1Bien plus que les différents ouvriers de la manufacture, ce sont les marchands de toiles qui ont joué un rôle prépondérant dans le centre-Bretagne. Par leurs achats, par leurs expéditions, ils ont pu tout aussi bien stimuler que ralentir l'activité locale. En prise directe avec les exportateurs et principalement les Malouins, mais aussi avec certaines maisons capitaines, ils sont devenus, aux yeux des tisserands, les intermédiaires obligés. Connaître les marchands de la manufacture c'est tout autant se poser la question de leur nombre que de leur formation et de leur rayonnement. Toutefois leur apparente indépendance économique était factice, et au cours du xviii^e siècle les aléas des relations internationales tout autant que les fluctuations des besoins américains expliquent les divers mouvements qui ont affecté la manufacture.

Le monde des marchands

2À propos de la naissance de l'activité toilière, au cours du xvii^e siècle, certaines informations apparaissent dans la transcription des actes religieux. Les différents recteurs d'Allineuc, de Trévé et de Saint-Hervé ont ainsi relevé, à plusieurs reprises, les professions de leurs paroissiens1. Outre l'activité de tisserand, celle de marchand de toiles est fréquemment mentionnée. Pour Quintin, faute d'informations consignées par les registres de catholicité, une enquête épiscopale du 26 septembre 1682 apporte indirectement quelques renseignements sur certains marchands de toiles de la cité2. À la date indiquée, quatre-vingts personnes de Quintin ont été interrogées sur le prosélytisme des protestants locaux. Le document est intéressant car il signale la profession des questionnés. Onze d'entre eux étaient qualifiés de « marchands de toile » et, seul, René Digaultray, sieur des Champs, portait le titre de « marchand de toile en gros ».

Aux origines de l'activité marchande

3L'assemblée de la Communauté de Quintin tenue le 27 juin 1687 mérite qu'on lui accorde une attention toute particulière3. Autour du marquis de La Coste et de l'inspecteur Collart, cinquante-cinq Quintinais concernés par les problèmes de production et de qualité des toiles tissées en ville et dans les paroisses voisines ont été réunis. Le secrétaire de la réunion a tout naturellement consigné les noms des invités. Les membres de la Communauté de ville étaient vingt-trois et les « particuliers présents » trente-deux. Si la présence de ces derniers s'explique tout naturellement par leur fonction de marchands de toiles, la recherche de la profession des édiles nécessitait de travailler par recoupement4.

4Compte tenu du manque d'informations pour certains individus, on peut cependant estimer que, le 27 juin 1687, quarante-cinq Quintinais marchands de toiles ont été assemblés dans leur ville, afin d'y appliquer les directives voulues par Colbert. Doit-on en conclure que tous les marchands locaux concernés par le problème ont daigné honorer la réunion de leur présence ? Tout porte à le croire et, en dépit d'absences toujours possibles, le nombre des marchands de toiles de Quintin devait s'élever à une cinquantaine, dans le dernier quart du xvii^e siècle.

5Jusqu'en 1736, la surveillance du marché, par la Communauté de ville, ne s'est pas accompagnée d'un enregistrement systématique des divers intervenants. Seuls quelques noms de notables commerçants apparaissent, de manière épisodique, sur les documents municipaux. Les Digaultray, qu'ils aient été des Landes, Seignau ou Lanvéac, sont fréquemment signalés, tout comme les Le Mesle, les Losties, les Le Coniac, ou les Garnier. Ce type d'information ne permet pas de suivre de façon satisfaisante les contours exacts de l'activité marchande. Avec les nouvelles lettres patentes de 1736, un dénombrement des marchands de toiles a été réalisé. Mais encore une fois, seul le marché de Quintin a conservé ce relevé5.

Marché de Quintin

6L'estimation de soixante-sept marchands de toiles, pour Quintin, permet une comparaison avec la situation au xvii^e siècle et fait aussi apparaître un accroissement de l'activité marchande, dans cette cité. Toutefois, les statistiques fournies par les différents inspecteurs de la manufacture offrent de notables différences avec ce recensement :

Les marchands de toiles de la manufacture

7Note 66

8Note 77

9Note 88

10Doit-on penser que, comme pour les tisserands ou les blanchisseurs, tout dénombrement des marchands est impossible ? Ce serait sans doute agir un peu prématurément, en effet il faut attribuer à chaque recensementla valeur qu'il mérite. De 1751 à 1771 ce qui ressort des chiffres communiqués par les différents inspecteurs, c'est bien la croissance du nombre d'individus s'adonnant au métier de marchand de toiles.

11Les informations de 1740 concernant le seul marché de Quintin permettent de relever les noms des marchands de toiles. Ainsi pour Canihuel, ceux de M^me de Boisberthelot et du chirurgien Daillant ne pouvaient manquer d'attirer l'attention. Bien que dûment enregistrés ces deux commerçants ne devaient pas fréquenter régulièrement les deux marchés hebdomadaires de Quintin. Semblable remarque semble devoir aussi s'appliquer à certains Quintinais comme Jean-Modeste Le Coguiec ou Pierre-Jean Chassin Ville-Hafray : l'un était notaire et l'autre avocat. Dans cette optique, la trentaine de marchands relevés à Quintin par de Coisy en 1751, ne viserait pas à comptabiliser l'ensemble des membres de la profession, mais fournirait une moyenne de présence à chaque marché.

12Ceci se vérifie grâce au dernier recensement réalisé de 1781 à 1791. En conformité avec les lettres patentes de 1779, tous les marchands fréquentant les ports d'exportation étaient tenus de faire enregistrer leurs marques apposées sur les balles de toiles9. La longueur de la période considérée prouve bien que certains marchands ont commencé leur activité, alors que d'autres y mettaient un terme. Cependant les renseignements obtenus grâce à cette source d'information permettent de retrouver l'origine géographique des différents marchands.

Les marchands de toiles entre 1781 et 1790

13Cette comptabilisation établie en fonction des quatre marchés permet de relever un peu plus de quatre cent cinquante marchands de toiles qui ont fréquenté Saint-Malo dans les années précédant la Révolution. Les nuances émises à propos des relevés réalisés quelques décennies auparavant conservent toute leur pertinence. Pour preuve, quelques marchands et non des moindres, comme Le Deist de Botidoux et Glais-Bizoin, sont anormalement absents de cette liste, alors que Carré, maître de forges à La Nouée puis à Plémet, figure en bonne place avec ses autres amis pontivyens.

14Il ressort toutefois de cette liste un certain nombre d'informations directement utilisables. La prééminence de Quintin est indiscutable, aussi bien dans le cadre de son marché qu'au regard de toute la manufacture. Loudéac, Moncontour et Uzel affirment, quoiqu'avec moins d'importance, leur tentative de domination d'un « bassin d'emploi ». Lamballe et Pontivy portent enfin un regard intéressé sur la région. Cependant, l'originalité locale réside

15dans l'importance des paroisses rurales situées entre Uzel et Loudéac. On plonge ici aux racines historiques du développement toilier aux xvi^e et xvii^e siècles, quand les toiles étroites dites de « Pontivy » et les toiles larges dites de « Quintin » se faisaient encore concurrence sur le marché espagnol10. Ce phénomène déjà observé à propos de la localisation des blanchisseries confère une autre dimension à ce qui fut le poumon de la manufacture.

16La dissémination de marchands dans le reste de la région correspondait, logiquement, à la multiplicité des lieux de production et plus particulièrement à une extension déjà évoquée vers les paroisses situées à l'ouest et au sud de Loudéac. Le cas de la région quintinaise mérite encore une fois d'être signalé. À l'exemple d'autres régions françaises, ici la puissance urbaine ancienne et clairement définie juridiquement a empêché toute concurrence commerciale dans son aire d'influence. C'est un peu le même phénomène qui se vérifie avec Moncontour. Cela prouve bien, qu'aux yeux des contemporains, Loudéac et Uzel pouvaient prétendre, tout au plus, à l'appellation de « gros bourg ruraux ».

Diversité des marchands

17Si la profession de marchand de toiles présentait une originalité au sein de la manufacture, elle présentait aussi bien des facettes, comme les pages précédentes l'ont laissé deviner. Cette activité commerciale prolongeait le plus souvent une fonction paternelle, ou pouvait s'inscrire dans une filiation venue du côté maternel. On peut ainsi observer de véritables dynasties qui se sont constituées au xvii^e siècle et qui ont perduré jusqu'au premier tiers du xix^e siècle. C'est le cas des Digaultray et des Le Coniac à Quintin, des Le Gofvry et des Garnier à Allineuc, des Glais et des Guérin à Saint-Thélo, des Moizan et des Le Roux à Trévé, enfin des Veillet et des Joly à Moncontour.

18À ce propos, le contrat de mariage rédigé le 16 juin 1710 entre Augustin Le Mesle, sieur des Salles, (Saint-Brandan) et Marie Hélène Le Gofvry, demoiselle du Vizieux (Allineuc), apporte quelque renseignement utile sur les débuts d'activité des jeunes marchands :

« Le sieur Grand-Maison pire (du marié) a reconnu et pour son épouse que leur fils a actuellement en sa possession la somme de trois mille livres qui lui est provenue des profits qu 'il a faits de celle de deux mille huit cents livres qui lui avaient été prêtés depuis les douze ans derniers et avancés pour commerce de toile11 ».

19Deux années plus tard au moment de son mariage, Mathurin Bélivet jeune marchand de toiles d'Allineuc, apportait une dot moins élevée :

« mille livres en argent et marchandises12 ».

20En 1776, l'acte d'union entre Charles Trévaux originaire de Loudéac et Yvonne Ollitrault résidant au Quillio reconnaissait à la demoiselle, outre six cents livres de rente annuelle, « douze balles de toile actuellement en magasin à Saint-Malo ». I esquelles balles étaient estimées valoir douze mille livres13.

21Ceci s'est prolongé tout au long de l'histoire de la manufacture, comme le fait découvrir ce contrat réalisé en 1806, à l'occasion du mariage entre François Losties du Pas-Tranchant en Uzel et Catherine Boscher des Ardillais en Plouguenast. Le jeune homme annonçait en sa possession « trente mille francs, tant marchandises que crédit », ce à quoi la jeune fille pouvait répondre qu'elle avait « personnellement [...] tant en crédits sur la place de Cadix, qu'en marchandises non vendues, le tout à la direction de son frère A. Boscher y demeurant, une somme de dix-huit mille réaux de plate14 ».

22Au travers des exemples cités, l'endogamie paraît évidente chez les marchands de toiles. Cela n'avait rien d'original et favorisait, tout au plus, l'activité de jeunes gens qui étaient déjà entrés dans la carrière de marchand de toiles. Celle-ci avait généralement commencé aux alentours de la vingtaine d'années, à la suite d'un apprentissage, le plus souvent avec le propre père ou l'oncle de l'apprenti. C'est ce que font découvrir les correspondances privées de Mathurin Boschat ou de M^me Bouan du Chef du Bos15. On peut ainsi observer, après 1750 au travers des missives de Boschat, les fréquents voyages commerciaux de son neveu et commis, Rault-Botrain, entre Allineuc et Saint-Malo. Sous le Consulat, dans les lettres qu'elle a adressées à ses filles, M^me Bouan évoque l'activité de son fils aîné. Ce dernier est lui aussi présenté comme le « facteur » d'un père auquel il apporte toute son aide, sans oublier de suivre ses conseils avisés.

23Il serait sans doute hasardeux de prendre pour modèle de fonctionnement de la manufacture ce qui pourrait n'être qu'une forme ultime d'évolution de celle-ci. Les exemples qui viennent d'être évoqués pour le milieu du xviii^e siècle ou le début du xix^e siècle ne sont que les résultats d'un processus enclenché au cours du dernier tiers du xvii^e siècle. Cela nécessite donc d'évoquer la situation marchande locale quelques vingt ans avant la fin du règne de Louis XIV.

24Le plus ancien registre de capitation conservé pour la manufacture est celui de la paroisse du Bodéo16. Ce document porte sur les années 1695 et 1697. Dès cette époque, étaient clairement dissociés les marchands de toiles et les marchands-tisserands. Les premiers, au nombre de trois même si P. Garnier est indiqué comme vivant de ses revenus, étaient capités plus de vingt livres, alors que les seconds, une dizaine d'individus, payaient moins de dix livres. Toutefois un certain nombre de patronymes de cette dernière catégorie ne pouvaient manquer d'attirer l'attention. Les Boscher, les Crézé, les Catho, les Hervé, les Morice ont tous été les ancêtres de marchands de toiles recensés ultérieurement dans cette paroisse du Bodéo17.

Graph. 17. - Inventaires après décès des marchands de toiles entre 1720 et 1830.

Graph. 18. - Prisages des biens des marchands de toiles entre 1720 et 1830.

17 ADCA, B 3736 et ADIV, C 6242.

25C'est donc bien la preuve qu'avant 1730 le mécanisme d'ascension sociale était possible au sein de la catégorie des tisserands, ou tout au moins au sein de celle des marchands-tisserands. Pour mieux saisir ce phénomène il semble intéressant de prendre quelques exemples. Bien qu'il ait été souvent malaisé de suivre des évolutions sur le long terme, celles des familles Morice au Bodéo, et Le Fur à Allineuc, semblent assez révélatrices18.

26Depuis au moins 1636, les Morice possédaient la tenue de Gargalideuc au Bodéo. En 1687 ce domaine congéable était estimé valoir mille cinq cents livres. Toussaint Morice en hérita alors, justifiant de sa qualité de juveigneur. Lhéritier ne semble guère en avoir imposé localement, puisqu'en 1695 sa capitation de marchand-tisserand s'élevait seulement à quatre livres19. La position de son descendant, Gilles Morice, marque une sensible évolution dans les possibilités financières de la famille. Son inventaire après décès, en 1731, s'élevait à trois mille six cents livres pour les biens immeubles et à treize mille cent quarante-neuf livres pour les biens meubles. Il est vrai que, dans ce second chiffre, la part de la toile représentait quatre- vingt-dix pour cent. Une accumulation régulière et méthodique du capital familial, pendant plusieurs générations, explique l'évolution des sommes portées aux contrats des mariages de François Morice puis de son fils, Jean- Marie. En 1754, le père déclarait quatre mille livres de dot. Cette somme atteignait six mille livres, pour le fils, en 1788.

27La situation initiale des Le Fur d'Allineuc était moins brillante et les termes du contrat de mariage rédigé en 1695, entre Christophe le Fur et Perrine Sohier, le prouvent20. La demoiselle, en venant chez ses beaux-parents, n'y apportait que « sept cents livres, en deniers dottaux [...] meuble, trouxel (trousseau) et draps nuptiaux ». En échange du gîte et du couvert, les jeunes mariés étaient tenus de travailler « au mesnage, labeur et texerie desdits Le Fur », lesquels s'engageaient alors à leur verser annuellement soixante-dix livres. Des enfants issus de cette union, seuls quatre individus ont survécu. Le premier d'entre eux, Mauri, était qualifié de « marchand de toile » en 174821. Les documents paroissiaux ne signalent pas l'activité du second, Mathurin, mais tout porte à croire qu'il s'occupait lui aussi de toiles. En effet, en 1764, sa fille cadette Isabeau épousa Guillaume Rault-Botrain, précédemment évoqué comme facteur et neveu du riche marchand de toiles Mathurin Boschat. En ce qui concerne les deux demoiselles nées du couple Le Fur-Sohier, contrairement à leurs frères, on n'assiste ni pour elles, ni pour leur descendance à une quelconque ascension sociale.

28Les documents familiaux de la famille Morice présentent un autre intérêt : ils ne se limitent pas à faire connaître une évolution sur le long terme, ils permettent de mieux appréhender le rôle des veuves22. Si généralement l'activité marchande était réservée aux hommes, leur décès précoce ne mettait pas un terme à l'activité familiale. Gilles Morice avait épousé Jeanne Garnier en 1727, mais il mourut quatre ans plus tard. Sa veuve prolongea l'entreprise jusqu'au mariage de leur fils, François, en 1755. La disparition de ce dernier, en 1770, provoqua le même phénomène de « régence » exercé cette fois par Marie-Anne Catho, jusqu'en 1788. À cette date, le flambeau fut alors transmis à Jean-Marie qui prenait épouse à son tour.

29La forte mortalité, observée localement, à certaines périodes du xviii^e siècle, n'est pas la cause unique de cette intrusion des femmes dans l'activité marchande. Il suffit de relever leurs noms de jeunes filles pour s'apercevoir que la plupart d'entre elles étaient issues du monde de la toile. Quelques exemples méritent d'être relevés : à Saint-Hervé, la veuve Martin, belle-mère de Le Deist de Botidoux, était une demoiselle Glais de Saint-Thélo23. À Quintin, la veuve Digaultray du Vivier était fille de Digaultray des Landes24. Parfois même, la personnalité des épouses l'emportait sur le dynamisme masculin et les conduisait à se comporter de façon autonome, comme cette Suzanne Glais épouse Vigor-Le Breil, de Saint-Thélo, qui avait éprouvé le besoin de continuer seule son commerce25.

30La stratégie pour atteindre la fonction de marchand de toiles pouvait prendre des formes différentes. On pouvait se former en étant facteur chez un parent, comme Guillaume Rault-Botrain auprès de son oncle Boschat. D'autres fois, l'absence d'un environnement familial propice à l'apprentissage du commerce des toiles, pouvait conduire les jeunes bourgeois locaux chez quelque marchand important, ami de la famille. C'est ainsi que s'explique, à Quintin en 1766, la présence du Lamballais Alain Bahier26.

31Quelques exemples d'ascension sociale pour des jeunes gens venus du monde du tissage peuvent encore être signalés, dans le dernier quart du xviii^e siècle : il s'agit de ceux d'Isidore-François Corlay27 et de Thomas Perreux28. Le premier de ces marchands, après avoir œuvré à Saint-Bran- dan, est devenu l'homme de confiance de Le Deist de Botidoux à Saint-Hervé. Le second, installé à Quintin, a su y faire reconnaître ses capacités et il y a même acquis son indépendance commerciale sous la Révolution29. Plus généralement, et en conformité avec les lettres patentes de 1736, les commis-marchands étaient issus de la petite bourgeoisie.

32Il serait illusoire de croire que tout marchand de toiles avait son facteur. L'exemple de Mathurin Boschat qui, outre son neveu, faisait aussi appel à Losties du Pas-Tranchant et à Martin des Landes est exceptionnel30. Les registres de capitation de Quintin mentionnent, pour cette ville, seulement six facteurs en 178131 et trois en 179032. Les mêmes sources fiscales, mais concernant Le Quillio, signalent qu'entre 1764 et 1780, il n'y a jamais eu plus de trois facteurs dans cette dernière paroisse33.

33Les marchands de toiles ont, jusqu'ici, été présentés de façon uniforme. En réalité cette apparente unité cachait de la situation forte différente qu'il semble utile de faire apparaître maintenant. Il est tout d'abord nécessaire de redéfinir le terme de marchand, tel que l'entendaient les contemporains des xvii^e et xviii^e siècles. Les professions n'étaient pas alors aussi cloisonnées qu'on veut bien l'imaginer actuellement34 :

Fonctions des marchands de toiles

34Note 3535

35Note 3636

36Note 3737

37Les informations obtenues pour ces trois seules paroisses ne permettent pas de généraliser leurs conclusions à l'ensemble de la manufacture. Elles soulignent cependant la diversité des fonctions de ceux qui pratiquaient le négoce de la toile. Le phénomène commun, en dehors de la seule activité marchande, semble bien avoir été celui de la « surreprésentation » des hommes de loi. Tout porte à croire que le commerce toilier a favorisé les placements de capitaux détenus par la petite bourgeoisie d'office. Quant aux appellations de laboureurs ou de laboureurs-marchands, elles désignaient des notables ruraux. La réussite de leurs affaires, qu'elles aient été majoritairement agricoles ou marchandes, leur a permis de se hisser dans la hiérarchie du Tiers État.

38Parmi tous ces marchands « occasionnels », l'exemple de Sébastien Moizan, originaire de Trévé mérite d'être évoqué38. Avocat et sénéchal de plusieurs juridictions, il a tenu un livre de raison qui permet de suivre aussi bien sa vie personnelle que son activité professionnelle. Entre 1748 et 1761, la moyenne annuelle de ses achats de toiles a été de dix balles. La modestie de cette activité s'explique par la double fonction de Moizan : marchand, mais surtout officier seigneurial de la présidente de Cornulier à Loyat (actuel Morbihan). Ne pouvant participer directement à tous les achats de toiles, il déléguait cette activité à un nommé Le Mauff qui était son facteur.

39Les hasards d'une amende au consulat de Saint-Malo, en 1755, ont permis de découvrir un petit marchand de toiles, Jean Audierne39. Cet individu, originaire de Saint-Martin-des-Prés, fut pénalisé pour non-conformité d'une de ses trois balles de toiles. Comme défense il a seulement invoqué son inexpérience, ajoutant que cet envoi était destiné à constituer la dot de sa fille. Ceci semble plausible car Audierne n'était qu'un modeste laboureur et l'espoir d'un profit rapide a pu le pousser à tenter l'aventure commerciale.

40La conservation des archives de Jean-Marie Morice du Bodéo permet de suivre l'activité d'un marchand, de moyenne importance, entre 1775 et 181740. À partir de son chiffre d'affaires apparaissent deux aspects de l'activité marchande : l'influence de la conjoncture extérieure et l'importance du marchand, au sein de sa branche d'activité. Morice a dû s'adapter aux fluctuations politiques et économiques affectant la manufacture Bien que ses achats aient atteint près de cinquante balles de toiles par an, il appartenait cependant à ce groupe des quatre-vingts pour cent de petits commerçants constituant l'ossature marchande de la manufacture.

Connaissance des grands marchands

41Il existe pour les années 1760 une requête présentée à l'intendant de Bretagne par les principaux marchands de la manufacture. Ces derniers prétendaient justifier l'impossible application de l'ordonnance sur l'aune de cinquante pouces41.

42Bien que ce document précède de plus d'une décennie le relevé des marchands réalisé entre 1781 et 179142, il permet toutefois de connaître ceux qui avaient fait du commerce des toiles leur activité essentielle. Sur cette liste on peut relever l'absence de notables marchands comme Jean-Rodolphe Baron du Taya ou François Glais-l'Abbaye, mais les motifs de cette omission demeurent inconnus. Il semble donc logique de conclure qu'environ quatre-vingts marchands de toiles dominaient l'activité locale.

L'élite marchande

43En complément de ces informations nominatives, dix registres de capitation concernant des paroisses de la manufacture ont été utilisés43. Pour l'essentiel, ces relevés fiscaux se situent entre 1783 et 1789. À l'époque de leur rédaction, certains des signataires de 1760, comme Boschat père et fils ou Le Deist de Botidoux étaient décédés, mais la majorité de leurs confrères exerçaient toujours leur métier de marchands de toiles. Les différentes cotes des assujettis à l'impôt confirment aisément la forte hiérarchie qui existait au sein de la « corporation » : la strate supérieure, dans la profession de marchand de toiles, se situait au-dessus de soixante-dix livres de capitation, à la veille de la Révolution.

44La conservation d'archives familiales chez les descendants de certains marchands permet aussi de retrouver qui furent ces grands commerçants, dans la seconde moitié du xviii^e siècle44. L'un de ces marchands de toiles représentatifs, d'ailleurs signataire de l'adresse à l'intendant, était Pierre-Anne Moizan (1740-1816). En 1789, ce fils unique de l'avocat de Trévé précédemment évoqué payait cent trente livres de capitation, somme qui confirme son rang dans la catégorie supérieure des notables locaux. De 1772 à 1793, il a commercialisé mille six cent quarante balles de toiles, soit une moyenne annuelle de soixante-quinze balles45. Aidé dans son activité par un facteur, Moizan s'était spécialisé dans les toiles « étroites » et il n'officiait que sur les marchés d'Uzel et de Loudéac. À l'exemple des marchands de rang inférieur il fréquentait aussi les ports exportateurs et principalement Saint-Malo. La progression de son chiffre d'affaires entre 1765 et 1779 permet de suivre l'évolution de ses opérations commerciales.

Graph. 19. — Capitation des marchands de toiles de la manufacture à la fin du xviii^e siècle.

Tab. 13. - Capitation des marchands de toile de h manufacture à la fin du xviii^e siècle

Graph. 20. - Lieux d'acheminement des toiles de Moizan de 1765 à 1781

Graph. 21. - Chiffre d'affaires de Moizan de 1772 à 1793

45Jusqu'en 1770, Moizan s'est contenté de commercialiser son produit en le déposant chez des « entreposeurs-exportateurs » : Marion, Beauvoir, Guyot, ou Delaville à Nantes, Hamelin à Morlaix, Savary, du Placy ou Chassin-Kergommeaux à Saint-Malo46. La diversification des lieux de vente lui permettait d'opposer les éventuels acheteurs entre eux. Ainsi, dans une lettre adressée au Nantais Marion, le 6 novembre 1769, Moizan écrivait-il :

« Je vous avouerai que plusieurs de nos amis se dégoûtent de Nantes47 ».

46Il renouvelait son chantage le 24 juin 1770 et déclarait même :

« Vous n 'aurez point de toiles si facilement tant qu 'elles seront si fort à Saint-Malo où il y a un peu de retarda cause du blanc48 ».

47La grande tentation pour l'élite marchande de la manufacture a été de se passer des intermédiaires portuaires et de commercer directement avec les grandes maisons caditaines. Moizan n'a pas échappé à cette stratégie et, de 1772 à 1793, il s'est efforcé de faire parvenir une partie de sa production jusqu'en Espagne. Cependant ce type d'exportation directe n'a jamais concerné, chez Moizan, plus du quart des toiles qui passaient entre ses mains. En effet, si les bénéfices réalisés en Espagne étaient plus importants, la vente directe sur le marché ibérique ne permettait pas une rentrée rapide des fonds investis ; or le commerce des toiles « bretagnes » entre marchands et tisserands reposait sur le paiement, en argent métallique, le jour même de l'achat.

48Pendant sa période d'ouverture au monde ibérique, Moizan a été en relation avec les Caditains Lassalette, Sablonnière, Labadie, Quentin, Veillet-Dufrêche, Bohl, Magon le Fer, Villart49. Afin de mieux saisir les mécanismes commerciaux dans lesquels s'engageait Moizan, il semble intéressant de suivre l'un de ses envois à Veillet-Dufrêche50. Le 6 mai 1777, convoyées par le navire Uranie de Saint-Malo, vingt et une balles de toiles atteignaient Cadix. Un mois plus tard, un courrier apprenait à Moizan que six balles étaient vendues. Une nouvelle lettre du 25 octobre annonçait l'écoulement de quatre autres balles. Au cours de l'année 1778 les ventes se sont prolongées et c'est seulement le 11 décembre que Veillet-Dufrêche pouvait annoncer la fin des transactions. Quant aux paiements, s'ils ont bien commencé en 1777 avec les premières ventes, le compte de Moizan avec Veillet-Dufrêche n'a été soldé que le 20 juillet 1779.

Tab. 14. - Prix extrêmes de l'aune de toile étroite achetée par P.-A. Moizan et J.-M. Morice (valeurs exprimées en sols).

Tab. 15. - Maisons de commerce de Cadix signalées dans la correspondance de Baron du Taya, Moizan, Boschat

49Pierre-Anne Moizan n'occupait pas le sommet de la pyramide marchande locale. À cette place, vers 1770, on trouvait : Digaultray des Landes, Garnier, Baron du Taya de Quintin, Boschat d'Allineuc, Le Deist de Botidoux de Saint-Hervé, Glais-Villeaupré de Saint- Thélo, Brélivet de Loudéac et Talmon-Keroman de Pontivy. Il aurait été fort intéressant de retrouver les archives de ces différents personnages, mais les seuls documents conservés sont ceux de Jean-Rodolphe Baron (1716-1794)51 et de Mathurin Boschat (1706-1778)52. Ces deux « négociants » représentent l'ascension ultime de marchands issus de la manufacture et désormais susceptibles de traiter sur un pied d'égalité avec leurs homologues malouins, nantais, ou morlaisiens.

50Jean-Rodophe Baron, précédemment avocat et procureur fiscal du duché de Rohan à Loudéac, s'est installé à Quintin en 1745, après y avoir acquis la charge de sénéchal du duché de Lorge53. Cette fonction ne l'a nullement empêché de se joindre à l'activité commerciale locale. Il en est même devenu l'un des membres les plus éminents. À la différence de Moizan, il est malaisé de suivre ses pratiques et sa stratégie commerciales, bon nombre des documents le concernant ayant disparu. Toutefois, des comptes parcellaires tenus entre le 10 juillet 1774 et le 8 janvier 1776 permettent d'en dessiner les contours. Pendant la période évoquée, Baron a commercialisé deux cent quarante-huit balles de toiles, ce qui conduit à une moyenne annuelle d'environ cent cinquante balles. Trente-quatre pour cent de ces toiles appartenaient à la catégorie des « larges » et soixante-six pour cent à celle des « étroites ». Baron n'a cédé que neuf balles à des confrères et il a commercialisé le reste, tant à Saint-Malo qu'à Morlaix. La stratégie de ce marchand rappelle celle de Moizan, puisque vingt pour cent des toiles exportées à Cadix l'ont été pour son propre compte.

51Le cas de Mathurin Boschat représente le stade ultime d'ascension sociale atteint par un marchand de la manufacture, au cours du xviii^e siècle. Ce personnage, né à Allineuc, était issu d'une vieille famille de marchands de toiles dont l'aura n'avait guère, jusqu'alors, dépassé l'aire du marché d'Uzel. Les archives familiales qui le concernent sont muettes aussi bien sur sa formation initiale que sur ses pratiques marchandes avant 174754 ; mais tout porte à croire, qu'à cette date, il avait déjà atteint cette respectabilité qui l'a toujours caractérisé, tant auprès de ses confrères que de ses acheteurs. Tous ses correspondants se sont plu à reconnaître aussi bien ses qualités de marchand que sa parfaite connaissance du marché et de ses mécanismes.

Les stratégies marchandes de Boschat

52La première information qui concerne Boschat et permet de situer le personnage date du 24 juillet 1747. Elle est extraite d'une correspondance qu'il a entretenue jusqu'en 1777 avec Jean-Mathurin Moy, sieur du Breil, avocat plœucois titulaire d'une charge de procureur au Parlement de Bretagne55. De concert avec François Glais, sieur de Ville-au-Pré, les deux amis ont monté une association afin d'acheter une « emplette » s'élevant à une centaine de balles de toiles. L'objectif final était de vendre les toiles, sinon en Amérique du moins en Espagne, sans attirer l'attention des négociants malouins.

53Comme les trois amis ne disposaient pas de toute la somme nécessaire pour réaliser une telle opération, ils ont emprunté vingt mille livres au marquis de Guer. Les achats dirigés par Boschat, Glais et leurs facteurs ont duré toute l'année 1749, les deux marchands travaillant, en plus, à leur propre commerce. Ce type d'opération ne pouvait passer inaperçu et Moy écrivait à Boschat le 25 août :

« Tous les négociants de Saint-Malo se plaignent de ce que M. de Ville-au-Pré et vous, ne laissez plus aller de toiles à Saint-Malo56 [...] ». Il ajoutait : « J'avais les jours derniers à souper M. de Coisy et le fils de sa femme qu 'il mène au métier [...]. Nous causâmes indifféremment du commerce57 ».

54Comme on le voit, le trio ne dédaignait pas, à l'occasion, de recevoir l'appui discret de l'inspecteur des manufactures.

55Le 20 mars 1750 marque la fin de l'emplette, mais son expédition avait commencé dès l'année précédente. Les toiles sont sorties aussi bien par Nantes que par Saint-Malo et Morlaix. Au total, cent dix balles estimées à quatre-vingt-quinze mille sept cent quatre-vingt-treize livres ont été expédiées. Il aurait été intéressant de savoir quels bénéfices ont été retirés de l'opération, mais Boschat aussi bien que Moy sont restés muets sur ce sujet. Tout au plus ce dernier évoque-t-il, le 24 juillet de la même année, leurs gains en ces termes : « Je n'ai point encore les comptes de mes ventes à Cadix, mais je vois qu'il y aura du profit. Il y en a eu sur certains articles 24 %58 ». C'est le seul achat d'importance qui ait associé aussi étroitement Boschat et Moy. Ultérieurement, chacun d'eux a commercé séparément, même si leurs relations épistolaires se sont poursuivies un quart de siècle.

56Boschat s'est signalé par un autre exploit qu'il faut maintenant évoquer. En raison du conflit avec l'Angleterre entre 1737 et 1757, le gouvernement espagnol a modifié les relations commerciales qu'il entretenait avec l'Amérique, substituant le système des « registres » à celui des « flottes ». Ce chan gement a perturbé la stratégie commerciale des principaux exportateurs bretons. Ils ont alors trouvé plus d'intérêt à vendre leurs toiles en Espagne au Mexique ou au Pérou. Or, en décembre 1750 et en mai 1751, les négociants caditains Verduc et Vincent avertir Boschat du cours élevé des toiles bretonnes à La Vera Cruz59. Les mêmes l'informaient à nouveau, en novembre 1751, que le roi d'Espagne autorisait huit nouveaux navires à « se mettre en charge » pour les colonies d'Amérique.

Fac-Simile 4. - Compte de vente de toiles à Cadix

Fac-Similé 5. - Statuts d'une société de commerce

57Le marchand d'Allineuc a immédiatement pressenti tout l'intérêt qu'il pouvait tirer d'une participation à cette expédition. Sans cesser de jouer son rôle habituel d'intermédiaire avisé auprès des Malouins Magon de la Lande, Beccard, Millet, Mettrie-Offray, ou Du Breil-Porée, il a aussi œuvré à son propre intérêt60. Ceci semble avoir été normalement accepté par les négociants malouins puisque les plus influents d'entre eux ont même daigné assurer les vingt mille livres que représentait son expédition de Cadix à La Vera Cruz.

58Homme discret, Boschat n'a pas consigné l'importance des bénéfices qu'il a pu retirer de cette opération, mais certains de ses correspondants se sont plu à lui faire connaître la rumeur qu'il avait provoquée. Dans sa lettre du 6 janvier 1753, le banquier parisien Darcy laissait transparaître une certaine amertume :

« J'ai su [...] le coup que vous aviez fait sur les toiles à l'occasion des permissions accordées de huit vaisseaux pour La Vera Cruz [...]. Les marchandises s'y vendront aussi mal » (sous-entendu qu'à Cadix)61.

59Deux semaines plus tard, suite à une visite de l'épouse du seigneur d'Allineuc, Moy du Breil écrivait à Boschat :

« M^me de Coniac sort d'ici, qui m'a dit que vous aviez bien gagné [,..]. J'ai bien su que lui répondre. Je connais la noblesse62 ».

60L'année 1753 semble avoir été aussi intéressante pour le commerce de Boschat que les précédentes. En effet quatre cent cinq balles de toiles sont passées entre ses mains. Il en a certes revendu le plus grand nombre à Saint-Malo, mais à l'occasion il a su aussi participer à leur exportation. En association avec les Surcouf de Saint-Malo et avec la maison Sobia Vande et C^ie de Cadix il a acheté cent cinquante-six balles de toiles pour une somme de cent soixante-neuf mille sept cent douze livres63. Sa participation qui s'élevait à trente-cinq mille livres lui a procuré ultérieurement un gain de 41,8 %. Cette même année, un envoi de trente balles à Le Gobien, autre négociant caditain, s'est avéré moins lucratif64. Boschat qui était intéressé pour un quart des achats, en a seulement retiré 11,5 % de bénéfice.

La Nuestra Segnora de Monsarette alias La Sultane.

Fac-Similé 6. - Assurance de 20 000 Livres souscrites par Mathurin Boschat après des négociants malouins.

61Il semble inutile de répéter toutes les spéculations qui ont été réalisées ultérieurement par Boschat. On le retrouve associé à d'autres négociants malouins comme des Châtelets-Samson, du Guen, Loutrie le Mor, Beau- geard, Macé ou Beccard65. Avec ce dernier, une assez bonne affaire a encore été réalisée en 1754. Six mille cent vingt-trois chemises destinées au marché américain ont été adressées directement à Dom Francisco de Ortiz « en quarante-six balles en forme de balles de « bretagnes » pour en sauver les droits ». Le prête-nom s'est acquitté scrupuleusement de la vente des objets confiés et les bénéfices ont été de 17,5 %.

62La réussite de Boschat apparaît encore plus nettement entre 1758 et 1766, dans la phase, ô combien périlleuse, de la guerre de Sept ans ! Le marchand d'Allineuc s'est alors trouvé au sein d'une puissante association regroupant le banquier parisien de Moirie, les négociants de Brissac de Saint-Quentin, Perier-Dubignon de Laval, et la maison caditaine de Sommer-Van Rechem66. Suivant les possibilités du marché local et les besoins espagnols, d'autres associés sont intervenus, comme les Hollandais Aron de Pinto, Gabriel Mendez, Abraham et Daniel Nunez-Taurez67. Les emplettes réalisées par Boschat lui procuraient des bénéfices à plusieurs niveaux : à l'achat, au blanchissage, à la constitution des balles de toiles, au transport vers le port exportateur, enfin à la vente à Cadix ou en Amérique. Et c'est bien là qu'il est difficile de mesurer l'exact profit du marchand breton, ses livres de comptes ayant disparu.

63Pour mieux saisir les mécanismes d'une telle association, il suffit de relever les différents ordres d'achat adressés à Boschat. En 1758, à cause du contexte militaire local, ceux-ci n'ont concerné qu'une emplette s'élevant à quatorze mille livres. Pour l'année suivante Boschat s'est chargé de trois expéditions : trente-six mille livres pour la première, vingt mille livres pour la seconde et dix-huit mille livres pour la troisième. Dans ces différents achats sa participation a représenté un tiers, un quart et un sixième des sommes mises en jeu. Si 1760 semble avoir été une année moins faste avec seulement dix mille livres d'achat, 1761 marque une reprise des expéditions avec près de cinquante mille livres engagées.

64La correspondance entre le banquier parisien de Moirie et Boschat permet de suivre les pratiques commerciales du second. De Moirie notait le 9 mars 1759 :

« Il convient d'être prompt et exécutif. C'est de ce principe que dépend le plus souvent la bonne densité des affaires. Ce que je vous recommande de ne pas oublier à l'avenir68 ».

65Or, après son passage à Allineuc en décembre de la même année, il révisait son jugement sur Boschat, désirant même l'associer dans d'autres spéculations qu'il conduisait avec des négociants de Caen ou de Tours. À propos d'achats importants prévus pour 1761, de Moirie écrivait :

« J'ai conféré avec M. Van Rechem touchant le coup de filet qu 'il est aisé de donner dans vos contrées, comme fit M. Laborde de Bayonne lorsqu 'on vous pria de comparaître chez M. La Lande-Magon. M. Van Rechem m'a fait entendre que nous aurions dans le bureau des Indes à Madrid le cousin de M. Alezon parti en dernier lieu69 ».

66Mais Boschat, bien que prolongeant ses relations commerciales jusqu'en 1766 avec ses associés, était assez fin commerçant pour ne point se lier à une seule maison de Cadix. Dès septembre 1762, de Moirie le lui reprochait en ces termes :

« J'ai tout lieu de présumer que la maison (Verduc-Vincentj qui vous occupe vous inspirera peut-être contre celle-ci (Van Rechem)70 ».

67La suite prouva la justesse de la réserve de Boschat puisque la faillite de Sommer-Van Rechem fut rapidement suivie par celle du banquier de Moirie.

68De 1753 à 1768, Mathurin Boschat a élu domicile à Saint-Malo. Afin de situer le personnage, il semble intéressant de savoir qu'il était capité à cent trente-cinq livres en 1763 et que son imposition au vingtième du commerce et de l'industrie s'élevait à soixante-dix livres en 175871. Pendant toute cette période, Boschat s'est principalement occupé des problèmes d'expédition, laissant le travail de collectage des toiles à ses facteurs. Sa présence dans le principal port exportateur confirme la position qu'il avait acquise au cours des années précédentes.

69Les archives de ce marchand font aussi apparaître le travail de fourmi que lui et ses commis malouins ont exercé auprès des différents capitaines et officiers des navires sortant de la cité corsaire72. Cet aspect commercial, bien moins spectaculaire que les précédents, procurait cependant à Boschat une source régulière de revenus. Sept des huit documents qui l'évoquent concernent la seule année 1755, mais tout porte à croire que Boschat l'a régulièrement pratiqué. Il s'agissait en général d'une balle de toiles ou d'une centaine de chemises données en « pacotille » à des marins locaux partant pour l'Amérique ou pour les Indes orientales. Généreusement, Boschat octroyait dix pour cent des bénéfices réalisés à ses « commis-voyageurs ». Le retour se faisait en argent ou en nature (sucre, café).

70La lecture de ces quelques lignes qui évoquent la réussite de Boschat ne doit pas occulter certaines déconvenues. Tout d'abord, la vente des toiles n'a pas toujours été, pour les marchands, synonyme de gains substantiels. Il leur a fallu composer avec les aléas des différents prix locaux, avec l'instabilité commerciale de certaines maisons, avec la concurrence locale et extérieure. Les nombreux correspondants espagnols de Boschat évoquent ainsi leur difficulté à écouler les produits bretons73. À ce propos, en dehors de Digaultray des Landes et de Baron du Taya, aucun marchand de la manufacture ne paraît s'être préoccupé ni de l'engorgement momentané ou durable du marché américain, ni de l'amélioration qui pouvait être réalisée dans le fonctionnement de la manufacture. Seule la guerre, entraînant une diminution des exportations, a régulé les rapports entre production et demande.

71Il aurait été intéressant de suivre, à l'exemple de Boschat, l'implantation de Priat, des Le Deist, de Boscher ou de Veillet-Dufrêche, non plus dans un port exportateur breton mais à Cadix. L'absence de documentation précise ne permet guère d'évoquer ce sujet, si ce n'est partiellement pour Jean-Baptiste Veillet-Dufrêche (1749-1801). Celui-ci représentait la quatrième génération connue de marchands de toiles installés à Moncontour. N'aurait été un procès familial sous le Directoire, ce député de la Nation française à Cadix serait demeuré anonyme74.

72Veillet-Dufrêche s'est installé à Cadix en 1774 et rapidement son entreprise s'y est développée. Il l'explique ainsi :

« Les négociants de Cadix savaient que j'étais né dans la manufacture [...]. Au lieu d'acheter en seconde main des armateurs de Saint-Malo, les plus riches d'entre eux s'adressaient à moi, se servaient de mon entreprise [...]. Mon crédit augmentant par mon exactitude, j'eus bientôt des correspondants h Paris, Bordeaux, en Suisse, en Italie ».

73Bien que ce type de transaction le réduisît au simple rôle de courtier, Veillet-Dufrêche était cependant propriétaire, en 1793, d'une maison de commerce estimée à trois cent mille piastres. Il se livrait, comme il le reconnaît lui-même, à d'autres branches de commerce susceptible de lui procurer des revenus plus substantiels. L'implantation en Espagne d'un commerçant breton lui ouvrait donc les portes du commerce international.

La toile et la conjoncture internationale

74Les renseignements qui concernent la participation de la manufacture au commerce transatlantique sont le plus souvent inexistants avant 1750. Tout au plus quelques bribes de relations commerciales l'évoquent-elles75. Dans une lettre de 1729 entre Hervo, armateur à Saint-Malo, et l'un de ses associés quintinais, Digaultray de Lanvéac, on apprend ainsi qu'une emplette commune de vingt-trois mille livres leur avait procuré neuf mille cent livres de profit. L'année suivante, un achat de vingt-huit mille livres réalisé par les mêmes connaissait semblable réussite. Mais tout ceci s'apparente plus au courtage mentionné pour Veillet-Dufrêche, qu'à une intervention directe des négociants bretons sur le marché caditain.

Influences espagnoles

75À partir du milieu du xviii^e siècle, la conservation d'une abondante correspondance entre les maisons de Cadix, les négociants-exportateurs et les commerçants de la manufacture, demeure le meilleur moyen pour comprendre la situation économique aussi bien du port andalou que de la Bretagne76. Jusqu'en 1754, année qui a vu le rétablissement des flottes, les expéditions pour l'Amérique latine se faisaient exclusivement par le système des « registres » déjà évoqués à propos de Boschat. Toute la stratégie des marchands espagnols et bretons consistait alors à participer à l'une ou l'autre de ces expéditions.

Fac-Similé 7. - Exemple de publicité commerciale au xviii^e siècle.

76La réussite commerciale était souvent liée à la chance de pouvoir faire embarquer des toiles, comme le rapporte cette lettre de Moy du Breil en 1751 :

« L'on me marque de Cadix que l'Intendant de la marine a fait sommer les armateurs de quatre navires destinés pour La Vera Cruz de partir chargés ou non77 ».

77La personnalité des ministres espagnols influait aussi sur le cours des affaires. Ceci avait été clairement perçu, en 1754, par Moy du Breil qui écrivait, à propos de la destitution du marquis de Ensenada :

« Ce changement pourra peut-être apporter quelque avantage au commerce des Indes78 ».

78Une telle situation, difficilement maîtrisable, aussi bien par les grands négociants caditains que par la monarchie espagnole, a favorisé le retour aux exportations par le moyen des flottes. C'est ce qui ressort de cette lettre de 1754 expédiée à Boschat par la maison Verduc-Vincent de Cadix :

« On se flattait avec raison que le Président du bureau des Indes apporterait le règlement si désiré pour le commerce de la Nouvelle Espagne. Il a déclaré, à son arrivée, qu'à l'exception du vaisseau La Conception qui partira dès le mois prochain il n'y aura plus d'expéditions détachées (registres) pour La Vera Cruz. Il y aura une flotte tous les deux ans [...]. Pour ce qui concerne Car- thagène et Le Pérou, il est à croire qu 'on en reviendra aux galions. Le commerce des diverses parties des Indes une fois rétabli sur l'ancien pied deviendra aussi florissant qu 'il ait jamais été. Les affaires à la grosse [...] offriront beaucoup de sûreté. Quant aux pacotilles [... ] on peut se promettre des profits raisonnables et souvent considérables79 ».

79En réponse à ce courrier, Boschat proposait la stratégie suivante :

« À l'égard de la spéculation que vous voulez faire je vous dirai messieurs mon sentiment puisque vous me le demandez. La flotte étant fixée à partir en mai 1756 et quand même elle ne partirait qu 'en tout le mois de juin suivant, il n'y a que l'année 1755 à acheter des toiles ici pour être chargées sur les vaisseaux de ladite flotte [...]. Voici pourquoi :[...] le premier blanc vient en mai et juin. Le second qui s'appelle blanc d'été vient depuis ce temps jusqu 'à la fin d'octobre. Et pour lors on ne met plus de toiles dehors. Novembre et décembre sont utilisés pour les emballer et rendre au port désiré pour en faire l'embarquement [...]. Que vos acheteurs ne se pressent pas de faire leurs assortiments que vers la fin de 1755 [...] ils obtiendront les marchandises à bien meilleur compte que sur la fin de l'été ».

80Après de nombreux retards, cette expédition n'a finalement levé l'ancre qu'en janvier 1757. Quant aux autres flottes destinées à la Nouvelle Espagne, les départs ont eu lieu en 1760, 1765, 1768, 1772, 1776, 1780, 1785. La correspondance qui les concerne, signale fréquemment l'impossibilité de charger les navires de la totalité des toiles arrivées à Cadix. Beaucoup de lettres évoquant ce sujet se terminent par : « Bien des marchandises n'ont pu être admises80 ». En dehors de ces liaisons officielles, tout espoir de vente en Amérique n'était cependant pas perdu. Les azogues destinés au traitement de l'argent pouvaient, à l'occasion, procurer un nouveau moyen de transport ; mais plus sûrement les expéditions sous forme de registres pour Carthagène ou pour la mer du Sud facilitaient l'écoulement des produits invendus restés à Cadix.

81Pour mieux comprendre ces difficultés d'exportation vers le Mexique, il faut aussi savoir que les flottes n'étaient pas toutes constituées du même nombre de vaisseaux. Quinze navires étaient prévus en 1764, mais seulement sept sont partis en 176581. Au contraire, l'expédition de 1768 qui était prévue à dix bâtiments, a finalement été complétée par deux autres navires82.

82Dès le départ de ces expéditions, Cadix tombait dans un état « d'hibernation économique ». L'argent s'y faisait rare et ce n'est pas même l'arrivée inopinée d'un vaisseau de Valparaiso porteur d'un million et demi de piastres, comme en 1761, qui la sortait de sa torpeur83. Les retours monétaires connus sous le nom de « trésors », convoyés par la flotte ou par les divers navires de registres, étaient seuls susceptibles de ranimer un commerce local le plus souvent anémique. Barrère, à propos d'une de ces arrivées, exprimait ainsi la situation locale : « Ce gros secours va faire sans doute meilleures les affaires sur notreplace84 ».

83C'est pourquoi les divers correspondants caditains de Boschat l'ont régulièrement averti des sommes rapportées d'Amérique. Celles-ci étaient estimées à dix millions de piastres en 176085, à quinze millions en 176486, à treize millions en 176687, dix-huit millions en 177088. Des différences s'observent entre ces chiffres et ceux fournis par F. Dornic, mais cela tient peut-être à une approche différente89. Au xviii^e Siècle, la correspondance reçue dans la manufacture n'a concerné que les toiles « bretagnes », alors que la vision de Dornic s'applique à l'ensemble des activités marchandes de Cadix.

84Si l'on peut dire, sans exagérer, que le grand port andalou vivait au rythme des départs et des retours de ses vaisseaux, les fluctuations étaient ressenties jusqu'en Bretagne. Les nombreuses relations épistolaires établies entre la zone de production des toiles et les différents ports exportateurs provinciaux le prouvent. Moy du Breil écrivait, en 1750, à Boschat : « je pense comme vous que les toiles vont diminuer à la sortie des navires90 ».

Graph. 22. - Total des fonds rapportés à Cadix pour le compte du commerceavec les Indes occidentales

85Cette impression se confirmait l'année suivante, dans une autre lettre, entre les mêmes et Moy du Breil concluait :

« On dit que personne n 'achète encore des toiles (à Saint-Malo). Elles sont en effet trop chères vu les nouvelles de Cadix ».

86Cependant le prix des toiles dans la zone de production n'a pas toujours été le reflet de la situation commerciale espagnole. En 1761 Beauvoir et Barrère, deux correspondants de Boschat, relevaient cette dissonance. Le premier exprimait la situation en ces termes :

« Les nouvelles qu 'on a de Cadix ne cadrent pas avec la fureur et l'augmentation des toiles chez vous91 ».

87Le second tentait d'en rechercher les causes :

« L'augmentation qu 'ily a chez vous sur les toiles de Bretagne en écrue provient des fonds trop considérables qui s'emploient dans ce commerce [...]. Il n'y a nulle augmentation et très peu de demande dans les lieux oit les toiles bretagnes s'envoient92 ».

88Cette instabilité des cours dans les productions de la manufacture est aussi évoquée dans la correspondance entre Baron du Taya et le négociant caditain Juan Juille93. Par huit fois, du 28 août 1773 au 25 mars 1774, Baron a mentionné une augmentation des toiles au marché de Quintin. Afin d'en corriger les effets pervers il a rédigé, pour les États de Bretagne, un long rapport sur le commerce local des toiles94. Tout comme Beauvoir, Baron s'est efforcé de relever les causes du dysfonctionnement commercial. Il écrivait à ce propos :

« Le commerce des toiles Bretagnes a acquis depuis quelques années la fatale réputation de faire des fortunes rapides. Les étrangers, c'est-à-dire les capitalistes éloignés de la manufacture, y ont versé beaucoup de fonds pour faire des achats considérables. L'argent a été ainsi plus abondant que la marchandise, les acheteurs plus pressés d'acheter. Ils ont établi de cette manière une concurrence d'achat qui a considérablement augmenté le prix de la toile. Il peut en résulter un très dangereux effet que l'on a déjà commencé à ressentir (lors de) la vente pour l'expédition de la flotte espagnole partie de Cadix au mois de mai 1776. Les Espagnols malgré la différence qu 'ils connaissent et qu 'ils apprécient entre toutes les autres toiles /.../ ont préféré d'acheter pour la même somme deux aunes de toile de Silésie95. Il est cependant impossible et il serait injuste de remédier à ce mal en excluant les bases étrangères de ce commerce. L'expérience seule peut en leur laissant des pertes leur faire envisager le seul parti qu 'elles ont à prendre est de se resserrer ».

89Au terme de son analyse Baron arrivait à la conclusion suivante :

« L'uniformité dans les prix, les moindres variations possibles sont tout ce qu 'il y a de plus désirable dans une manufacture où la marchandise a la réputation établie d'une plus grande beauté intrinsèque [...]. Le gouvernement ne peut négliger aucun moyen d'arrêter les rivalités de celles (des toiles) de Silésie particulièrement qui affectent une ressemblance d'apprêt et de pacquage qui leur font donner à Cadix le nom de Bretagnes contrefaites ».

90Baron n'oubliait pas le sort des tisserands et il demandait « des récompenses, des gratifications, des exemptions de privilèges » ; sinon, concluait-il « l'artisan [...] ne trouvera plus de travail ou [...] ne trouvera plus dans son travail journalier sa subsistance et celle de sa famille ».

Les relations internationales

91Au xviii^e siècle, on ne peut aborder les fluctuations économiques subies par la manufacture des toiles « bretagnes », sans faire référence au contentieux franco-anglais. Il ne s'agit pas ici de décrire par le détail la guerre de Sept Ans (1756-1763) ou celle d'Indépendance des USA (1774-1783), mais plutôt de rechercher quelles incidences ces conflits ont pu exercer sur le commerce breton. Les divers correspondants de Boschat, de Baron, de Moizan, semblent avoir été, sur ce sujet, des spectateurs attentifs et souvent pertinents des événements qu'ils vivaient.

92Dès le 24 février 1755, Moy du Breil, toujours à l'écoute de la situation internationale écrivait à Boschat :

« On regarde la guerre comme sûre avec l'Angleterre96 ».

93Le 23 juillet, revenant sur ce sujet il ajoutait :

« Suivant les nouvelles que je viens d'avoir de La Rochelle et de Paris, Le Lys et L'Alcide ont été pris par huit vaisseaux anglais [...]. Les navires de Saint-Malo ne partiront pas (de) sitôt ».

94L'armateur morlaisien Grellet abondait dans le même sens. Le 1^er août, il conseillait à Boschat de suspendre son emplette de toiles jusqu'à nouvel ordre97. Un courrier du 19 septembre entre les mêmes avisait cette fois le marchand d'Allineuc de la capture de dix à douze vaisseaux marchands français. Une semaine plus tard Grellet concluait une nouvelle lettre par :

« Attendu les bruits de guerre, on ne sait sur quel pied danser et aucun navire n 'ose sortir attendu que les Anglais prennent tout ».

95Le manque de réaction de la marine française conduisait au découragement. Delange, autre armateur de Morlaix, écrivait à son tour à Boschat :

« Nous sommes dans un coup critique, nous voyons avec peine que les Anglais prennent tous nos navires sans que l'on ose dire mot98. Enfin, Dieu le veut, il faut prendre patience [...]. Je crains que la suite soit fâcheuse pour le commerce99 ».

96Il est vrai qu'à l'exemple de ce qui s'était passé en mai 1747100 au large du cap Finistère, tous ces coups de main anglais se déroulaient sans conflit déclaré. Quand Louis XV se décida enfin à réagir contre l'Angleterre, la guerre avait en fait commencé depuis longtemps.

97Mais comment les commerçants bretons pouvaient-ils résister au blocus maritime exercé sur leurs côtes par les frégates anglaises ? L'impossibilité d'exporter sous pavillon français les a conduits à utiliser les services de vaisseaux neutres. De 1756 à 1762, les ports de la province ont été régulièrement fréquentés par des navires espagnols, portugais, hollandais. À chacune de leur arrivée, Boschat était avisé par ses correspondants- armateurs101. Cette stratégie de détournement semble avoir été mise en place par les principales maisons de commerce de Cadix qui avaient tout à craindre d'une interruption durable des flux commerciaux. Ceci se vérifie par ce qu'écrivaient à Boschat, en 1762, les Caditains Valver et Tomati :

« Vous aurez continuellement des vaisseaux hollandais chez vous (Saint-Malo) et à Morlaix102 ».

98Pour réussir ce type d'opération il était nécessaire non seulement d'utiliser les services de nations extérieures au conflit, il fallait aussi revoir les « connaissements » prévus pour les destinataires. Ainsi, pour des toiles expédiées par Boschat en 1759, 1761 et 1762 à la maison de Sommer-Van Rechem, les prête-noms ont été les Espagnols Jeronimo de La Maz et Luis Troquero ou le Hollandais Babut103. Mais de telles expéditions pouvaient susciter la convoitise des marins anglais. C'est bien pour éviter semblable mésaventure que des polices d'assurance « circonstanciées » étaient chaque fois établies par l'expéditeur breton. Les archives de Boschat font état de cette pratique : trois fois il s'est assuré à Londres chez Newland, Simons et une fois à Amsterdam, chez Mendes104.

99Un élément nouveau a modifié la stratégie commerciale des marchands de toiles de la manufacture : l'entrée en guerre de l'Espagne aux côtés de la France. Déjà le 29 décembre 1761, le Caditain Valver se déclarait « presque certain d'une déclaration de guerre de l'Espagne contre l'Angleterre105 ». De Saint-Malo le 1^er janvier 1762 puis de Nantes deux jours plus tard, Sam- son des Châteliers et Beauvoir confirmaient l'ouverture des hostilités106. Le blocus anglais s'appliquant à l'Espagne concernait désormais les neutres commerçant avec ce royaume. Le 21 juin, les frères Nunez d'Amsterdam avisaient Boschat de l'arrestation d'un de leurs navires par la marine anglaise107. La conséquence de cette situation a été clairement exprimée par Verduc :

« Pendant que la guerre a duré, il y a eu inaction totale dans les affaires de notre place (Cadix)108 ».

100Dès le début du conflit franco-anglais, les Malouins s'étaient efforcés de résister à « l'ennemi héréditaire » en transformant leurs navires en corsaires. Les lettres de commerce de Boschat évoquent aussi bien l'interruption du commerce local avec Cadix que la vente d'actions sur les corsaires par les principaux armateurs locaux109. Toutefois en marchand avisé, Boschat s'est contenté le plus souvent de n'investir qu'une cinquantaine de livres par navire. Il a cependant fait quelques exceptions comme pour les frégates La Maréchale de Broglie et Le duc de Broglie. Sa participation s'est alors élevée à deux mille livres. Grâce à ces différentes prises d'actions on découvre les noms de dix-sept navires reconvertis dans la guerre de course, mais tout porte à croire que d'autres bateaux la pratiquaient aussi110.

101Le 18 avril 1757, la relation d'un combat naval rapportée par Samson des Châtelets permet de situer à leur juste valeur les risques courus par les corsaires malouins. Samson des Châtelets écrivait en effet :

« La Minerve à Pitot s'est perdue pris de Tréguier, Le Neptune à Houssaye s'y est sauvé. Un Anglais de quarante canons de quatre livres chassait Le Henry et le Ruby, j'appréhende bien pour eux. Ils ont dû être pris ou sauvés (sic)111 ».

Fac-Similé 8. - Participation de Boschat à la guerre de course pendant la guerre de Sept ans.

102Le même armateur analysant la situation provinciale concluait :

« Les Anglais sont partout en croisière, il ne passe pas un chat et (ils) [...] bloqueront nos vaisseaux du roi s'ils osent mettre le nez dehors ».

103Samson des Châtelets commençait à se sentir plus à l'aise le 27 septembre :

« Voilà donc les Anglais sur les cours d'Aunis. Dieu les veuille bénir et leur envoyer de bonnes bourrasques et tempêtes pour en être dépoisonné de quelques- uns. Cela ne peut manquer d'arriver bientôt, voici l'équinoxe ».

104La vindicte d'Albion qui n'avait pu venir à bout du repaire malouin en 1693 allait s'exprimer par deux fois au cours de l'année 1758112. Le 4 juin, les forts de la côte malouine signalaient l'arrivée d'une flotte anglaise composée de cent quinze voiles. Deux jours plus tard, quatorze mille hommes débarqués sous les ordres de Malborough investissaient Cancale et Paramé et se mettaient en état de réduire Le Clos-Poulet. Le port de Saint-Servan, annexe de Saint-Malo tombée entre leurs mains, s'embrasait bientôt. Outre la destruction systématique des corderies, des entrepôts, voire de certaines maisons, quatre-vingts navires à l'ancre périssaient dans les flammes. L'étau se resserrait autour de Saint-Malo assiégée et sommée de se rendre.

105En dépit de leurs rapides succès, les Anglais avertis de l'avance de deux armées françaises envoyées contre eux préféraient rembarquer le 11 juin. Leur séjour d'une semaine en terre bretonne avait occasionné plus de trois millions de livres de destructions dont la moitié concernait Saint-Malo et Saint-Servan.

106Bien qu'amoindrie, la cité corsaire n'avait pas été pour autant réduite. L'amirauté anglaise décida donc de l'attaquer à nouveau, mais à partir de l'Ouest. Le 4 septembre, le général Bligh à la tête de neuf mille hommes débarqua entre Saint-Lunaire et Saint-Briac. Cette fois-ci, l'organisation militaire provinciale mise au point par le duc d'Aiguillon allait porter ses fruits contre la nouvelle tentative d'invasion113. Dans les années précédentes le duc s'était efforcé d'améliorer le système routier breton, c'est ainsi qu'il put concentrer un maximum de troupes en un minimum de temps. Pour preuve, le 11 septembre, la bataille de Saint-Cast le plaça à égalité numérique avec Bligh et il rejeta l'envahisseur à la mer. Ce succès qui venait après tant de désastres eut un immense retentissement, mais il ne transforma pas radicalement les conditions d'exportation des toiles « bretagnes ».

107Les événements militaires n'ont guère été évoqués par les correspondants de Boschat et celui-ci a reçu fort peu de courrier en cette année 1758. Seul Moy du Breil fait référence à l'épisode de juin en ces termes :

« J'ai été dans les transes pendant cette guerre pour vous, comme pour ce qui me regardait personnellement114 ».

108En août, le Morlaisien Batrère ne manifestait guère de hardiesse à réceptionner quinze balles de toiles. Il en déconseillait l'expédition « par crainte que les Anglais qui font des ravages du côté de Granville ne s'avisent de venir par ici115 ».

109Le deuxième conflit lié à la guerre d'Indépendance des USA a été lui aussi précédé par une phase d'incertitudes commencée dès la fin 1770116. Le Caditain Béhic exprimait ainsi ses craintes à Baron du Taya, le 20 novembre :

« On ne pense dans le moment qu 'à pourvoir les Indes de troupes et de munitions ».

110Il ajoutait le 7 décembre :

« Nous sommes toujours dans la même incertitude sur la paix ou la guerre, nous craignons beaucoup une rupture [...]. Les affaires sont suspendues ».

111Cinq ans plus tard, Béhic tenait le même discours alarmiste :

« Nous penchons à croire la guerre inévitable [...]. Il ne se vend rien ».

112En dehors d'une intoxication évidente destinée à influer sur les exigences commerciales du marchand breton, cet avis reflétait aussi les incertitudes qui assaillaient Cadix. En réponse à ce dernier courrier, Baron du Taya se permettait de formuler un avis qui semble avoir été révélateur de l'opinion publique française d'alors :

« Soyez assuré que si la guerre d'Amérique n 'est pas suivie d'une paix cette année, vous verrez les colonies anglaises se déclarer indépendantes et se mettre sous la protection de la France et de l'Espagne qui ne manqueront pas de venger leurs pertes (de la guerre de Sept Ans) et d'affaiblir l'Angleterre117 ».

113La montée de nouveaux périls n'échappait pas aux exportateurs avisés. Barrère, auquel Boschat avait proposé une emplette, lui répondait le 15 novembre 1776 :

« Les fâcheuses circonstances [...] dans le vrai, sont critiques et bien peu encourageantes à aucune spéculation118 ».

114Le 10 janvier 1777, Baron du Taya, dans une lettre au caditain J. Juille, analysait encore une fois la situation internationale :

« On augmente en France les armements de marine et il y a beaucoup h parier qu 'on en fera usage119 ».

115Un mois plus tard, s'adressant toujours au même, Baron concluait :

« Il faut que les commerçants soient partout convaincus que la guerre doive avoir lieu car toutes nos denrées d'Amérique ont augmenté [...] comme le café de quarante pour cent ».

116Pourtant certains Caditains, à l'exemple de Veillet-Dufrêche, ne voulaient pas croire à l'imminence des hostilités. À propos du maintien à quai des terre-neuvas malouins, il écrivait à Moizan le 6 mai 1777 :

« Nous sommes pour la paix et nous croyons que cet exprès envoyé h Saint-Malo n 'est qu 'une prudence du ministère120 ».

117Erreur d'analyse, puisque le 6 février 1778 Franklin obtenait un traité d'alliance entre les « insurgents » américains et le gouvernement français.

118La chute des affaires à Cadix et les nouvelles entraves au commerce maritime conduisirent Veillet-Dufrêche à réviser son jugement et ses pratiques commerciales. C'est ainsi qu'il retrouva des méthodes usitées pendant la guerre précédente, comme l'envoi d'un navire espagnol au port du Légué en 1778121 L'expédition portait sur une cargaison de toiles estimées à plus de cent vingt milles livres122. Toutefois les entrées en guerre de l'Espagne puis de la Hollande ne permirent plus d'utiliser les services de ces pavillons neutres. C'est ce que reflètent les livres de ventes de toiles de Moizan entre 1778 et 1782123 :

119En dépit d'une situation désastreuse, certains commerçants bretons ont tenté de continuer leurs affaires. Ainsi Baron du Taya, expéditeur au Mexique d'une « emplette » estimée à cinquante mille livres, s'est-il trouvé, en raison des événements militaires, dans l'impossibilité de faire rentrer ses capitaux124. Ce contretemps présentait cependant un avantage : Cadix ne pouvait plus alors rien expédier à La Vera Cruz, Baron en profita pour vendre ses toiles au comptant au Mexique et acheter de la cochenille, en un temps où son prix baissait. Bien que les bénéfices réalisés par le Quintinais n'aient pas été à la hauteur de ses espoirs, ils lui ont cependant évité de connaître une déroute financière.

120Les actions de Veillet-Dufrêche relèvent de l'exploit. En 1781, avec le concours d'un de ses frères, il a transporté deux cents balles de toiles, depuis Moncontour jusqu'à Cadix125. Il s'agit là d'une réussite exceptionnelle, inconnue de la plupart des commerçants locaux. Ceux-ci, pendant plusieurs années, ont dû se résigner à ne plus exporter les productions bretonnes. La manufacture s'est alors trouvée dans une situation de grand dénuement.

121Le commerce régional a subi, à partir de 1779, un coup encore plus rigoureux que ceux que lui portaient les frégates anglaises. Jusqu'alors les toiles « bretagnes » étaient soumises, en Espagne, à un droit d'entrée variant de trois à cinq pour cent, alors que les productions silésiennes étaient imposées à dix pour cent. À la faveur des événements politiques, Frédéric II de Prusse exigea un égal traitement de la part des douanes espagnoles. La demande reçut les faveurs de la cour de Madrid, celle-ci désirant se désengager de l'influence économique française. La taxe sur les productions de la manufacture fut donc portée à quinze pour cent en 1779, puis à vingt et un pour cent en 1783126. Avant ces modifications les toiles « bretagnes » pouvaient soutenir la concurrence avec leurs concurrentes silésiennes. Il n'en fut plus de même ultérieurement, les ouvriers bretons apparaissant plus exigeants que les serfs de Prusse127.

Conclusion de la 2^e partie

122L'analyse des mécanismes de fonctionnement de la manufacture des toiles « bretagnes » permet de retrouver toutes les caractéristiques d'une activité intégrée. En amont, dominaient les producteurs et les vendeurs de lin du Trégor ; en aval, la toile devenait le plus souvent la propriété des armateurs-exportateurs malouins ou des négociants caditains.

123Dans cette perspective, la plupart des artisans de la manufacture occupaient une position les plaçant dans un état de dépendance par rapport aux différents intervenants extérieurs. Le phénomène a été institutionnalisé avec les lettres patentes de 1736. Cette législation royale n'a pas seulement influencé la production des toiles, elle a tout autant modifié le phénomène d'ascension sociale qui avait commencé au siècle précédent. À partir de cette date et jusqu'à la Révolution, les situations des différents acteurs de la manufacture ont été figées.

124Bien que les importateurs espagnols se soient plaints fréquemment du coût des toiles « bretagnes », jamais la part du travail des tisserands n'a excédé vingt pour cent des prix pratiqués sur les marchés de Loudéac, de Quintin ou d'Uzel. C'est donc, avant tout, l'accumulation de nombreux intermédiaires qui explique le phénomène de relative cherté des toiles bretonnes constaté par les contemporains. La parcellisation des tâches a certes favorisé l'emploi dans une région aux faibles revenus agricoles, en aucun cas elle n'a redistribué équitablement la manne que constituait le retour des ventes de toiles au Mexique ou au Pérou.

125Localement, les seuls bénéficiaires d'un certain enrichissement ont été les marchands de toiles ; encore convient-il de nuancer ce propos et de reconnaître à l'intérieur de ce type d'activité des strates qui manifestaient la plus ou moins grande indépendance commerciale de ces commerçants. Objet d'exportation, la production toilière a subi toutes les fluctuations politico-économiques qui ont affecté la France des Bourbons. En dépit d'une surveillance souvent tatillonne, jamais les autorités en place ne se sont efforcées de perfectionner les systèmes de production et de commercialisation. Quant aux gains réalisés par les négociants les plus dynamiques, ils n'ont pu être réinvestis dans une amélioration agricole, faute d'un statut du sol adapté.

Planche 1

(Source : Musée de Saint-Brieuc)

Planche 2

Ils sont constitués de blocs de granité arénisé provenant du massif de Quintin

Il est constitué de « palisses », dalles de schiste provenant de Liscuit (Laniscat).

Planche 3

Ils sont constitués de « palisses », dalles de schiste provenant de Liscuit (Laniscat).

Ils sont constitués de « palisses », dalles de schiste provenant de Lisctiit (Laniscat).

Planche 4

La rusticité et la simplicité de cette construction ne doivent pas induire en erreur, il s'agit bien d'une maison de marchand de toiles. Bien qu'elle ait perdu son escalier intérieur, la qualité des pie) res de « grain » qui encadrent les ouvertures de façade retient l'attention. Les bâtiments annexes étaient moins élevés.

Bien que ta vigne vierge réduise les possibilités d'observation, on découvre ici une de ces maisons bretonnes de caractère du xvii^e siècle. L'asymétrie caractéristique des habitations de cette période est corrigée par la qualité des matériaux utilisés et par des détails révélateurs comme te double cintre de la porte ou les dessous du toit à coyaux qui reposent sur des corbelets de pierre. La présence de deux souches de cheminées rappelle que les chambres à l'étage bénéficiaient d'un confoit certain.

Planche 5

Maison Ollitrault, 1668, Le Rest (Le Qui/lio).

Dam la trêve du Qitillio, la famille Ollitrault a été représentée par plusieurs familles de marchands de toiles. La branche du Rest a. tinstruit cet édifice qui a subi plusieurs modifications depuis 1668, même si on reconnaît, à gauche de la photographia. la partie habitation, tandis que le reste de la construction était destiné à un usage agricole. Sur cette façade où schistes et blocs de quartz se complètent. seuls l'oculus et les encadrements des différentes ouvertures apportent une touche austère.

Cet ri a, mble a subi peu de modifications depuis h xvii^e siècle, si ce n'est le remaniement dr toiture et le surbaissement des fenêtres de la partie habitation. A la différente des autres maisons contemporaines, ici la qualité des pierres de schisti utilisée< pair ialiserla façade est remarquable On retrouve aussi des traits communs euti, i ensemble et ceux du Vizieux et du Rest.

Planche 6

Bâtie en 1621, elle est signalée dans le procès-verbal de 1649 rédigé par les officiers seigneuriaux d'Uzel, comme non-conforme au domaine congéable, en raison de sa grandeur et des pierres de « grain » décorant ses ouvertures.

Quoique sa façade ait été remaniée au xx^e siècle, on peut encore retrouver, certaines caractéristiques anciennes : une seule cheminée, une porte ronde surmontée d'une gerbière, des fenêtres étroites à l'étage et au rez-de-chaussée. Sur l'arrière, l'escalier à vis a été conservé.

Planche 7

Cet ensemble de constructions associant maison d'habitation et édifices à usage agricole et toilier formait « la rue » des Gofvry. En raison des remaniements effectués aux xviii^e et xx^e siècles, ta lecture de ses façades demeure malaisée, même si quelques éléments anciens, comme l'oculus et tes portes rondes, ont été conservés. Ici aussi, pour le service de l'étage, l'escalier à vis est toujours en place.

Avec cet édifice, on découvre l'évolution des constructions de la manufacture. Au bâtiment primitif à pièce unique et à chambre à l'étage du xvii^e siècle, situé à gauche sur ta photographie, les propriétaires ultérieurs ont ajouté un nouvel ouvrage, afin d'obtenir un ensemble susceptible de se rapprocher du plan de la « maison h la française ».

Planche 8

Maison de 1715, bourg (Saint-Thélo).

Il s'agit de lune des premières maisons « à la française » édifiée à Saint-Thélo. Si la pat faite symétrie de l'édifice est aujourd'hui rompue par la chute d'une des deux lucarnes, on retrouve cependant ce qui faisait l'attrait des premières malouinières de la seconde moitié du xvii^e siècle. L'abondante végétation sur la gauche de la photographie permet, tout au plus, d'imaginer la pilerie qui était un bâtiment de même caractère.

L'originalité de cette construction qui utilise les mêmes matériaux que la précédente, tient dans l'utilisation de la déclivité qui, ici, a servi à aménager une cave sous la moitié du rez-de-chaussée. Une réfection récente a permis de mettre en valeur la qualité de la maçonnerie réalisée en petit appareil de schiste. La seule modification apportée concerne l'orientation de l'escalier qui était primitivement perpendiculaire à la façade.

Planche 9

On retrouve, ici aussi, le même désir de symétrie déjà observé à Saint-Thélo. L'évolution architecturale tient aux arcs de décharge qui précèdent les ouvertures du rez-de-chaussée et à la meilleure qualité de travail du granité qui encadre ces ouvertures. Le mur arasé au premier plan et les dépendances qui se devinent à l'arrière plan permettent de restituer ce qu 'étaient, au xviii^e siècle, les propriétés des marchands de toiles de la manufacture.

Cette maison au toit à quatre pans apparaît comme originale dans le patrimoine architectural de la manufacture, puisqu 'il n existe qu un autre modèle de ce genre à Trévé Plus encore que les autres édifices de la région, c 'est la taille et la forme de celui-ci qui l'apparente aux constructions malouines du Clos-Poulet. Lui faisant face, et invisible ici sur cette photographie, se dresse unepilerie dont la qualité de construction confère à l'ensemble une grandeur qu'on ne trouve pas partout dans la région.

Planche 10

Maison Le Gojvry, 1707, Le Grand-Bosméléac (Allinetic).

Avec cet édifice, on découvre les premières constructions importantes réalisées en milieu rural. De son aspect primitif, la maison d'habitation a perdu ses lucarnes, mais elle a conservé sa toiture à coyaux. et son imposte que l'on retrouve au bourg de Saint-Thélo.

Cette propriété porte, localement, le nom de « manoir de Bosseny » et elle le doit à une vieille construction qui a précédé celle-ci. L'évolution que Ton peut observer par rapport à Bosméléac tient au matériau utilisé (granité au lieu de schiste) à la courbure du linteau des ouvertures, à la qualité des frontons de Taxe central. Des cinq lucarnes, il n'en subsiste qu 'une.

Planche 11

Maison Moizan, 1761, La VHU-au- Veneur (Trêve).

Grâce aux archives de la famille Guillon, deux phases de construction ont pu être retrouvées : la première en 1761 par Me Sébastien Moizan, la seconde dans la décennie qui a précédé la Révolution, par son fils, Pierre-Anne. L'essentiel date de 1761 et présente une façade « à la française ». L'addition de fin de siècle est constituée par le pavillon élevé sur le pignon est.

A la fin du xviii^e siècle, la famille Ollitrault peu satisfaite de son ancienne propriété l'a quittée pour celle-ci qui est représentative des édifices de la région d'Uzel. Par rapport aux phases précédentes, la taille des pierres de schiste est améliorée et ce matériau est placé en lits encadrés par des pieires de granité. La protection des linteaux des ouvertures est assurée par des arcs de décharge qui rompent l'horizontalité de l'ensemble. Dans ce type de construction, les bâtisseurs n 'ont pas élevé de lucarnes.

Planche 12

Hôtel Le Fèvre, Place-du-Marti ay (Quintin).

Cet édifice, aujourd'hui perception de Quintin, a été élevé par Marc Le Fèvre, qui exerçait, dans la première moitié du xvi^e siècle, les fonctions de marchand de toiles et de changeur du roi (banquier).

Cette imposante construction est accolée à l'hôtel Digaultray des Landes et fait face à l'hôtel Le Coniac de la Pommerais. Elle a été occupée, dans la seconde moitié du xviii s, par la fa) nille Glais de Saint-Thélo et sa façade rappelle aussi bien Beauregard (Saint-Hené), propriété des Le Deist de Botidoux que l'hôtel Digaultray du Vivier (Quintin).

Planche 13

126.

Hôtel Le Texier de Clévery (Quintin).

Dressé sur l'éperon rocheux de Saint-Yves et faisant face à la vieille ville de Quintin, voici une construction de la seconde moitié du xviii^e siècle. A l'exemple de nombreux autres Quin- tinais, son constructeur a occupé plusieurs activités : marchand de toiles, avocat, subdélégué

Voici l'actuelle mairie de Quintin installée, depuis le premier Empire, dans l'hôtel Digaultray du Vivier. L'harmonie de la façade, la qualité de la taille des pierres de granité lui confèrent une majesté qui l'apparente aux constructions malouines.

Planche 14

Il s'agit de la première construction d'un hôtel particulier réalisée par les marchands dt toiles de Quintin. Beaucoup plus vaste que ne le laisse découvrir la photographie, cet édifia n'offre au regard du promeneur qu'une façade-pignon. La qualité de l'ensemble m peut se juger que dans la cour intérieure, laquelle précède un jardin à la française.

Dominant Moncontour, voici le lieu où est né Jean-Baptiste Veillet-Dufi êche, le futur consul de France à Cadix. La seule façade de l'édifice, bien qu'elle autorise à juger de la qualité de la construction, ne permet pas cependant de découvrir l'importance de cette propriété encadrée de hauts murs.

Planche 15

Implanté en plein centre de Moncontour, cet hôtel a été bâti par Olivier Latimier, sieur du Clézieux. A la fin de 1794 et au début de 1795, cette maison a vu le début des conversations entre le général républicain Humbert et le chef chouan Boishardy.

Dans la seconde moitié du xviii^e siècle, les marchands de toiles ont remplacé leurs vieilles demeures moyenâgeuses par des constructions plus modernes. Celle-ci reprend un modèle commun à cette période, avec des boutiques au rez-de-chaussée et une partie habitation aux étages supérieurs.

Planche 16

Peinture sur bois, placée en encadrement au-dessus d'une porte du salon. Le thème évoque un concert dans un milieu champêtre les costumes sont de la seconde moitié du xviii^e siècle. On retrouve des motifs décoratif de même facture à l'hôtel Digaultray des Landes (Quintin), même si ces derniers évoquent des bergeries.

Le salon a conservé le lambris qui a été posé lors de la construction. C'est une particularité que Ton retrouve dans toutes les maisons édifiées par les marchands. L'espace ainsi aménagé entre le mur et la façade en bois, a permis d'aménager des placards.