépultures ; or ce type de crise a particulièrement affecté la région après 1740.
11Il faut aussi constater que la transcription des mariages a connu de nombreuses variantes au cours des xviie et xviiie siècles. Certains actes présentent, dès l'origine, toutes les informations exigées par la législation comme l'âge des conjoints, leurs professions, les noms de leurs parents10. Il s'agit d'exemples exceptionnels. Pendant longtemps, et pour de nombreuses paroisses, la seule indication fournie a été les noms et prénoms des futurs époux. Pour certaines familles de notables, les ecclésiastiques ont parfois ajouté au patronyme des époux celui de l'un ou l'autre de leurs parents. Bien que le mariage ait fait l'objet d'une réglementation précoce, en raison de sa double fonction civile et religieuse, la législation a été rarement bien appliquée.
12Au cours du xviiie siècle on observe l'enregistrement systématique des trois annonces de mariage, mais ce progrès n'a guère influé sur la rédaction des actes qui sont souvent demeurés incomplets, par omission de l'âge des époux ou du nom de leurs ascendants. Ces anomalies sont compréhensibles pour un individu originaire d'une autre paroisse, cela se conçoit moins lorsqu'il s'agit de jeunes gens se mariant dans leur paroisse de naissance. Tout ceci tendrait à prouver que les directives épiscopales n'ont pu vaincre la mauvaise volonté de certains recteurs. Enfin, la nature de l'acte a toujours transcrit, avant la Révolution, l'origine sociale des jeunes mariés : long texte calligraphié pour un petit nombre de familles, quelques lignes condensées pour la majorité de la population.
13Doit-on, à la suite de ces nécessaires remarques, conclure que toute connaissance des habitants de la manufacture s'appuyant sur les registres paroissiaux de la manufacture s'avère impossible ? Certes non, mais les anomalies constatées conduisent tout naturellement à interpréter les résultats obtenus avec quelques réserves, même si l'ensemble demeure assez représentatif.
La population de la manufacture
14Avant d'étudier les différentes facettes que présentait la population de la manufacture aux xviie et xviiie siècles, il semble naturel de s'interroger sur le nombre d'hommes que cet espace abritait. La publication récente d'une histoire départementale reprenant les travaux d'Alain Croix fournit deux cartes de densités pour les années 1667 et 177011. Au début du règne de Louis XIV, le territoire de la manufacture n'était guère peuplé, même si quelques paroisses retiennent l'attention. Un siècle plus tard, c'est un tout autre paysage humain qui apparaît. L'accroissement de population, dans la zone comprise entre Saint-Brieuc et Loudéac, est bien à relier au développement toilier de la manufacture.
15Dans les dernières années du règne de Louis XV, la densité moyenne de la population de la manufacture s'élevait à environ soixante-quinze habitants au kilomètre carré. Ce chiffre est confirmé par les recensements révolutionnaires réalisés une vingtaine d'années plus tard. La « colonne vertébrale » de la manufacture constituée par les trois marchés de Quintin, Uzel, Loudéac, correspondait aussi à celle des fortes densités en milieu rural12. Un peu plus de cent dix mille habitants, soit le cinquième de la population du département des Côtes-du-Nord, vivaient dans la zone toilière en 1793.
Carte 18. - Densité de population en 1667

(Source : « Les Côtes-du-Nord », op. cit. p 173)
Carte 19. - Densité de population en 1770.

(Source : « Les Côtes-du-Nord », op. cit., p 173)
Carte 20. - Densité de population en 1793

(Source : DURAND (R), « La population des Côtes-du-Nord en 1793 », AB, 1926, p 486-495)
Aspects démographiques
La nuptialité
16Afin de retrouver les grands courants démographiques qui ont affecté la manufacture, il a semblé opportun de commencer cette étude par une analyse des mariages. Comme l'a écrit Roger Leprohon : de tous les événements démographiques, c'était bien le seul que pouvaient maîtriser les populations d'Ancien Régime13. Les relevés des mariages, entre 1679 et 1788, pour les sept paroisses et trèves témoins, permettent d'observer une évolution de la manufacture sur le long terme14. Schématiquement, celle-ci présente deux grandes phases. La première se situe entre 1679 et 1738. Elle est caractérisée par deux décennies de relative stabilité puis par une période de croissance, même si on observe un certain recul de 1709 à 1718. La seconde phase, comprise entre 1739 et 1788, est non seulement plus courte, mais surtout plus heurtée. Par deux fois, pendant les décennies 1739-1748 et 1759-1768, les futurs époux semblent même avoir hésité à convoler en justes noces.
17Une analyse de ces mariages reportée au niveau paroissial permet de relever des différences d'évolution. À Quintin la phase maximum se situe entre 1729 et 1738, alors que pour Loudéac il s'agit de la décennie 1769-1778. Bien que diverses explications puissent être données pour comprendre ces différences d'évolution, celle du plein emploi des tisserands semble la plus probable. En effet, les phases relevées correspondent à des périodes maximales de production toilière dans l'un et l'autre marché. Appliquant la même approche à Uzel, on peut conclure que cette dernière cité a connu son essor toilier à la fin du xviie siècle. En ce qui concerne les époques où la nuptialité a régressé, les causes sont à rechercher dans un contexte économique difficile (de 1739 à 1748) ou dans une vague d'épidémies (de 1779 à 1788).
18Quand se mariait-on ? Principalement au début de l'année, comme le prouve l'exemple de Plémet15. Cette situation qui n'avait rien d'original, reflétait la stricte observation d'interdits religieux et culturels favorisant les mariages à certaines périodes plutôt qu'à d'autres. La phase du Carême, temps de pénitence, marquait la première interdiction d'une cérémonie festive pendant les mois de mars et avril. Le deuxième creux saisonnier s'expliquait par la moisson. Si le centre-Bretagne consacrait une partie essentielle de son activité à la production toilière, cela ne l'avait pas pour autant détourné des travaux agricoles traditionnels. C'est l'origine du creux d'août- septembre. À l'exemple du Carême, la période de l'Avent constituait un dernier pôle répulsif pour les mariages. Les anomalies constatées, pendant les phasds d'interdits, correspondaient à des mariages précipités, pour cause de maternité précoce.
Graph. 24. - Évolution de la nuptialité à Plémet de 1780 à 1789

(Source :AC, Plémet)
19À quel âge se mariait-on dans la manufacture ? Il aurait été intéressant de pouvoir répondre de façon précise à cette question, mais les réserves formulées en introduction limitent la portée des conclusions qui pourront être tirées des lignes suivantes. L'exemple de Trévé, paroisse à dominante textile, permet cependant d'écrire qu'entre 1669 et 1671 l'âge moyen au mariage a été de 25,7 ans pour les hommes et de 25,8 ans pour les femmes. L'analyse détaillée des différents conjoints permet de retrouver certaines particularités. Ainsi, un grand nombre d'hommes se sont mariés avant 25 ans. On peut expliquer cette situation par leur profession : un tisserand devenait autonome à partir du moment où il avait acquis son métier à tisser, contrairement au paysan qui devait attendre la succession paternelle pour se rendre maître de son outil de travail. Se marier ne constituait donc pas pour le tisserand un handicap, puisqu'il utilisait son épouse comme fileuse. À Trévé, la moyenne un peu plus élevée de l'âge des épouses s'explique par des remariages dus à une surmortalité masculine dans les années antérieures.
20Les relevés concernant le groupe des marchands de toiles éclairent d'un jour nouveau la démographie de cette catégorie sociale au xviiie siècle. La moyenne d'âge au mariage, 28,4 ans pour les hommes et 23,5 ans pour les femmes, fait apparaître une différence avec les chiffres précédents. La comparaison par sexes établit aussi un décalage très prononcé qui n'apparaissait pas à Trévé. Les raisons économiques expliquent aisément cette situation. Un marchand de toiles ne prenait épouse qu'après avoir fait fructifier le petit capital qui lui avait été confié par ses parents. C'est ce que transcrivait, en 1710, le contrat de mariage rédigé entre Augustin Le Mesle de Saint-Brandan et Marie-Hélenne Le Gofvry d'Allineuc16. Le jeune homme pouvait annoncer cinq mille cinq cents livres de dot auxquelles répondaient les six mille livres de la future.
Graph. 25. - L'âge au mariage à Trévé de 1669 à 1671

. (Source : AC, Trévé)
21Le mariage des filles de marchands de toiles n'étant pas motivé par les mêmes préoccupations, il semble que de nombreux parents aient favorisé leur union précoce. Aussi, cette cérémonie a-t-elle été fréquemment associée à une phase économiquement favorable pour la famille. D'ailleurs, la formule la plus couramment employée par les notaires pour désigner l'apport de l'un ou l'autre des époux était : « tant en argent qu'en toiles17 ». En 1695, la dot de Michelle Le Gofvry, tante de Marie-Hélène précédemment citée, consistait en « dix mille livres à payer en balles (de toiles)18 ». Les contrats de mariage des demoiselles ont même été liés aux stratégies commerciales de leurs pères. C'est ainsi que, dans sa correspondance avec le Caditain Juan Juille, Baron du Taya n'a pas craint d'utiliser l'argument de dots nécessaires à ses filles, pour recouvrer des fonds immobilisés en Espagne19.
22L'analyse des différentes unions entre enfants de marchands de toiles permet aussi d'observer certaines particularités. Chez les Glais de Saint- Thélo, les garçons se mariaient à un âge plus tardif que chez les Digaultray de Quintin. L'ancienneté de l'aisance familiale chez les seconds pourrait bien être à l'origine de la différence relevée. Il ne s'agit pas d'une opposition villc-campagne, puisqu'en 1745 à Saint-Thélo, le Quintinais Charles Fraval, alors âgé de quarante ans, épousa Hélène-Marie Boscher, sa cadette de vingt années20.
Graph. 26. - L'âge au mariage des marchands de toiles au xviiie siècle

(Sources : AC, Quintin, Saint-Thélo, Le Quillo, Allineuc)
23Comme il était impossible d'étudier la nuptialité quintinaise pour toute la période 1658-1792, il a donc été nécessaire de pratiquer des sondages. Entre 1658 et 1782 cinq phases quinquennales ont donc été sélectionnées, chacune étant séparée de la précédente par une durée de trente ans. Le sixième quinquennat est un peu particulier, puisque seuls six ans le séparent de 1782. Ces réserves étant formulées, il semble nécessaire d'expliquer maintenant quel a été le cadre de cette étude.
24Avec Quintin pour centre, deux cercles de vingt et trente kilomètres de rayon ont été réalisés. La plus courte distance représente des lieux que l'on pouvait atteindre à cheval ou, à la rigueur à pied, au xviiie siècle. Le rayon de trente kilomètres limite la zone au-delà de laquelle les relations étaient rares, à la même période. À l'intérieur de ces deux cercles, les limites des évêchés et le parallèle de Quintin ont établi de nouvelles divisions dénommées, 1N à 6. En ce qui concerne la zone de la manufacture comprise pour l'essentiel dans le premier cercle, elle correspond aux divisions IN, 1S, 3, 4S. Au-delà des trente kilomètres, les lettres, (A) à (I), ont été utilisées pour désigner les évêchés qui ont fourni des conjoints aux habitants de Quintin21.
Tab. 16. — Zones d'origine des époux étrangers à Quintin

(Sources :AC, Quintin, GG140 à 146)
25Les sondages ont permis de relever les noms de deux mille sept cent quatorze époux. Deux mille cent quatre-vingt-douze étaient originaires de la cité et cinq cent vingt-deux venaient de l'extérieur. Ce dernier chiffre représente un peu moins de vingt pour cent des mariés. À l'intérieur de ce groupe des « hors-venus », trois cent soixante-neuf conjoints étaient issus de la manufacture. En seconde position, avec soixante-quatre individus, on trouve ceux du Trégor. À l'exemple des précédents, la cause économique semble déterminante pour expliquer leur venue à Quintin. L'éloignement et le manque de relations soutenues expliquent le faible nombre de jeunes gens originaires de certains évêchés ou de certaines villes même si, à certaines périodes, Lan- derneau a pu fournir des époux aux demoiselles Digaultray22.
26Une analyse plus fine du tableau des zones d'origine des époux étrangers permet d'observer aussi bien des constantes que des évolutions. Entre 1658 et 1792 Malouins et Briochins sont rarement venus chercher des épouses à Quintin. En dépit des relations économiques étroites qui existaient entre Quintin et Saint-Malo, peu de noms malouins se retrouvent sur les registres de Quintin. Ceci mérite d'être expliqué. Il existait alors une trop grande différence sociale et financière entre les deux villes. Le train de vie des marchands quintinais ne pouvait rivaliser avec celui des négociants- exportateurs et les quelques exemples d'unions connues ont généralement associé un marchand de toiles de la manufacture à une Malouine. Ainsi, les mariages de François Garnier avec Marguerite Surcouf ou de Mathurin Boschat fils avec Marie Beaugeard, ont-ils été célébrés dans la cité corsaire.
27Il est plus malaisé d'interpréter le faible attrait manifesté par les Quinti- naises aux yeux des Briochins. On observe seulement que les mariages de François Trévaux du Fraval avec Anne Hélène Ruffelet et d'Eustache Ollitrault du Reste avec Appoline Rouxel ont eu pour cadre Saint-Brieuc23.
28Au cours du xviiie siècle, l'accroissement de conjoints venus de la zone 1S peut être interprété comme un enrichissement des familles de marchands de toiles de la région d'Uzel24. À la même période, c'est l'exercice à Quintin, du métier de tisserand ou de servante qui justifie l'augmentation du nombre des jeunes époux issus du secteur IN.
29Les « rôles d'égail à pension », permettent de compléter les informations quintinaises sur l'origine des époux et surtout de reconstituer « les familles » dans leur aire d'extension. De tels actes rédigés selon la Coutume de Bretagne étaient destinés à subvenir aux besoins des orphelins nécessiteux25. À cette occasion, huit curateurs (quatre de l'estoc paternel et quatre de l'estoc maternel) étaient nommés afin de reconstituer la parentèle des orphelins et ce, jusqu'à la quatrième génération.
30Une enquête de ce type, réalisée en 1783 pour les enfants Le Poste de Merléac, a permis de localiser tous leurs cousins à la mode de Bretagne. Si la plupart vivaient bien aux environs de Merléac, un certain nombre d'entre eux habitaient des paroisses parfois fort éloignées. Grâce aux patronymes et aux lieux de résidence fournis par le notaire, vingt-sept marchands de toiles ont été ainsi relevés au Quillio, à Saint-Thélo, Uzel, Loudéac. Ce sont leurs alliances matrimoniales qui ont élargi l'aire géographique de la parenté des enfants Le Poste jusqu'à Saint-Gilles-du-Méné, Landerneau, Lorient, Morlaix, Pontivy. Cet exemple conforte bien ce qui avait déjà été observé pour Quintin.
Tab. 17. - Rôles d'égail pour subvenir aux besoins de mineurs

Tab. 18. - Lieux de résidence des imposés au rôle d'égail d'Olive Le Poste et de Mathurin Le Poste de Merléac, le 14 février 1783.

(Sources : Arch. Not. Mes Le Verre et Saint-Drenant pour Me Leclerc, 1783)
La natalité
31La connaissance de la natalité aux xviie et xviiie siècles, dans la manufacture, s'est appuyée sur des sondages réalisés dans les principales paroisses et trêves. Les résultats obtenus ont été regroupés selon deux axes : l'un spatial, les trois marchés, l'autre temporel, quatre décennies situées entre 1600 et 1789. Une réserve toutefois : la première de ces décennies ne correspond pas, pour toutes les paroisses et trèves étudiées, aux mêmes dates. En effet, la plus ou moins grande ancienneté des documents conservés a prédéterminé cette phase initiale. Elle concerne bien 1600-1609 à Quintin et Loudéac, mais plus fréquemment ne débute qu'avec le premier tiers du xviie siècle. Uzel, Gausson et Merléac constituent même le stade ultime puisque leurs plus anciens registres de catholicité ne commencent qu'en 1670, voire 1680.
32Bien que la méthode de dépouillement des registres paroissiaux, par simple comptage et relevés anonymes, présente des inconvénients, elle est pourtant apparue comme la plus aisée pour évoquer la natalité dans la manufacture. Il s'en dégage une impression de croissance démographique soutenue entre la première moitié du xviie siècle et la période 1730-1739. Au contraire, les années qui précèdent la Révolution semblent marquer un essoufflement démographique. Entre 1739 et 1789, on observe une décroissance des baptêmes de plus de quinze pour cent dans la zone des marchés de Quintin et de Loudéac.
33Afin de mieux saisir l'évolution de la natalité dans la manufacture, les relevés de baptêmes dans les sept paroisses et trêves témoins ont fourni des informations pour la période 1679-1788. Ceci a permis la constitution d'une courbe de longue durée confirmant l'impression générale née du sondage précédent. Jusqu'au premier tiers du xviiie siècle, quatre paliers successifs conduisent à un maximum des naissances. Pour les cinquante années qui suivent, l'évolution est plus heurtée et le profil général fait apparaître un reflux. L'analyse annuelle de l'évolution des baptêmes permet d'observer une « dentelure régulière » pour reprendre l'expression de Roger Leprohon26. La cause principale semble devoir être recherchée du côté de l'irrégularité des mariages.
34Le mouvement saisonnier des conceptions et des naissances a été graphiquement étudié pour deux périodes : 1670-1682 et 1747-1751. Bien que quatre-vingts ans séparent les relevés extrêmes, on observe une permanence des comportements. Ceci a permis d'associer chacun des deux profils en un graphique général. La manufacture reproduisait donc le schéma démographique traditionnel d'Ancien Régime, avec une forte proportion des conceptions entre avril et août et un maximum en juin. Il s'agit d'une attitude propre à une population étroitement soumise aux rythmes de la nature. En ce qui concerne l'abstinence liée aux interdits religieux du Carême et de l'Avent, on n'observe pas de creux significatif pour les mois de mars et de décembre. Au contraire, celui-ci affecte septembre.
35Dans la manufacture, les quotients baptêmes-mariages et baptêmes-sépultures ont toujours été élevés entre 1679 et 1788, avec des moyennes de 5,06 pour les premiers et de 1,18 pour les seconds. Ils confirment la forte natalité locale favorisant un accroissement de population, mais ils mettent aussi en évidence le choc de la décennie 1739-1748. Localement, des différences existent. C'est ainsi qu'au cours du xviiie siècle, Quintin a été plus précocement affectée par la déclin de sa natalité que Loudéac. On peut expliquer ce phénomène par une différence de la situation matérielle des tisserands dans l'une et l'autre cité. En période de crise textile (absence de lin ou de débouchés), les artisans de Quintin ne pouvaient pas se reconvertir en ouvriers agricoles, aussi facilement que leurs homologues de Loudéac27.
Tab. 19. - Évolution des naissances dans la manufacture

(Sources : AC des paroisses et trèves citées)
36La reconstitution de cinquante-neuf familles de marchands de toiles entre le milieu du xviie siècle et les années pré-révolutionnaires permet d'affiner les contours démographiques de ce milieu. Outre les caractéristiques matrimoniales déjà signalées, on observe aussi une grande fécondité. Le nombre moyen de naissances, par foyer de marchand, est en effet supérieur à celui de la manufacture et il s'élève à 8,12. Il ne s'agit bien sûr que d'une moyenne recouvrant des situations différentes : de deux à dix-sept enfants. La maigre fécondité de certains couples s'explique uniquement par la disparition rapide de l'un ou l'autre époux28. Dans le cas contraire on perçoit mieux la fierté d'Isidore-François Corlay qui, après avoir signé l'acte de baptême de son fils Paul-Ambroise, né d'un second mariage, s'est permis d'ajouter la mention :
« père de douze enfants vivants29 ».
37Ce souci de conserver en vie sa progéniture rejoint les conclusions des historiens-démographes qui ont abondamment étudié, depuis trente ans, toutes les conséquences d'une maternité sous l'Ancien-Régime. Toutefois, dès le premiers tiers du xviie siècle dans le monde des marchands de toiles, on relève un certain modernisme médical. En effet, certains recteurs locaux ont signalé, à propos d'ondoiements effectués « par nécessité à la maison » des marchands de toiles, qu'ils l'avaient été sous la responsabilité d'un chirurgien voire d'un médecin30.
Graph. 27. - Nombre d'enfants dans les familles de marchands de toiles de la manufacture.

(Sources : AC, Quintin, Saint-Thélo, Le Quillo, Loudéac)
Graph. 28. — Écarts entre la première naissance et la dernière naissance dans les familles de marchands de toiles de la manufacture

(Sources : AC Quintin, Saint-Thélo, Le Quillo, Loudéac)
La mortalité
38Comme pour les études de la nuptialité et de la natalité dans la manufacture, celle de la mortalité ne peut prétendre à la plus parfaite exactitude. En l'absence d'autres sources, ce sont pourtant les relevés paroissiaux qui ont servi de référence à cette recherche. Pour la période 1679-1788, il se dégage un certain nombre d'informations qu'il importe d'analyser.
39Tout d'abord, entre 1679 et 1738, on observe une certaine stabilité dans le nombre des décès, même si ce bel équilibre a été rompu au cours des deux décennies : 1699-1708 et 1709-1716. Pour la première on a un accroissement de la mortalité, alors que pour la seconde on note son recul. Des phénomènes aussi tranchés ne peuvent s'expliquer qu'en comparant les relevés annuels des décès avec les situations politiques et économiques de ces périodes.
40De 1694 à 1700, hormis Saint-Brandan, apparaissent des clochers de mortalité. Il est malaisé de les expliquer par une cause unique, ces années chevauchant aussi bien la guerre de la Ligue d'Augsbourg qu'une période de paix. Bien que l'analyse mensuelle de ces crises tende à infirmer l'idée d'une dysenterie répétitive on ne peut pour autant faire fi de la conjoncture nationale. Cette période, ou tout au moins celle qui la précède, correspond à une phase d'appauvrissement national. Celui-ci se vérifie aussi bien par la dévaluation de la livre que par l'augmentation de la pression fiscale avec la création d'un nouvel impôt, la capitation.
41À nouveau, entre 1701 et 1714, la France a été engagée dans un conflit particulièrement éprouvant : la guerre de Succession d'Espagne. Contrairement à la phase précédente, celle-ci se caractérise par une expansion économique et démographique de la manufacture. Ceci mérite explication : ces années correspondent à la grande phase interlope du commerce malouin en Amérique espagnole. La nouvelle situation s'est donc traduite par un accroissement des besoins en toiles et la conséquence, directement observable dans le centre-Bretagne, est bien une réduction de la mortalité.
42Celle-ci a repris de la vigueur en 1719 et 1721. Pour cette dernière année, le lien est évident entre la peste de Marseille et la fermeture des frontières espagnoles aux productions françaises. Ceci n'est pourtant rien, en comparaison du véritable tremblement de terre qui a secoué la région de production des toiles entre 1739 et 1743.
43Les crises démographiques qui ont alors touché la manufacture, résultaient d'une convergence de facteurs négatifs qui ont exercé leurs effets sur la Bretagne pendant près d'un demi siècle. Aux épidémies ramenées par les marins et les militaires se sont ajoutées les endémies provinciales, le tout sur fond de crises frumentaires31, d'aléas de la conjoncture toilière et de conditions sanitaires déplorables. Le phénomène a été clairement perçu et analysé par les contemporains. Le Texier de Clévery, subdélégué de Quintin, écrivait à ce propos, en 1773 :
« Il est de notoriété que le défaut de nourriture ou de bonne et suffisante nourriture occasionne la maladie, les rechutes et la mort de ceux qui en sont attaqués. Il n'y a en effet que les pauvres et ceux qui sont mal nourris à éprouver la maladie [...]. Ils ne peuvent être secourus, parce que le nombre est trop grand32. »
Tab. 20. - Évolution démographique de la manufacture

(Sources : AC, Loudéac, La Motte, Trévé, Uzel, Saint-Thélo, Quintin, Saint-Brandan)
Tab. 21. - Professions des pères selon les actes de baptême

(Source : A C des communes citées)
Graph. 29. - Évolution mensuelle de la conception dans la manufacture de 1670 à 1682 et de 1747 à 1751

(Sources : AC, Allineuc, Loudéac, La Motte, Saint-Hervé, Saint-Thélo, Trévé)
Graph. 30. -Évolution mensuelle de la natalité dans la manufacture de 1670 à 1682 et de 1747 à 1751

(Sources : AC, Allineuc, Loudéac, La Motte, Saint-Hervé, Saint-Thélo, Trévé)
44L'année suivante, au sujet d'une épidémie qui ravageait Plumieux, Robin de Keriavelle, médecin à Ploërmel, formulait la même appréciation :
« On a toujours vu cette maladie commencer par les gens les plus pauvres et les plus misérables33. »
45Avec la phase 1739-1743, on assiste à la fin de l'expansion démographique régionale et au retour des grandes crises. La manufacture déjà touchée par une fièvre putride en 1739 et 174034, subit en 1741 les ravages de la dysenterie35. Cette dernière associée au typhus a affecté les marchés de Quintin et d'Uzel36. Selon Jean-Pierre Goubert, il faut en rechercher l'origine à Brest où elle serait née du mauvais état sanitaire des marins et soldats constituant l'escadre du marquis d'Antin37. Bien que le gouvernement ait fait des efforts pour secourir la population et que l'intendant de Bretagne ait invité seigneurs et corps de ville à prendre des mesures urgentes, la misère s'est abattue non seulement sur la manufacture mais aussi sur toute la province38. Tout ceci transparaît aussi bien des registres de la communauté de Quintin39 qu'au travers des relevés de capitation concernant cette cité entre 1741 et 175040.
Capitation des artisans de Quintin41

46Ce tableau peut être complété par un document notarié de 1741 qui concerne deux filandières d'Allineuc42. On y apprend qu'en raison « de la calamité et misère du temps » et dans « la crainte [...] de se voir réduites à mourir de faim » Perrine et Marie Garnier cédèrent à leur beau-frère, Pierre Le Guidart, la totalité de leurs biens meubles et immeubles, soit mille quatre cent livres. En échange Le Guidart s'engagea à les « assurer de pain pendant leur vie ». La transaction n'était pas aussi intéressante qu'elle pourrait le laisser croire. Ces mille quatre cent livres n'étaient en fait que huit cents livres, la différence provenant d'un emprunt déjà réalisé par les deux sœurs avec leur beau-frère pour « blés, fournitures de vivres, bardes ».
47En complément de cet acte, les mercuriales de la juridiction de Loudéac retrouvées dans les archives de La Ville-au-Veneur, confirment l'augmentation spectaculaire du prix de la perrée de céréales au cours de cette période et elles expliquent aussi le choix des sœurs Garnier. On ne peut cependant attribuer la même valeur aux différentes céréales puisque toutes n'entraient pas dans la nourriture des habitants de la manufacture. La base locale de l'alimentation reposait sur le seigle panifiable et sur le blé noir destiné aux galettes. Entre 1737 et 1743, le seigle a atteint des sommets dépassant les possibilités financières de la plupart des habitants du centre- Bretagne. Quant à l'absence de cotation du blé noir pendant trois ans, elle s'explique par une série de récoltes insuffisantes.
Evolution du prix des céréales (Prix de la perrée en Livres et sous)

48Pour tous ceux qui ne disposaient pas d'un bien-fonds monnayable - et parmi ceux-ci les tisserands - il n'a existé que deux possibilités : la mort ou l'émigration. Cette seconde alternative semble avoir affecté de nombreux ouvriers quintinais. En effet, une étude comparative des imposés à la capitation pour 1738 et 1743 fait apparaître le renouvellement de nombreux patronymes au sein de cette profession.
49La rivalité franco-britannique et l'impossibilité quasi permanente de commercer avec l'Espagne, pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), sont sans doute à l'origine des nouveaux clochers de mortalité qui ont surgi dans la manufacture en 1759 et 1762. Aux difficultés de survie liées à la
50Conjoncture, on peut aussi associer une extension de l'effroyable épidémie de dysenterie qui, en 1758, avait ravagé dix-sept paroisses et trèves autour de Plénée-Jugon43.
51Alors que la manufacture a connu jusqu'en 1775 une croissance régulière de sa production et de ses exportations de toiles, l'affreux cortège de l'augmentation du prix des céréales conduisant à la misère et à la mort est réapparu. Au risque de faire un anachronisme, tout porterait à croire que la Bretagne de cette période a connu une situation économique et démographique qui présentait des similitudes avec la crise française du xive siècle : détérioration des conditions climatiques, extension maximum des surfaces agricoles (compte-tenu des possibilités de leur mise en valeur) et trop plein d'hommes. C'est tout ceci qui semble transparaître, à la lecture des mercuriales de Loudéac, entre 1770 et 1776.
Évolution du prix des céréales (Prix de la perrée en Livres et sons)

52Dès le 5 mai 1770, craignant les effets d'une nouvelle crise frumentaire sur les tisserands de leur cité, les édiles quintinais entrèrent en relation épistolaire avec leurs homologues de Vannes, Auray, Hennebont et Josselin, afin d'en obtenir des céréales44.On ne sait rien des réponses qui leur parvinrent, mais tout porte à croire qu'elles furent négatives. C'est pourquoi, le 25 juin, l'appui du marquis de Robien favorisa l'acquisition de mille boisseaux de seigle débarqués au port du Légué. Alors qu'en cette année la même mesure valait dix livres huit sols à Loudéac, les ouvriers quintinais l'obtinrent à trois livres quinze sols. Mais la distribution s'avéra insuffisante pour couvrir tous les besoins et, le 28 juillet, la communauté de Quintin adressa une nouvelle demande de quatre cents boisseaux aux services de l'intendant. Les mécanismes d'une crise aiguë de mortalité se mettaient en place.
53Il est assez malaisé d'en suivre l'extension dans la manufacture car les documents qui l'évoquent sont rares ou incomplets45. Cependant on y apprend que, pendant les années 1773 et 1774, Quintin, Lanfains, L'Hermitage, Plœuc, Allineuc, Saint-Thélo, Uzel et Trèvé ont subi ses ravages. Les dépenses médicales se sont élevées à trois mille neuf cent soixante-cinq livres dans la subdélégation de Quintin et à mille deux cent sept livres dans la paroisse de Saint-Thélo. La plupart des praticiens régionaux semblent avoir été mobilisés puisque, outre ceux de Quintin, on relève aussi les noms de confrères venus d'Uzel et de Rohan.
54Le témoignage du Briochin Bagot, sur cette épidémie qui a aussi ravagé Plœuc entre décembre 1772 et novembre 1773, permet de mieux saisir ce qu'était la situation sanitaire de la manufacture46. Le médecin qualifie la maladie, contre laquelle il a dû lutter, de « fièvre putride venimeuse ». Elle se caractérisait par des diarrhées, des délires et des mouvements convulsifs. Tous ces symptômes conduisent à imaginer la présence d'ergot de seigle dans le pain consommé par les malades. Le traitement préconisé par Bagot s'est avéré malaisé, les a-priori populaires l'emportant sur les conseils médicaux. Seuls les patients qui acceptaient une diète rigoureuse ont survécu, beaucoup d'autres ont succombé.
55Outre une analyse de l'alimentation populaire, Bagot s'est aussi intéressé à la qualité de l'eau consommée. Il a ainsi noté que la maladie survenait en une période où le cidre manquait, obligeant les populations à le remplacer par l'eau. Cette dernière présentait un réel problème dans les campagnes bretonnes. En effet, les eaux usées venaient régulièrement s'épancher dans les puits destinés à la consommation familiale. Il semble donc que la manufacture a connu une endémie typhique ou typhoïdique se superposant à une crise de subsistance. Ceci marque bien une spécificité provinciale47.
56La grande dysenterie de 1779 s'inscrit, elle, dans un contexte international tendu48. Au printemps de cette année, le gouvernement français engagé dans la guerre d'Indépendance des colonies anglaises d'Amérique décida, avec l'aide de la marine espagnole, une action militaire dans les îles britanniques. Début juillet, une armée d'invasion se mit en place au Havre, à Brest mais surtout à Saint-Malo. Or, parmi les premiers militaires qui rejoignirent les ports bretons d'embarquement, un grand nombre d'entre eux souffraient de dysenterie. Pendant deux mois, le cheminement des troupes sur les routes de la province provoqua la contamination d'une population affaiblie par les crises précédentes et par la chute du commerce des toiles. C'est ainsi qu'à la fin de juillet, seize paroisses de la subdélégation de Saint-Brieuc étaient infectées49. La propagation de l'épidémie devint rapidement si préoccupante que le projet d'invasion fut ajourné et que tous les efforts des autorités se portèrent désormais sur les moyens d'enrayer la contagion.
Carte 21. La dysenterie en 1779

Tab. 22. — Les paroisses de la manufacture victimes d'une surmortalité en 1779

(Sources : AC des paroisses et trèves citées)
57Quelles ont été les conséquences de cette nouvelle crise démographique ? L'épidémie semble avoir touché la plupart des paroisses et trèves de la manufacture. Pour trente-huit d'entre elles, l'année 1779 se caractérise par un nombre de baptêmes inférieur à celui des décès. Si l'on établit un rapport entre le chiffre des décès et celui des populations communales en 1790, on
58obtient un taux de mortalité qui se situe entre trente pour mille à Plessala et cent pour mille à Quintin. Cela représente un chiffre annuel de soixante décès pour mille habitants, pour l'ensemble des paroisses contaminées de la manufacture.
59Les observations du docteur Bagot50 associées à une analyse mensuelle de la mortalité permettent de suivre l'expansion de l'épidémie. Selon le médecin, les premières manifestations de la dysenterie auraient été observées dès juillet, « surtout parmi les enfants ». Le mois suivant, il ajoutait qu'elle devenait « la maladie la plus répandue parmi le peuple... et (que) les paroisses voisines (de Saint-Brieuc) en (étaient) plus ou moins affectées ». La situation ne cessait de s'aggraver et bientôt Saint-Brieuc et sa garnison51 étaient à leur tour contaminées. Les mois de septembre et d'octobre constituent les maxima de mortalité dans le centre-Bretagne. L'épidémie s'est prolongée en novembre et décembre et, même dans certains cas, pendant le premier trimestre de 1780.
60Averties par les recteurs et les subdélégués, les autorités provinciales intervinrent rapidement. Médecins et chirurgiens munis des « boîtes de remèdes » furent aussitôt invités à se rendre dans les paroisses touchées par la dysenterie. Mais le faible nombre d'hommes de l'art et l'immensité de la tâche ne pouvaient suffire à mettre un terme à l'épidémie. Ainsi dans la subdélégation de Moncontour où dix paroisses et trèves étaient contaminées, dut-on adjoindre au docteur Goguelin et aux chirurgiens Poences et Le Loutre, deux autres chirurgiens venus de Plouguenast et de Quédillac52. Quelle a été leur action véritable ? Bien que l'utilisation de la racine d'ipécacuana fût le remède le plus approprié dans le traitement de la dysenterie, ses effets ont été peu évidents. Encore une fois, médecins et chirurgiens ont dû lutter contre les pesanteurs locales. D'ailleurs, sur trois mille sept cent soixante-deux livres dépensées, à cette occasion dans la subdélégation de Moncontour, les deux tiers l'ont été dans l'achat de pain et de viande.
61Dans la partie occidentale de la manufacture, la situation sanitaire des populations semble avoir été moins critique, même si deux courriers tempèrent un peu cette vision53. Le premier, daté d'octobre 1779, concerne Corlay. On y apprend qu'en l'absence de médecin dans cette cité, la demoiselle Faucillon, veuve d'un chirurgien local, s'était chargée de porter secours gratuitement aux vingt-sept malades recensés dans sa ville. La seconde lettre est du 8 décembre. Écrite par le recteur de Laniscat et destinée au services de l'intendance, elle se présente sous la forme d'un vigoureux réquisitoire. Le brave ecclésiastique s'y plaignait que lui et ses paroissiens aient été oubliés pendant l'épidémie. La réponse qu'il reçut ne manque pas de piquant. Après avoir vertement rabroué le recteur, le scribe de l'intendance s'est en effet permis de rétorquer que si Laniscat n'avait reçu aucune aide c'est qu'aucune demande n'avait été transmise à l'évêque de Quimper. L'entière responsabilité en incombait donc au seul recteur et non à l'administration rennaise.
62Au cours des années qui précèdent la Révolution, la mortalité est demeurée forte dans la manufacture. Jean-Pierre Goubert en attribue les causes à la grippe pulmonaire en 1782-1784 et aux ravages de la petite vérole en 1783-178554. À tous ces malheurs, sont venus s'ajouter des aléas climatiques comme la grande sécheresse de 1785 ou le terrible hiver de 1788. L'influence de ces différents facteurs est indéniable dans l'accroissement de la mortalité, d'autant que la plupart sont apparus dans une phase récessive de l'exportation toilière.
63En effet jusqu'en 1779, les toiles bretonnes étaient soumises à de faibles droits de douane en Espagne. À la faveur de la guerre d'Amérique, Frédéric de Prusse obtint un traitement plus favorable pour ses productions silé- siennes55. C'était le meilleur moyen d'éliminer les producteurs bretons du marché de Cadix où les toiles silésiennes étaient importées à trois livres l'aune, contre quatre livres pour leurs concurrentes. L'intervention de Mont- morin, ambassadeur de France en Espagne, conduisit le gouvernement de Madrid à revoir sa position : toutes les toiles importées furent désormais soumises aux mêmes droits de douane. Cette solution ne satisfaisant ni les producteurs ni les exportateurs bretons, un nouveau règlement fut rédigé en 1783. Plus favorable aux Français que le précédent, avec une baisse de plus d'un sol par aune, il ne réglait pas cependant les problèmes de concurrence. C'est ce qui explique la baisse de production constatée dans la manufacture et, par voie de conséquence, la reprise locale de la mortalité.
Notes de bas de page
1 AC, Loudéac, registre des B.M.S. de Cadélac, 1663
2 AC,Trévé, registre des B.M.S., 1685, « Inscription sur le registre de deux actes de baptêmes il partir de ce qui figure sur une feuille volante trouvée par le recteur datant d'il y a un an ou deux ». Idem, 1687 : « On avait oublié de mettre sur les registres de 1686 dix noms cy après ». (En réalité onze actes, trois baptêmes et huit décès).
3 Arch. Not., Me Le Verre et Saint-Drenant pour Me Rabeil, 1760
4 AC, Allineuc, registre des B.M.S., 1684
5 AC, Le Quillio, registre des B.M.S., 1662
6 II s'agissait du chef-lieu de la sénéchaussée
7 AC, Saint-Thélo, registre des B.M.S., 1739
8 Sur le même sujet : Leprohon (Roger), Vie et mort des Bretons sous Louis XIV, Braspatts, 1984, p. 45 et Goubcrt (Pierre), Beauvais et le Beauvaisis de 1600 a 1730, Paris, 1960, t. 1, p. 27
9 AC, La Motte, registres des B.M.S. de 1691 à 1740
10 AC, Trévé, registres des B.M.S. de 1669 à 1671. Les âges au mariage ne sont signalés qu'entre le 2 mai 1669 et le 30 avril 1671
11 Minois (Georges), (Dir), Les Côtes-du-Nord de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d'Angély, 1987, p. 173
12 Durand (René), « La population du dpt. des C.-du-N... « AB, 1924-1925, p. 486-495
13 Leprohon (Roger), op. cit. p. 53
14 AC, registres des B.M.S. de 1779 à 1788 pour Quintin, Saint-Brandan, Uzel, Saint-Thélo, Loudéac, la Motte, Trévé
15 AC, Plémet, registres des B.M.S., 1780-1789.
16 Arch. Not., Me Vessières pour Me Rouxel, 1710
17 Arch. Not., Me Jéhanno pour Me Chandemerle, 1747.
18 Arch. Not., Me Vessières pour Me Rouxel, 1695
19 AP, M. de Bagneux, Quintin, correspondance Baron-Juille
20 AC Quintin, GG 146 ; AC, Saint-Thélo, registre des B.S.M., 1745
21 (A) reste de l'évêché de Tréguier, (B) reste de l'évêché de Saint-Brieuc, (C) évêchés de Dol et de Saint-Malo, (D) évêché de Rennes, (F) évêché de Nantes, (G) évêché de Quimper, (H) évêchés d'Avranches et de Coutances, (1) évêché d'Angers
22 1740 et 1759, mariages d'Isabelle Digaultray des Landes avec Michel Daumesnil et de Marie- Suzanne Digaultray du Vivier avec Félix Mazurié. AC Quintin, GG 146.
23 Ceci semble particulièrement net dans le cas d'alliances avec des jeunes gens originaires de Guin- gamp, de Lannion ou de Morlaix. Ainsi, l'union entre Marie-Anne Garnier fille de François et de Marguerite Surcouf avec l'armateur morlaisien Jean-Baptiste Villart. Arch. Not. Me Jéhanno pour Me Per- rio, 1793
24 Frottier De La Messeliere (Vte Henri), Filiations bretonnes, 1650-1912, Saint-Brieuc, 1912-1924, 5 vol
25 BM, Rennes, 1 Bf 1
26 Leprohon (Roger), op. cit., p. 81
27 ADIV, C 4099 et ADLA, B 7592
28 AC, Quintin, 6683, 6684, 6686, 6687, 6688
29 AC, Saint-Hervé, registre des B.M.S., 1791
30 AC, Le Quillio et Saint-Thélo, registres de B.M.S., pour les familles Ollitrault et Glais, entre 1703 à 1730
31 AP, famille Guillon, Mercuriales de Loudéac de 1700 et 1778
32 ADIV, C 1372
33 ADIV,C 1387
34 AC, Quintin, BB 23
35 ADIV.C 1331, 1333
36 Entre autres les paroisses et trèves de Plaintel, Saint-Donan, Saint-Brandan, Allineuc, Le Bodéo, La Hannoye, Le Haut-Corlay, Merléac, Le Quillio. AC, registres des B.M.S., 1741
37 Goubert (Jean-Pierre), Malades et médecins en Bretagne 1770-1790, Paris, 1974, p. 328-330
38 Dupuy(A), « Les épidémies en Bretagne... » AB, 1886-1887, p. 34. AC Quintin, BB 23
39 AC, Quintin, ibid
40 ADIV, C 4099 et ADLA, B 3592, 3594
41 Ibid
42 Arch. Not., Me Vessières pour Me Rouxel, 1741
43 ADIV, C 1365, 1377 et Hardouin (Paul), « L'épidémie de Plénée-Jugon » MSHAB, 1954, p. 69-90
44 AC, Quintin, BB 29
45 ADIV, C 1372.
46 ADCA, Ms 12
47 Goubert (Jean-Pierre), op. cit., p. 33
48 Lebrun (François), « la grande dysenterie de 1779 », dans la revue L'Histoire, 1981, n° 39, p. 18-24
49 Goubert (Jean-Pierre), op. cit., p. 303
50 ADCA, Ms 12
51 Ibid
52 ADIV.C 1370
53 ADIV.C 1539
54 Goubert (Jean-Pierre), op. cit., p. 322, 356, 380
55 AC, Quintin, F 19
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