1Dans le descriptif qu’il a fourni du diocèse de Saint-Brieuc à la fin du xviii^e siècle, le docteur Bagot signale clairement l’opposition qui existait alors entre l’Armor et l’Argoat :

« Les paroisses situées le long de la côte sont les plus riches, les plus petites, les plus peuplées et les mieux cultivées [...]. La partie méridionale, au contraire est couverte de landes et de bois : le seigle, l’avoine, le sarrasin sont presque la seule nourriture des habitants1. »

2Or, cette partie méridionale, si dénuée d’avantages pour Bagot, correspondait à l’aire de la manufacture. Il était donc tentant d’associer misère agricole et développement toilier.

La brutalité d’un constat

3La plus ancienne statistique agricole régionale date de 17332. À propos de l’activité paysanne dans la subdélégation de Quintin, l’intendant de Bretagne écrivait :

« Les habitants sont laborieux mais (ils) négligent l’agriculture ».

4À l’appui de son jugement il fournissait des informations qui permettent de mieux appréhender la situation agricole du centre-Bretagne à cette époque :

5Note 33

6Il ne s’agit pas de prendre ces chiffres comme un recensement précis, mais plutôt comme l’indication d’une réalité certaine. De leur lecture transparaît l’extrême sous-utilisassions du sol principalement dans les subdélégations de Moncontour et de Josselin. Si quelques paroisses toilières appartenaient bien à ces circonscriptions administratives, l’essentiel de la manufacture s’étendait sur celles de Quintin, d’Uzel, de Pontivy où la situation n’était guère plus brillante. Cette pauvreté agricole se vérifiait toujours un demi-siècle plus tard4 :

7Note 55

8Il est bien sûr malaisé de comparer ce recensement avec le précédent, mais il fait toutefois apparaître le peu d’emblavures qui existaient dans le district de Loudéac : moins de trente pour cent du sol étaient réellement cultivés ; or en l’an II, les trois quarts des communes composant cette nouvelle unité administrative s’adonnaient à la fabrication des toiles. Quant au district de Saint- Brieuc, son apparent dynamisme agricole ne se comprend que par l’association de riches sols côtiers à la pauvre région de Quintin. On pourra sans doute contester ces statistiques réalisées sous la Révolution ; toutefois les informations qu’elles fournissent confirment l’appréciation des contemporains sur le centre-Bretagne6. Elles permettent enfin d’affirmer qu’aucune modifia- cation agricole sensible n’avait affecté la région au cours du xviii^e siècle.

9Outre la faible superficie de terres cultivées dans la région de la manu- facture, il faut aussi évoquer le faible rapport du sol qui caractérisait alors cette zone. La connaissance de cet aspect particulier du monde agricole a été facilitée par l’utilisation de quelques études agricoles communales sous le premier Empire. Ces documents et les archives notariales per- mettent de mieux connaître les maigres rendements du sol dans le centre-Bretagne, à la fin du xviii^e siècle et au début du xix^e siècle7. Il aurait été intéressant d’établir une statistique portant sur la totalité de la zone occupée par la manufacture, mais les rapports actuellement conservés ne concernent que neuf communes.

Rapport de sol par hectare

10De ces données il ressort une très grande variation des rendements par hectare : non seulement entre les différentes céréales, mais aussi entre les différentes communes. La conséquence qui en a toujours résulté pour la région, c’est de grandes difficultés d’approvisionnement ainsi que l’exprime cet extrait d’une lettre écrite en l’an III :

« Le district de Loudéac est sur le point de manquer de grains de toute espèce. Jamais il n’a pu pourvoir à sa subsistance. Le peuple y cultive peu. Il nourrit dans son sein une branche de commerce considérable celui des toiles dites cydevant Bretagnes [...]. C’est ce commerce qui fait négliger l’agriculture au point que le district n’a jamais eu de subsistances pour plus de six mois de l’année8 ».

11Toutefois l’analyse formulée par les administrateurs loudéaciens semble confondre origine et conséquence. Une telle appréciation s’inscrit après un siècle de fonctionnement de la manufacture et elle reflète plus une réalité de la fin du xviii^e siècle, qu’elle ne donne une réponse à ce que pouvait être la situation un siècle plus tôt.

12Grâce à certains inventaires après décès, rédigés à la fin du xviii^e siècle ou au début du xix^e siècle et retrouvés dans les archives des notaires locaux, on peut connaître les superficies mises en valeur par certains agriculteurs de la manufacture. En effet, les anciens tabellions ont parfois indiqué dans leurs actes, non seulement la nature des biens meubles, mais aussi la surface des champs réellement cultivés par le défunt et sa famille9.

Taille des exploitations agricoles à la fin du xviii^e siècle et au début du xix^e siècle

13Les anciennes pratiques agricoles de la région ont été abondamment décrites par les rédacteurs des avant-projets de cadastre des cantons de Mer- drignac et de Quintin. Les premiers documents ont été réalisés sous le premier Empire et les seconds sous la monarchie de Juillet10. Tous n’ont pas été rédigés avec le même soin et les meilleures informations proviennent des documents impériaux. Cependant le regroupement de ces différentes sources permet une connaissance plus précise de la situation locale et, surtout, conduit à penser que l’agriculture du centre-Bretagne a paru connaître une léthargie pendant au moins deux siècles.

14Les renseignements les plus intéressants concernent Saint-Vran. Même si cette commune n’appartenait pas directement à la manufacture, la nature de ses terres et les systèmes agricoles pratiqués l’apparentaient fortement à la région de Loudéac. Quoique le travail des arpenteurs ait été réalisé dans une optique fiscale, il permet de découvrir aussi bien la qualité des sols que leur utilisation basée généralement sur le mode de l’assolement triennal.

Rotation des cultures sur 12 ans, en fonction de la nature du sol

15Les longues phases de repos ou de jachère qui apparaissent sur le tableau ci-dessus prouvent bien que le sol réellement cultivé ne doit pas être assimilé aux terres dites « en culture ». Pour Le Fœil où une étude semblable existe, les rotations s’effectuaient de façon identique mais se pratiquaient sur une durée oscillant entre huit et douze ans11. Chaque année, c’est seulement soixante-dix pour cent du sol labouré qui portaient des semences. La carte de la situation agricole départementale en 1836 fait apparaître la spécificité des différents « pays ». L’opposition entre une frange côtière relativement productive et un intérieur misérable n’y prend que plus d’importance.

Carte 7. - Situation agricole des Côtes-du-Nord en 1836

16Les amendements prévus pour enrichir les terres étaient des productions indigènes. Ils provenaient des pailles moissonnées, des ajoncs de bruyère coupés comme litière et mis à macérer dans les cours humides ou encore des boues des douves. Dans la zone comprise entre Moncontour et Saint-Maudan on n’achetait pas d’engrais à l’extérieur car seuls le seigle et le sarrasin bénéficiaient d’un tel apport « indigène » à raison de vingt charretées par « journal ». Toutes causes qui expliquent d’aussi faibles rendements que ceux des terres de Saint-Vran :

Rapport des céréales à Saint-Vran

Des conditions naturelles défavorables

17Même s’il ne s’agit pas ici de rédiger une monographie de géographie générale, les obstacles naturels qui se sont opposés de longue date aux tentatives de mise en valeur de la Bretagne-centrale ne peuvent être omis de cette étude12.

18L’Armorique est bâtie, pour l’essentiel, dans un massif ancien fait de roches d’origine granitique, métamorphique ou sédimentaire. L’image réductrice de pénéplaine appliquée à toute la province doit être abandonnée car l’idée est trop simpliste. Le relief breton date, dans sa forme actuelle, des mouvements tectoniques tertiaires qui ont affecté le vieux socle déjà arasé à la période précédente. À cette influence s’est ajoutée celle des climats de type tropical qui ont durablement modifié voire altéré les sols, tout au long du Tertiaire.

19Bien que la zone centrale de la province n’ait alors connu que des mouvements de faible amplitude, ceux-ci ont été suffisants pour faire rejouer d’anciens accidents hercyniens. Il en a résulté des dénivellations en compartiments plus ou moins élevés, parfois basculés. Entre Quintin et Uzel tous ces phénomènes ont ainsi favorisé l’apparition de reliefs de type appalachien. Ils expliquent aussi une reprise générale de l’érosion laquelle a entraîné un encaissement vigoureux de l’Oust13.

Carte 8. - Carte hypsométrique des Côtes-d'Armor

20À l’échelle de cette étude, le substrat a été lui aussi un des facteurs déterminants dans l’évolution des types de profils et dans la texture du sol14. Ce dernier se présente sous quatre aspects principaux dans la région étudiée, suivant qu’il repose sur des roches grenues acides, des grès, des quartzites, des schistes, ou qu’il occupe des fonds de vallées.

21L’épine dorsale du département des Côtes d’Armor est constituée par un arc de roches dures : les massifs de Quintin-Duault et du Méné. Les sols y sont de nature limono-sableuse et de profondeur variable. Ils présentent des facteurs favorables comme leur légèreté et leurs possibilités filtrantes, mais les contraintes demeurent fortes à cause des reliefs accidentés. Le type de terre que l’on y trouve manifeste une forte tendance à l’acidification qui se trouve accentuée par les effets du climat océanique.

22À l’ouest d’Uzel, apparaissent des sols sur des grès et des quartzites. La terre arable y est peu profonde car le substrat est dur et s’altère difficile- ment. Il en résulte des reliefs accentués comme celui qui sert de limite communale entre Merléac et Le Quillio.

23La majeure partie de la région qui constituait la manufacture s’étend sur ce que les géographes ont appelé le plateau de Rohan. Il s’agit d’un vaste empilement de roches schisteuses donnant des sols peu profonds. Leur originalité tient à leur couleur brun clair ou brun jaune. C’est une caractéristique des zones à forte teneur argileuse. Actuellement le travail du sol y est relativement facile en dépit de la présence de filons de quartz, mais les périodes d’intervention sur les parcelles demeurent toujours limitées dans le temps à cause de leur humidité.

24À ces types de sols il faut adjoindre ceux qui résultent des apports alluviaux. Déposés dans les multiples vaux qui segmentent la région en autant de « pays », ils sont généralement peu différenciés et se caractérisent essentiellement par une texture fine associant des limons et des argiles.

25Sauf exception, toute la région qui constituait l’ancienne aire de la manufacture avait des sols de qualité médiocre. Trop acides, ils se caractérisaient principalement par une absence d’éléments fertilisants naturels et par une aération insuffisante. Il en a résulté, jusqu’au xix^e siècle, de vastes zones compactes qui ont été à l’origine de l’appellation « terres froides » que leur donnent les documents notariés anciens.

L’influence néfaste du domaine congéable

26Les contraintes géologiques et géographiques ne représentaient pas la cause unique du sous-développement agricole en Bretagne centrale aux xvii^e et xviii^e siècles. D’autres éléments y concouraient. Le principal et sans doute le plus rétrograde, pour ne pas dire le plus réactionnaire d’entre eux, était le domaine congéable. Dans sa thèse, Léon Dubreuil en situe la frontière un peu à l’ouest de la rivière Oust15 ; or les documents notariés compulsés per- mettent d’affirmer que la véritable limite, aux xvii^e et xviii^e siècles, était la rivière du Lié ou de Lélié comme les documents d’époque la désignent16. Plus exactement, la partie de la manufacture associant fermage et domaine congéable croissait à mesure que l’on s’éloignait vers l’ouest.

27Mais qu’était-ce en réalité que le domaine congéable ? Il s’agissait d’un contrat agricole d’origine médiévale par lequel le preneur devenait tout à la fois fermier du fonds et propriétaire de tous les édifices. Le bailleur portait le nom de propriétaire foncier et le locataire celui de colon ou de douanier. Deux types de domaines congéables existaient dans la région et correspondaient sensiblement aux deux grandes seigneuries qui se partageaient les zones occidentale et sud de cette étude : l’usement de Goëllo autour de Quintin et vers le sud, à partir d’Uzel, l’usement de Rohan.

28Un traité rédigé au xviii^e siècle permet de mieux connaître ce qu’était l’usement de Goëllo ou de Quintin17. Composé de vingt-trois articles il évoque principalement les rapports entre le domanier et son colon. Comme dans les autres contrats de ce type, le propriétaire possédait les « superfices » et pouvait « congédier » son locataire après l’avoir remboursé des « frais convenanciers18 ». En dehors de ces traits généraux, un article de cet usement mérite plus particulièrement d’être étudié : l’article quinze.

Carte 9. - Le domaine congéable au xviii^e. Siècle

29Il permet de mieux comprendre la rusticité attribuée aux anciennes constructions rurales bretonnes puisqu’il stipulait en effet :

« Les convenanciers peuvent bâtir sur les anciens fondements et masures pourvu qu’ils ne bâtissent pas avec trop de somptuosité comme de bâtir de pierres de taille et couvrir d’ardoises, qu’ils ne fassent plusieurs étages ».

30Toutefois, au xviii^e siècle, l’usement de Quintin avait commencé à perdre de son importance. De nombreux actes notariés font référence aux autorisations seigneuriales facilitant la transformation des convenants en exploitations régies par le système de l’héritage19

31Quant au domaine congéable qui « sévissait » dans le duché de, même s’il a connu à la période moderne une limitation de son aire d’extension, les contraintes qu’il imposait aux ruraux ne se sont pas modifiées. Ceci se vérifie si l’on compare deux textes de cet usement, rédigés l’un en 158020 et l’autre en 178621. En dépit des deux siècles qui séparent ces documents, aucune différence ne peut être observée ni sur le fond ni sur la forme. Il semble donc opportun de relever les éléments les plus originaux de cette législation rurale si caractéristique de la Bretagne centrale.

32Se fondant sur la « Coutume de Bretagne », de nombreux articles du domaine congéable de Rohan évoquent les problèmes de succession des propriétaires fonciers du duché. Au moment des partages, le « mâle » était préféré à la « fille » et le puîné ou « juveigneur » à l’aîné. Bien sûr, dans le cas où le défunt était sans descendance masculine, la plus jeune des filles héritait. Si le mort était sans héritier direct, les édifices et superfices22 revenaient, de droit, au seigneur. Ceci en excluait alors les autres membres de la famille. Cette situation portait le nom de « déshérence23 ».

33Dans le cas, peu fréquent, d’un possesseur de plusieurs exploitations, le juveigneur avait la préférence dans le choix de sa tenue. Les autres enfants, garçons puis filles, passaient ensuite dans l’ordre de succession. Les veuves conservaient en douaire le logis, une petite quantité de terre et quelque bétail. Comme aux environs de Quintin, la même interdiction de « bâtir de nouveau ni changer le fonds de bâtiments autres que réparations nécessaires » était applicable aux colons.

34Le propriétaire foncier avait aussi le droit de congédier son colon, mais il usait rarement de cette possibilité. En effet, ainsi que dans le duché de Quintin, la loi lui faisait obligation de rembourser au locataire le prix des édifices que le colon ou ses ancêtres avaient acquitté à leur entrée. Enfin, à chaque mutation d’homme, le tenancier devait « bailler aveu et déclarer les terres de sa tenue et les rentes d’icelle ».

35Quelques articles originaux marquaient la spécificité de l’usement de Rohan. Le propriétaire avait ainsi la possibilité de vendre sa tenure ou de la « sous-louer » ; mais ce dernier acte ne pouvait se faire que dans le cadre d’un bail inférieur à neuf ans. Une telle situation, apparemment libérale, fragilisait en réalité de nombreux paysans sans terre. Ces malheureux étaient ainsi obligés de « déguerpir », à intervalles réguliers, ne pouvant mener à bon terme une véritable mise en valeur du sol.

36Le duc de Rohan n’était pas l’unique propriétaire foncier dans l’étendue de sa juridiction seigneuriale. Tous les autres possesseurs de terres, qu’ils aient été nobles, marchands, bourgeois ou paysans, avaient obligation de se conformer à la législation en vigueur dans le duché. Il en est donc résulté, pour la région, un certain nombre de pratiques contraignantes qui ont freiné l’évolution agricole pendant une très longue période.

37Bien que les rentes grevant une tenue aient été un peu moins élevées que celles imposées au fermage24, le statut du domaine congéable ne permettait cependant aucune modification dans les pratiques agricoles. La fiction juridique d’une double propriété faisait en réalité « du propriétaire foncier », le vrai maître du sol et des pratiques agricoles. Ceci n’est pas évoqué dans les anciennes jurisprudences mais transparaît au détour des contrats de location de terres et plus tard, au xix^e siècle, dans les analyses de la spécificité agricole locale. Le contrat de location de la métairie du Cosquer, au Quillio, portait à l’adresse des futurs métayers l’article suivant :

« Ils cultiveront, engraisseront et ensemenceront les terres suivant l’usage du canton25 ».

38De telles obligations empêchaient toute innovation dans les pratiques agricoles ou dans la rotation des plantes cultivées. Tout ceci devait conduire au constat, peu optimiste, formulé par Benoiston et Villermé en 1840 :

« Ce champ qu’il (le paysan des Côtes-du-Nord) cultive, il le laboure de la même manière que le labourait son père et celui-ci faisait exactement ce qu’il avait vu faire au sien26 ».

Les pesanteurs de l’agriculture locale

39Les deux types de domaines congéables relevés n’exerçaient pas leur influence sur toute la manufacture, mais leurs effets pervers se faisaient sen- tir bien au-delà de l’aire qui leur était attribuée. En effet, les situations qui vont être évoquées maintenant s’appliquaient à des terres non soumises aux différents types d’usements. Il s’agit très certainement d’une preuve du recul de l’usement de Rohan de la rivière du Ninian vers celle de l’Oust. Ceci a dû se passer sous l’influence de seigneurs étrangers à la région, comme les de Boisbilly à Plémet, les de Duras à Uzel, ou désireux d’accroître leurs revenus, comme les de Robien au Fœil et les de Carcado à Saint-Caradec27.

40Les obligations auxquelles était soumis tout propriétaire foncier procédant à un congément : présage des édifices, des superfices, versement des droits convenanciers existaient aussi dans la zone à fermage sous le nom d’ensouchement28. Ce terme était utilisé pour évoquer les inventaires réalisés à l’entrée puis à la sortie du locataire d’une ferme. Il s’agissait là d’une chose bien naturelle puisque, outre la description des lieux, le document notarié énumérait aussi les quantités d’engrais présentes dans la cour et le nombre de gerbes de céréales contenues dans les greniers. Ceci conduisait le nouveau locataire d’une exploitation agricole à maintenir le même type de productions sur des surfaces équivalentes, afin de pouvoir fournir à sa sortie un relevé identique à celui qu’il avait trouvé au moment de son entrée29.

41Une telle situation aurait sans doute pu être modifiée si le vaste chantier de défrichement des landes avait été mis en œuvre, mais il s’agissait d’une œuvre titanesque qui dépassait les capacités et plus encore les possibilités matérielles des ruraux. Les rôles-rentiers des châtellenies de Loudéac et de La Chèze rédigés à la fin du xviii^e siècle permettent d’affiner quelques aspects de la réalité agricole dans la partie sud de la manufacture30. Ils évoquent les afféagements réalisés dans dix paroisses et trèves qui dépendaient du duché de Rohan31.

Graph. 1. - Évolution annuelle des afféagements, de 1712 à 1784 dans les paroisses dépendant du duché de Roban.

Graph. 2. -Afféagements au xviii^e siècle dans les paroisses dépendant du duché de Rohan.

(Source : ADCA, 68 J, fonds Dom Alexis)

42Pour la période 1712-1784 cela représente un peu plus de mille sept cent quatre-vingts hectares qui ont été soustraits aux landes paroissiales. Globalement quelques grandes phases d’afféagement apparaissent : au début du xviii^e siècle, puis entre 1730 et 1739 et enfin après 1755. À cette dernière date, le duc de Rohan exprimait encore ses regrets d’avoir « près de la moitié de terres stériles dans le Duché et le Porhoët32 ». C’est une constatation similaire qu’Ogée pouvait formuler en 1780, à propos du même sujet, puisqu’il écrivait : « landes en quantité » pour Loudéac et ses trèves, « beaucoup de landes » à Saint-Thélo, « quantité prodigieuse de landes » à La Ferrière33.

43Est-ce à dire que tout essai de mise en valeur des terres incultes était voué à l’échec34 ? C’est ce que pourraient laisser croire les exemples suivants qui, après 1753, ont eu pour cadre la zone du Méné dont le duc de Pen- théière souhaitait la mise en valeur35. Il faut dire aussi que cette tentative a dû paraître pharaonique aux paysans bretons de l’époque.

44En 1753, Corgnets des Correc originaire des environs de Quintin décida d’installer une vingtaine de familles sur les landes de Moncontour. Cette même année trente hectares furent défrichés et les États de Bretagne versèrent une aide de quinze mille livres. Celle-ci s’ajoutait à une semblable somme précédemment engagée. Finalement l’opération se solda par un échec. Celui-ci n’engageait pas la seule responsabilité du défricheur, il était dû en partie à l’opposition des riverains qui voulurent même attenter à la vie de Corgnets des Correc36.

45La seconde tentative, œuvre de Dugué-Lambardière originaire du Maine, concerna mille hectares dans la lande du Méné. Après la construction de bâtiments nécessaires à l’exploitation et les premiers défrichements, l’affaire fonctionna jusqu’en 1787. Cette année correspond à la date du décès de l’afféagiste et au retour des terres à leur état initial de friche.

46La troisième réalisation eut pour cadre les vastes landes de Fanton qui s’étiraient entre Plouguenast et Moncontour. C’est aussi un défricheur étranger à la région qui intervint : Le Marchand du Mesnil. Ce Normand s’était installé sur les deux mille hectares afféagés, avec quarante personnes, de nombreux animaux et un matériel adapté. Après avoir mis en culture deux cents hectares il se retrouva, lui aussi, sans le sou. Comme il n’était qu’un prête-nom, son bailleur de fonds Lambert37 reprit les choses en main confiant l’entreprise au Briochin Ruellan-Kérigant. Ce dernier resta en place jusqu’à l’hiver 1794-1795, mais à cette date il dut fuir devant l’hostilité des paysans de Plouguenast, Langast, Plémy, Gausson38.

47Une telle attitude de la communauté rurale s’explique par le rôle que jouaient les « terres vaines et vagues » dans l’économie bretonne. La « Très Ancienne Coutume de Bretagne » avait attribué ces espaces incultes aux seigneurs. Ils pouvaient désormais arguer du principe : « nulle terre sans seigneur », mais admettaient cependant, moyennant redevance, que les ruraux y pratiquent le pacage39. L’hostilité à des transformations liées aux afféagements est clairement exprimée par une pétition de certains habitants du Quillio, au moment des premières ventes des landes communales :

« Cette vente nuirait notablement aux riverains [...] qui n’ont guère de moyen d’existence que le bienfait d’une vache, en les privant de la faire pâturer dans ces communs40 ».

48Les archives notariales permettent enfin de découvrir l’une des plaies du monde rural : « le bail à cheptel ». Ce type de contrat plaçait la paysannerie pauvre sous la dépendance de ceux qui possédaient des capitaux et souhaitaient les faire fructifier dans une activité sans gros risques. De Quintin à Plumieux et de Moncontour à Trévé, c’était une pratique commune à toute la région41.

49Rappelons pour mémoire les caractéristiques de cet acte, équivalent de l’actuel article 1804 du code civil. Par contrat établi devant notaire, un bailleur confiait à un preneur un lot d’animaux préalablement estimés. À la fin du bail le propriétaire recouvrait le montant de ses avances en argent ou, le plus souvent, en animaux. Les profits et pertes étaient partagés de moitié. Il ne semble pas s’être agi d’une spécificité régionale, puisque Pierre Massé cite des exemples identiques dans le département de la Vienne42.

50De 1771 à 1791, devant M^e Depagne notaire à Plouguenast, cinquante- deux baux de ce type ont été rédigés. Les sommes investies n’ont jamais été très importantes, même si certaines époques semblent avoir été plus favorables que d’autres. Quant aux variétés d’animaux sujets à contrat, il s’agis- sait de ceux dont avait besoin tout agriculteur dans la conduite de son exploitation.

Graph. 3. — Baux à cheptel passés de 1771 à 1791 devant M^er Depaigne de Plouguenast.

Carte 10. - Les surfaces en labours en 1836

Carte 11 — Pourcentage de terres réellement cultivées en 1836

51L’interprétation de ces actes conduit à ne pas conférer la même valeur à tous les animaux : les moutons n’ont été l’objet que de trois contrats alors que les bœufs sont mentionnés vingt-six fois.

52Devant tant de handicaps on comprend mieux qu’une telle agriculture de subsistance présentait toutes les caractéristiques suffisantes pour conduire les ruraux à trouver un substitut à leur misère. Ceci permet de mieux appréhender l’extension de la manufacture en milieu rural. Toutefois, de Saint-Méen-Le-Grand à Châteaulin, les conditions de vie étaient semblables : si elles n’ont pas entraîné le même développement textile c’est donc que les causes agricoles n’ont pas été déterminantes dans le processus de transformation régionale. Dans cette optique, la pauvreté agricole, loin d’être la cause première du développement toilier régional, ne doit plus alors être considérée que comme un élément favorable.