1L’étude de la violence constitue l’une des clés permettant la compréhension de la société d’Ancien Régime. C’est même par le biais de l’intérêt pour la criminalité que les historiens ont (re) découvert la richesse du contenu des archives judiciaires. On a rappelé plus haut les grandes lignes de l’évolution couramment admise : le passage d’une société violente à une autre policée, grâce à l’action « civilisatrice » de l’État absolutiste et de l’Église tridentine, destinée à discipliner les âmes et les corps. L’étude de la justice, ou plus précisément celle de la criminalité à travers les sources judiciaires, semblait s’intégrer à cette théorie et même en rendre compte avec pertinence : la « civilisation » des mœurs se traduirait, sur le plan judiciaire, par le passage de la « violence au vol », d’une délinquance contre les personnes à une montée irrépressible des atteintes aux biens.

2Il n’est pas besoin, ici, de montrer les limites de cette théorie – vision simplificatrice de la société médiévale, vision trop verticale des relations à l’œuvre dans la société, absence d’autonomie des populations… – qui possède tout de même l’avantage des téléologies : dans le monde actuel domine effectivement la criminalité économique.

3L’intérêt des archives d’un tribunal de première instance ne réside pas dans l’apport d’un nouvel élément au débat sur la quantification du phénomène ; on l’abordera certes mais ce n’est pas l’essentiel. Ces documents qui décrivent, dans leur quasi-totalité, des affaires modestes, plus souvent coups et blessures sans gravité qu’assassinats, permettent surtout d’explorer la violence « ordinaire », ce caractère ne décrivant d’ailleurs pas une fréquence mais plutôt son intégration dans les relations sociales. Mais, et là réside le point principal, est-ce la violence – la réalité des comportements – ou le recours au tribunal de proximité pour résoudre certains conflits qui fait partie du cours normal des choses ?

De la violence au vol ? Essai de quantification

4Quatre cent trente-cinq affaires criminelles ont pu être recensées comme ayant été instruites, en tout ou partie, par le prévôt de Vaucouleurs entre 1670 et 1790. La précision du nombre n’est qu’apparente. En réalité, de multiples facteurs concourent à l’incertitude : imprécision de la notion d’affaires lorsqu’il faut additionner des actes de nature très diverse, surtout lacunes dans les sources pour certaines périodes. On peut simplement supposer, par l’application de diverses méthodes, que les indéterminations ne sont pas importantes et, surtout, ne remettent pas en cause les évolutions. C’est de toute façon le lot de tous ceux qui tentent de quantifier des sources d’Ancien Régime.

Constats

5L’évolution chronologique générale montre deux phénomènes majeurs : le premier est le déclin de l’activité criminelle du tribunal, qui passe d’environ dix-huit affaires traitées annuellement entre 1680-1690 à moins de cinq, un siècle plus tard. Cette évolution, si l’on tient compte d’un probable sous-enregistrement dans les années 1700-1730, n’est pas linéaire mais brutale, avec un hiatus au tournant des deux siècles envisagés et ensuite un maintien à un niveau médiocre. Avant de conclure à une pacification des mœurs au cours du xviii^e siècle, il faut affirmer le deuxième point : même au début de la période, l’activité de la prévôté apparaît très modeste, inférieure en tous cas aux calculs établis par d’autres chercheurs pour des juridictions comparables. Il est donc très probable que les Valcolorois ne portent pas tous leurs conflits devant la justice mais effectuent un choix. L’évolution serait donc le signe d’une plus grande réticence à utiliser les services du tribunal de la prévôté plus que d’un éventuel changement dans les comportements délinquants. L’analyse typologique des affaires le confirmera.

6Cette répartition des affaires criminelles par nature – le problème est même plus complexe au civil – suppose la confection de catégories qui sont, là encore, des constructions de l’historien : les juges n’ont jamais « étiqueté » leurs décisions. Or, si chaque chercheur met isolément au point ses propres outils d’analyse adaptés à ses sources et à ses besoins, cela ne lui permet guère d’effectuer des comparaisons : soit l’étude utilise des termes génériques très vagues qui induisent des conclusions ambiguës, soit, au contraire, elle propose des catégories nombreuses qui ne peuvent être réutilisées ailleurs. La création de catégories larges – ordre public, délits économiques, violences, mœurs – que nous avons choisi ici induit, sans nul doute, des perspectives particulières : placer sous le vocable commun « violences » des actes aussi différents que des injures verbales, des coups et blessures et des assassinats, n’est pas sans conséquence. À défaut de mieux, puisqu’il n’existe pas de grille typologique adaptable à tous les besoins et reconnue par tous, on ne peut qu’assumer l’arbitraire d’un choix, néanmoins raisonné1.

7Certains délits sont très peu représentés. C’est le cas des atteintes aux mœurs (3,9 % du total des délits) et de la sous-catégorie des homicides. Même en tenant compte du nombre limité d’habitants de la prévôté, il est fort improbable que ces chiffres constituent l’ensemble ou même une grande part de la délinquance réelle. Seulement trois cas de suicide, dont le dernier en 1746 ? Seulement quinze homicides en cent vingt et un ans pour une population de plusieurs milliers d’habitants ? Gregory Hanlon, dans une étude déjà citée, compte pour la petite ville aquitaine de Clairac quatre homicides réussis et dix tentatives… en dix ans2. En fait, il est bien certain qu’une (grande ?) part de cette délinquance échappait aux procédures criminelles instruites par le prévôt de Vaucouleurs. Deux raisons au moins pouvaient théoriquement entraîner cette « fuite ». D’abord, certaines affaires (assassinat, duel, incendie) étaient envoyées vers d’autres juridictions qui en possédaient la compétence exclusive ; ensuite, d’autres délits n’étaient pas réprimés, faute d’accusateurs. Ainsi, alors que l’on a conservé quarante procès-verbaux de reconnaissance de cadavre, aucun n’a donné lieu à l’ouverture d’une instruction criminelle, ni pour suicide, ni pour meurtre : on est bien obligé de conclure à l’inactivité volontaire du ministère public. La question essentielle n’est donc plus de savoir si tous les délits commis figurent dans les archives, mais de se demander quelles sont les modalités du choix. Cela ne signifie pas forcément que ces délits étaient impunis, puisque d’autres solutions que le recours institutionnel, notamment les différentes voies de l’infrajustice, pouvaient leur être appliquées.

8Le passage du litige au procès résulte donc d’un choix, opéré selon des modalités qu’il faudra définir, par les différents acteurs du théâtre judiciaire. À la lecture du tableau général de répartition, est-il donc encore possible de parler du fameux passage de la violence au vol ?

Tableau n° 9 : Répartition chronologique et par nature des 435 affaires criminelles traitées par le prévôt de Vaucouleurs (1670-1790)

Moins de violents, peu de voleurs

9Plus de trente ans après son énonciation, quinze ans après sa remise en cause, notamment par les articles de Benoît Garnot, la thèse du passage de la violence au vol reste un horizon incontournable du débat historiographique sur l’évolution de la criminalité, même si le camp de ses sectateurs compte de moins en moins de membres. Il est donc encore nécessaire de prendre position sur cette question.

10Si l’on ne disposait, comme source pour l’étude, que des dictums criminels rendus par le prévôt de Vaucouleurs, l’hypothèse du passage d’une criminalité violente à une criminalité économique au cours du xviii^e siècle serait tenable : les violences, tout type confondu, forment 69,1 % des sentences de 1670 à 1699, et seulement 29,7 % de 1700 à 1790, alors que la part des délits économiques, au cours des mêmes périodes, passe de 22,1 % à 37,8 %. Cependant, on ne peut constater d’inversion de tendances : la quasi-disparition des sentences pour violences n’est pas réellement relayée par une poussée des délits économiques qui ne croissent qu’en pourcentage, à la faveur d’une baisse générale de l’activité.

11Surtout, la prise en compte de toutes les affaires connues, et pas seulement celles qui ont donné lieu à une sentence, amène à nier le fameux passage. Même si les délits économiques progressent en pourcentage, les différents types de violence sont dominants, en chiffres absolus et en pourcentage, durant toute la période, oscillant autour d’un palier assez stable de deux-tiers du total. Ce constat n’est pas propre à la prévôté de Vaucouleurs et on retrouve ce chiffre, grosso modo, à Clairac et à Agen, à Saint-Germain des Prés comme au Pont-de-l’Arche à la fin du xvii^e siècle3. Même à la fin de l’Ancien Régime, les Valcolorois apparaissent plus violents que voleurs.

12Mais, s’agit-il bien de cela ? Après tout, on pourrait sauver la théorie en supposant que le passage n’a pas encore eu lieu à la prévôté de Vaucouleurs. Cela n’est guère crédible, tant les niveaux absolus sont faibles : les Valcolorois, majoritairement, ne sont ni voleurs, ni violents. Au plus fort de son activité, à la fin du xvii^e siècle, le prévôt n’avait guère à connaître plus d’une dizaine de plaintes par an pour injures ou coups et blessures, émanant d’un ressort de cinq mille habitants. Il y a meilleure preuve de sauvagerie.

13Pour saisir les implications de ces données, il faut revenir à la différence observée entre les sources, les sentences reflétant mieux la théorie du passage que les autres documents. Cette variation a déjà été constatée, par exemple dans la principauté de Neuchâtel, où Philippe Henry note que le rapport entre les actes violents et le vol, qui est de 42 %/42 % dans le total des poursuites, n’est que de 25 %/52 % dans les sentences. Cela signifie que, comme à Vaucouleurs, « les poursuites commencées sont beaucoup plus souvent abandonnées contre des brutaux que contre des voleurs4 ». Plus que des transformations dans les comportements délinquants, les statistiques reflètent bien, ainsi que Benoît Garnot l’a démontré, l’évolution de la criminalité poursuivie et les choix répressifs, que ce soit ceux des autorités judiciaires ou des populations.

Encore le choix

14L’échec de la théorie « de la violence au vol » tient à une insuffisante prise en considération des conditions d’élaboration de l’archive judiciaire qui ne se contente pas d’enregistrer, à l’instar des mercuriales ou des registres paroissiaux, des réalités matérielles indépendantes d’elles. Cela amène à mettre en cause la possibilité de mesurer l’évolution chronologique d’un fait social – la délinquance – dont les définitions varient avec le temps.

15On peut d’abord douter qu’il existe, comme le pose en préalable implicite toute tentative de quantification, un stock donné de conflits criminels, les deux termes étant clairement imprécis. Il n’y a pas, les sociologues l’ont montré, d’actes criminels en soi, par nature, mais seulement par le biais des normes, culturelles ou juridiques, acceptées par la société envisagée. Ensuite, autre évidence qu’il faut discuter, les actes effectivement portés en justice ne constituent pas forcément la frange la plus importante, ni statistiquement, ni en gravité, de la totalité des conflits : on trouve encore, à la veille de la Révolution, à Vaucouleurs, des homicides qui font l’objet d’un accord infrajudiciaire, échappant ainsi à la connaissance de l’institution. Enfin, la variété des modalités du recours judiciaire oblige à reconsidérer l’attention quasi-exclusive que les historiens ont portée au domaine pénal. Une partie importante des conflits est résolue par la voie civile, et pas seulement les affaires les plus légères. À Vaucouleurs, on le reverra en détail, une affaire d’injures (au sens du temps : insultes verbales et voies de faits) sur deux est traitée par la voie civile, ce qui évidemment remet en cause toutes les quantifications opérées à partir des seules sources criminelles.

16Il y a donc, parmi l’ensemble des conflits que la culture du temps considérait comme violents, au moins quatre groupes différents : ceux pour lesquels aucune solution n’était recherchée (par indifférence, lassitude, peur, approbation tacite, etc.) ; ceux qui étaient résolus par voie infrajudiciaire ; ceux qui étaient résolus par la procédure civile ; ceux qui faisaient l’objet d’une procédure criminelle. On remarquera évidemment que les quantifications proposées traditionnellement ne portent que sur le quatrième groupe et même, fréquemment, que sur une petite partie de celui-ci (par exemple : les affaires ayant donné lieu à un appel au parlement). Plutôt que de mesurer l’inquantifiable, il vaut donc mieux s’attacher à rechercher les modalités du choix – quelle solution pour quelle affaire ? – et pour cela décrire plus précisément les caractéristiques des violences effectivement portées en justice.

Les modalités de la violence : temps, lieux et techniques

17Les lignes qui suivent analysent les cent soixante-six plaintes (ou assimilées) pour coups et blessures non mortels déposées devant le tribunal de la prévôté de Vaucouleurs, entre 1680 et 1790, soit environ 60 % du total des affaires de violences. Le choix de cette source correspondait à la nécessité de disposer de documents homogènes, stables dans les conditions de leur élaboration, et qui reflètent, autant que faire se peut, les discours des justiciables.

18La plainte n’est pas le document idéal pour avoir accès à la réalité des comportements car elle entretient des relations complexes avec la « vérité ». La plainte a, en effet, moins pour but de « dire la vérité » que de justifier la position du plaignant et d’obtenir la poursuite de la procédure. Tout en restant crédible, à cause de la confrontation inévitable avec les points de vue, complémentaires ou contradictoires, des témoins, elle peut contenir exagérations ou omissions. Les juges attendent de la plainte un récit qui motive le déclenchement de l’instruction, sachant que celle-ci leur permettra de se faire une opinion plus nuancée. S’il n’est ainsi pas certain qu’elle soit une source pertinente pour qui veut connaître la réalité objective des comportements, elle est en revanche essentielle pour qui s’intéresse aux représentations. Non qu’elle ne contienne que des mensonges : cela serait une – ceux des témoins et de l’accusé – tournerait à la confusion du plaignant mais, destinée à convaincre les juges et l’opinion publique, la plainte met en avant les arguments les plus aptes à le faire. L’analyse des temps, des lieux et du déroulement des altercations dénoncées permettra de voir les principaux élements de cette rhétorique judiciaire.

Les temps de la violence

19Tels qu’ils ont été analysés par de nombreuses études, notamment celles de Robert Muchembled et Jean Quéniart, fondées sur des sources très différentes des nôtres, les rythmes de la violence privilégient des agressions estivales, dominicales et nocturnes. Qu’en est-il à la prévôté de Vaucouleurs ?

Graphique n° 3 : Répartition mensuelle des plaintes ; nombres absolus et indice (moyenne mensuelle = 100), pour 166 affaires

20Comme en Artois ou en Bretagne, les mois « chauds » sont les plus « violents » ; à l’inverse, les mois les plus froids, de la fin de l’automne au début du printemps, sont ceux où le nombre de plainte chute, sauf la curieuse reprise du mois de novembre, pour atteindre l’indice minimum de 51 en mars. La tendance est, en outre, à l’augmentation des contrastes : plus on avance dans le xviii^e siècle, plus les plaintes hivernales deviennent rares, au profit de l’été et, secondairement, de l’automne, tandis que la part du printemps stagne. Plus personne aujourd’hui n’attribue ce déséquilibre annuel à la seule influence du climat et l’on met en avant le « calendrier de la sociabilité5 » qui sépare, calqué sur le rythme agro-liturgique, l’année en deux saisons où les comportements sont dissemblables. Il faut encore remarquer que les similitudes observées, entre des régions, des périodes, des populations et des sources différentes, tendent à prouver le parallélisme – sauf coïncidence extravagante – entre la courbe des plaintes déposées et celle, théorique, des violences effectives. Pourtant, un calcul portant sur les affaires d’injures portées à l’audience civile donne des résultats sensiblement divergents : janvier devient le deuxième mois le plus chargé en instance, tandis que le minimum passe à septembre ; de plus, les écarts saisonniers deviennent minimes, l’hiver regroupant 23 % des affaires et l’été 26 % Il est vrai que cette répartition est beaucoup plus tributaire des rythmes du calendrier judiciaire.

21À l’intérieur de la semaine, apparaît avec netteté l’importance du dimanche (trente-cinq cas sur cent soixante-et-un connus) et secondairement du lundi (vingt-neuf cas), seuls jours au-dessus de la moyenne. Pourtant, avec 21,7 % du total des plaintes, les dimanches valcolorois apparaissent beaucoup moins « galants et sanglants » qu’en Artois. D’abord par la faiblesse générale des chiffres6 que l’on a déjà soulignée, ensuite parce qu’aucun jour, sauf peut-être le vendredi (seize cas), n’est à l’abri des agressions. Il faut également signaler l’absence des jours de fête, considérés, en général, comme fortement criminogènes. On ne compte que deux cas d’agression un jour de fête patronale et aucun pour le Mardi gras ou la Saint-Jean. Un calcul portant sur le carême donne les mêmes résultats : lors des vingt-sept années étudiées, seules trois plaintes pour violences ont été portées en justice pendant les quarante jours du carême, soit 2,7 % du total annuel et 15 % des agressions hivernales, alors que cette période couvre 11 % de l’année et 40 % de l’hiver.

22Les Valcolorois seraient donc particulièrement et remarquablement sages en ces périodes qui, traditionnellement, occasionnent des débordements, individuels ou collectifs, voire des troubles ? La réalité est plus ambiguë. L’absence de plainte constatée s’explique autant par « la fin des fêtes agraires7 » sous les coups normalisateurs de l’Église et de la monarchie, que par son contraire : une grande tolérance pour des comportements jugés normaux en ces temps d’inversion. Cette indulgence cesserait lorsque la gravité devient telle que les autorités ne peuvent plus fermer les yeux, ce qui expliquerait les chiffres artésiens qui portent sur une criminalité plus grave. Les deux hypothèses ne sont pourtant pas antinomiques : la tolérance pour les débordements, notamment ceux des jeunes ou ceux qui ont lieu dans les cabarets, est d’autant plus la règle implicite qu’ils ne sont, par suite des efforts de « moralisation », ni nombreux ni graves. Les chiffres du carême valcolorois peuvent donc s’interpréter soit comme le témoignage d’une pacification de la société, soit comme le signe d’une activité judiciaire moindre, dans une période où l’influence des ecclésiastiques favorise la médiation infrajudiciaire.

23À l’intérieur de la journée, le rythme de la violence valcoloroise diverge sensiblement des données traditionnellement admises : le matin y figure avec netteté (22,8 % des cent quarante cas connus), tandis que la nuit semble pacifique (13,6 %), beaucoup plus en tout cas que l’après-midi et la soirée où se déroule la majorité des délits (respectivement 34,3 % et 29,3 %). On voit ainsi apparaître une violence du jour et du travail, très sensible au printemps et à l’été, répartie sur toute la semaine et une autre de la nuit et de l’oisiveté, particulièrement observable le dimanche8. L’analyse des lieux de violence confirmera cette distinction.

Les lieux de la violence

24À la lecture des plaintes, quatre grands types d’endroit ont été distingués : la campagne, les rues, les cabarets et les maisons.

Tableau n° 10 : Localisation des actes de violences, nombre absolu et pourcentage, pour cent soixante-six affaires

25L’importance des violences commises dans les zones agricoles apparaît clairement dans ce tableau. Jean Quéniart a mis en valeur, pour la Bretagne, les conséquences de structures et de paysages agraires spécifiques sur la sociabilité et donc sur la pratique de la violence9. Il en est de même ici, mais en sens presque exactement inverse. L’interpénétration matérielle et psychologique induite par l’openfield se voit dans la rareté des agressions commises sur les chemins et dans l’importance de celles liées aux pratiques communautaires contraignantes, notamment la vaine pâture, les droits de parcours, l’ouverture des bans, etc. Littéralement surpeuplé à certaines périodes, le territoire cultivé n’est pas l’endroit propice aux mauvais coups prémédités, guet-apens, assassinat ou vol à main armée. C’est peut-être même le contraire qui est vrai. En 1688, Jean Didier, de Vouthon-Haut, s’en prend à un habitant de Badonvilliers :

« bougre, si je te tenois à cinquante pas d’ici je te rouerois et en tout cas au temps des moissons lorsque le peuple sera en campagne et qu’il n’y aura point de témoin (nous soulignons) nous te payerons de coups de bâton10. »

26Dans cette sombre prédiction, l’endroit désert, menaçant, est bien le village, provisoirement vidé de ses habitants au profit de l’ager, subitement surpeuplé et devenu haut lieu de sociabilité collective. Certes, même dans cette région profondément anthropisée, la forêt ténébreuse, la lande désertique et dangereuse existent, aux confins de la prévôté ; mais elles sont le théâtre d’agressions qui n’apparaissent pas dans nos sources.

27Cependant, les agglomérations restent le théâtre de près de 70 % des violences connues par les plaintes. La rue en accueille près de la moitié et apparaît comme le lieu type de l’agression engendrant une plainte. Sans prétendre ajouter quelque chose aux travaux déjà réalisés sur le sujet, notamment ceux d’Arlette Farge11, on insistera surtout sur l’aspect théâtral du conflit qui se déroule dans les rues. Plus encore que dans les champs et les prés, le public joue un rôle complexe : il est le véritable destinataire de la scène qui se déroule devant lui, avec ses codes précis, et au cours de laquelle il se comporte parfois comme au spectacle. Le défi, lancé et relevé, lui est adressé et il est appelé à être juge de la querelle. Mais la présence de l’assistance rassure les combattants, chacun sachant que l’autre n’osera pas aller trop loin ou en sera empêché : le sens du jeu est alors de trouver le point de rupture de l’adversaire qui perdra la face en public, à moins que la violence des coups n’oblige l’intervention désapprobatrice de l’arbitre ; désapprobation qui se retrouvera dans la participation bienveillante, voire active, aux témoignages. La plainte en justice est donc l’une des conclusions logiques de ce type d’affaire en ce sens qu’elle permet au vaincu de se venger en utilisant d’autres armes ; encore doit-il tenir compte du jugement que l’opinion publique porte sur la rixe, ses participants, ses motifs, ses circonstances et sa conclusion. Agresser quelqu’un dans la rue, en plein jour, c’est frapper les trois coups d’une pièce qui a peu de chances de se terminer par des blessures graves mais bien plus de se retrouver, pour un temps au moins, au tribunal.

28Autant que la rue, le cabaret est une scène aux multiples codes. Ces deux lieux entretiennent d’ailleurs des liens étroits et bien des violences qui se terminent dans la rue ont commencé dans une auberge ou dans l’un de ces nombreux cabarets temporaires, ouverts par les vignerons pour écluser leur production. C’est, en tout, vingt-deux affaires (soit quasiment 20 % du total hors campagne) qui y sont passées à un moment ou à un autre de leur développement. Pourtant, l’auberge valcoloroise semble moins violente que d’autres : Robert Muchembled estime que 55 % des crimes artésiens s’y déroulent et ce nombre très élevé est incompatible avec nos données. Mais n’existe-t-il pas, comme le rappelle Jean Quéniart, une véritable mythologie du cabaret comme lieu de crime ?

29En revanche, dans notre échantillon, la maison apparaît bien plus fréquemment comme lieu de violence, ce qui différencie la situation valcoloroise des constats généralement faits. Pour le comprendre, il faut d’abord affirmer les liens étroits de la rue et de la maison. On rentre facilement dans les maisons de Vaucouleurs : parents, voisins, amis et relations d’affaires sont accoutumés à rentrer sans trop de cérémonies dans des espaces rarement fermés, sauf lorsque l’occupant en est absent ; encore la clé n’en est-elle souvent pas difficile à trouver. La maison est en fait protégée par la surveillance collective et la « bonne foi publique ». Ensuite, la rue constitue la véritable antichambre de la maison. Toute une gamme de gestes et de paroles s’échangent, par la porte et les fenêtres : on se salue, on s’épie, on s’interpelle, on s’injurie, on s’envoie divers projectiles… Au moins treize affaires, comptabilisées plus haut comme s’étant déroulées dans la rue, ont un rapport avec la maison : plusieurs se passent dans les ateliers, les jardins ou les granges, espaces semi-publics, ouverts aux regards des voisins, et la majorité consiste surtout en des tentatives d’intrusion forcée dont le véritable théâtre est le seuil. En 1684, de « jeunes garçons » de Rigny-la-Salle, qui veulent se moquer d’un certain Claude Simonin, empilent du bois contre sa porte d’entrée, pour l’empêcher… de sortir. La manœuvre est particulièrement mal vécue, car la maison est une propriété précieuse qui touche, quasiment au sens propre, physiquement, au centre de l’individu. Si la perception du monde se fait en espaces concentriques autour de la personne, la maison en constitue un des premiers cercles12. S’emparer de la maison, c’est s’emparer de sa personne, de son identité : la maison n’est-elle pas un des autres mots pour désigner le lignage ? Pour être peu délicate, la transgression perpétrée en 1745 par deux hommes de Vaucouleurs est explicite : désireux de s’en prendre au riche marchand Maré, ils « f (ont) leurs ordures » contre sa maison, ce qui l’oblige à sortir. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de remarquer que les tentatives d’entrée violente sont l’œuvre, dans cinq cas, de « jeunes garçons à marier » dont, on le sait, la délinquance a une connotation sexuelle très marquée. L’importance symbolique de l’intrusion forcée est encore plus franche dans le cas des saisies par huissier. Le recours à la force pour obtenir l’exécution d’une décision de justice est une opération des plus délicates. Malgré l’abondance des règlements sur le sujet, il semble bien que beaucoup de saisies aient donné lieu à des violences, soit de la part des débiteurs, refusant de laisser entrer le sergent ou se livrant à des voies de fait sur lui, soit, à l’inverse, de la part d’huissiers brutaux excédant leurs attributions. Entrer de force dans une maison, c’est donc affirmer sa domination sur un individu et commettre quelque chose comme un viol symbolique.

30Toutes les agressions commises dans les maisons privées ne sont pas liées au passage, au franchissement du seuil. Celles qui ont lieu à l’intérieur, entre les occupants, ne présentent néanmoins pas les caractères domestiques ou familiaux que l’on pourrait attendre, tout simplement parce que ce type de violence n’est pas porté en justice. Il s’agit bien souvent de querelles nées d’une discussion qui tourne mal, à l’instar de ce qui se passe dans les cabarets. L’altercation peut également se dérouler lorsqu’une relation survient dans la maison pour réclamer ce qu’elle estime être son dû, comme de l’argent ou un objet. Dans la plupart des cas, « l’étranger » est la victime et ce sont les occupants de la maison qui sont les agresseurs, faisant preuve d’une grande intolérance à toute revendication ou menace de l’extérieur. En 1684, la demande de Marguerite Briquet, femme du pâtre communal de Vaucouleurs, semble pourtant juste : venue réclamer à Claude Roy trois mois d’arriérés de salaire dus à son mari, elle n’en est pas moins insultée et jetée à bas des escaliers par le débiteur et sa femme. La maison est considérée comme un sanctuaire échappant à l’application des lois : charbonnier n’est-il pas maître chez lui ?

Techniques d’agression et conséquences

31Les questions des armes utilisées et des blessures infligées ne se posent pas de la même manière que les précédentes. Si le temps et le lieu de l’agression sont des données relativement objectives, guère contestées par l’adversaire, il n’en est pas de même pour ces modalités. Battre à coups de poing ou à coups de bâton, à coups d’outil ou à coup d’épée n’a pas les mêmes implications ; de la même façon, la gravité des blessures occasionnées est objet de controverse entre les parties : l’accusateur tend à exagérer les conséquences des coups reçus, l’accusé, lui, tend à les minimiser. La « réalité » ne se trouve pas forcément à distance égale des deux discours et les témoignages de l’information ne font parfois que brouiller la vision. On s’est donc contenté, c’est l’approche de toute cette section, du discours du plaignant quitte, parfois, à en souligner les évidentes contradictions ou exagérations.

Tableau n° 11 : Mode d’infliction des blessures, pour cent soixante-six affaires de violences (plusieurs réponses possibles par affaire)

32Dans presque la moitié des cas, les blessures sont infligées par des coups de pied et de poing, type d’agression auquel on a intégré les mêlées confuses et les bousculades. Les blessures provoquées ne sont pas très graves, sauf lorsqu’il y a plusieurs agresseurs. C’est alors de la multiplicité des coups portés à une victime, qui a souvent été « terrassée », que proviennent des dommages corporels plus sérieux. Cette forme de violence suppose un corps à corps et donc une proximité, géographique et sociale, entre les parties. C’est, typiquement, la rixe de cabaret ou de rue, non préméditée, dont le dénouement aurait pu être différent : les rôles respectifs de victime et d’accusé pouvaient aussi bien être inversés.

33L’utilisation d’un objet dans l’agression, quel qu’il soit, suppose une intention de nuire plus affirmée. Il faut se méfier de l’impression de spontanéité attachée à l’utilisation des outils ou des ustensiles, qu’on imagine volontiers avoir été pris sans préméditation, dans la « chaleur » de l’action. Il n’en est en fait rien : quoi qu’en disent les parties, l’impulsion violente n’est pas suffisante pour empêcher l’agresseur, ou les autres assistants présents, de se rendre compte des risques qu’ils prennent. L’emploi d’objets dépend de son rang social et des buts que l’on recherche. Le fouet est bien sûr l’arme des charretiers mais son usage implique une volonté de déshonorer la partie adverse, symboliquement traitée comme un animal. La place du bâton est également intéressante. C’est l’arme la plus utilisée, comme le constate aussi Gregory Hanlon pour l’Aquitaine13. Le bâton constitue l’arme type de la violence préméditée et de la vengeance, expédition punitive ou guet-apens. Son utilisation « mesurée » blesse autant, sinon plus, l’amour-propre que le corps : symboliquement, c’est avec lui qu’on rosse les inférieurs. De plus, si les coups sont portés sur les vêtements, le bas-tonné n’a pas de « plaies ouvertes » et apparaît moins blessé que ridicule, comme l’illustre la fameuse scène du sac dans Les Fourberies de Scapin. À l’inverse, de nombreuses blessures graves, ou spectaculaires, proviennent de jets de pierre, même si accusateur et accusé ne sont jamais d’accord sur la grosseur des cailloux utilisés. La question de la taille est d’ailleurs d’importance : c’est sur ce point que la victime insiste pour dénoncer une volonté de blesser, car la force du lancer ne peut guère être mesurée. Par la distance entre les adversaires qu’il implique, le jet de pierre efface les différences de force et diminue les possibilités de réplique, sauf par le même moyen. En conséquence, c’est l’arme privilégiée des femmes et des bandes de jeunes garçons, même s’il n’y a pas d’exclusive.

34L’emploi de certaines armes dépend bien entendu des circonstances mais, même lorsqu’on en a une à portée de main, il n’est jamais inévitable d’y avoir recours. Il n’y a pas de déterminisme entre l’arme et la blessure. Le cas des fusils est à cet égard exemplaire. Il suffit de lire les inventaires après-décès pour se rendre compte que nombre de paysans en possèdent un. Pourtant, leur utilisation est rare pour ne pas dire inexistante, sinon à des fins précises. En 1684, Claude Simonin, de Rigny-la-Salle, s’estime provoqué en son logis par des jeunes garçons du lieu. Excédé, il sort, un fusil à la main. Réponse disproportionnée ? Pas du tout : l’un des témoins de l’affaire explique que, dans un premier temps, Simonin « avoit pris une hache mais qu’il s’étoit imaginé que s’il en frappoit que le coup en seroit trop fâcheux et qu’il la mit incontinent à bas sans en avoir frappé aucun ». Malgré sa colère, cet homme est donc capable d’éviter de prendre sa hache, au maniement peu contrôlable, pour un fusil, arme qui présente le double avantage d’être spectaculaire et peu dangereuse, lorsqu’elle est utilisée pour repousser l’adversaire. L’utilisation du fusil, ou du pistolet, est en fait socialement très différenciée. L’arme à feu est propre aux notables et aux autorités. Par son maniement ou exhibition, soldats, gardes-chasses, cavaliers de maréchaussée, seigneurs de village affirment leur prééminence. En mars 1731, un garde-chasse seigneurial est victime d’un guet-apens au cours duquel deux jeunes nobles, qu’il a verbalisés peu de temps auparavant, le bastonnent et lui cassent son fusil, insigne de sa fonction et de son autorité. La double volonté d’affirmation de soi et d’humiliation de l’autre est aussi présente dans l’altercation qui oppose en 1750, deux notables du village de Goussaincourt. Lieutenant de louveterie, Jean-Claude Lamarre convoque les villageois à une battue. Le jour dit, les habitants arrivent… sans fusil, ce qui ridiculise Lamarre. Il demande explication au seigneur du lieu, l’avocat François Matry, qui répond que le port du fusil est interdit et que cette mesure s’applique aussi à lui. Lamarre s’emporte alors, répliquant à son adversaire qu’il « n’étoit pas assez gros seigneur pour empêcher le port d’armes ». L’ambiguïté de la législation (la détention d’armes est interdite mais on organise des battues…) oblige ceux qui possèdent une arme, sans trop en avoir le droit, à une utilisation discrète. À en croire notre échantillon (qui, rappelons-le, ne comprend pas d’assassinats), très peu de coups de feu sont tirés dans le Valcolorois, sinon pour chasser et s’entraîner. Le fusil est alors plus une arme de menace qu’une arme effective, sinon lors-qu’on a la volonté de tuer.

35Plus que la technique utilisée, c’est donc bien la volonté réelle de nuire qui explique les différences dans les blessures causées. Toutes les plaintes ne permettent pas de connaître avec précision la nature des blessures infligées ni les dommages corporels qu’elles ont provoqués. À Vaucouleurs comme ailleurs, selon toutes les études qui ont fait ce genre de calcul, une majorité des coups portés visent la tête et plus particulièrement le visage. C’est le cas des coups de poing mais aussi des coups de bâton dont nombre atterrissent sur le crâne. Les autres parties du corps semblent très rarement la cible des attaques ou ne sont, en tout cas, pas mentionnées. L’importance des blessures infligées aux membres supérieurs laisse penser qu’il s’agit, en fait, soit de coups à la tête ratés, plus ou moins involontairement, qui tombent sur les épaules, soit de tentatives pour parer l’attaque avec la main ou le bras. Seul le ventre est, de façon spécifique, présent dans les plaintes. La raison en est la plus grande fragilité de cette partie du corps qui permet au plaignant de souligner le caractère odieux de l’agression subie. Ainsi, sur les treize cas relevés, cinq concernent des femmes enceintes dont on précise qu’elles sont en danger « de perdre (leur) fruit ».

Tableau n° 12 : Localisation des blessures et gravité des conséquences des coups portés, pour, respectivement, 35 et 48 cas connus (plusieurs réponses possibles)

36Robert Muchembled a bien montré que « le fait de viser fréquemment la tête résulte à la fois de considérations techniques et culturelles14 ». Soulignons simplement, en complément, que le symbolisme lié à la tête s’applique aussi bien à l’agresseur qu’à sa victime. Le plaignant a tout intérêt à mettre en évidence les coups qu’on lui a portés sur la tête, en fonction de trois dimensions complémentaires : celle de la gravité pour souligner la volonté de nuire de l’agresseur, celle du sang versé qui reste, on le verra, l’élément essentiel de mesure de la violence exercée et de la souffrance ressentie et celle de la symbolique sociale qui s’exprime notamment par l’attention portée au chapeau et à la coiffure.

37La plupart des plaintes qui forment notre échantillon ne semblent pas avoir eu de conséquences physiques dramatiques. Il est bien entendu difficile d’avoir des certitudes en la matière mais l’étude du vocabulaire utilisé va dans ce sens. L’intérêt du plaignant est d’exagérer les violences subies. Au minimum, on peut être certain qu’elles ne sont pas minimisées. Aussi la rareté de la mention « danger pour la vie » ou autre équivalente est-elle rassurante sur le degré de sauvagerie des attaques. À lire les plaintes, les témoignages et les quelques rapports de chirurgiens que l’on possède, seules trois affaires semblent s’être traduites par la mort de la victime. Toutes trois sont, à des degrés divers, des accidents : un jeune homme mortellement blessé en 1790 par un coup de fusil involontaire ; un enfant renversé par une charrette en 1680 ; une femme agressée à coups de pierre qui fait une chute en 1789. En sens exactement inverse, aucune blessure n’est mentionnée dans au moins vingt-cinq affaires, preuve de la légèreté des coups et des blessures. Il n’y a donc pas volonté de tuer, malgré la fréquence des rodomontades menaçantes et exagérées, mais plutôt envie de marquer l’adversaire pour que ces blessures soient la preuve tangible de sa défaite. Tout se passe comme s’il y avait, malgré les descriptions dramatiques des plaignants, une sorte de mesure dans la violence, la conscience d’un point critique à ne pas dépasser. Ce qui explique par exemple la rareté des armes blanches et des armes à feu aux conséquences mortelles. En 1763, se déroule à Neuville une rixe entre huit hommes. Au plus fort de la mêlée, la femme de l’un des protagonistes, Claude Elophe, intervient avec un bâton. Un témoin raconte que « voyant que la femme dudit Elophe étoit enceinte (il) l’embrassa et la retira de la mêlée et lui prit son bâton » tandis que l’un des adversaires « dit à la femme dudit Elophe b. de garce si ce n’étoit le fruit que tu portes je te f. bien des coups ». Ainsi, même dans les affaires les plus confuses et qui semblent les plus violentes, on s’arrange pour ne pas aller trop loin, comme le fait ce lieutenant d’infanterie, qui pris dans une bagarre en 1681, met « l’épée a la main comme pour se défendre sans qu’il s’en soit servi pour en frapper ».

Réalité et symbolique de la violence

38La conséquence de cette retenue est la fixation des adversaires sur les gestes dont on estime qu’ils ne mettent pas en danger la vie. Comme on ne meurt pas (ou rarement) de recevoir des insultes, des coups de poing et des coups de bâton, l’agresseur s’en donne à cœur joie et fait preuve d’un acharnement dans lequel, même en tenant compte des exagérations possibles, la volonté de retenue est toute relative. Néanmoins, dans beaucoup d’affaires, il semble bien que l’attaquant recherche une portée éminemment symbolique aux coups qu’il porte et aux blessures qu’il inflige. D’où le paradoxal accord implicite entre accusateur et accusé sur le rôle des agressions à la tête. L’agresseur a toutes les raisons de s’en prendre particulièrement à ce centre symbolique de la personnalité, porteur des insignes de la position sociale et dont la fragilité physiologique entraîne des saignements faciles et abondants (lèvres, nez, cuir chevelu) ainsi que le maintien pendant longtemps, voire définitivement, des traces du combat. Pour les mêmes raisons, la victime va dénoncer en priorité les coups qu’elle a reçus à la tête : dans la grande majorité des cas, les effusions de sang mentionnées concernent des plaies au visage ou au crâne. L’attention est également extrême sur les gestes et paroles qui concernent la coiffe ou le chapeau. De nombreuses représentations sont attachées à cet objet, véritable « marqueur de la personnalité15 ». Ainsi, ôter son chapeau est signe de respect et même de soumission. En 1685, un jeune homme, sur qui on a lancé une pierre, s’en prend à un passant qui, pourtant avait mis « son chapeau à la main pour lui remontrer que ce n’étoit pas lui qui avoit jeté ladite pierre ». Inversement, ne pas enlever son chapeau devant un supérieur et, plus encore, faire tomber la coiffe d’une femme, le chapeau ou la perruque d’un homme constituent des défis systématiquement mentionnés dans la plainte.

39L’altercation qui oppose en 1690 un habitant de Sauvoy, Jean Martin, à son seigneur, est parfaitement révélatrice de ces conflits où les coups, certes bien réels, ont moins d’importance que la portée symbolique des différents gestes et paroles :

« Comme il (Martin) approcha ledit sieur plaignant sans ôter son chapeau le tenant toujours sur sa tête cela l’obligea de lui dire qu’il le devait mettre bas et se tenir dans le respect qu’il lui devoit mais au lieu d’y satisfaire, il commença de tutoyer lui dire plusieurs paroles de mépris ce qui fit que ledit sieur de Sauvoy ayant couru à un bâton et s’étant présenté audit Martin lui dit qu’il mériteroit d’être bien battu et sans que ledit sieur de Sauvoy lui ait donné aucun coup ledit Martin se jeta à ses cheveux, le battit et lui fit sang au visage16. »

40Dans ce conflit entre notables (Martin est l’ancien maire du village), les actes de l’agresseur, les répliques de la victime, semblent parfaitement réglés, destinés dans un crescendo de réactions, dont le seigneur est bien hypocrite de s’étonner, à déshonorer l’adversaire devant la communauté spectatrice. Au refus d’enlever son chapeau et au tutoiement de l’un répond la réprimande et la menace du bâton, dont on sait le rôle pour corriger les domestiques, de l’autre. Lorsque les deux hommes en viennent aux mains, les gestes qui comptent sont ceux qui touchent à la tête : arrachage de cheveux et « sang au visage » qui n’est en l’occurrence que lèvre coupée.

41Car, fondamentalement, comme dans certains duels, il semble que l’on s’arrête « au premier sang ». Il est inutile de détailler ici la richesse symbolique du sang. La recherche de la « plaie ouverte » est l’un des buts de l’agresseur, comme le signe ostentatoire de sa victoire, de sa supériorité et de sa mansuétude, tout comme, en sens inverse, elle est, pour la victime, la preuve de sa souffrance et de son innocence. Pourtant, le systématisme de la mention de l’effusion dans les plaintes conduit à un paradoxe : une agression sans « plaie ouverte » n’est guère prise au sérieux et l’accusé a beau jeu de la dénoncer. En 1686, des jeunes gens de Burey-la-Côte réclament leur renvoi d’une procédure criminelle intentée contre eux, « attendu qu’il ne paroit d’aucune plaie ouverte ni blessure considérable ». Les mêmes argumentent : « si (le plaignant) étoit blessé, il auroit fait visite par chirurgien ». Le non-recours à l’expertise d’un chirurgien conduit ainsi à semer le doute sur la sincérité de la victime : l’effusion de sang doit être « grande » ou « considérable » pour être prise au sérieux. L’inflation verbale à l’œuvre ici est finalement préjudiciable aux victimes car elles doivent faire la preuve de la réalité de leurs blessures : en 1690, le marchand de Vaucouleurs Maré demande au juge de se transporter chez lui pour voir son plancher ensanglanté suite aux coups qu’il a reçus.

42La mention des menaces apparaît alors comme un complément aggravant, utilisé pour faire ressortir les dangers encourus et la malignité de l’accusé. Elle peut servir à renforcer l’accusation lorsque les violences subies ne justifient peut-être pas l’engagement d’une procédure. Placée, dans le récit de la victime, avant la mention des coups, la menace sert à démontrer la préméditation. L’accusé se voit ainsi dénié le système habituel de défense qui consiste à plaider « l’emportement » ou la « chaleur ». Il apparaît comme un délinquant volontaire, dangereux pour la société. Lorsque les menaces sont placées à la fin du récit, après l’agression proprement dite, elles en deviennent l’élément essentiel. L’accusé se voit charger de mauvaises intentions qui justifient sa mise en détention ou, pour le moins, la protection de la victime. Evidemment, l’inflation verbale touche aussi, et surtout, le vocabulaire des menaces. Alors que, dans les violences de l’échantillon, le choix des armes utilisées était savamment pensé, les menaces proférées ou dénoncées sont en décalage avec cette réalité. Ainsi, le fusil, rare dans les plaintes, est l’instrument-type des menaces. Néanmoins, même dans ce vocabulaire du défi, une certaine mesure est conservée. On ne trouve guère dans les plaintes ces cartels au style dramatique si souvent relevés ailleurs. Les quelques rares « il falloit qu’il eut sa vie ou qu’il ait la sienne » ne sont en rien représentatifs des propos échangés ordinairement. C’est que la menace de mort est chose sérieuse pour la justice qui tend à l’assimiler à la tentative. Seulement, cette retenue est-elle celle des agresseurs ou celle des victimes ?

Les violents

43Les sources que l’on emploie ici privilégient une population stable et socialement bien intégrée. Vagabonds et soldats n’y figurent pas, ou peu, en raison d’un choix manifeste fait par les plaignants. Les résultats d’une étude sociale des parties en cause sont donc évidemment orientés. Ils en sont d’autant plus intéressants rompant, sur certains points, avec le profil type du délinquant tel qu’il est habituellement dressé.

Hommes et femmes

44La répartition des individus engagés dans des affaires de violence doit faire intervenir, outre la distinction sexuelle, celle des rôles : accusé, victime et partie civile. On peut proposer le tableau suivant :

Tableau n° 13 : Répartition, selon le sexe, des accusés et des victimes des affaires de violence, pour cent soixante-six affaires

45Les affaires qui n’opposent que des hommes entre eux dominent largement le tableau, avec cent six occurrences, soit 63,8 % du total. Mais c’est la place des femmes qui est ici la plus intéressante, puisqu’elles figurent dans soixante-et-une17 affaires différentes, soit 36,7 % du total de l’échantillon étudié. Ce nombre est considérable, très supérieur à ceux couramment admis dans les études basées sur les archives des cours supérieures, mais comparable à ceux fournis par des tribunaux d’importance égale18. Il est néanmoins gonflé par le fait que très peu de conflits (six, soit 3,6 %) opposent uniquement des femmes entre elles. L’évolution chronologique est également remarquable : la répartition chronologique des quarante et une accusées fait apparaître une médiane en 1716 alors que, pour les victimes, la médiane est atteinte en 1741. De 1750 à 1790, des femmes figurent comme victimes dans douze affaires, et comme accusées dans cinq affaires. Les femmes de l’Ancien Régime finissant seraient donc moins violentes, mais plus souvent victimes ? L’analyse est un peu courte car d’autres facteurs jouent : la « civilisation des mœurs » qui semble ici à l’œuvre n’est pas seulement plus faible propension à la violence. Elle est aussi plus grande réticence à accuser les femmes d’actes qui ne leur « siéent » guère et qui couvrent plus ou moins de ridicule le plaignant masculin, ce qui est cohérent avec la recrudescence judiciaire des délits « typiquement » féminins (à Vaucouleurs : le vol). Parallèlement, elle témoigne d’une plus grande sensibilité à la souffrance, morale et physique, des femmes. Ce sentiment n’est pas sans ambiguïté : la volonté de les protéger qui semble ressortir de ces plaintes plus nombreuses signifie également développement d’un « féminisme paternaliste19 » qui triomphera au siècle suivant, et plus prosaïquement, stratégie consciente visant à obtenir l’apitoiement et la sympathie des juges et du public.

46Les femmes sont présentes parmi les accusés dans trente-deux affaires (19,3 %) mais elles ne forment, avec quarante et une prévenues, que 12,9 % du groupe, ce qui rejoint les ordres de grandeur relevés dans d’autres études : Frédéric Piégay estime que la part des femmes dans les agressions commises dans le bailliage de Beaujolais est de 13,8 %20 et les chiffres connus pour les parlements sont toujours inférieurs à 20 %21. La différence entre leur présence dans quasiment 1/5^e des affaires mais seulement 1/7^e des accusés s’explique par l’inexistence d’une délinquance féminine de groupe, tandis que les bandes de jeunes garçons gonflent les statistiques masculines. L’un des traits marquants est la très faible part d’une violence uniquement féminine. Outre les six cas déjà relevés de rixes interféminines, on ne trouve qu’une affaire où une femme s’attaque à un homme (en l’occurrence son frère). Les raisons de cette rareté sont triples : les hommes éventuellement agressés ne veulent pas porter plainte par peur du ridicule ; une évidente infériorité musculaire et une tendance plus faible à être armées retiennent les femmes de s’attaquer à plus fort qu’elles ; enfin, l’honneur de la victime féminine (dans les cas de violences entre femmes), plus centré sur les valeurs familiales, n’est pas fondamentalement mis en cause par une agression et ne nécessite donc pas forcément une réparation judiciaire. En 1765, Jeanne Delouze, qui vient de battre la femme de Jean Geoffroy, déclare à un témoin :

« qu’il y avoit longtemps qu’elle en devoit à la femme Geoffroy et qu’elle voudroit lui en avoir donné davantage, que les querelles de femme n’étoient pas répétées en justice (nous soulignons)22. »

47La violence féminine apparaît donc peu dans les archives, du moins tant qu’elle n’a pas de conséquences physiques graves, car la justice n’en est pas le mode de résolution approprié. Il faut en outre rappeler les impératifs juridiques qui font du mari ou du père le responsable du ménage. Pour qui veut obtenir des réparations après une agression perpétrée par une femme ou un groupe mixte, mieux vaut s’attaquer au chef de famille. Il est donc probable que dans un certain nombre d’affaires, la présence d’une femme parmi les responsables de l’agression est oubliée ou passée sous silence. C’est nettement le cas des rebellions à huissiers, dans lesquelles, alors que les femmes ont souvent un rôle prépondérant dans les violences exercées, c’est toujours le mari qui est inculpé.

48Les femmes sont victimes dans quarante-trois affaires (25,9 %) et regroupent, avec quarante-huit cas, 23,2 % des individus agressés. Ces nombres sont nettement supérieurs à ceux des accusées : la femme apparaît en justice plus souvent comme victime que comme agresseur. Deux cas peuvent être précisés. Lorsqu’elle n’est pas seule victime, la présence de la femme dans la plainte n’est qu’accessoire, comme un fait incident à l’agression principale, celle du mari, du père ou du frère. Sa mention sert essentiellement à souligner la brutalité des accusés, presque toujours des hommes, et à mettre en exergue, parallèlement, l’attitude pacifique des victimes : à la mixité familiale des plaignants, représentation symbolique du bon droit et des bonnes intentions, est opposée la masculinité, singulière ou plurielle, des agresseurs, potentiellement plus dangereuse. Ce qui peut se résumer par la fréquente affirmation que c’est « sans lui avoir donné raison » que l’agresseur a agi. L’attaque d’une femme seule appartient à une autre logique. Elle n’est dénoncée que si elle a entraîné des blessures jugées graves, entraînant danger pour la vie ou, pour le moins, incapacité de travail, et si elle s’inscrit dans une contestation plus ancienne irrésolue. Dans le premier cas, la plainte a des mobiles essentiellement, et bien souvent explicitement, financiers : il s’agit d’obtenir un dédommagement financier compensateur du manque à gagner incorporant également une réparation morale du préjudice. Dans le second cas, l’agression permet de déposer une plainte criminelle qui apparaît comme un atout important dans une querelle préexistante : dans l’affaire Briquet contre Roy de 1684, citée plus haut, les blessures de Marguerite Briquet semblent bien légères mais justifient une dénonciation en justice qui sert à faire pression sur l’accusé à qui le mari de la victime réclame de l’argent.

Jeunes et vieux

49Déterminer l’âge des parties engagées dans les procédures criminelles n’est pas simple. Seuls les interrogatoires constituent une source directement disponible puisque les accusés doivent y déclarer leur âge. Or, seules dix-sept affaires de l’échantillon sont arrivées à ce stade de la procédure, pour un total de trente-huit accusés. Heureusement, en utilisant d’autres moyens, plus complexes et aléatoires, on a pu porter ce faible stock à cent vingt individus, soit 37,6 % du total des accusés. Malgré cette faiblesse quantitative, quelques enseignements peuvent être tirés.

Tableau n° 14 : Âge de cent vingt accusés identifiés et comparaison avec les trente-huit connus par les interrogatoires

50Les résultats sont largement identiques ; les différences n’étant guère que des nuances dues au faible nombre total d’interrogatoires. Trois classes d’âge, de quinze à quarante-cinq ans, fournissent plus des trois-quarts des accusés, dans une série comme dans l’autre. La part des moins de quinze ans est très faible, avec une seule occurrence, tandis que celle des plus âgés, sans être forte, n’est pas négligeable. Il faut relever la différence entre les deux sources quant aux plus âgés, indice supplémentaire d’une utilisation différenciée des procédures : les affaires mettant en accusation les plus vieux ne vont pas jusqu’à l’interrogatoire et sont donc plus fréquemment abandonnées. Le débat sur l’âge s’étant focalisé sur le problème de la place des jeunes, la plupart des travaux qui dressent, même sommairement, une pyramide des âges de la délinquance insistent sur la surreprésentation des « plus jeunes », ce groupe étant d’ailleurs mal défini. Pour Jean Quéniart, près de 50 % des accusés bretons de violences ont entre vingt et trente ans (à Vaucouleurs : 29 %) et 10 % à 15 % moins de vingt ans (à Vaucouleurs : 6,7 %). Pour le Parlement de Paris, Nicole Castan dénombre 31,6 % de moins de vingt-cinq ans (Vaucouleurs : 22,5 %), 45,6 % de vingt-cinq à quarante ans (41,6 %) et seulement 22,8 % de plus de quarante ans (35,9 %)23.

51Il est donc tout à fait net que les accusés valcolorois se distinguent de leurs homologues d’autres régions par une proportion moindre de jeunes : l’âge moyen de l’échantillon s’élève d’ailleurs à trente-cinq ans et neuf mois. Bien sûr, la qualité de « jeune » ne saurait se suffire d’une définition purement arithmétique, notamment sous l’Ancien Régime, où la position de l’individu sur les marchés matrimonial et successoral sont des éléments fondamentaux à considérer. Bien que ces données nous échappent, l’importance des violences familiales, la relative faiblesse du cabaret et de la fête dans les modalités chronologiques et géographiques de l’agression, tendent à confirmer l’impression que donne la répartition par âge : la violence contre laquelle est requise la médiation de la justice est, majoritairement, celle des adultes majeurs, mariés, ayant un emploi autonome, bien intégrés dans la communauté, ce qui n’exclut pas la présence, minoritaire dans les archives, de bandes de jeunes déployant une sociabilité violente propre. Il faut donc abandonner l’espoir de trouver et comptabiliser les comportements réels et saisir ce qui apparaît comme une stratégie consciente. Exemple limite, mais pour cela révélateur, la plainte déposée en 1694 par les frères Louis, fournit une preuve caricaturale du rôle social stratégique du recours judiciaire, qui masque à tout jamais l’hypothétique violence réelle : les « victimes » sont deux robustes artisans dans la force de l’âge et les « agresseurs » sont un couple de vieux marchands, dont le mari est âgé de soixante-cinq ans.

52Cette utilisation stratégique de la justice ressortira pleinement de l’examen de la répartition sociale des plaideurs.

Les parties civiles : origines sociales

53La répartition par catégorie socioprofessionnelle des parties engagées dans les affaires de violence n’est pas aisée à faire. Il faut d’abord écarter de l’étude les victimes, à cause de l’importance numérique des femmes dont la catégorisation dépend de celle du mari. De fait, cela revient à ne prendre en compte que les parties civiles. Cette restriction est cependant de peu de conséquences dans la mesure où ce qui nous intéresse, c’est de déterminer qui porte plainte et non pas, au sens strict, qui est victime. En outre, on a déjà largement souligné, dans le paragraphe précédent, l’importance des femmes victimes.

Tableau n° 15 : Répartition socioprofessionnelle des parties civiles et des accusés dans cent soixante-six affaires de violence, nombre absolu et pourcentage

54Note*

55En ce qui concerne les parties civiles d’abord, trois tendances originales ressortent de ce tableau. La première est la faiblesse de la représentation des groupes dominants, avec moins de 20 % des parties civiles, ce qui est très inférieur, au moins de moitié, à leur place habituelle dans le recours judiciaire. En outre, des particularités ne sont pas visibles sur les seuls chiffres globaux : dans le groupe des seigneurs et ecclésiastiques ne figurent ni nobles ni prêtres mais seulement des seigneurs non nobles ; dans le groupe des « officiers », n’apparaissent que des avocats ou des officiers municipaux et aucun officier de justice. Une explication semble évidente : nobles, ecclésiastiques et officiers royaux ont le privilège de porter leurs causes devant des tribunaux supérieurs ou spécialisés. Elle n’est néanmoins pas suffisante car on voit mal pourquoi les plaignants se priveraient d’utiliser les services du prévôt pour l’enregistrement de leur plainte, le magistrat étant, de toute façon, obligé de renvoyer ensuite l’affaire « devant qui il appartiendra ». C’est ce qui se passe dans nombre d’affaires ordinaires ou même extraordinaires : en 1688, Claude Gustave Chrétien Dessalles, seigneur engagiste de Vaucouleurs, porte plainte criminellement contre un habitant de Rignyla-Salle qui a diffamé la mémoire de son père, le défunt marquis François Dessalles, et toute la procédure se déroule devant le prévôt. De fait, il faut bien admettre que si peu (ou pas) de nobles, d’ecclésiastiques et d’officiers de justice portent plainte pour violences, c’est qu’ils n’en sont pas victimes. Sous ses dehors de lapalissade, la constatation est importante : on vole les notables, on les injurie éventuellement mais on ne les agresse pas physiquement. L’intériorisation du respect du à ceux qui sont considérés comme supérieurs (la distinction entre seigneurs nobles et roturiers, ou entre officiers de justice et avocats, est ici fondamentale), jointe à la crainte face aux puissants moyens de rétorsion dont ils disposent, expliquent cette différence et prouvent, s’il en est encore besoin, que le recours à la violence n’est en rien une pulsion incontrôlée d’individus sauvages puisqu’un tri, impliquant un minimum de réflexion, est opéré entre les victimes potentielles.

56La deuxième tendance est évidemment le pendant de la première. La violence touche essentiellement les milieux populaires. Laboureurs, artisans et manouvriers forment plus de 60 % des parties civiles. Ce nombre considérable, très supérieur à ceux obtenus pour les demandeurs civils et l’ensemble des accusateurs (respectivement 31,9 % et 40 %), s’approche, pour la première fois, de leur importance démographique. On ne peut néanmoins s’abstenir de différencier les manouvriers et autres très pauvres (domestiques, « tixiers », pâtres…) des laboureurs et artisans. Quelle que soit la réalité de leur différence de fortune, il n’empêche que 40 % de ceux qui portent plainte se considèrent comme des laboureurs ou artisans. Or, comme il est peu vraisemblable que les manouvriers ne soient pas victimes de violences, cela confirme que la plainte en justice est une arme sélective qui, lorsqu’elle n’est pas utilisée par les notables, tombe entre les mains de la frange supérieure des milieux populaires qui s’en servent comme d’un moyen pour se différencier des plus pauvres. La courbe du poids judiciaire est inversement proportionnelle à celle du poids démographique. La frontière entre laboureurs et manouvriers (pour simplifier) est donc moins économique que culturelle. Elle sépare ceux qui utilisent la justice pour régler leurs différends et affirmer leur position sociale, et ceux qui, pour des raisons diverses, n’y ont pas recours.

57Cette sélectivité de l’arme judiciaire est confirmée par la troisième tendance qui souligne l’importance des représentants inférieurs de l’autorité parmi les plaignants : sergents et huissiers (4 % à eux seuls), gardes et messeliers, cavaliers de maréchaussée forment 10 % des parties civiles, ce qui est évidemment très supérieur à leur poids démographique réel. Si on leur adjoint les maires de villages, les meuniers et les membres de ces catégories qui ont laissé le procureur du roi agir seul, on aboutit à un total de plus de 16 %. Ce sont là des professions à risque, sans nul doute, en première ligne pour subir le mécontentement des administrés. Mais ce sont aussi des catégories sociales qui voient dans le recours judiciaire un moyen d’affirmer leur prééminence menacée et contestée.

Les accusés : origine sociale

58L’analyse des accusés oblige à modifier la nomenclature utilisée jusqu’à présent, afin de prendre en considération l’importance de la catégorie des « garçons », majeurs ou mineurs, et autres « jeunes fils à marier ». Ce groupe, basé sur l’état matrimonial des individus, n’est qu’apparemment artificiel car l’appartenance au monde de la « jeunesse » masculine l’emporte, selon nous, sur les éventuelles différences sociales entre fils de manouvrier, de marchand ou de laboureur (ces derniers semblant d’ailleurs majoritaires). Logiquement, cette création a entraîné celle d’un second groupe rassemblant les accusées.

59Les cent soixante-six affaires qui forment l’échantillon donnent donc un total de trois cent dix-neuf accusés, soit une moyenne de 1,9 accusés par affaire, très comparable à ce qui est observable tous délits confondus24. Evidemment, cette moyenne recouvre des disparités importantes : quatrevingt-quatorze affaires n’impliquent qu’un seul accusé alors que vingt et une en mettent au moins quatre en scène, ces dernières regroupant, pour 12 % des affaires, près du tiers des accusés.

60C’est mettre en évidence, par la voie statistique, l’importance des violences de groupes et notamment celle des bandes de jeunes, liées à une sociabilité spécifique. On peut estimer que des groupes de « garçons majeurs » ou « jeunes fils à marier » sont impliqués dans une quinzaine d’affaires de l’échantillon, réparties inégalement sur toute la période : plus de la moitié ont lieu entre 1680 et 1690. Les enfants célibataires, garçons ou filles, sont également parties prenantes dans nombre de violences commises par des groupes familiaux : très souvent ils prêtent main forte à leur père ou mère dans des rixes contre des voisins, des soldats, des créanciers, des huissiers, etc. La réalité de ces comportements est même probablement supérieure à sa représentation judiciaire, car ils bénéficient, de fait, et sous condition, d’une certaine tolérance.

61En ce qui concerne les adultes accusés, la constatation majeure est la très faible présence des groupes dominants. Les privilèges de juridiction des nobles, des ecclésiastiques et des officiers royaux l’expliquent en grande partie. Ces catégories ne forment que 2,5 % des accusés (à peine plus de 5 % si on ne compte ni les jeunes ni les indéterminés) alors qu’ils étaient encore environ 10 % des parties civiles. La différence est simple à comprendre : les notables peuvent avoir intérêt, comme parties civiles, à renoncer à leur privilège juridictionnel afin d’utiliser les services d’un tribunal local, moins onéreux et où leur influence est grande. En revanche, en tant qu’accusés, et surtout si leur adversaire est issu des milieux populaires, il leur est essentiel de réclamer le transport de l’instance devant un tribunal supérieur ou spécifique, afin de faire ressortir l’inégalité des conditions et d’épuiser la partie civile par des frais, de justice, de voyage, de séjour, considérables. Cette gestion stratégique et différenciée des privilèges de juridiction est soulignée, a contrario, par la position du groupe des marchands : ne bénéficiant pas des mêmes avantages, ils ne peuvent aussi facilement que les précédents choisir leurs juges, et restent donc présents, à un niveau équivalent, parmi les accusés.

62Néanmoins, la faiblesse générale de la représentation des notables parmi les accusés (environ 10 %) confirme l’homogénéité de l’appartenance sociale de ceux-ci et des plaignants. Fondamentalement, les violences portées en justice opposent des gens issus du même milieu. Les violences « sociales » sont très minoritaires, ce dont témoigne la très faible présence des notables d’un côté et des plus pauvres de l’autre. La violence valcoloroise, celle qui apparaît dans notre échantillon, n’est donc en rien une lutte des classes et la grande majorité des conflits mettent en scène ce marais social constitué par les laboureurs et les artisans. Si différenciation il y a, c’est celle induite par l’âge, avec la violence spécifique des jeunes, par le sexe, avec la place ambiguë des femmes, et par la situation d’autorité, comme l’a montré l’importance, parmi les parties civiles, des maires de village ou des huissiers.

Tempéraments

63Une dernière variable concernant l’identité des violents doit être envisagée, qui nous fera passer de la sociologie à des éléments de psychologie, si tant est que cela soit rétrospectivement possible. Dans le discours des plaignants se trouvent parfois, mais pas très fréquemment, des considérations sur le caractère ombrageux, le tempérament violent de leurs agresseurs. On peut effectivement s’interroger sur cet élément. Qu’il y ait des personnalités plus portées à la violence que d’autres ne fait pas de doute, mais comment cette constatation s’articule-t-elle avec le recours judiciaire ?

64La première surprise vient de la rareté de ce genre de discours, alors qu’on en voit facilement l’intérêt pour le plaignant. L’explication par la colère est certes plus fréquente mais sa banalité même empêche d’en faire une caractéristique intéressante : elle est aussi bien dénoncée par les accusateurs, afin de noircir la personnalité de celui à qui ils ont parlé « avec douceur et modération », que revendiquée par ce dernier, qui plaide la « chaleur » pour expliquer son geste. De fait, on n’a pu relever que quatre cas d’appréciations directes sur le tempérament irascible ou impétueux d’un homme. Le cas d’Antoine Rollot, vigneron à Vaucouleurs, est particulier, en ce qu’il « est tombé dans une démence qui va jusqu’à la fureur ». Le procureur du roi engage donc contre lui une procédure d’enfermement parce que :

« il y a du danger dans ses fougues de s’approcher de lui étant un homme fort et robuste des mains duquel il seroit difficile de se tirer et que sa folie augmente de jour à autre. 25 »

65Le même officier considère, en 1735, Jean Etienne, marchand à Bureyen-Vaux, comme un homme « furieux et indomptable », à cause de son ivresse coutumière qui le pousse à sortir « le jour et la nuit armé d’épée mettant par ses jurements et ses cris le village en alarme ». Toujours selon le procureur, décidément grand pourvoyeur d’appréciations générales, « le nommé François Royer (…) est un homme dangereux, terrible par les menaces qu’il a souvent réduites aux actes et effets ». Quant à Sébastien Jacquemard, il est, selon son accusateur, connu pour avoir un caractère violent. Or, curieusement, ces quatre hommes, dont on s’attendrait à ce qu’ils soient des récidivistes, ne figurent dans aucune autre affaire criminelle. Pour expliquer cet étonnant état de fait, deux éléments d’explication peuvent être mis en avant : l’exagération propre à la plainte, impliquant une mise en relief de comportements qui, en fait, ne sortent pas, ou peu, de l’ordinaire et la fréquence du recours à l’infrajustice, peut-être facilitée par des menaces, entraînant une ignorance par l’institution judiciaire de certaines affaires.

66Cela ne fait pourtant que déplacer le problème. Car, d’autres individus sont bel et bien, et juridiquement parlant, des récidivistes. Paul Thiriet, d’Ugny, par exemple, est impliqué dans trois affaires de violence, en 1681, 1682 et 1689. Gilles Lange, dit Galoche, tailleur d’habits de Vaucouleurs, figure dans quatre instances criminelles, entre 1682 et 1691. Les notables ne sont pas en reste, tel François Louis, marchand de Neuville, impliqué dans trois procès criminels entre 1686 et 1705, ou Claude Robert, échevin de Vaucouleurs, engagé lui aussi dans trois instances, etc. La tendance à la violence, en supposant que c’est ce qui est mesuré par les archives, est également tradition familiale. Quelques familles par villages fournissent ainsi un nombre important de plaideurs, comme les Lopin père et fils, cavaliers de maréchaussée et cabaretiers de Vaucouleurs, présents, individuellement ou en groupe, dans quatre affaires. La plupart de ces hommes semblent bien avoir des tempéraments violents, à l’instar de Paul Thiriet qui, en 1682, à l’issue d’une partie de jeu, se révèle mauvais perdant :

« ledit Thiriet se mit en colère, frappant les uns et les autres, leur disant vous êtes tous contre moi aujourd’hui mais je vous aurais tous les uns après les autres et s’adressant audit Blanchard lui dit deux montagnes ne se rencontrent pas mais deux hommes se rencontrent et la première fois que je te rencontrerois tu passeras entre mes mains et (à) une heure de nuit il ouï un grand bruit à la rue où étant arrivé il vit ledit Blanchard tout couvert de son sang qui se plaignoit de ce que ledit Thiriet l’avoit mis en cet état.26 »

67Mais le plus important est ailleurs. Il est dans le fait que ces personnalités apparaissent, pour la plupart, également dans un nombre élevé de procès civils : les Lopin, dans deux, tout comme Lange, Thiriet dans trois, Robert dans quatre, Louis dans cinq. En regardant en même temps le contentieux civil et criminel, on s’aperçoit que quasiment tous les individus figurant dans plusieurs procès criminels sont également des plaideurs enragés au civil. Il ne peut s’agir d’une coïncidence. Cela signifie qu’il y a une différenciation forte faite entre, et par, les individus dans leur rapport à la justice. Thiriet, Lange et les autres sont dans un rapport dialectique avec la justice : leur tempérament les amène probablement plus souvent que les autres valcolorois devant le tribunal du prévôt, mais ils ne le craignent pas et même s’en servent facilement, comme demandeur ou défendeur, accusateur ou accusé, négligeant, au moins dans un premier temps, les alternatives infrajudiciaires. D’autres individus, dont les comportements sont certainement similaires aux leurs ne sont pas, ou peu, des habitués de l’audience. C’est que, fondamentalement, un choix est opéré par les plaideurs.

68Si tempérament il y a, c’est autant de chicaneur que de violent.

69Si, pour synthétiser les données contenues dans ce chapitre, on accepte de gommer quelque peu les indispensables nuances, on peut affirmer que deux types de violence sont portés en justice. La première est bien connue : c’est celle du soir ou de la nuit, du cabaret ou de la maison, de l’oisiveté. On la trouve répartie sur toute l’année, particulièrement le dimanche. La seconde, plus originale, est celle du travail. Elle se déroule le matin ou l’après-midi, parfois le soir, le plus souvent en été. Ses lieux de prédilection sont les terres où s’exercent les contraintes communautaires et les rues, lorsque les gens rentrent chez eux. Elle s’en prend fréquemment aux représentants de l’autorité.

70L’exagération ou, pour le moins, la présentation favorable des événements apparaît clairement dans le problème des armes et des blessures. Sous les qualificatifs extrêmes, on note une utilisation différenciée et réfléchie des armes : battre à coups de poing, à coups de bâton, à coups de pierre n’a pas les mêmes implications. Si la tendance générale est à présenter l’adversaire sous l’aspect le plus négatif, on ne peut tout de même exclure une certaine modération que les juges percevaient certainement très bien sous l’inflation du vocabulaire. De toute manière, la relative bénignité des blessures infligées permettait de remettre les choses à leur place.

71Cet aspect codé des scènes décrites par les plaintes ressort nettement de l’analyse des caractéristiques des individus en cause. Si on trouve peu de femmes parmi eux, c’est que leur statut les protège, ou les exclut, selon qu’elles sont victimes ou accusées, du recours judiciaire. Car la plainte en justice, comme les actions civiles que l’on a vues précédemment, est aux mains des hommes chefs de famille bien intégrés à la communauté. Signe de cela, et contrairement aux conclusions d’autres études basées sur des sources différentes, les violents valcolorois sont plutôt âgés, si l’on excepte la délinquance spécifique en bande. Surtout, ils sont socialement assez homogènes : parties civiles comme accusés appartiennent très majoritairement aux échelons intermédiaires de la société locale. Marchands, petits représentants de l’autorité, laboureurs et artisans forment, si l’on exclut du calcul femmes et garçons, 57 % des parties civiles et 75 % des accusés. À l’inverse, les échelons extrêmes de la société locale, officiers et seigneurs d’un côté, pauvres de l’autre, sont les grands absents des plaintes. Les uns parce qu’ils sont peu victimes et qu’ils possèdent des privilèges de juridiction ; les autres parce qu’on ne porte pas plainte contre des gens insolvables. Ce qui est une nouvelle preuve de l’utilisation différenciée de la justice.