1Les justiciables sont au centre du processus judiciaire mais sont, bien souvent, absents des études sur la justice, ou n’y figurent guère que comme spectateurs. Tout se passe comme si l’institution était entièrement autonome, n’ayant besoin des hommes que pour lui fournir victimes et coupables. Ce n’est pourtant pas le cas. On pardonnera le truisme, mais il faut affirmer que rien ne peut se passer sans les justiciables et que leur participation ne se résume pas, même s’il s’agit là du choix fondamental, à amener leurs conflits devant les juges. Au civil, c’est une évidence : non seulement les plaideurs alimentent la machine en affaires mais, dans une large mesure, ils en orientent le cours pour obtenir une décision conforme à leurs souhaits. Même au criminel, malgré la présence d’un accusateur public, l’essentiel du contentieux ordinaire, loin des crimes passibles de châtiments terribles, est porté en justice par les populations qui font alors un choix conscient, puisque l’infrajustice se présente comme une alternative.

2L’analyse sociologique du groupe des plaideurs n’est donc en rien une mise en contexte vague ; elle est le cœur d’une histoire sociale de la justice telle qu’on veut la mener. On pose pour cela comme hypothèse qu’il existe des dissemblances majeures entre justiciables et plaideurs, les seconds n’étant pas un sous-groupe représentatif des premiers. Les plaideurs sont des justiciables actifs, qui ont fait sciemment le choix du recours judiciaire. Il s’agit donc, par l’étude des principales caractéristiques socioprofessionnelles fournies par les archives, puis par celle des discours et des motivations, de se demander qui fait, ou ne fait pas, le choix de la justice, et pourquoi ?

Sociologie des plaideurs : pesée globale

3Lors de leur comparution devant le tribunal, les individus engagés dans un procès devaient décliner auprès du greffier leur nom, profession et domicile. Ces renseignements, conservés dans une large majorité de cas, nous permettent d’entrevoir, de cerner d’un peu plus près, la population des plaideurs.

Géographie des plaideurs

4Telle qu’on peut l’observer à travers l’exemple de la prévôté de Vaucouleurs, la zone d’influence des tribunaux de première instance sous l’Ancien Régime apparaît singulièrement étroite1. Les plaideurs qui fréquentent le tribunal valcolorois – et il doit en être de même ailleurs – se recrutent dans trois zones concentriques, d’importance inégale : une zone centrale, dominante, qui correspond au ressort proprement dit et qui rassemble 75 % des demandeurs ; un deuxième cercle d’une vingtaine de kilomètres de rayon qui suffit à regrouper 17 % des plaideurs, soit 70 % des demandeurs « forains2 » ; enfin, le troisième cercle couvre le reste du royaume avec environ 8 % du total des demandeurs.

5Cette dernière zone n’a évidemment qu’une importance restreinte. On n’y trouve plus guère que des villes, plus ou moins lointaines : de Ligny-en-Barrois à Nancy ou Pont-à-Mousson, distantes de moins d’une cinquantaine de kilomètres de Vaucouleurs, jusqu’à Metz, Besançon ou Paris, nettement plus éloignées. On peut remarquer la quasi-absence des localités champenoises, malgré les liens politiques et administratifs de la prévôté avec cette région, ce qui confirme l’idée, déjà émise, d’un rattachement de fait de Vaucouleurs à la Lorraine. Inversement, la place de Paris est à souligner : avec vingt-deux demandeurs, c’est la deuxième localité non valcoloroise. Certes, il est probable qu’une partie de ces plaideurs parisiens sont, en fait, par leur naissance ou par leur famille, originaires de la prévôté. Cependant, la capitale exerce à n’en pas douter une attirance certaine sur les Valcolorois. Aller à Paris, c’est réussir et chaque famille de notable tente ou rêve d’y envoyer ses enfants ; être de Paris, c’est avoir réussi. Comment, ici, ne pas évoquer l’exemple le plus paradoxal de cette ambition parisienne : celui de Jeanne Bécu, fille illégitime d’un prêtre et d’une servante valcoloroise aux mœurs légères, et devenue, après son départ vers la capitale et la Cour, la comtesse du Barry3 ?

6La région proche, délimitée, grosso modo, par le fameux cercle des vingt kilomètres, correspondant aux allers-retours que l’on peut accomplir dans la journée, regroupe des localités qui sont soit limitrophes à la juridiction, soit situées le long des principales routes qui mènent à Vaucouleurs. La proximité joue évidemment ici un rôle majeur. Comme, jusqu’en 1766, sortir de la prévôté équivaut à sortir du royaume, cela montre que les frontières politico-féodales sont fort peu étanches et ne sont pas vécues comme des obstacles. Car, les relations judiciaires ne sont que le signe et la conséquence de relations sociales et économiques antérieures aux procès : un litige sur une succession entre un Valcolorois et un forain présuppose un échange matrimonial, une instance pour dette nécessite un prêt d’argent préalable, etc. La carte de recrutement des plaideurs reflète donc les orientations générales des échanges socioéconomiques entre la prévôté et ses voisins, notamment la préférence marquée pour l’est, vers Toul, et vers le sud (vers Gondrecourt et Neuchâteau).

7Ce lien entre la justice et l’activité socioéconomique générale permet également d’expliquer, en partie, la domination des Valcolorois stricto sensu (originaires de la ville) parmi les plaideurs issus du premier cercle, celui de la prévôté : les citadins regroupent 40 % des demandeurs du ressort, alors que leur poids démographique n’atteint pas les 30 %4. Il faut y ajouter la proximité du tribunal lui-même, véritable tentation pour les âmes chicanières. Pour les mêmes raisons, les villages du ressort qui fournissent le plus de plaideurs sont ceux qui, situés sur les deux grands axes drainant la vie économique et sociale de la prévôté, ne sont éloignés du tribunal que par quelques quarts d’heures de marche. La proximité, dans un ressort aux dimensions restreintes, n’explique pas tout : il faut aussi prendre en considération la présence ou non d’un tribunal seigneurial concurrent qui peut attirer à lui, selon les modalités que l’on a évoquées plus haut, une partie du contentieux.

8Si l’on réduit encore l’échelle d’analyse, on s’aperçoit que, partout, les procès « à l’interne » – entre habitants du même lieu – représentent environ les deux-tiers des instances. Il est donc net que l’ensemble des localités de la prévôté développe un contentieux extrêmement localisé pour lequel la proximité géographique et économique compte plus que l’appartenance administrative et politique : on intente d’abord des procès contre ses propres concitoyens, puis contre ceux des villages d’à-côté, même s’ils sont lorrains. Dans ce schéma général, la ville n’offre guère que des nuances. Son originalité, s’il y en a une, réside dans la faiblesse relative des villages de la juridiction parmi les demandeurs : sur les deux cent soixante-cinq plaideurs qui ont intenté un procès à des citoyens de Vaucouleurs, seuls trente-huit (14 %) étaient originaires des localités du ressort, contre soixante-trois forains (24 %). Dans le même temps, les citadins étaient soixante-neuf (23 % des procès engagés par des Valcolorois) à traîner devant le prévôt des villageois de la prévôté. On peut y voir deux phénomènes proprement urbains : la domination des bourgeois sur le plat pays alentour et l’ouverture sur l’extérieur. Bien sûr, la modestie démographique, économique et culturelle de cette ville de deux mille cinq cents âmes ne lui permet pas d’affirmer cette prépondérance avec les mêmes armes, et les mêmes résultats, que les villes plus prospères.

9Les mêmes observations – recrutement local puis concentrique, liens avec la géographie des échanges, présence ou non d’un tribunal seigneurial – peuvent être faites pour les individus engagés dans des procédures criminelles : sauf marchands forains dévalisés, travailleurs saisonniers violents ou voleurs, affaires renvoyées ou déléguées, les justiciables d’Ancien Régime restent entre eux pour commettre leurs délits et s’en plaindre. Dans le détail, certains chiffres ne peuvent s’expliquer uniquement par la concurrence et la proximité mais trahissent des habitudes de comportement. Reste à savoir lesquels : une propension plus grande à la violence, des relations sociales particulièrement tendues ou, plus simplement, la facilité à utiliser la justice comme mode de règlement des conflits ?

Affaires de femmes

10L’influence du droit sur les pratiques ne doit pas être négligée. Ne peuvent ester en justice que les personnes juridiquement capables. De cette nécessité découle que les hommes majeurs forment, au civil, l’immense majorité des plaideurs, les mineurs devant agir sous le nom de leur père ou tuteur et les femmes, sous celui de leur mari. Les seules exceptions sont les veuves, qui sont au vrai des chefs de famille, quelques femmes mariées « autorisées par justice » pour intenter une procédure, et des « filles majeures ». Si la part prise par les femmes dans le recours judiciaire semble donc assez faible5, elle éclaire sous un angle particulier les modalités de l’utilisation de la justice par les populations. On commencera par le civil qui n’a pas fait, jusqu’à présent, l’objet de l’attention des historiens.

11Parmi les plaideuses, les veuves sont de loin les plus nombreuses. Leur rapport à la justice est d’autant plus digne d’intérêt qu’on sait leur situation fragile sous l’Ancien Régime6. À la prévôté de Vaucouleurs, on les trouve, en demande comme en défense, présentes dans 8 % à 12 % des dictums, ce qui permet de penser que leur part dans l’activité judiciaire est sensiblement égale, ou légèrement inférieure, à leur poids démographique. Est-ce là le signe que l’on ne cherche pas spécialement à profiter de leur faiblesse pour leur extorquer des avantages ? Pour répondre, il faut examiner la nature de leur contentieux : en tant que demanderesses, on les trouve, comme la généralité des plaideurs mais plus que la moyenne, surtout dans les affaires de dettes (31 % des affaires où elles figurent) de propriété (25 %) et de successions (16 %). Comme défenderesses, les procès pour dettes, bien qu’importants (29 %), laissent la première place aux successions (30 %), ce qui est signe de difficultés entre veuves et héritiers. Le resserrement sur les intérêts vitaux est donc très net : propriété, dettes et succession, qui forment 62 % du contentieux global, regroupent plus de 80 % des procès intentés aux veuves. Il y a, assurément, une spécificité de la place des veuves dans l’économie judiciaire, qui apparaît moins dans leur nombre que dans la nature des affaires dans lesquelles elles sont impliquées. Certes, comme l’estime Gregory Hanlon, le tribunal est « leur seul rempart contre la spoliation7 » mais l’arme judiciaire est à double tranchant : leur veuvage ne les protège pas des attaques en justice. Leurs adversaires, cohéritiers (y compris leurs propres enfants), créanciers ou propriétaires, n’hésitent aucunement à les traîner au tribunal, escomptant peut-être même qu’elles céderont devant la perspective de procédures longues et complexes.

12Au criminel, la part des femmes valcoloroises – prises dans leur ensemble – est encore plus restreinte que celles des seules veuves : on ne les trouve comme accusatrices que dans vingt-et-une affaires sur quatre cent trente-cinq et elles ne forment que 7 % des parties civiles. Cette proportion très faible a rarement été soulignée, les historiens privilégiant une analyse des femmes en tant que victimes ou accusées. Il faut y voir, évidemment, les conséquences des dispositions légales qui réservent, on l’a signalé plus haut, l’action en justice aux chefs de famille. Une femme victime n’agira, en général, que par l’intermédiaire de son représentant légal. Le prouve, a contrario, l’importance de la structure familiale dans les quelques procès menés par des femmes : dans sept cas, la victime est, non pas la femme elle-même, mais son ou ses enfants et, dans deux cas, son mari, empêché d’agir (pour cause d’enrôlement forcé). Dans trois autres, c’est l’accusé qui est de la famille avec notamment deux affaires de demande d’enfermement pour conduite déréglée contre un fils et un mari. L’entorse à la règle de l’incapacité s’explique donc principalement par l’impossibilité du représentant légal à exercer son autorité. L’essentiel reste cependant la modestie générale du nombre, inférieur à celui que l’on a trouvé au civil et qui montre que beaucoup de femmes seules hésitent à engager des procès criminels sinon, peut-être, en requérant aux services du ministère public.

13La proportion de femmes dans les rangs des victimes est pourtant beaucoup plus forte. Elles figurent dans 21,2 % des affaires criminelles et représentent 18,7 % des victimes recensées. Il s’agit presque exclusivement d’affaires de violences (soixante cas sur soixante-quatre), dont une immense majorité de coups et blessures non mortels. L’absence presque complète des affaires de vol ne doit pas surprendre puisque, dans ce type de délit, c’est le chef de famille, donc en général le mari, qui dépose la plainte. Socialement, la particularité la plus intéressante est la quasi-absence des femmes victimes issues des groupes les plus pauvres et la domination corrélative des notables, premier signe d’une différenciation sociale forte des utilisateurs de la justice que l’on retrouvera plus loin. On en déduira un probable hiatus entre la réalité de la victimation féminine et sa transcription juridique : les femmes victimes pauvres ne vont pas au tribunal.

14La place des femmes parmi les accusés est très comparable à celle qu’elles ont parmi les victimes : on les trouve dans 18,4 % des affaires et elles forment 13,4 % du total des accusés. Ces estimations peuvent être rapprochées de celles comptabilisées pour d’autres juridictions et qui sont presque toujours inférieures à 20 %8. Sur les quatre-vingt procès où elles figurent, on trouve cinquante-et-un cas (63,75 %) de violence, vingt-et-un vols (soit 26,25 %) et seulement quatre (5 %) délits contre les mœurs, l’ensemble étant sensiblement équivalent à la délinquance générale. Il n’y a donc pas de délits « typiquement » féminins comme on a pu le remarquer ailleurs. Cependant, s’il faut attendre 1705 pour voir une femme être accusée de vol à la prévôté de Vaucouleurs, les incriminations se multiplient ensuite. À la fin de l’Ancien Régime, le vol est donc devenu le délit type pour lequel les femmes sont poursuivies : elles sont responsables de 30 % des vols jugés entre 1760 et 1790, alors que leur part dans la criminalité totale est inférieure à 20 %. La délinquance féminine est également marquée par son aspect collectif et familial. Les femmes ne sont seules accusées que dans vingt-quatre affaires (30 %) et, dans les cinquante-six autres, leurs coaccusés sont très majoritairement de la même famille : leur mari dans trente-neuf cas, mais aussi, à l’occasion, leur père, leur fils ou un (beau-) frère. Ces complices ne sont étrangers à la famille (et comment en être certain ?) que dans sept cas. Enfin, à l’inverse de Gregory Hanlon, qui estime que les conflits féminins « résultaient bien souvent de jalousies mesquines » et qu’ils « étaient considérés comme moins sérieux, relevant du burlesque9 », on pense que les violences féminines, moins graves dans leurs conséquences physiques, ne sont pourtant sous-estimées ni par les victimes, qui en font des affaires d’honneur, ni par les juges. Signe de cela, alors que les femmes ne sont présentes que dans 18,4 % de l’ensemble des affaires extraordinaires (y compris celles qui ont été abandonnées), elles figurent dans 30 % des dictums criminels.

Sociologie des plaideurs

15Si la connaissance de la dispersion géographique et sexuelle des plaideurs ne soulève pas de graves difficultés, il n’en est pas de même pour leur répartition socioprofessionnelle, tant est complexe l’élaboration d’une typologie adaptée à la structuration sociale de l’Ancien Régime.

16Il faut d’abord s’accommoder des contraintes du droit : par exemple, l’archive juridique ne connaît pas – directement du moins – la victime et le coupable et n’offre à l’analyse, au civil, que des demandeurs et des défendeurs, au criminel que des accusateurs et des accusés. La différence n’est pas argutie : il n’y a pas forcément équivalence entre l’accusateur et la victime et les rôles respectifs de demandeur et défendeur sont particulièrement mouvants. Ensuite, la répartition socioprofessionnelle des populations traitées nécessite de faire des choix, toujours drastiques, toujours critiquables10. D’autant que les comparaisons avec la population générale, possibles grâce à quelques sources fiscales, se heurtent au problème du « maquillage social » : tel qui se dit manouvrier devant un agent du fisc n’est-il pas tenté de se déclarer laboureur devant un greffier, afin de revendiquer une dignité supplémentaire et influer sur la décision ? Malgré cet intérêt évident, on ne croit pas que la pratique soit généralisée, car elle se heurte à une nécessaire crédibilité : non seulement le juge connaît personnellement de nombreux plaideurs mais, surtout, l’adversaire raillerait sans pitié une distorsion trop grande entre des prétentions affichées et une réalité plus modeste. Un exemple montre que les garde-fous sont efficaces : en 1775, le prévôt de Vaucouleurs déboute le nommé Michel Huin, du village de Chalaines, qui voulait être jugé selon la procédure consulaire, réservée aux marchands, « attendu qu’il est notoire que le défendeur est manouvrier ».

17Ces préalables faits, on constate que la répartition socioprofessionnelle des plaideurs, au civil comme au criminel, quelle que soit leur origine géographique, montre une surreprésentation des groupes dominants.

Tableau n° 4 : Répartition socioprofessionnelle des plaideurs dans les sentences civiles et les affaires criminelles traitées à la prévôté de Vaucouleurs (1670-1790)

18Note*

19Note**

20De ce tableau ressort d’abord la place essentielle des notables (ecclésiastiques, seigneurs, officiers et marchands) dont la part dans le recours judiciaire est très supérieure à leur poids démographique. Avec environ 40 % du total, au civil comme au criminel, ils sont bien les premiers et principaux utilisateurs de la justice. Ce sont eux qui, majoritairement, déclenchent les procès. À l’intérieur de ce groupe, les équilibres sont changeants, signe d’un emploi différencié de l’outil judiciaire. Ainsi, si les officiers sont fortement présents au criminel, c’est qu’ils sont prompts à saisir la justice pour défendre leur honneur et « caractère », alors que les marchands préfèrent la procédure civile pour protéger leurs intérêts matériels. En défense, la situation des notables est différente au civil et au criminel. Bien qu’en nette baisse, leur part reste à un niveau élevé au civil, supérieur, semble-t-il, à leur poids démographique. Cela s’explique par l’importance des procès internes au groupe : ainsi les marchands plaident-ils fréquemment contre leurs collègues. Toutefois, une redistribution est nettement visible puisque que la part des seigneurs, ecclésiastiques et officiers diminue de moitié. Au criminel, ces tendances s’accentuent : les notables ne forment plus que 16,9 % des accusés ; encore s’agit-il pour l’essentiel des marchands.

21Inversement à ce rôle primordial des notables (sauf parmi les accusés), les plus pauvres sont les grands absents du recours judiciaire. La part des manouvriers dans le contentieux civil est extrêmement faible, en demande comme en défense, même en admettant une sous-estimation due à la pratique du maquillage social11. En fait, ils ne font (quasiment) pas de procès et on ne leur en fait pas. Mais le plus remarquable est la rareté de leur présence au criminel, non seulement parmi les accusateurs mais aussi parmi les accusés. Certes, avec 11,9 %, ils atteignent leur maximum, mais il n’y a guère de doutes que cette proportion est sans rapport avec leur poids démographique réel : celui-ci est de 46 % dans une liste fiscale valcoloroise12.

22Entre ceux qui utilisent facilement la justice, et ceux qui sont exclus du recours judiciaire, la ligne de clivage passe à l’intérieur du groupe des artisans et laboureurs. Leur poids judiciaire, assez stable, aux alentours de 30 % si l’on compte ensemble les deux groupes, est à peu près équivalent à leur poids démographique. Ils n’hésitent pas, quand cela leur paraît nécessaire, à se servir de l’institution, notamment au criminel. Il faudrait, dans le détail, distinguer les deux groupes, les laboureurs étant nettement plus présents au civil, tandis que les artisans semblent préférer la voie criminelle. Mais c’est surtout la présence de ces deux catégories parmi les accusés qui est à souligner, avec 38,7 % du total. La constatation est d’importance : les accusés criminels de la prévôté de Vaucouleurs, à l’encontre de ce qui est observé généralement, ne sont en aucun cas des pauvres, des marginaux ou des vagabonds, la plupart ont un métier et sont intégrés aux communautés, professionnelle, familiale, etc., qui structurent la société.

Trois hypothèses d’interprétation

23Le phénomène majeur, en ville comme dans les villages, reste bien la surreprésentation des échelons supérieurs de la société locale et la sous-représentation des plus pauvres. La cohérence des résultats entre le civil et le criminel empêche de recourir à la traditionnelle explication par les comportements réels, à moins de soutenir, par exemple, que les marchands sont de plus mauvais payeurs que les manouvriers. Comme cela est peu probable, c’est donc leur propension à aller devant les tribunaux qui est en cause. Trois attitudes par rapport à la justice peuvent alors être dégagées.

241. Les notables s’engagent facilement dans des procès, civils comme criminels. Certes, leur fortune plus grande, leur position sociale dominante, les amènent à être plus souvent « victimes » et donc plaignants : c’est la figure du marchand créancier, du seigneur insulté, du sergent molesté. Néanmoins, leur surreprésentation est telle que l’explication déterministe n’est pas suffisante. On peut estimer qu’il y a chez les dominants une disposition plus grande, une tendance plus forte, à la processivité. D’économique, l’explication devient sociale. Le créancier fait un procès pour être payé par le défendeur mais aussi pour effrayer, ou au moins impressionner, ses autres débiteurs en leur donnant l’image de l’homme qui n’hésite pas à se servir de la loi. Les seigneurs, les curés, les officiers ne sont peut-être pas plus souvent insultés que les autres catégories sociales, leur honneur n’est pas forcément plus chatouilleux, mais sa défense passe par la judiciarisation des conflits. La processivité est alors signe et moyen de la domination sociale. De la même manière, leur absence parmi les accusés s’explique moins par une faible disposition à commettre tel ou tel délit, que par la quasi-impunité dont ils jouissent auprès d’un tribunal inférieur dont ils ne sont pas, pour beaucoup d’entre eux, les justiciables. Ainsi, lors-qu’un courageux, ou un inconscient, leur intente un procès criminel, l’affaire ne dépasse jamais le stade de la plainte ; soit que la procédure ait été envoyée aux cours compétentes, soit que l’accusé ait mis en œuvre les nombreux moyens dont il dispose pour arrêter le cours de la justice : pressions diverses, arrangements, contre-attaque judiciaire, etc.

25Cette tendance plus grande à l’utilisation de la justice par les couches dominantes s’appuie sur une plus grande proximité culturelle avec le monde des juges et de la loi. Seigneurs, ecclésiastiques, officiers ou marchands parlent le même langage, appartiennent au même monde : celui de la « civilisation des mœurs » et de la « culture des élites13 ». Dans l’éventail des modes de résolution des conflits qui leur est offert, à eux comme aux autres, le recours à la justice leur apparaît, plus fortement qu’aux autres, comme normal et pratique. L’explication devient donc culturelle : la justice, la loi, sont des outils dont ils se servent plus facilement, à cause de leur fortune, de leur éducation, de leurs représentations sociales, que les plus pauvres qui privilégieront plutôt d’autres modes de résolution.

262. Les plus pauvres sont les grands absents des archives judiciaires de la prévôté de Vaucouleurs. Leur poids judiciaire, en accusation comme en défense, au civil comme au criminel, est très inférieur à leur poids démographique. Il est, encore une fois, très peu probable que ces nombres reflètent leur place réelle dans les comportements donnant naissance à des litiges. On pourrait penser que leur situation économique ne les amène pas à faire des procès civils : celui qui ne possède rien n’a rien à défendre. Seulement, l’hypothèse se heurte au constat de leur absence parmi les accusateurs criminels : qui soutiendra qu’ils ne sont ni injuriés, ni battus, ni insultés ? Leur précarité financière, leur éloignement de la culture des élites à l’œuvre dans l’institution judiciaire les excluent donc, dans une large mesure, du recours judiciaire : les pauvres ne font pas de procès car ils n’en ont pas les moyens (financiers et culturels) et on ne leur fait pas de procès… pour les mêmes raisons. Traîner en justice un miséreux, c’est risquer d’ajouter des frais de justice considérables à une créance de fait perdue. Même au criminel, l’insolvabilité est une relative protection, du moins tant que le but de la victime est d’obtenir un dédommagement financier. Cela ne signifie néanmoins pas l’impunité : il existe d’autres moyens de résolution des conflits (arrangement amiable, passage devant notaire…) et il y a des accusateurs, au premier rang desquels figure le ministère public, qui ne subordonnent pas leur action à une rentabilité financière. De la même façon, très peu de ces manouvriers ou de ces veuves qui luttent pour leur survie quotidienne peuvent sacrifier le temps et l’argent nécessaires au recours judiciaire. D’autant que les possibilités de gains sont faibles : si le procès est intenté contre un aussi pauvre qu’eux, les chances de simplement rentrer dans leurs frais sont bien minces ; si le défendeur est un notable, il risque de faire traîner la cause, d’ajournement en ajournement, d’appel en appel, au point de faire lâcher prise au demandeur qui ne peut se permettre de telles dépenses. Pour eux, le choix de la justice est essentiellement négatif : ils essayent de s’en tenir éloignés.

273. Entre ces deux groupes aux attitudes antagoniques, il en existe un troisième, médian, constitué d’un marais mal défini, qui rassemble les laboureurs, une partie des artisans, notamment en ville, et quelques marchands. Ce groupe est véritablement celui pour lequel se pose, au cas par cas, le choix de la justice. La médiocrité économique de la plupart de ses membres les tient bien souvent éloignés des prétoires qu’ils ne peuvent fréquenter que pour des motifs ou des cas bien précis : atteintes aux intérêts essentiels, perspective d’un gain appréciable. Ne pouvant se permettre de perdre un procès, certains deviennent de véritables experts en procédure. Connaissant la justice et ses risques, sachant qu’elle ne leur est pas au premier abord aussi favorable qu’aux notables, ils n’hésitent pas à se servir d’elle, voire à tenter de la manipuler. Cependant, c’est aussi contre eux que nombre de procès sont déclenchés : à la limite de l’aisance, ils sont les plus vulnérables aux aléas de la conjoncture qui peut les contraindre à ne plus rembourser une dette, à anticiper sur un terrain, à receler les effets d’une succession ; solvables, ils font, en outre, figure de cible-type pour tous ceux qui n’hésitent pas à se servir de la justice, soit pour obtenir des gains, soit pour assurer une position sociale. Il est, en effet, plus intéressant d’engager une procédure contre un laboureur ou un artisan, même modeste, que contre un manouvrier. Ses biens sont probablement suffisants pour obtenir le paiement souhaité et celui des frais de justice et, au pire, cela permet d’obtenir une bonne place dans la hiérarchie des créanciers, en cas de saisie. En outre, c’est face à un égal ou à un socialement proche que le recours à la justice prend toute sa signification culturelle, puisque le procès permet d’assigner à chacun sa place et d’établir des hiérarchies, par l’humiliation qu’il fait ressentir au perdant et le gain de prestige qu’il attribue au gagnant. Par exemple, un seigneur de village, à la noblesse peinte fraîchement, n’a que faire de s’en prendre à un journalier couvert de dettes qui ne le menace en rien ; il a, en revanche, tout intérêt à affirmer sa domination sur un gros laboureur ou un fermier qu’il peut considérer comme un danger potentiel.

28La société des plaideurs n’est donc en rien un décalque de la société globale. Chaque groupe social, à un autre niveau chaque individu, fait, en fonction de sa situation et de ses buts, le choix ou non du recours à la justice.

Un village au prétoire

29La pesée globale menée au long des pages précédentes a l’inconvénient de toutes les études statistiques. Elle reste dans le général et, se centrant sur les plaideurs, ignore, sinon en négatif, les justiciables qui n’utilisent pas l’institution. Certes, on a vu, par exemple que les marchands, ou les officiers, plaidaient plus que les artisans ou les manouvriers. Néanmoins, même pour eux, l’activité totale du tribunal montre que le recours à l’institution n’est qu’une éventualité, rarement mise en pratique. Ce n’est qu’en comparant plus attentivement plaideurs et non-plaideurs que l’on pourra saisir le sens de l’activité judiciaire et son impact réel sur les populations.

30À vrai dire, la religion des historiens varie quelque peu sur ce point. D’un côté, certains estiment, relayant les jugements des moralistes du temps, que les Français d’Ancien Régime plaidaient beaucoup ; de l’autre côté, la redécouverte de l’infrajustice, partie immergée de « l’iceberg justice14 », a amené à considérer que « les chiffres sont là pour prouver l’usage très limité que les justiciables font du recours judiciaire15 ». Pour trancher entre ces opinions contraires, ou les concilier, il faut tenter de mesurer précisément l’impact de la justice dans un groupe social et géographique homogène.

31Peut-on, à la fois, beaucoup plaider et ne pas plaider ? L’antinomie entre les deux idées vient de la généralisation excessive : qui sont « les justiciables » ? N’est-il pas plus logique de penser, à niveau de contentieux égal, que si certains utilisent fréquemment la justice, d’autres n’y ont jamais, ou quasiment, recours ? C’est se demander qui, parmi une population donnée, fait, ou ne fait pas, le choix de la justice.

Un village test : Chalaines

32Pour mener à bien cette étude, il faut nécessairement connaître, de façon assez fine, l’ensemble de la population des justiciables, et pas seulement les plaideurs. L’ampleur de la tâche nous a obligés à restreindre l’étude à un seul village.

33Chalaines, situé sur la rive droite de la Meuse, juste en face de Vaucouleurs, dont il n’est séparé que par la largeur de la vallée, se prêtait bien à cette recherche. D’abord pour une raison « administrative » : le roi est le seul seigneur du village, ce qui signifie que les habitants ne reconnaissent que le prévôt de Vaucouleurs comme « juge naturel ». Aucun autre tribunal ne vient concurrencer sa juridiction. En outre, le voisinage géographique rend l’accès à la justice royale très facile. Pour les Chalainois, la proximité de la justice n’est pas un vain mot : seuls les citadins stricto sensu sont plus proches des juges. Socialement, la population n’offre aucune particularité remarquable, exemple parfaitement banal d’un village d’Ancien Régime. Les cinq cents âmes environ, se répartissent, selon une liste fiscale de 1788, entre familles d’artisans (37 % des contribuables), de manouvriers (28,4 %), de laboureurs (17,3 %) et quelques notables ruraux16 (3,9 %).

34Cette liste nous a fourni le matériau premier d’une étude « sociojudiciaire ». La méthode est des plus simples : ayant reconstitué, à l’aide des registres paroissiaux, les grandes étapes de la biographie des cent vingt-sept individus qui y figurent, nous avons ensuite recherché leur présence dans les procès, civils et criminels, menés à la prévôté de Vaucouleurs17. Le travail consiste donc en une photographie de la place de la justice dans un village ordinaire, à un moment donné. Certes, il n’est pas niable qu’un certain nombre de procès impliquant des Chalainois nous échappent, par exemple ceux qu’ils ont pu mener devant d’autres juridictions. Néanmoins, la prévôté étant le tribunal ordinaire des Chalainois, on suppose que la « hiérarchie chicanière » interne du village n’est pas affectée par ces quelques manques : celui qui fait beaucoup de procès à la prévôté est le plus suspect d’en déclencher ailleurs ; alors que celui qui répugne à aller au tribunal le plus proche ne doit guère apprécier davantage les autres cours de justice.

35Un dernier point est intéressant à signaler. Chalaines est l’un des villages de la prévôté qui fournit le plus de plaideurs et les Chalainois avaient, sous l’Ancien Régime, la réputation d’être des Chicaneau patentés. En 1775, répondant à un mémoire des habitants du ressort réclamant la fin de l’enclavement douanier qui pèse sur le commerce local, les agents de la Ferme générale, dans un style efficace mais peu nuancé, trouvent d’autres raisons à la détresse des villageois :

« Si la misère des habitants de Vaucouleurs existe, elle est moins le résultat de leur position physique que de leur défaut de goût pour le travail (...) Le goût des procès qui est une maladie épidémique parmi les habitants de Rigny-la-Salle et Chalaines ne contribue pas peu au défaut d’aisance18. »

Plaideurs épisodiques et plaideurs acharnés

36En 1788, sur les cent vingt-sept Chalainois chefs de famille recensés, seuls trente-trois (26 %) étaient, ou avaient été, impliqués, comme demandeur ou défendeur, accusateur ou accusé, dans un procès intenté à la prévôté. Ce premier constat suffit à nuancer l’affirmation traditionnelle sur l’esprit universellement chicanier des populations d’Ancien Régime. La dispersion par individu du nombre de procès le confirme.

Tableau n° 5 : Répartition des chefs de famille chalainois de 1788 selon le nombre d’implications dans des procès

37Trois attitudes différentes, qui peuvent se résumer à deux, ressortent de ce tableau. Un premier groupe réunit près des trois-quarts de la population chalainoise. En font partie ceux que l’on peut nommer, au sens strict, les non-plaideurs : ils n’ont, au cours de leur vie, été engagés dans aucun procès connu. Pacifiques, voire pusillanimes, on peut les supposer adeptes de l’infrajustice qu’ils préfèrent de toute manière au recours judiciaire, en demandeur comme en défendeur. Un second groupe est formé de ceux qui, sans ignorer la justice, ne la pratiquent qu’épisodiquement, soit accidentellement, contraints et forcés, soit occasionnellement, dans un but bien précis. Deux exemples illustreront cette différence : en 1782, Claude Fournier, maçon chalainois, doit subir, au nom de son fils mineur, un procès criminel pour voie de faits. C’est, à ce que l’on en sait, sa seule expérience de la justice et on peut supposer qu’il s’en serait bien passé. En 1770, Joseph Gaspard, pêcheur, assigne Jean Gérard pour lui réclamer le paiement d’un billet de dix-neuf livres. Sa fréquentation de la justice, plus volontaire que celle de Fournier, reste cependant exceptionnelle et motivée par une demande précise. Les limites imposées à cette recherche obligent à préciser que ce second groupe est certainement plus fourni qu’il n’y paraît et que des individus ayant eu au moins un procès nous ont échappé. Néanmoins, cela est sans conséquence. Il nous semble en effet que le clivage majeur s’établit moins entre les individus qui plaident et ceux qui ne plaident jamais, qu’entre les « chicaneurs », qui utilisent fréquemment la justice, et ceux qui n’ont qu’un rapport épisodique à la justice. L’écart très net existant entre ceux qui avaient fait jusqu’à six procès et ceux qui en avaient fait plus de dix confirme cette idée et isole clairement quatre individus, impliqués à eux seuls dans la moitié des procès. Pour ces plaideurs acharnés seulement, le terme de chicanier semble correspondre à une réalité qu’il faut tenter de circonscrire en utilisant d’autres variables.

Âge des plaideurs

38L’âge est une de ces variables. La méthode utilisée, rétroactive, amène à mélanger des individus d’âges fort différents19. Or, logiquement, un homme âgé a statistiquement plus de possibilités d’avoir fait un procès qu’un jeune. La corrélation entre l’âge et la processivité est donc forte mais ne suffit pas à tout expliquer.

39La domination des plus âgés apparaît certes nettement : les plus de soixante ans (nés avant 1730), qui ne forment que 25 % de la population totale (de l’échantillon), fournissent 42,5 % des plaideurs et 57,9 % des implications ; inversement, les moins de quarante ans ne forment que 9,1 % des plaideurs, et seulement 2,9 % des implications, pour 18,1 % de la population. La proportion de plaideurs dans chaque classe d’âge augmente régulièrement pour se stabiliser à presque 50 % pour la génération née entre 1720 et 1729. L’âge moyen au premier procès, trente-neuf ans, est très élevé, avec une forte concentration entre trente et cinquante ans, puisque les trois-quarts des plaideurs ont fait leur premier procès entre ces décennies. Peut-être est-ce lié au cycle sociodémographique des héritages et des partages de succession20.

40Ces données sont importantes mais ne doivent pas cacher l’essentiel : sur les trente-deux chefs de famille Chalainois nés avant 1730 et encore vivants en 1788, seuls quatorze (43,75 %) avaient au cours de leur vie fait au moins un procès. La chicane est donc une activité de gens plutôt âgés, mais il ne suffit pas d’être âgé pour être un plaideur forcené. Si on considère qu’il y a bien peu de chances pour qu’un individu ayant dépassé les soixante ans sans avoir fait de procès se découvre une âme chicanière par la suite, on peut estimer que plus de la moitié des chefs de famille refusent le choix de la justice, et que moins de 10 % sont des plaideurs acharnés. Si l’âge est une variable importante à prendre en considération, il n’explique pas fondamentalement le choix de recourir ou non à la justice ; choix que fait une minorité de la population villageoise.

Chicane et statut social

41La liste fiscale de 1788, corrélée avec la recherche des professions ou statuts sociaux des individus qui y figurent, permet d’avoir une répartition des plaideurs selon leur catégorie sociale et leur processivité.

Tableau n° 6 : Répartition des chefs de famille chalainois de 1788 selon leur catégorie sociale

42Note*

43Note**

44Note***

45Les enseignements de ce tableau sont clairs et confirment l’hypothèse d’une différenciation sociale du recours à la justice. Ils sont en outre cohérents avec les grandes lignes de la répartition sociale des plaideurs telle qu’on l’a déjà vue à l’échelle de la prévôté entière. Les plus pauvres, manouvriers et indéterminés, qui forment plus de 40 % de la population totale ne fournissent que 18,2 % des plaideurs et 12,8 % des implications. La grande majorité d’entre eux ne font aucun procès (86,1 % des manouvriers) et ceux qui en font n’en font pas beaucoup. À l’autre extrémité de la hiérarchie locale, la surreprésentation des groupes dominants s’exprime, vu la modestie des notables locaux21, par la domination des laboureurs. Peu nombreux dans la population villageoise totale, leur part reste modeste, à peine supérieure à leur poids démographique, dans l’ensemble des plaideurs. En revanche, ils sont responsables d’exactement la moitié des implications, avec une moyenne de plus de six procès par individus. C’est donc parmi eux que l’on rencontre les procéduriers les plus acharnés. Entre ces deux groupes, les artisans occupent une place médiane. Ils sont certes nombreux à connaître le chemin du tribunal, puisqu’ils forment la moitié des plaideurs et que l’on ne trouve « que » 63,8 % de réticents parmi eux, mais leur fréquentation apparaît occasionnelle, réduite, en moyenne, à environ deux procès par individu.

46La corrélation entre l’appartenance à un groupe social et la tendance à recourir à la justice est donc forte. Les trois groupes définis plus hauts – non-plaideurs, plaideurs épisodiques et acharnés – sont socialement très typés. Si l’on ne considère, pour éviter les possibles interférences avec l’âge, que les trente-deux contribuables les plus vieux, on constate que sur les treize manouvriers, seuls cinq ont eu des procès (38,5 %) tandis que cinq laboureurs sur sept (71,4 %) ont eu recours au tribunal.

47Mais le choix de la justice est également une ligne de démarcation à l’intérieur de chaque groupe. Estimée à l’aune de l’imposition, la richesse des plaideurs est, pour chaque catégorie, supérieure à celle des non-plaideurs, comme le souligne le tableau ci-dessous.

Tableau n° 7 : Imposition moyenne des plaideurs et des non-plaideurs, selon leur catégorie sociale (en livres de France)

48Cette constatation, valable pour tous les groupes, est d’importance car elle permet de repousser une explication économique purement déterministe du choix de la justice. On fait bien sûr des procès quand on a des biens suffisants à défendre. Le calcul entre la valeur de ces biens et le coût du recours judiciaire est pris en compte par les plaideurs. Mais cette dimension ne suffit pas, car elle rendrait incompréhensible le fait que des individus à la fortune très modeste – c’est un euphémisme – fassent des procès. Il faut donc envisager une explication sociale et culturelle : le recours à la justice est un moyen de se démarquer, d’affirmer sa supériorité, ou pour le moins sa différence, à la fois, à l’intérieur de chaque groupe social et à l’intérieur du village dans son ensemble.

49Plus on est riche, plus on fait de procès ; ce constat est valable globalement, à l’échelle de la juridiction ou à celle du village, mais il l’est aussi à l’intérieur de chaque groupe social. Cela signifie donc que le choix de la justice est tout autant collectif et sociologique que personnel et psychologique.

50L’étude de quelques individualités en montrera les modalités.

Figures de plaideurs

51La diversité des attitudes envers la justice ne peut s’observer uniquement par des méthodes statistiques descriptives. Chaque individu fait librement, en fonction de son analyse de la situation dans laquelle il se trouve, le choix de recourir ou non à la justice. Retracer le parcours judiciaire de quelques-uns permettra d’appréhender cette diversité en adoptant le point de vue des justiciables. Par définition, l’institution judiciaire ne renseigne que sur les personnes qui ont recours à elle. Aussi, les quelques « biographies » qui suivent ne concernent que des individus fortement procéduriers, qu’il faut voir moins comme des archétypes que comme des exemples de la variété des attitudes.

Nicolas Fabin le stratège

52Laboureur né en 1728, Nicolas Fabin est, parmi les Chalainois, l’un des plus procéduriers, avec quatorze implications différentes recensées. Sa « carrière » est à la fois tardive et courte. Ses deux premiers procès datent de 1770. Ce sont des histoires médiocres de passage de charrette dans des champs, vite résolues en une audience : après une expertise des dégâts, et sur le pied de l’estimation, les parties se mettent d’accord sans autre jugement. Au cours des mois qui suivent, Fabin réoriente nettement ses activités vers la marchandise. Ses procès se multiplient et il s’agit dorénavant d’affaires commerciales et de dettes, qui tournent plutôt à son désavantage. S’étant imprudemment engagé à fournir à une verrerie de la région du bois de chauffage en grande quantité, il ne peut remplir le contrat, est traîné en justice et condamné à indemniser à hauteur de deux mille livres le propriétaire et l’exploitant de l’entreprise. Incapable de payer, ses biens et ses créances sont saisis à la fin de l’année 1772. Quelques mois auparavant, sa femme, Marie-Anne François, a intenté contre lui une instance en séparation de biens à l’issue de laquelle, en mai 1772, il est de nouveau condamné à payer, pour remploi et douaire, près de trois mille cinq cents livres.

53Faut-il interpréter l’aventure d’un point de vue moral et plaindre, ou blâmer, le marchand imprudent ? Une analyse plus fine de la chronologie des instances et des arguments utilisés permet plutôt de penser qu’a été mise au point une stratégie consciente destinée, au sens strict, à « sauver les meubles ». Alors que l’expertise qui fixe les dommages que Fabin devra payer au directeur de la verrerie date du 15 février 1772, l’instance de séparation est engagée fin avril. La procédure est très courte puisque le jugement intervient à peine un mois plus tard, c’est-à-dire avant que la saisie consécutive à la première affaire ait été rendue exécutoire. Très nettement, même si le bénéfice réel de la séparation pour la femme de Fabin dépend de points de droit qu’il est inutile de détailler ici22, la procédure de séparation a été détournée de son sens. Le prouvent l’absence de défense du mari et la spécificité des arguments utilisés : contrairement aux autres procès de ce type, aucun mauvais traitement, aucune « dissipation » ne sont allégués et seuls les « mauvais marchés » sont évoqués par des témoignages très courts et répétitifs. Cette procédure peut donc être comprise comme une manœuvre concertée entre les époux pour faire échapper une partie des biens à la future et immanquable saisie.

54La justice est, pour Nicolas Fabin, un moyen de défendre ses biens. Comme accusateur, il n’agit que comme exploitant agricole, dans des actions traditionnelles de type possessoire et il ne se sert de la procédure que comme outil de négociation. Comme défendeur, il n’hésite pas à l’utiliser, voire à la détourner : la séparation de biens n’a pas été prévue pour permettre d’échapper à ses créanciers, bien au contraire ! L’homme ne gagne certes pas à tous les coups ses batailles judiciaires mais il ne se rend jamais sans combattre, preuve d’une connaissance, d’une familiarité et d’une confiance envers l’institution. Sachant manier à bon escient l’alternative infrajudiciaire, la justice est réellement pour lui un choix et non un pis-aller. En 1774, il réussit à faire reconnaître comme fausse sa signature sur une promesse portant somme de cinq mille huit cents livres. Sa ténacité procédurière lui permet donc à la fois de défendre ses biens menacés mais aussi d’affirmer son élévation sociale, passant de la qualité de laboureur à celle de marchand.

Ascension et chute d’Étienne Bourdon

55Étienne Bourdon, né vers 1636, est cabaretier dans le village de Bureyen-Vaux. Comme nombre de ses collègues, il fréquente assidûment, parfois à son corps défendant, les tribunaux. Ainsi, lors de la seule année 1680, on le trouve impliqué dans cinq affaires différentes. L’hôtellerie est une profession « à risques », ce qui explique qu’elle est également une pépinière de chicaneur. Les activités qui se déroulent au cabaret touchent à trop d’intérêts, matériels et symboliques, pour être anodins23 : on vient y tenir en public des négociations secrètes, le miséreux y paye des tournées générales, la fête y dégénère en bagarre. L’aubergiste habile, celui qui sait concilier les contraires – par exemple, accepter le crédit et exiger le paiement – tire de son activité de substantiels profits et une place aussi éminente que paradoxale. Le cabaretier est en effet doté, comme le meunier, d’une solide mauvaise réputation que l’exemple d’Étienne Bourdon confirme pour partie : l’homme n’hésite pas, en 1687, à utiliser la manière forte pour se faire payer par un apprenti grive-leur. Mais il sait employer également les voies de justice. Trois des audiences qu’il soutient en 1680 ont pour objet le paiement d’une « dépense de bouche ». La somme qu’il réclame à Demange Saleur et Jean Coutelier est d’ailleurs si dérisoire – neuf francs barrois – que la volonté d’humiliation semble évidente. Le tribunal est pour Bourdon un moyen d’affirmer une position sociale ascendante. Signe très net de cet état d’esprit, tous les procès civils qu’il mène, et gagne, entre 1680 et 1685, vont jusqu’au dictum. Toutes les tentatives d’accord infrajudiciaire ont donc échoué, preuve d’une réticence ou même d’un refus de la part du cabaretier. Même lorsqu’il est accusé de violence en 1687 par un menuisier du village, il refuse l’accord négocié et obtient la civilisation, préalable à un abandon, de l’instance. Cette détermination l’amène à s’opposer aux autres notables du village. En 1688, Anne Des Armoises, « dame » de Burey lui intente un procès pour non-paiement d’un droit seigneurial sur les vendanges. L’affaire n’est pas minime puisqu’en attendant l’issue de ce bras de fer judiciaire les autres villageois refusent également de payer, rendant inévitable la réaction du seigneur. En conséquence, alors que le litige porte seulement sur une somme de cinquante-six livres, c’est une procédure criminelle pour vol qui est ouverte et qui aboutit à un dictum condamnant l’aubergiste à l’amende. Bourdon refuse de payer et, à peine un mois après la sentence, l’huissier Husson se présente chez lui pour opérer une saisie. L’aubergiste résiste, excédé, à croire les témoins les plus impartiaux, par les provocations du sergent ; les injures pleuvent. Husson porte plainte et Bourdon est décrété de prise de corps. Le 11 janvier 1689, il est condamné à trois cents livres d’amende et de dommages. Dans cette affaire, quelques faits sont troublants : la procédure criminelle pour vol alors qu’il s’agit d’une contestation sur un droit ; la saisie, très rapide et qui se passe mal ; la procédure qui suit la rébellion menée également dans des délais très courts. Tout cela permet de penser qu’il y a eu volonté de la part des accusateurs de se débarrasser d’un individu dont l’ambition et l’agressivité, physique ou judiciaire, gênaient. Le conflit qui, à peine quelques mois plus tard, oppose Bourdon à Antoine Lagarde, maire de Burey, confirme cette impression. La première instance a lieu à l’instigation du cabaretier, pour des dégâts dans un pré. La cause est dérisoire, les dommages étant estimés à quatre francs barrois, et le prétexte est flagrant. Bourdon a voulu se venger d’un des hommes qui avaient déposé contre lui dans la procédure pour rébellion. L’affaire est finalement abandonnée mais Lagarde s’en souviendra. Lorsque, peu après, des recruteurs arrivent au village et demandent des volontaires pour l’armée, il s’empresse de faire inscrire Bourdon qui, de façon très prévisible, réagit en l’injuriant. Un procès civil s’ensuit qui se termine par une nouvelle condamnation du cabaretier, astreint à présenter d’humiliantes excuses.

56La justice apparaît, à travers la figure d’Étienne Bourdon, comme un outil privilégié dans le jeu social. Dans un premier temps, sa propension à faire des procès pour des motifs dérisoires, son refus des accommodements soulignent sa volonté d’ascension sociale et d’affirmation de sa position, portée par un caractère entier. Ses succès lui permettent même d’affronter le seigneur du village. Derrière le droit de vendange, que Bourdon est d’autant moins fondé à contester qu’il en a été le fermier pendant plusieurs années, se profile la domination morale sur le village. Dans un second temps, la justice sert à ses adversaires pour faire chuter l’irascible ambitieux. L’outil de son ascension devient celui de sa perte, manié par de plus habiles qui tirent profit de son refus des arrangements.

François Béquignon, notable chicaneur

57Les Béquignon sont un lignage d’hommes de loi valcolorois. François Béquignon, qui nous intéresse ici, né vers 1640, est ainsi petit-fils, fils, neveu, gendre, beau-frère, père et beau-père d’officiers de judicature. Mais lui-même, renouant avec de probables origines familiales, est marchand et à l’occasion aubergiste. Ses liens, évidemment forts, mais paradoxaux, avec le monde de la justice, expliquent-ils sa tendance à faire des procès ? Il est en tout cas indéniable que, par sa culture familiale et par ses fréquentations, il n’ignore rien des arcanes du tribunal et peut penser y avoir de solides appuis.

58À la différence des exemples précédents qui maniaient la justice certes adroitement mais parfois contre leur gré, Béquignon est, avec plusieurs procès par an, un véritable professionnel de la chicane. L’année 1680 le voit plaider quatre fois, l’année 1700 deux fois. Sans prétendre à l’exhaustivité, on l’a retrouvé, en tout, engagé dans vingt instances différentes, dont quatorze comme demandeur. Ces procès peuvent être classés en trois types. Négligeons le premier, qui est traditionnel : il s’agit de diverses affaires de succession ou de propriété, comme tout notable fortuné en a. Le second type, plus original, ressortit à ses activités de marchand. Il plaide contre des débiteurs incertains, laboureurs ou artisans, qu’il fait saisir à l’occasion. En 1705, il obtient ainsi la condamnation de huit débiteurs pour une somme totale de deux mille six cents livres. On est là assez loin des quelques sols réclamés passionnément par Etienne Bourdon. Prêteur d’argent, Béquignon utilise la justice comme l’un des moyens à sa disposition pour exercer son lucratif négoce. On imagine assez bien que la procédure est devenue pour lui, au fil des années, une quasi-routine dépourvue de passions ou de surprises, une formalité exactement au même titre que le passage devant le notaire. S’il éprouve quelque passion à plaider, c’est lors des procès du troisième type, ceux qu’il a au sujet de ses activités publiques. Notable, issu de notables, Béquignon s’investit effectivement dans la vie de la cité. Il est à plusieurs reprises échevin de la ville et connaît à ce titre quelques soucis qui le conduisent, une nouvelle fois, au tribunal. En 1681, il réclame à la communauté de Vaucouleurs le remboursement des frais qu’il a engagés pour soutenir un procès en son nom. Responsable en 1702 des logements de gens de guerre, matière éminemment sensible à Vaucouleurs, il doit plaider deux fois à ce sujet : dans un cas, il gagne une instance en réparation d’injures et dans le second est condamné pour avoir, au mépris de privilèges, fait loger des soldats chez un particulier. La fréquentation de la notabilité locale, petit monde où tous se connaissent et sont plus ou moins affins, l’amène trois autres fois au tribunal. Marchand, aubergiste et prêteur d’argent dans un monde de juristes, il éprouve peut-être quelques difficultés à y trouver sa place. En tout cas, il est accusé à trois reprises d’avoir injurié des officiers de justice, dont une fois le prévôt lui-même, et est condamné deux fois aux excuses publiques.

59Les relations que François Béquignon entretient avec la justice sont donc paradoxales. Issu d’une famille d’hommes de loi, il connaît parfaitement les rouages de l’institution qu’il utilise avec un art consommé pour ses intérêts financiers. La stratégie est consciente et sera reprise d’ailleurs par sa veuve. En même temps, alors qu’il s’intéresse de près à la vie de la cité, occupation à la fois gratifiante et sensible, la justice et les hommes qui la rendent savent lui signifier la distance qui le sépare de la civilisation des mœurs par des procès où il se trouve, toute honte bue, ravalé à un niveau inférieur24.

Un chicaneau des bords de Meuse

60Pierre Devouthon a existé. Il est né à Vaucouleurs le 14 janvier 1709 et est décédé quatre-vingts ans plus tard, le 22 août 1789 à Andelot (Haute-Marne). Comme ses milliers de contemporains, ce Valcolorois « sans histoire » aurait pu être l’objet du beau livre d’Alain Corbin, lancé « sur les traces d’un inconnu25 ».

61Ce n’est pourtant pas à ce titre qu’il nous intéresse. À l’inverse de Louis-François Pinagot, Pierre Devouthon a fréquenté, souvent, avec passion, le tribunal. Il a été impliqué dans au moins cent trente procès à la prévôté de Vaucouleurs et est donc responsable, à lui tout seul, de 3 % du contentieux total du tribunal lors de ses années d’activité judiciaire (1729-1785). On le retrouve dans 8 % des sentences prononcées au cours de ces mêmes années ! De façon plus imagée, on peut encore préciser qu’il a passé, physiquement, un an de sa vie dans les couloirs et les salles du tribunal valcolorois. Encore toutes ces données ignorent-elles les procédures qu’il a engagées dans d’autres cours de justice, ne serait-ce qu’en appel… En ce sens, ce Chicaneau des bords de Meuse n’est en rien représentatif de ses nombreux contemporains qui n’ont eu aucun, ou quasiment aucun, contact avec l’institution judiciaire.

62Cependant, comme Pinagot, Pierre Devouthon reste largement un inconnu. On ne possède de lui ou sur lui aucun document qui le fasse sortir de l’ombre comme individu. Les traits de son caractère qui ressortent de l’étude de ses multiples procès sont largement conjoncturels et tributaires des sources à notre disposition. D’autant qu’il ne lui est rien arrivé d’exceptionnel : ses procès sont nombreux mais restent des causes médiocres, de propriété, de succession, de dette et d’honneur. Il n’a pas tué sa femme et il n’a pas incendié sa ville. La fréquentation de la justice a coloré sa vie d’une teinte particulière mais n’a pas modifié de façon irrémédiable son destin. La différence entre lui et ses contemporains est plus quantitative que qualitative : il a fait plus de procès que les autres, mais il a fait les mêmes. En ce sens, c’est bien un individu ordinaire, dont l’étude peut éclairer le sens du recours judiciaire pour les populations d’Ancien Régime.

Une biographie judiciaire

63Né en 1709 à Vaucouleurs, Pierre Devouthon est le fils aîné, quoique d’un deuxième lit, de Paul Devouthon, boulanger à Vaucouleurs et de Catherine Jean. Son père fait partie de ce qu’on pourrait appeler la classe moyenne populaire : sans être riche, la famille Devouthon est à l’abri de la misère26. Le premier contact attesté de Pierre Devouthon avec la justice date de 1726. Cette année-là, son père, redoutable plaideur lui-même, est accusé de vol de gerbes par Marie Agnus, veuve Guillard. Le jeune homme doit alors, avec toute sa famille, subir les rigueurs de la procédure extraordinaire : interrogatoire, confrontation et affrontation27. Peut-être est-il mis en prison.

64Vers vingt ans, le jeune homme prend son indépendance. Il s’installe à Chalaines, où son père possède des biens et après avoir tâté, peu de temps, du métier paternel de boulanger, devient laboureur. Ce changement, géographique et social, provoque certainement des remous dans la famille et ses premiers procès, dans les années 1730-1736, l’opposent à son père puis, après la disparition de ce dernier, à sa mère. Toujours à la même époque, il se marie avec Anne Gault, fille d’un marchand aisé, d’origine inconnue. Son mariage, puis les différents héritages qui lui sont échus, lui ont procuré une fortune solide à l’échelle locale : vers la fin de sa vie, il possède six maisons à Chalaines, dont deux considérées comme « grandes » et la communauté d’entre lui et sa femme est estimée à treize mille livres (sans les propres ni les maisons). La période qui va de l’installation définitive de Devouthon, après le règlement de la succession de son père, à l’orée de sa vieillesse, soit de 1740 à 1759, constitue le faîte de sa carrière judiciaire. On le voit, durant ces vingt années, plaider dans cinquante-neuf affaires différentes à la prévôté, soit trois fois par an, essentiellement pour des affaires de dettes et de propriété (trente-deux cas). La plupart de ces instances (quarante-trois sur cinquante-neuf) sont déclenchées à son initiative et il en perd très peu (sept, soit un taux d’échec de 11,8 %). Pierre Devouthon est alors certainement un notable, à la fois craint, respecté et détesté, en voie d’ascension sociale, comme le montrent, dans les années 1750, ses démêlés avec les autres notables du village.

65Sans qu’il y ait rupture brutale, la décennie 1760 constitue certainement un tournant marquant de sa vie. Chaque décès, chaque mariage entraîne au sein du clan familial des problèmes de succession que Devouthon contrôle plus ou moins bien à son profit, parfois en lésant ses cohéritiers. Les tensions sont vives avec ses beaux-frères et ses gendres et le tribunal résonne de leurs disputes : entre 1770 et 1785, vingt des quarante-deux procès menés par Devouthon l’opposent à des membres de sa famille. Les injures fusent, les coups pleuvent, nouveaux prétextes à plaider. Parmi les spectateurs attentifs des déchirements familiaux, nombreux sont ceux qui pensent tirer profit de la situation. Lors des années 1770, Pierre Devouthon est à nouveau souvent à la prévôté pour plaider. Mais il est plus souvent défendeur, plus souvent condamné et, signe que les choses commencent à lui échapper, plus souvent défaillant. En 1782, l’ouverture d’une nouvelle succession va porter le « coup de grâce » au vieux laboureur. Après la mort de son fils François en 1763, Devouthon est devenu le tuteur de sa petite-fille Marguerite. Celle-ci se marie, en 1782, et réclame le compte de la gestion de ses biens. Devouthon est condamné à payer plus de dix mille livres de Lorraine. Ne pouvant, ou ne voulant, faire face, le laboureur décide d’abandonner tous ses biens à ses enfants en échange d’une pension de cent cinquante-six livres par an. Il quitte ensuite Chalaines, vers 1785 ou 1786, pour aller se fixer à Andelot, en Haute-Marne, où sa femme a peut-être des biens. Il y meurt, considéré comme manouvrier, le 22 août 1789.

66La simple biographie judiciaire que l’on vient de mener ne suffit pas à donner un sens à la frénésie processive de Pierre Devouthon. Deux « clés » permettent d’interpréter chez cet homme l’importance du recours judiciaire : le rapport à la famille et au pouvoir.

Famille et justice

67Près d’un tiers des cent trente procès soutenus par Pierre Devouthon se déroulent contre des membres de sa famille. Il faut d’abord dire que la fréquentation des tribunaux est une tradition familiale. Son père, le boulanger Paul Devouthon, est lui aussi un gros plaideur : il figure dans onze affaires différentes, connues par les dictums et les procès-verbaux. Dans les années 1725-1730, alors que son fils, âgé de quinze à vingt ans, est certainement associé à ses activités, il plaide au moins six fois, tant au civil qu’au criminel, pour des affaires importantes. On peut imaginer que, dès cette époque, le futur Chicaneau chalainois s’est familiarisé avec le monde judiciaire, acquérant ainsi un savoir juridique, empirique mais adapté à ses besoins. Le recours à la justice nécessite un apprentissage ; Pierre Devouthon a eu, grâce à son père, de nombreuses occasions de l’obtenir. En même temps, familiarisé avec l’institution et ses hommes, il découvrait que la balance de Thémis était truquée, que son glaive avait un coté émoussé et qu’elle n’hésitait guère à lever le bandeau de ses yeux. La justice, pour lui, se désacralisait : l’application effrayante d’un principe transcendant cédait le pas à la découverte de réalités plus triviales, parfois plus sordides, surtout plus humaines. Le procès criminel subi par son père en 1726, auquel il a assisté et participé, a été un moment important dans cette formation. Le jeune homme a (peut-être) été mis en prison, interrogé et réinterrogé, confronté et reconfronté. Il s’est aguerri aux techniques du mensonge et de la dissimulation, la lecture des interrogatoires prouvant une défense habile et concertée des accusés. Il a, peut-être, été étonné par la rancœur exprimée par certains témoins et la versatilité de certains autres. Il a, surtout, vu l’institution judiciaire à l’œuvre dans toutes ses imperfections : les charges contre son père ne justifiaient pas une procédure criminelle et la sentence finale, rendue sur sommation des accusés après une procédure particulièrement longue, montre l’embarras des juges. Si le boulanger n’est condamné qu’à vingt-cinq livres d’amende et dix livres de dommages, peine proportionnée à la « gravité » du délit mais dérisoire eu égard aux moyens utilisés, il faut y ajouter trois cent vingt-cinq livres de dépens. Il apparaît ainsi assez nettement que Devouthon avait raison de dénoncer ce procès comme une « machine » montée contre lui par ses ennemis. Ceux-ci, sachant bien que les faits ne justifiaient pas une condamnation lourde, ont donc sciemment chargé la procédure28 pour accroître les frais de justice. A dix-sept ans, le jeune Pierre Devouthon n’avait plus grand-chose à apprendre et à redouter de la justice des hommes. Le souvenir de ces événements était assez vivace pour qu’en 1748, vingt-deux ans après les faits, le clan familial se réconcilie pour plaider contre les héritiers de la veuve Agnus qui réclamaient… le paiement des fameux dépens.

68Les liens familiaux sont un des ressorts fondamentaux pour comprendre la personnalité de Pierre Devouthon. Le laboureur de Chalaines a, en fait, mené des procès contre tous ses proches, illustrant bien le fait que la monomanie plaideuse pathologique est principalement dirigée contre la famille29. Les différentes successions que Devouthon a recueillies ont entraîné quinze instances dans lesquelles le laboureur est majoritairement défendeur (neuf cas). Aîné du clan après la mort de son père, Devouthon utilise sa position dominante pour imposer des partages considérés comme inéquitables par ses cohéritiers. Refusant de traiter avec eux, il les oblige à le traîner en justice, conjuguant ainsi une stratégie de découragement avec son goût pour les procès. Au vu des résultats, cette stratégie fait long feu puisque Devouthon est plus fréquemment condamné dans ses procès familiaux que dans les autres : son taux de condamnation, qui est de 30,7 % en moyenne, monte à 42,5 % dans les conflits qui l’opposent à sa famille et même à 46,7 % dans les affaires de succession. Inversement, son taux de réussite (sentence en sa faveur) tombe de 28,5 % en moyenne à 17 % dans les affaires « familiales » en général et à 6,7 % dans celles de succession30. Le drame réside dans le fait que ces procès sont en eux-mêmes porteurs de futurs conflits, en ce qu’ils ne font que des aigris. Le condamné bien sûr, mais aussi les gagnants, ulcérés d’avoir du plaider, étaler des affaires familiales au grand jour, dépenser argent et efforts pour faire reconnaître ce qu’ils considèrent comme leur bon droit. Il n’est donc pas étonnant que la famille Devouthon soit secouée par d’autres affaires, plus ou moins liées au règlement des successions, stricto sensu : on trouve également des affaires de dettes, de propriété, tant au pétitoire qu’au possessoire, ou des conflits agraires. L’insatisfaction est telle que l’injure et la violence sont parfois employées. C’est surtout contre des membres de sa propre famille que Devouthon plaide en réparation d’injures, soit civilement, soit criminellement. En 1732, il accuse sa mère d’avoir frappé sa femme qu’elle accusait de vol ; en 1750, son beau-frère Laurent Didelot lui jette des pierres ; en 1769, il agresse le beau-père de son fils Nicolas et, en 1771, une de ses belles-filles. La procédure de 1769 est représentative de ce type d’affaires : le laboureur Nicolas François croise son gendre, Nicolas Devouthon, qui va chez son père. Il lui demande

« pourquoi il alloit dans cette maison-là après que votre père vous a fait tort dans la succession de votre mère, vous vous exposez à lui dire ou à lui faire dans la vivacité choses qui vous feront tort31 ».

69Arrive Elisabeth, sœur de Nicolas Devouthon, « à laquelle ledit François dit tu comptois avoir quelque chose et tu es encore prise comme les autres ». Survient alors le père spoliateur, Pierre Devouthon, qui « s’approcha dudit François et lui donna un petit coup du revers de sa main au visage et ledit François donna un coup de pied au cul dudit Devouthon ». L’altercation continue au point que le témoin « s’aperçut que ledit François avoit le visage plein de sang ». Dans chacune de ces instances, les adversaires sont, en même temps, engagés dans une contestation sur une succession. La violence apparaît donc comme la manifestation d’une rancœur familiale et la plainte criminelle comme une manœuvre incidente dans une stratégie judiciaire plus ample. Pour preuve, aucune ne donne lieu à une sentence.

70Le rapport à la famille, essentiel pour comprendre l’homme, est très ambigu. On a déjà noté que le clan Devouthon était capable de se ressouder face à des agressions extérieures. Il est, de la même façon, évident que Pierre Devouthon a repris de son père un certain nombre d’inimitiés comme celles qu’il a envers la famille Dourlens, « vivant noblement » à Chalaines. En 1726, déjà, le boulanger Paul Devouthon plaidait contre Jean-Baptiste Dourlens. Les procès reprennent dans les années 1735-1740, cette fois entre les héritiers des deux hommes, dont Pierre Devouthon. À chaque fois, c’est le patrimoine foncier qui est en cause et les procédures sont toujours disputées et emmêlées. L’animosité entre les Dourlens et les Devouthon est peut-être héritage familial. Elle peut également se lire comme un élément de la lutte entre notables pour la prédominance dans le village.

Le premier dans le village

71Assez vite, en effet, Pierre Devouthon a cherché à traduire en terme politique sa position sociale ascendante. Comme sa mauvaise réputation lui interdit, à coup sûr, la possibilité de se faire élire maire ou syndic du village, il achète en janvier 1743 le greffe de la mairie de Chalaines. Le geste est de forte portée car le greffier est un officier public, l’un des seuls représentants permanents de l’autorité au village. L’achat prend donc place dans une stratégie raisonnée et cohérente d’accroissement de prestige et de pouvoir, au même titre que le recours judiciaire. Culturellement, Devouthon souligne ainsi sa maîtrise de l’écrit32, sa connaissance, même superficielle, du droit, et affirme son appartenance au monde des dominants, à la culture des élites. En outre, l’exercice du greffe lui donne un regain d’influence, le mettant au courant de nombreuses choses ignorées des autres et faisant de lui l’intermédiaire obligé de la vie de la communauté. Il est fort probable que la promotion à ce poste sensible de Pierre Devouthon, qui n’est certes pas encore un plaideur pathologique (il a néanmoins déjà eu une douzaine de procès), n’a pas fait que des heureux. En tout cas, à peine quelques mois après sa prise de fonction, il est amené à plaider, pour une cause inconnue, contre le maire du village, Jean Vinsard. Mais c’est quelques années plus tard que le conflit prend de l’ampleur, se conjuguant avec une inimitié familiale marquée. En 1750, le juge interdit au maire de Chalaines, François Bienaimé, d’utiliser aucun autre greffier que Pierre Devouthon, ce qui prouve des relations tendues entre les deux hommes. En 1757, un autre Bienaimé, Claude, syndic de la communauté, est condamné pour avoir empêché Devouthon de s’asseoir à l’église sur le banc réservé aux officiers du village, tandis qu’au même moment son fils est assigné pour avoir injurié Devouthon. Contrairement aux apparences, la querelle n’est pas que personnelle : dans la dernière instance, la communauté de Chalaines procédera en intervention contre Devouthon et l’affaire sera même évoquée devant l’intendant. La conclusion n’en est pas connue mais il est fort probable que Devouthon a alors abandonné son emploi de greffier, signifiant ainsi sa défaite finale.

Bilan d’une vie de plaideur

72Sans aucun doute, peut-on déceler chez Pierre Devouthon une forme d’obsession morbide, une « chicanomania ». On la devine dans ses rapports conflictuels avec sa famille proche. Sans vouloir dresser la psychopathologie d’un individu mort il y a deux cents ans, on peut constater que faire des procès contre son père ou sa mère, puis contre toute sa famille, n’est pas anodin. Pourtant, si elle est particulièrement visible dans ses conflits familiaux, la manie procédurière de Pierre Devouthon est surtout signe d’une asocialité générale. Le droit et la procédure sont manifestement pour lui un moyen de s’exprimer, de communiquer avec les autres33. Le droit est, fondamentalement, médiation, par la parole, le rituel, l’argent. Il introduit une distance dans les relations humaines auxquelles il fournit un vocabulaire et un discours tout prêt, nécessaire à celui qui ne peut, ou ne sait, exprimer ses sentiments. Cette forme de communication, hiérarchique et contrainte, faisant intervenir des médiateurs stipendiés, n’est cependant pas, pour celui qui y a recours, entièrement satisfaisante car elle est contradictoire. Devouthon cherche à s’imposer et se montre pointilleux sur son honneur, puisqu’il n’hésite pas à plaider dix fois pour des affaires d’injures, sans comprendre que c’est ce comportement qui lui fait le plus tort. Devenu une des principales fortunes de Chalaines, propriétaire de plusieurs maisons qu’il loue à des étrangers, plaideur invétéré, marchand et cabaretier, loueur et bailleur de terres, l’homme a du s’attirer des haines féroces. Jeune Rastignac à la nuque raide, devenu notable sourcilleux, Pierre Devouthon finit par apparaître comme un atrabilaire monomaniaque mais peu dangereux. En 1776, à la fin d’une instance qu’il déclenche contre des laboureurs en réparation d’injures, on peut lire :

« attendu la déclaration faite par les défendeurs (…) que s’ils ont dans une légitime défense qualifié le demandeur de plaideur, de chicanier et de mauvais voisin, c’est qu’il a malheureusement pour les autres et même pour lui souvent des procès (nous soulignons), et qu’ils n’ont point entendu toucher à son honneur ni à sa réputation, qu’ils le reconnaissent d’ailleurs pour honnête homme, avons sur cette demande mis les parties hors de cour34. »

73Vingt-cinq ans plus tôt, Devouthon aurait obtenu un jugement de condamnation contre ses adversaires qui lui font une « satisfaction » plutôt ambiguë : ils reconnaissent son honnêteté mais maintiennent qu’il est un « ennemi de la paix » au village. Il n’y a guère de doutes que les juges, bien placés pour connaître l’homme, étaient d’accord avec ces propos dont la morale est implicite : Devouthon est plus à plaindre qu’à blâmer et ne mérite que la commisération, victime d’une passion qui le fait agir contre ses intérêts.

74D’une certaine façon, le cliché recèle un fond de vérité. Car le désir d’affirmation, voire de domination, qui transparaît dans le comportement de Pierre Devouthon se termine par un échec cuisant. L’échec est familial, l’homme étant fâché avec tout son lignage, et professionnel, puisqu’il doit abandonner son emploi de greffier et termine sa vie simple manouvrier. Il est aussi symbolique et psychologique. Le parcours judiciaire de Pierre Devouthon a commencé avec un procès contre son père ; par un hasard du destin, il se termine par une dernière instance… contre son propre avocat. Le vieux laboureur a alors choisi, à presque quatre-vingts ans, de s’en aller loin de Vaucouleurs. La décision n’est, finalement, pas étonnante pour un homme qui a toujours eu du mal à s’intégrer où que ce soit et qui a toujours été tenté par l’ailleurs et l’autre35.

75Trois éléments d’explication peuvent donc être retenus pour comprendre la propension de Pierre Devouthon à faire des procès. Le premier est d’ordre familial et relève de l’apprentissage et de la formation de sa personnalité. Par son père, le futur Chicaneau des bords de Meuse a été très tôt confronté à tous les aspects, séduisants comme dangereux, de la justice. Cela lui a fourni à la fois un bagage de connaissances, lui donnant l’illusion de la maîtrise de l’instrument, et le goût, pour ne pas dire la compulsion, de s’en servir. Le second est d’ordre psychologique et relève de la « chicanomania ». Parfaitement intégré extérieurement à son milieu, comme notable portant haut, Pierre Devouthon souffre néanmoins d’une forme d’asocialité qui lui fait préférer la voie – la voix – du droit comme mode d’expression, notamment dans ses rapports familiaux. Enfin, la justice lui apparaît comme un moyen d’affirmer et de conforter sa réussite sociale, notamment en lui permettant de se mesurer aux autres prétendants à la domination villageoise. Chez Devouthon, l’assignation en justice est souvent roulement d’épaules ; elle ne nécessite pas forcément de pousser la lutte jusqu’à outrance36, ce qui explique les forts taux d’abandon de ces procès. L’homme maîtrise également les arcanes de l’arrangement dont il ne sépare pas l’usage de celui de la plainte.

76Pour l’institution, Pierre Devouthon est un sujet modèle et rêvé. Il légitime, par sa tendance à plaider, son intervention dans les affaires des communautés et montre la voie de l’allégeance à la civilisation des mœurs, adoptant le vocabulaire et le comportement qu’elle cherche à imposer.