1De tous les artisans de la manufacture le plus célèbre était bien sûr le tisserand et c'est toujours lui qu'évoquent les personnes âgées de Quintin, Uzel ou Loudéac. La qualité de ses productions lui a conféré une aura qui perdure. Toutefois, au-delà de cette idéalisation posthume, il importe de retrouver ce que fut la réalité du travail et de la vie de cet ouvrier.

Outillage et production des tisserands

2Lorsque le tisserand, après être passé au marché, avait constitué sa provision de fil, il faisait appel à un « poulieur » qui était souvent une pou- lieuse, en général son épouse1. Le travail de cet aide était double puisque le fil acheté au filotier ou à la fileuse avait besoin d'être lessivé puis bobiné, avant d'être placé sur « l'ourdissoir ». À l'exemple des outils de la fileuse, l'ourdissoir provoqua, lui aussi, les critiques des édiles quintinais en l'an II2 :

« Pour montrer l'insouciance inconcevable de nos fabricants sur leurs procédés mécaniques, il ne faut qu'arrêter la vue sur les machines avec lesquelles ils composent leur chaîne. Les ourdissoirs sont quatre ais uniques en bois, roulant circulairement sur un pied vertical et on y déroule horizontalement la chaîne. Ces machines portent au moins trois aunes et demi de circuit et ne reposent que sur quatre points d'appui, ce qui fait qu'il y a toujours une longueur de fil de trois quarts d'aune c 'est-à-dire quarante-cinq pouces qui portent à faux. On n 'a pas pu engager, depuis longtemps, les femmes qui exercent ce métier à mettre huit pans au lieu de quatre à leurs machines afin que les fils plus fréquemment soutenus baillent moins et s'affaissent moins inégalement ».

3Le métier à tisser utilisé au xviii^e siècle par les tisserands de la manufacture, était une machine archaïque. Longue de huit pieds et large de quatre, elle avait souvent conduit les ouvriers à lui réserver, comme à Quintin, une pièce séparée ; mais dans les campagnes on le trouvait aussi bien à l'intérieur de la salle commune que dans l'écurie, voire dans l'étable ou la grange3. Dans tous les cas, le métier était placé au-dessus d'une fosse pratiquée dans le sol de terre battue, afin de permettre le logement des « marches ». On appelait ainsi les deux longues pédales levées alternativement pat l'ouvrier au cours de son travail. Aux deux extrémités de l'instrument, se trouvaient les « ensouples ». Il s'agissait de deux cylindres en bois sur lesquels s'enroulaient les fils destinés à constituer la chaîne.

4Au moment de préparer son appareil pour commencer à tisser, l'ouvrier enduisait ses fils d'une pâte à base de farine, « le chas ». Il procédait ainsi pour leur éviter tout risque de cassure et pour leur assurer une plus grande résistance quand il les tassait avec son battant. Tisser c'était constituer une chaîne de fils pairs et impairs alternativement soulevés par les pédales ; aussi pour obtenir cette division, les différents fils passaient-ils obligatoirement entre deux règles parallèles formant « la lame4 ».

5Les nappes de fil séparées par « les baguettes d'envergure » glissaient ensuite entre les dents du « peigne », lequel était soutenu par « le battant ». L'oscillation de ce dernier tassait « les duites » les unes contre les autres, au cours de la confection de la toile. Peignes et lames formaient « le harnais » ou « équipage » et représentaient la partie la plus coûteuse de l'outillage d'un tisserand. C'est pourquoi, dans un certain nombre d'inventaires après décès de ces ouvriers, un tel objet n'est pas mentionné. On le retrouve, en revanche, dans des actes identiques concernant les marchands ou les lamiers, lesquels louaient cette partie aux artisans pauvres5.

6Pour constituer sa trame entre les deux nappes de fils alternativement soulevées, le tisserand utilisait la navette. Il s'agissait d'un petit objet en buis, fabriqué par l'ouvrier lui-même. De forme grossièrement trapézoïdale la navette était effilée aux extrémités et renfermait en son milieu une cavité où venait se loger la bobine de fil, la « volute ». Cette dernière pouvait être réalisée au moyen d'un petit cylindre, mais le plus souvent il s'agissait d'une grosse plume enfilée sur une broche. Jusqu'au premier Empire les ouvriers locaux ont ignoré l'usage de la navette volante et donc du « fouet », grâce auquel celle-ci est chassée et renvoyée6. L'artisan devait donc alternativement se pencher, à droite puis à gauche, en prenant appui sur l'ensouple. On peut facilement imaginer qu'à la longue ce travail était pénible et préjudiciable à la santé de l'artisan.

7Afin de se conformer aux différents règlements qui avaient été imposés à la manufacture, le tisserand devait fournir un tissu « plein », avec des lisières régulières. La première obligation se réalisait au moyen d'un vigoureux choc du battant. Pour obtenir la seconde, l'ouvrier devait utiliser « le templet » constitué de deux pièces crénelées glissant l'une contre l'autre et réglées à l'écartement désiré.

8Au xviii^e siècle, dans un souci d'amélioration des conditions de travail des artisans et d'accroissement de la productivité, les membres des États de Bretagne avaient imaginé de populariser l'utilisation du métier à deux navettes7. Cette décision avait été prise à la suite des probantes démonstrations réalisées à Rennes par un soldat du régiment de Bourbon. Aux yeux des représentants provinciaux, le militaire habile pouvait fort bien se transformer en professeur auprès des ouvriers bretons. Il avait même été décidé de confier à M. Le Texier de Clévery, subdélégué de Quintin, une machine de ce type pour la faire connaître dans la manufacture8. Mais semblable appareil dépassait, et de loin, les moyens financiers des tisserands. Alors qu'un métier comme ceux les plus couramment utilisés entre Quintin et Loudéac coûtait de quinze à vingt livres, c'est soixante-dix livres que représentait l'acquisition du nouveau modèle.

9Avec leurs machines à tisser, les artisans locaux confectionnaient principalement deux variétés de toiles. La première, large de trente-cinq pouces (0,95 m), portait l'appellation de « bretagne large » et constituait la spécialité de Quintin. Quant à la seconde, ses dimensions de vingt-six pouces six lignes (0,69 m) en faisaient un modèle commun à toute la région et lui avaient valu le nom de « bretagne étroite9 ». Deux autres catégories de toiles étaient aussi produites : les deux tiers d'aune et les mi- fils ; mais l'une et l'autre étaient surtout destinées à la consommation régionale. Pour répondre aux désirs de certains exportateurs malouins et nantais, quelques marchands des environs de Loudéac avaient poussé les artisans de leur zone à produire des « entrelarges ». Cette dimension intermédiaire entre les trois-quarts et les demi-aunes n'a eu que peu de succès entre 1765 et 1770, période pendant laquelle elle a été produite10. Bien que tout porte à croire que chaque catégorie de toile a présenté dès l'origine plusieurs variétés, c'est seulement avec le règlement de 1736 qu'apparaissent celles-ci :

3/4 aune de Paris ou « bretagnes larges » (35 pouces ou 0,948 m en écru11)

1/2 aune de Paris ou « bretagnes étroites » (26 pouces 6 lignes ou 0,69 m en écru)

10En dépit des apparences, c est bien la qualité des « superftnes étroites » qui était la meilleure. Une simple division du nombre de fils par la largeur de l'une et l'autre variété de tissu permet de vérifier que, par pouce de chaîne, la toile « superfine étroite » contenait quatre-vingts fils, pour seulement soixante-douze fils à la toile « superfine large ».

11Au cours du xviii^e siècle l'interdiction d'exporter des fils de lin breton a eu des conséquences bénéfiques pour la production locale12. Les artisans de la manufacture ont ainsi bénéficié d'une matière première régionale en plus grande quantité. Ils ont pu améliorer la qualité de leurs productions en augmentant le nombre de portées qui constituaient les chaînes. C'est ainsi que les toiles « superfines étroites » ont eu jusqu'à quatre-vingt-huit fils par pouce, les « superfines larges » offrant quatre-vingt-cinq fils pour la même largeur.

12Quoique ces modifications majeures aient été une initiative des seuls ouvriers et marchands, leur homologation a été cependant confirmée par les nouvelles lettres patentes de 177913 :

3/4 aune de Paris ou « bretagnes larges » (35 pouces ou 0,948 m en écru)

1/2 aune de Paris ou « bretagnes étroites » (26 pouces 6 lignes ou 0,69 m en écru)

13La réalité était cependant encore un peu plus complexe que ne le laissait apparaître ce nouveau règlement. En effet sous la Convention les tableaux du maximum des districts de Saint-Brieuc et de Loudéac établissaient une hiérarchie des toiles superfines en trois catégories : « Superfines Supérieures », « Premières Superfines », « Secondes Superfines ». Quant aux toiles dites fines, elles se subdivisaient à leur tour en « Premières Fines » et « Secondes Fines14 ». Ces appellations qui correspondaient à des qualités de toiles plus ou moins bien tissées, dépendaient aussi du nombre de fils de chaîne.

14Les registres d'inspection des différents bureaux de la manufacture ne permettent pas de se faire une idée précise de la longueur des toiles qui étaient alors tissées. En effet les taxes perçues avant 1779 établissaient une seule distinction : toiles supérieures à vingt aunes ou inférieures à cette longueur. Le tisserand devait acquitter un sol pour les premières et six deniers pour les secondes. Toutefois les livres d'achat de toiles tenus par Jean-Marie Morice, marchand du Bodéo, permettent de mieux appréhender cet aspect de la production15. Les deux années choisies, 1774 et 1775, semblent représentatives car elles furent aussi celles où la manufacture des « bretagnes » atteignit sa production maximale.

Longueur des toiles achetées en 1774 et 1775 par Jean-Marie Morice

15Ce tableau fait apparaître une très grande diversité de longueur entre les pièces toiles achetées par Morice. Toutefois il en ressort que vingt-huit pour cent des pièces « larges » avaient une longueur égale ou inférieure à vingt aunes. Ce pourcentage atteignait un peu plus de quarante-neuf pour cent pour les « étroites ». Il serait cependant aventureux de généraliser à toute la manufacture ce qui pouvait n'être qu'une stratégie marchande propre à Morice. Toutefois, l'étude comparée des toiles enregistrées à Quintin et Uzel entre 1785 et 1790 fait apparaître certaines ressemblances16 :

Longueur des toiles présentées à Quintin et Uzel entre 1785 et 1790

16L'absence d'autres relevés réalisés par les différents inspecteurs ne permet guère de résoudre ce problème de la longueur des toiles tissées à la fin du xviii^e siècle. Tout au plus, le registre des achats de Jacques Guillo-Lohan, marchand du Quillio, nous apprend-t-il qu'en 1827, plus de soixante-et-un pour cent de son commerce de toiles concernait des pièces « étroites », dépassant vingt aunes17.

17Après 1764 les relevés mensuels d'inspection des différents bureaux de la manufacture fournissent un complément d'information. Ceci permet de mieux appréhender le volume global de la production et l'importance de chaque marché. Mais, semblable comparaison aurait présenté plus de pertinence, si elle avait pu faire coïncider les années relevées18. Malgré tout un certain nombre de réalités apparaissent : entre 1764 et 1783 les meilleurs mois de production de toiles, tous marchés confondus, se situent entre mars et juillet. La période qui suivait juillet marquait un net ralentissement de l'activité, avec un étiage particulièrement prononcé en septembre.

18Ce besoin de connaître la production toilière de la manufacture au xviii^e siècle et d'en rechercher les principaux producteurs, a conduit à déterminer un coefficient de présentation des toiles dans les trois bureaux. Ce chiffre, tout théorique, a été obtenu en établissant un rapport entre le mois le plus productif et le mois le moins productif. Par ce calcul on obtient les résultats suivants : 0,46 à Uzel, 0,52 à Quintin et 0,63 à Loudéac. Les variations observables entre ces trois cités s'expliquent par la présence au marché de deux types de producteurs : les tisserands qu'on peut qualifier d'artisans et les paysans-tisserands. Ceci confirme aussi l'idée que, dans la zone loudéacienne, la production demeurait plus particulièrement aux mains des artisans, fussent-ils disséminés dans la campagne environnante. Au contraire, entre Quintin et Uzel, se trouvaient de nombreux paysans- tisserands. Les fluctuations mensuelles facilement repérables résultaient donc de l'arrêt momentané d'activité chez certains producteurs.

19L'analyse des graphiques mensuels de contrôle des toiles fait apparaître clairement la phase de ralentissement de la production. Celle-ci correspondait grossièrement à l'automne et au début de l'hiver. Ce recul peut être associé aux moissons, au battage, aux labours, mais aussi à la réduction de la durée du jour. Cependant en décembre se manifestait une timide reprise de la production. Celle-ci peut s'expliquer aisément chez les paysans-tisserands par une suspension momentanée des tâches agricoles et par le désir d'obtenir un revenu, avant les mois de « soudure ». Habasque, dans ses informations recueillies au début du xix^e siècle, considérait qu'un tisserand produisait annuellement huit cents aunes de toile19. Au contraire un producteur accidentel n'était susceptible de tisser que la moitié, voire le quart de cette longueur.

Graph. 8. — Moyenne mensuelle de présentation de toiles au bureau de Quintin de 1764 à 1772

Graph. 9- - Moyenne mensuelle de présentation de toiles au bureau d'Uzelde 1764 à 1772

Graph. 10. - Moyenne mensuelle de présentation de toiles au bureau de Loudéac de 1775 à 1783

Carte 15. - Les tisserands de Quintin en 1790

Dénombrement des tisserands

20Tout au long de l'histoire de la manufacture, les différents inspecteurs chargés de sa surveillance se sont plu à évoquer les difficultés rencontrées pour recenser les producteurs de toile. En 1719 Caillaud estimait qu'il était impossible de connaître leur nombre exact20. Cinq années plus tard son successeur, Le Marchand, exprimait un avis similaire, ajoutant même : « Il faudrait plus de trois ans à un seul homme pour faire le dénombrement21 ».

21Si un tel jugement s'appliquait à l'ensemble des paroisses produisant des toiles « bretagnes », ces deux responsables ont cependant comptabilisé, entre 1703 et 1737, les ouvriers quintinais et leurs outils de travail22. En moyenne et pendant la période considérée, cinq cent soixante-quinze tisserands exerçaient leur activité à Quintin. Cependant des fluctuations peuvent être observées, puisque quatre cents tisserands ont été recensés en 1726 et six cent soixante-dix-sept en 1731.

22Les registres de capitation pour Quintin, entre 1720 et 1790, auraient pu être une source d'information complémentaire, mais un tel type de document fiscal n'est pas synonyme de recensement. En effet les registres de capitation fournissent des indications sur l'évolution matérielle des assujettis à l'impôt, non point sur les fluctuations d'une population. Ceci se vérifie pour 1720 où la comparaison, entre les chiffres fournis par l'Inspecteur Le Marchand et ceux relevés par les collecteurs d'impôt, se situe dans la « fourchette » : cinq cent soixante-douze tisserands et soixante-six imposables. Un aussi grand écart prouve certes que le monde du tissage était celui de la pauvreté, mais aussi qu'une telle source d'information peut être, tout au plus, un complément des précédents relevés23 :

Capitation des tisserands de Quintin

23À partir de 1738, chaque tisserand a possédé sa marque de fabrique et l'a fait enregistrer au bureau de visite. Ceci permet de connaître de façon plus précise le nombre des producteurs de toiles. Cependant, des registres tenus dans chacun des trois marchés, il ne demeure que ceux réalisés à Quintin24. Leur précision permet de retrouver l'importance toilière des différentes paroisses dont les ouvriers fréquentaient le marché de Quintin vers 1740 :

Recensement des tisserands du marché de Quintin

24Quelques documents ultérieurs, quoique moins précis, donnent une idée un peu plus complète de la manufacture et permettent de mieux appréhender aussi bien l'importance des différents marchés que d'estimer le nombre des tisserands25 :

Évolution du nombre de tisserands dans les marchés de la manufacture

25Ces statistiques ne sont pas exactes à l'unité près, mais leur intérêt réside dans l'évaluation globale qu'elles fournissent. Ceci peut être complété en comparant le nombre des toiles inspectées dans les trois principaux bureaux26. Une croissance régulière de la production est observable pour l'ensemble de la région jusqu'en 1775. À cette date, les gardes-jurés de Lou- déac contrôlaient la moitié des toiles tissées dans la manufacture.

Graph. 11. - Toiles visitées de 1764 à 1787à Quintin, Uzel et Loudéac.

26Alors que les principales cités du centre-Bretagne possédaient toutes leur contingent d'artisans-tisserands, il avait existé précédemment de grandes différences entre elles. En 1720, Quintin avec ses cinq cents ouvriers apparaissait comme le cœur de la zone de production. À la même date, Uzel et Loudéac abritaient chacune moins de cent ouvriers de ce type27. Selon de Coisy, l'activité toilière ne s'est étendue aux paroisses sud de l'évêché de Saint-Brieuc qu'au cours du xviii^e siècle28. De nombreux manœuvriers vivant dans cette zone se sont alors transformés en artisans tisserands. Ce phénomène a surtout affecté l'espace rural dépendant de Loudéac et ce sont plus particulièrement les paroisses de Bréhand-Loudéac, La Prénessaye, Plémet, Plumieux, Saint-Barnabé, Saint-Samson, qui ont connu cette évolution.

27Ce ne sont là qu'informations partielles et il a fallu attendre 1825 pour bénéficier d'un recensement concernant toute la manufacture. Celui-ci, plus complet, a même établi une distinction entre tisserands et paysans-tisserands29. Les renseignements qu'il fournit correspondent à la phase du déclin toilier, mais ils permettent cependant d'extrapoler pour la période précédente. Par commune ont été comptabilisés les métiers à tisser, les paysans-tisserands et les tisserands. On comprend mieux pourquoi, des quatre marchés aux toiles de la manufacture, celui de Loudéac était le plus fréquenté. En effet, sur les dix communes possédant le plus de métiers à tisser, cinq d'entre elles approvisionnaient le marché de Loudéac.

28La statistique de 1825 fournit un relevé de tisserands inférieur à celui des années qui ont précédé la Révolution. En ce début du xix^e siècle, un certain nombre d'individus avaient déjà opéré leur reconversion. Ce phénomène peut être observé à Plémet où les registres d'état civil signalent, pour les ans VII et VIII, une quinzaine de tisserands30 ; or seuls trois individus exerçaient encore cette activité en 1825- D'autre part, rien ne prouve l'exacte vérité des informations communales transmises au sous- préfet de Loudéac. En effet celui-ci a éprouvé le besoin de noter en marge des « cinquante métiers » recensés à Saint-Caradec : « doit en avoir davantage31 ».

Graph 12. - Recensement des tisserands de Quintin de 1703 à 1737

Tab. 2. - La producteurs de toiles de la manufacture des i bretagnes »

Diversité des tisserands

29Pour mieux comprendre qui étaient les producteurs de toile, le terme de tisserand quoique d'usage pratique mérite d'être clairement défini. Sous cette dénomination on trouvait dans la manufacture, au xviii^e siècle, un certain nombre de situations souvent fort différentes. Le tisserand pouvait exercer son art en ville ou à la campagne, être un artisan à temps complet ou un accidentel, connaître une vie de travailleur indépendant ou de prolétaire façonnier.

30Comment devenait-on tisserand ? Une bonne vingtaine de contrats d'apprentissage rédigés devant les notaires d'Allineuc et de Quintin, entre 1651 et 1784, permettent de mieux saisir ce mécanisme de l'expansion de la manufacture en milieu rural32. Le terme utilisé pour spécifier la nature de ces actes notariés était « brevet d'apprentissage de tisserand », et le maître de stage portait le titre de « maître-tisserand », s'il résidait à Quintin.

31En ce qui concerne les paroisses d'origine des apprentis, un certain nombre de « brevets » les évoquent, toutefois entre Allineuc et Quintin il existait des différences. En effet à Allineuc, seul un apprenti était étranger à cette paroisse ; au contraire à Quintin, tout un contingent de novices venait de Lanfains, du Fœil, de Saint-Brandan, de Saint-Bihy, de Saint-Gil- das. Le rayonnement toilier quintinais s'étendait même bien au-delà de cette zone, comme le fait découvrir la présence d'Yves Le Léan. Ce natif de Lanhélin, paroisse proche de Combourg, expliquait sa présence à Quintin, ainsi que le rapporte son acte d'engagement, par le désir d'« apprendre l'art de la tesserie suivant la manufacture de cette ville33 ».

32La durée d'apprentissage telle que l'évoquent les contrats était très variable : de dix-huit mois à trois ans. Tous ces actes présentent un point commun : pendant leur stage, les jeunes gens bénéficiaient du gîte et du couvert chez leur patron. Des différences existaient cependant : alors qu'à Allineuc l'employeur prévoyait parfois de rémunérer son apprenti, les documents rédigés à Quintin assujettissaient les familles à une contribution proportionnelle à la durée du séjour. Ces exigences patronales qui se situaient à dix livres en 1657, dépassaient vingt-cinq livres en 1784.

33Bien que l'appellation de tisserand impliquât une spécificité masculine, la présence de femmes exerçant cette activité est mentionnée dans les recensements quintinais du début du xix^e siècle. Si diverses raisons peuvent expliquer cette réalité, la mention du patronyme des ouvrières permet de retrouver au moins une cause. En effet, les noms de ces ouvrières étaient ceux portés par les veuves ou pat les filles d'anciens tisserands. Ceci se vérifie avec l'exemple suivant : une ancienne religieuse, Mlle Kerbœuf, rentrée à Quintin en 1790 après la fermeture de son couvent, a prolongé jusque sous la Restauration l'activité paternelle34.

34Outre une spécialisation familiale observable chez les tisserands, on peut aussi noter, entre 1770 et 1820, des signes de « concentration » chez les producteurs de toiles. C'est l'impression qui semble se dégager à la lecture de certains inventaires après décès. Un petit nombre d'artisans, comme l'ont consigné les tabellions, possédait plusieurs métiers à tisser et constituait ce qui pourrait apparaître comme un embryon d'entreprise familiale35. Le tableau qui suit, évoque cet aspect de la production, mais ne concerne pas toute l'histoire de la manufacture, les principales sources d'information ne portent que sur cinquante ans. On peut toutefois observer que les communes du Fœil, de Grâce, de Quintin, de Loudéac, et de Saint-Thélo semblent avoir été les plus affectées par ce phénomène.

Possession de plusieurs métiers à tisser par un même tisserand

35Il serait faux de laisser croire que tout possesseur de plusieurs métiers à tisser avait obligatoirement « grimpé » dans la hiérarchie sociale : pour preuve, le cas de Pierre Reux, tisserand de Quintin36. En 1815, au moment de son décès, cet artisan possédait effectivement deux métiers à tisser mais la somme de ses biens meubles ne se montait qu'à cinq cent douze francs. En comparaison avec la richesse mobilière d'un agriculteur local, il se situait dans la frange inférieure de cette catégorie sociale.

36Quelques exemples quintinais montrent cependant une modification de condition pour certains ouvriers locaux. C'est ainsi qu'en 1806 et en 1816, les inventaires après décès de Jean Le Boulanger et Yves Le Vacon atteignaient trois mille cent soixante francs pour le premier et deux mille quatre-vingt-deux francs pour le second37. Outre leur propre production, ces deux artisans faisaient aussi travailler des « façonniers » de la même ville. La situation de Louis Hervé était encore plus florissante. Au moment de sa mort en 1814, il laissait six mille deux cent quarante et un francs de biens meubles38. À l'exemple de ses deux confrères, il était possesseur de trois métiers, mais donnait aussi du travail à neuf façonniers, à neuf poulieuses et à deux fileuses. Il s'agit là, sans doute, d'un cas exceptionnel.

37C'est bien l'impression de relative pauvreté des tisserands qui apparaît à la lecture du registre de capitation de Quintin pour l'année 179039. Des trois cent seize individus qualifiés de tisserands, seuls dix-sept « maîtres artisans » avaient au moins un commis. Le plus imposé de ces artisans, Jean Le Mené, l'était pour seulement vingt et une livres. Dans la strate inférieure de cette profession, cinquante-sept « façonniers » étaient assujettis à une taxe d'environ une livre. Tributaire de tous les intervenants extérieurs, cette dernière catégorie d'ouvriers était aussi la première victime de toutes les fluctuations qui affectaient la manufacture. D'une façon générale, l'administration se méfiait de ces artisans à façon, ainsi que le fait découvrir le rapport suivant40 :

« (Le tisserand) prend souvent deux pièces de toile ensemble, et les deux, de deux différents particuliers, à l'insu l'un de l'autre. En prenant les deux pièces il convient, avec les deux du même prix ; il les monte sur deux métiers différents. Une fois montées on ne peut les retirer parce qu 'il prend de l'avance sur les deux. Il fait un nouveau prix : il préfère celui qui augmente le plus, ce qui absorbe souvent le profit et porte préjudice aux deux ensemble. L'un souffre par l'augmentation et l'autre par le retardement et est souvent obligé d'augmenter le prix de peur de recevoir sa toile mal fabriquée, ce qui lui ôterait tout bénéfice et le mettrait souvent dans le cas de contravention au bureau de visite. »

Graph. 13. — Richesse mobilière des possesseurs de métiers à tisser dans la manufacture au xviii^e siècle

Graph. 14. - Richesse mobilière des possesseurs de métiers h tisser de 1801 à 1830

38C'est un tout autre avis que formulait en 1763 Le Texier de Clévery, subdélégué de Quintin41 :

« Ceux qui fabriquent la toille, qu 'on appelle tiserants dans le langage du pays ne peuvent plus travailler passé quarante ou quarante-cinq ans, parce que la manufacture s'est beaucoup perfectionnée, et passé ce tems, ils n 'ont plus la force et l'agilité dans les membres nécessaires pour fabriquer ; ils n 'ont plus la vue assez forte pour l'ouvrage à joindre [...] ; la moindre infirmité les met hors d'état de travailler. »

39Pendant la Révolution, en application de la loi du 13 pluviôse an II, un secours de dix millions de francs fut voté pour subvenir aux besoins des plus démunis en France. Quintin reçut alors une aide s'élevant à 1 253 livres 14 sous. Pour justifier l'emploi de cette somme, Jean-Baptiste Digaultray, président de la Société populaire locale, recensa tous les bénéficiaires42. De ce relevé il ressort que près des deux tiers des gens secourus à Quintin étaient des tisserands. Digaultray n'a pas simplement expliqué l'usage des fonds confiés, il a aussi signalé la situation des assistés. Si « le manque d'ouvrage » est l'une des causes fréquemment relevée, Digaultray a cependant formulé des avis aussi peu élogieux que : « ouvrier médiocre », « mauvais façonnier », voire « sans talent ». L'état physique des tisserands n'a pas été oublié puisque se trouvent aussi indiqués : « mauvaise santé », « souvent malade », « travail excessif pour sa santé ». Il se dégage de cet ensemble une impression de profonde misère à une époque où le marché espagnol s'était momentanément fermé aux productions locales.

40Quant aux ruraux qui produisaient de la toile, il faut établir une distinction entre tisserands et paysans-tisserands. Les premiers étaient les pendants des ouvriers urbains, alors que les seconds étaient d'abord des agriculteurs recherchant dans la production toilière un complément de ressources et non l'origine unique de leurs revenus.

41Un document de 1759 permet de mieux comprendre la situation des tisserands en milieu rural43. Il s'agit d'un contrat passé devant notaire entre François Lalleton, meunier à Plémy, et François Rabet, tisserand à Plœuc. Cet acte est intéressant car il réservait l'exclusivité de la production de Rabet au seul Lalleton pour une durée de quatre ans. Outre que le tisserand s'engageait à fournir des toiles de bonne qualité, son commanditaire exigeait aussi que le fil utilisé fût filé par la femme Rabet. Sans tenir compte ni de la valeur du lin, ni du travail de la fileuse, le salaire de l'ouvrier était estimé à quatre sous par aune de toile tissée.

42Une statistique réalisée en l'an X par Charles Boscher de Langle, maire de Saint-Thélo, complète cette connaissance de la réalité toilière en milieu rural44. À cette date et dans cette commune, quarante et un tisserands étaient considérés comme très pauvres, dix-sept mendiant même leur pain. Vingt-sept autres ouvriers travaillaient à façon et subissaient, de ce fait, tous les aléas d'une conjoncture fluctuante. Seuls cinquante-trois fabricants étaient estimés avoir une certaine aisance. Encore convient-il de dire que, pour sept d'entre eux, cette richesse était assimilée à la valeur de cinq aunes de toile. Pour vingt-cinq autres elle s'élevait à dix aunes. Les plus aisés, au nombre de quatre, avaient en propre l'équivalent de trente aunes. Sous le Consulat, il y avait donc à Saint-Thélo, cent vingt-quatre ouvriers uniquement occupés au tissage. Ce total inclut les artisans déjà évoqués et trois domestiques de fabricants. Le niveau de vie de ces différents producteurs de toiles dépassait à peine le seuil de pauvreté.

Tab. 3. - La situation des tisserands d'après les inventaires après décès.

43Le manque de renseignements précis sur les « paysans-tisserands », oblige à regrouper sous une même rubrique des individus aux situations et aux revenus différents. Cependant il se dégage des inventaires après décès certaines informations utilisables. La richesse moyenne de cette catégorie sociale se situait généralement autour de mille livres, à la fin de l'Ancien

44Régime. On est loin des trois cents livres qui constituaient le capital mobilier d'un tisserand urbain. Cela tendrait à faire croire que l'activité toilière a plus profité aux « accidentels » qu'aux « traditionnels ». Il faut cependant nuancer ce jugement en observant ce qui se passait en réalité.

45Fréquemment, la fabrication des toiles était le fait du seul paysan-tisserand, mais dans certaines exploitations c'était l'un des commis qui se chargeait de cette production. Pour l'agriculteur, les fluctuations déjà signalées à propos des ouvriers du type « façonnier » pouvaient être atténuées. Ainsi, en période de récession économique, gardait-il toute possibilité de débaucher son employé devenu inutile. Le phénomène était favorisé par le type de contrat verbal en usage dans la région celui-ci ne portait alors que sur une année d'activité.

46La réalité d'un manque d'unité au sein des producteurs transparaît aussi à la lecture des livres de comptes de Jean-Marie Morice et cette source d'information permet de dégager quelques grandes tendances relatives à la longueur des productions45.

47En ce qui concerne les bretagnes « étroites », on peut grossièrement considérer que trois tailles constituaient une espèce de norme : les vingt aunes et en dessous, les vingt-cinq à quarante aunes et enfin les productions de quarante-cinq à quatre-vingts aunes. Cela correspondait pour l'essentiel à la division sociale entre tisserands et paysans-tisserands. Les premiers étaient tenus de vendre rapidement leurs toiles pour racheter du fil et se nourrir, faute d'avance suffisante. Ils fournissaient donc un produit de moindre longueur, quitte à le couper sur le métier et même à présenter un maigre coupon de cinq aunes. La situation un peu moins aléatoire de certains ouvriers et de la majorité des paysans producteurs de toile leur permettait de constituer de plus longues chaînes et d'utiliser l'essentiel de leur provision de lin. Quant aux longs coupons, jusqu'à quatre-vingts aunes (112 m), leur rareté montre bien que semblable réalisation représentait un investissement trop élevé pour la totalité des ouvriers. À l'évidence, ce type de production sortait de chez quelque notable agricole local.

48Les pièces « larges » achetées par Morice et majoritairement réalisées par les tisserands de Quintin, présentaient les mêmes différences de longueur. Toutefois on observe une plus grande proportion de toiles entre vingt et quarante-cinq aunes. Ceci permet d'imaginer que, chez certains artisans urbains, la situation matérielle était moins « critique » que chez leurs confrères ruraux. À l'égard des longs coupons, on peut enfin imaginer qu'ils sortaient de l'un de ces ateliers où un propriétaire-fabricant faisait travailler plusieurs commis et apprentis.