Introduction
p. 15-18
Texte intégral
1Firmin Gémier est-il « [le] père ou [le] frère aîné1 » de Jean Vilar ? Au-delà des raisons qui expliquent l’ascendant que peut exercer un acteur-directeur de troupe sur un autre, il s’agit ici de comprendre la filiation d’un concept, celui de théâtre populaire, sans pour autant céder à l’hagiographie d’un homme dont Gaston Baty écrivait :
« Sa grandeur, c’est moins d’avoir créé tant de figures si diverses et toutes si complètes, si vivantes ; c’est moins aussi d’avoir rénové la mise en scène et réalisé tant de spectacles admirables, que de n’avoir cessé, tout au long de sa carrière, d’incarner les tendances successives de notre art dramatique. Son évolution, c’est l’évolution même du théâtre français depuis trente ans2. »
2L’histoire du théâtre occulte cependant Firmin Gémier. Au mieux, elle évoque un « grand animateur aux idées généreuses3 » et placardise volontiers la « modeste ébauche4 » du TNP de 1920 à 1935.
3Pourtant, le discours que prononça Jean Vilar à l’occasion du centenaire de la naissance de Firmin Gémier, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, semble dépasser l’éloge convenu. Par ailleurs, les travaux de Guy Leclerc sur le TNP5 de Vilar observent une filiation que Jean Vilar lui-même souligne en confiant à Paul Blanchart la rédaction du premier ouvrage de la collection « Le Théâtre & les Jours » consacré justement à Firmin Gémier6.
4Avec cette monographie de Paul Blanchart, un autre ouvrage garde trace de l’itinéraire de Firmin Gémier : Le Théâtre7, paru en 1925, où Paul Gsell rapporte une série de conversations avec Firmin Gémier, décrit des fragments de répétitions ou de représentations. Plus enclin à l’action qu’à l’écriture, Gémier aurait chargé son secrétaire de théoriser pour lui son approche du théâtre populaire. Ces deux volumes constituent des références que l’on doit considérer avec intérêt mais aussi avec précaution, étant donné le caractère apologétique du propos.
5Il s’agit donc de renouer avec un matériau brut, de replacer des faits en contexte pour étudier la carrière de Gémier dans la perspective de la critique et du public de son temps, de baliser l’itinéraire d’un artiste afin de comprendre pourquoi et comment il fut le premier directeur du Théâtre National Populaire.
6Cette recherche est fondée sur l’étude de la presse française de 1887 à 1933, c’est-à-dire sur le fonds Auguste Rondel de la Bibliothèque Nationale (département des Arts du spectacle), des coupures de presse de toutes provenances, et sur la lecture exhaustive de deux quotidiens, Le Figaro et Comoedia. Les spectacles mis en scène par Gémier ont par ailleurs été étudiés à partir de revues comme Le Théâtre, L’Art du théâtre, La Petite Illustration théâtrale.
7Apparaît alors la complexité foisonnante, la richesse novatrice d’une époque théâtrale à propos de laquelle courent encore de nombreux préjugés.
8En étudiant la presse de 1887 à 1933, on découvre enfin un certain nombre de textes écrits par Gémier avant 1925. Élève d’Antoine, comme lui homme du « discours-action », Gémier théorise ponctuellement. En l’occurrence, la plupart des textes retrouvés accompagnent le combat du militant pour la fondation d’une cinquième scène nationale, le Théâtre National Populaire.
9On peut alors étayer l’étude de la carrière de Firmin Gémier, l’analyse du concept de théâtre populaire de soixante-seize entretiens, discours, lettres et articles de Gémier entre 1901 et 1933. Aux écrits apparaissant dans les documents Rondel, aux manuscrits de la Bibliothèque Nationale, aux articles parus dans Comoedia se sont ajoutées des communications retrouvées par l’exploration systématique de revues dont Gémier était proche. La recherche fut vaine pour La Revue d’art dramatique pendant la période de rédaction de Romain Rolland, pour L’Effort et L’Effort libre de Jean-Richard Bloch, fructueuse pour La Revue mondiale de Jean Finot et Choses de théâtre de Mattéi Roussou. À ces textes se sont bien entendu ajoutés les articles que Gémier écrit pour les revues qu’il fonde : Le Théâtre pour tous et Odéon Magazine.
10Ce corpus cerne une théorie du théâtre populaire qu’il convient de restituer non seulement dans sa logique interne mais encore dans un mouvement philosophique, politique et artistique regroupant, autour de La Revue d’art dramatique au début du vingtième siècle, ceux qui militent pour la fondation d’un théâtre national populaire à l’imitation des structures germaniques. Messager d’une idée, Gémier sera aussi le héraut d’un mouvement. Or, si l’éthique est commune, le discours n’est pas monolithique. Dans ce mouvement qui fédère et ne nivelle pas, le Théâtre National Ambulant Gémier n’est qu’une des initiatives privées pour un projet public. En étudiant les formes diverses que revêt le théâtre populaire moderne dans sa singularité française, entre 1887 et 1933, ce travail vise à identifier l’apport spécifique d’un artiste qui sera le premier directeur d’une nouvelle institution, le Théâtre National Populaire, fondé en 1920.
11La reconstitution factuelle permet enfin de confronter des logiques, en l’occurrence, autour du Théâtre National Populaire, celle des pouvoirs publics depuis le début de la Troisième République et celle des militants dont Gémier est le porte-parole. La cinquième scène nationale est fondée sur des objectifs qui restent ambigus. Les longs débats précédant et accompagnant sa naissance révèlent des malentendus qui éclairent sans doute l’échec de ce théâtre implanté dans un édifice inadéquat et que Jean Vilar appellera humoristiquement un « fort andalou ».
12Reste à définir enfin, dans ses principes fondamentaux, l’esthétique qu’induit cette théorie. Gémier l’expérimente dès 1902 et invente le théâtre de la foule dont il propose plusieurs formes dans des spectacles qui balisent sa carrière. Le Festival vaudois de 1903, Les Fêtes de juin, en 1914 à Genève, semblent des expériences essentielles dans la recherche artistique de Gémier, metteur en scène d’un théâtre populaire.
13Faute de chiffres de recettes systématiques, il est impossible de mesurer le succès réel des spectacles de Gémier, et difficile d’apprécier leur impact exact auprès des spectateurs. Tout au plus peut-on se fier aux appréciations des critiques de théâtre rendant compte des représentations. Par ailleurs, la composition sociologique du public n’apparaît qu’au détour d’un article ou d’un compte rendu. D’un point de vue méthodologique, puisque ces données majeures sont indisponibles, le succès d’un spectacle a été, dans la mesure du possible, estimé à partir du nombre de ses représentations et de ses reprises éventuelles. La popularité d’un spectacle implique-t-elle néanmoins qu’il s’agisse de théâtre populaire ?
14C’est une question essentielle, récurrente dans les textes et les réalisations de Gémier qui ne cesse d’interroger ce paradoxe et déclare volontiers :
« Ne parlez pas d’art populaire […]. On a abusé de cette belle expression et on l’a discréditée. Sans doute il n’est pas de plus noble vocation pour l’artiste que de charmer le public, c’est-à-dire toute la vaste famille composée des humbles et des puissants, des artisans et des savants, des marchands et des poètes. Mais souvent, on appela populaire un art sans nuances et sans profondeur, un art de viles calembredaines et de niaiseries larmoyantes, bref, un art au rabais. C’est offenser le peuple que de lui prêter des goûts si vulgaires8. »
15Jean Vilar dira de la même façon que l’œuvre de théâtre populaire ne consiste pas à déclarer : « Peuple, nous allons te faire du populaire9. »
16N’est-ce pas alors un paradoxe que de définir Gémier comme un héraut du théâtre populaire ?
17Cette étude cherche à rendre compte le plus objectivement possible d’une œuvre aujourd’hui occultée. Elle s’efforce d’éviter tout jugement personnel : les options théoriques de l’artiste sont confrontées d’une part aux réalisations qu’elles ont suscitées, d’autre part à l’appréciation que le public contemporain de Gémier put en avoir.
« En quelques instants, rendre hommage à Firmin Gémier, rendre un compte fidèle de son œuvre et de ses multiples activités, de ses tentatives, de ses réussites aussi bien que de ses échecs qui, au moment même où il les subit, engageaient cependant ou préfiguraient l’avenir ; tenter donc de définir ou de circonscrire l’étendue de son œuvre est, il faut l’avouer aussitôt, une entreprise incommode… Ne cédons pas trop au respect toutefois. Ou à l’affection. Les centenaires ont toujours quelque étrange pouvoir de séduction10. »
Notes de bas de page
1 Jean Vilar, « Firmin Gémier », Le Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1986, nouvelle édition, p. 400.
2 Gaston Baty, Choses de théâtre, n° 4, janvier 1922.
3 Gérard Lieber, « Gémier », Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991.
4 Georges Lerminier, « Le Théâtre français, du Naturalisme à l’Expressionnisme », Guy Dumur (dir.), Histoire des spectacles, Paris, Gallimard, 1965, p. 1096.
5 Guy Leclerc, Le TNP de Jean Vilar, Paris, Bourgois, 1971.
6 Paul Blanchart, Firmin Gémier, Paris, Arche, 1954.
7 Firmin Gémier, Le Théâtre, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1925.
8 Firmin Gémier, Comoedia, 9 février 1920.
9 Jean Vilar, « Je cherche un jeune poète violent », Le Théâtre service public, loc. cit., p. 205.
10 Jean Vilar, « Firmin Gémier », Le Théâtre service public, loc. cit., p. 398.
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