1Le moment est venu de revenir à la chronologie et à l’événement pour essayer de mieux discerner la part du prince dans les procès. Le faible intérêt des chroniqueurs stipendiés de la cour de Bourgogne pour la Vauderie d’Arras, l’apparente indifférence du duc pour les affaires de sorcellerie ont accrédité l’idée que ce dernier n’aurait aucune prise sur la persécution. Il faut pourtant y regarder de plus près en interrogeant autrement qu’on ne l’a fait les sources disponibles, en commençant évidemment par la chronique de Jacques Du Clercq dont les rapports ambivalents avec le pouvoir bourguignon n’ont jamais été vraiment élucidés1.

La mise en cause des notables

2Les premiers succès remportés dans la lutte contre la secte imaginaire des vaudois-sorciers encouragent les juges à approfondir leur action. Le tribunal qui a pris de l’assurance n’hésite plus désormais à s’attaquer à des individus que leur position sociale aurait dû normalement mettre à l’abri des soupçons et surtout des poursuites. La persécution franchit ainsi un cap décisif lorsque les juges font arrêter, le 22 juin 1460, Jean Taquet2.Ce dernier est un éminent bourgeois d’Arras dont la famille avait donné plusieurs échevins à la ville. Lui-même était membre de l’échevinage au moment de son arrestation. L’originalité de la Vauderie d’Arras réside dès lors dans l’élargissement de la persécution à l’élite patricienne. Jacques Du Clercq encore une fois est le seul à nous renseigner de façon assez précise sur la chronologie et les circonstances de ce nouveau cycle répressif.

3Peu après l’incarcération de Jean Taquet vient le tour d’un riche financier, Pierre du Carieulx. Réputé pour ses talents de « faiseur de comptes », l’homme s’est enrichi au service du duc de Bourgogne. Il est d’autant plus facile de le compromettre qu’il a déjà eu maille à partir avec l’Inquisition pour une affaire d’hérésie. Du Clercq le rappelle au passage : « icelluy Pierre avoit aultrefois esté preschié pour héresie contre la foy et estoit mal renommé en la foy3 ». Mais le tribunal, dans les jours suivants, frappe encore plus fort en faisant arrêter le chef de l’une des plus puissantes familles nobles de la ville : Colard de Beaufort. Son arrestation, dans la soirée du 24 juin 1460, crée une profonde stupeur. Ce vénérable vieillard de plus de soixante-dix ans, ancien chambellan de Jean sans Peur, seigneur banneret, n’offre-t-il pas toutes les garanties de respectabilité ? La prise est d’importance et le tribunal, comme pour mieux s’en assurer, fait également incarcérer, dans la foulée, plusieurs membres de son entourage, tels Roquet Rolequin ou Jacques Guillemant4. Le premier, est un valet de confiance du vieux seigneur. Le second, apparenté à Beaufort et fils d’un chanoine d’Arras, a la douteuse réputation de « guérir gens de fièvres par parolles ». Ce qui fait évidemment de lui un suspect idéal.

4Tandis que débute cette nouvelle série de procès, une autre, plus ancienne, entamée vers mars-avril 1460, débouche sur plusieurs condamnations à mort. La violence de la persécution atteint ainsi son paroxysme au cours de l’été 1460. Le 7 juillet se déroule une seconde cérémonie judiciaire au cours de laquelle trois hommes (Jean Molnier, Colin de Bullecourt, Jean du Bois) et cinq femmes (Printemps Gai, Catherine la Geude, La Parcheminière, Jeanne Gérard et Franche-Comté) sont amenés à réitérer publiquement leurs aveux avant le prononcé de la sentence. Celle-ci n’est pas moins rigoureuse que la précédente, si ce n’est que deux accusés sur huit voient finalement leur peine commuée en détention pour prix de leur collaboration avec la justice. Il est possible justement — mais nous n’avons aucune certitude à cet égard — qu’ils aient livré à leurs juges le nom des riches notables déjà interpellés. L’exécution par le feu des autres condamnés est en tous cas immédiatement suivie par une nouvelle vague d’arrestations qui emporte encore plusieurs membres du patriciat urbain : Jean Josset, un échevin en exercice ; puis Antoine Sacquespée. Ce dernier est une autre figure éminente de la société arrageoise : ancien échevin, il appartient à l’un des plus grands lignages de la ville. Connu de ses concitoyens pour l’ampleur de sa fortune, il passe pour l’« ung des plus riches bourgeois, et grand rentier en héritage de ladite ville5 ».

5On comprend, dans ce contexte, que plusieurs notables aient jugé prudent de quitter subrepticement la ville. Tel est le cas, par exemple, de Martin Cornille dont la prodigieuse ascension sociale excitait sans doute bien des jalousies. D’origine modeste, cet ancien compagnon avait su se frayer une voie dans les services financiers de l’administration ducale jusqu’à occuper, au faîte de sa carrière, entre 1444 et 1447, la charge lucrative de receveur général de toutes les finances. Partiellement retiré des affaires, il tenait néanmoins encore, au moment des faits, l’office de receveur des aides ordinaires du comté d’Artois. Pressentant son arrestation, Martin Cornille, nous raconte Du Clercq, quitte la ville en catimini non sans emporter avec lui « grand thresor »… D’autres citoyens d’Arras ne tardent pas à l’imiter, comme le sergent Hotin Loys ou encore Guillaume le Febvre, « très riche bourgeois et échevin de la ville ». Leur fuite, aux yeux des juges, confirme leur culpabilité et le tribunal, après les semonces d’usage, les excommunie, puis, à défaut de pouvoir les capturer, les condamne par contumace.

L’étrange inertie de l’échevinage

6La persécution frappe donc désormais au cœur du patriciat urbain. Laissant pour l’instant de côté les difficultés institutionnelles et procédurales que soulevait une telle extension de l’enquête, il est important de rappeler que cette cascade d’arrestations trouve d’abord sa justification dans le mythe du complot. L’image d’un mal disséminé dans l’ensemble de la société sous-tend dès le départ, on l’a vu, l’action du tribunal. Pour autant, la répression ne peut déployer tous ses effets sans l’appui des autorités séculières. Les vicaires, par la voix de leur avocat Guillaume de Ganay, le reconnaîtront plus tard assez volontiers devant les magistrats du Parlement de Paris : « après l’accusation de Beaufort, les vicaires dirent que n’oseroient procéder après de si grant personnes sans avoir l’aide de la justice laye6 ». De fait, si l’initiative de la persécution revient bien à l’Inquisition dominicaine, elle ne prend réellement tout son sens et surtout toute son ampleur qu’avec le soutien actif de la justice laïque et de son pouvoir de répression.

7À Arras, la justice civile est d’abord représentée par la Ville dont nous avons déjà eu l’occasion, à propos de la répression de la sodomie, de mesurer tout à la fois la rigueur et le rôle de contre-pouvoir face au pouvoir tant temporel que spirituel de l’évêque. Or, chose étonnante, l’échevinage de la Ville, dans cette nouvelle affaire, semble, sinon tout à fait frappé d’impuissance, du moins fortement amoindri dans ses capacités de réaction.

8Dans les premiers temps de la persécution, l’échevinage de la ville d’Arras se fait l’exécuteur particulièrement docile des décisions de la justice ecclésiastique. Après lecture par l’inquisiteur de la première sentence de condamnation du 9 mai 1460, la plupart des coupables, en tant que citoyens de la ville, sont déférés devant le Grand auditoire d’Arras qui réunit le collège des échevins appelés à juger des affaires importantes7. La cour de justice échevinale avalise sans sourciller le verdict des juges ecclésiastiques en signifiant elle-même aux condamnés leur exécution par le feu. La ville est certes tenue d’obéir et de se soumettre à une décision de l’Inquisition, ne serait-ce que pour jouer son rôle traditionnel de bras séculier. D’emblée pourtant, la docilité apparente des magistrats arrageois contraste avec la vigilance de leurs collègues de Douai. Intéressés à l’affaire du fait de la présence parmi les condamnés de l’une de leur concitoyenne (Denise Grenière), les échevins de Douai tiennent particulièrement à affirmer leur présence sur les lieux du jugement pour y défendre, face à l’Eglise, leurs privilèges en matière judiciaire et fiscale. Leur intervention n’est d’ailleurs pas sans effet. Ils obtiennent ainsi de l’Inquisition non seulement la remise de l’accusée (qui est effectivement brûlée dans cette ville quelques jours plus tard), mais surtout le respect de leurs privilèges de non-confiscation8.

9La docilité des échevins d’Arras ne va donc pas complètement de soi. Elle va d’abord à l’encontre de toute la politique antérieure d’obstruction à la justice épiscopale. Le crime de « vauderie » était suffisamment composite pour donner à la ville un prétexte d’intervention ou, du moins, un droit de contrôle sur le déroulement de l’enquête. La sodomie, en particulier, faisait l’enjeu, comme on a vu, d’une âpre compétition juridictionnelle entre l’Église et la justice urbaine. À cet égard, la démission apparente des magistrats de la ville face à l’Inquisition contraste singulièrement avec la pugnacité dont ils avaient su faire preuve, un an plus tôt, dans l’affaire des compagnons sodomites. L’inertie de l’échevinage d’Arras en 1459-1460 est d’autant plus surprenante que d’autres villes du nord de la France sont tout à fait capables, au même moment, d’opposer des arguments efficaces aux prétentions de l’Église. Ainsi, par exemple, à Tournai. Aux émissaires de l’évêque venus réclamer la conduite du procès d’une poignée de suspects « chargiés et accusés par aucuns exécutés pour cas pareil à Aras », les échevins font valoir que « oudit fait de wauderie, y a souvent pluiseurs enormes criesmes conjoins et meslés avec le fait de eresie et de adoracion, sy comme homicides, sodomie et autrement dont la cognissance devoit appertenir à nous à cause de nostre justice9 ». La ville finit certes par déférer les prisonniers devant la « cour spirituelle » mais non sans avoir obtenu en échange des garanties sérieuses, comme la possibilité d’assister aux interrogatoires.

10Du côté de Lille, on suit également avec beaucoup d’intérêt les développements de la persécution. Plusieurs messagers sont dépêchés sur place, tel ce Martin Lepratre porteur de « lettres clozes » pour l’inquisiteur de la foi d’Arras : s’y trouve exprimée la volonté de « savoir se en ceste ville de Lille avoit aucuns qui fussent empeschiés de fait de vauderie ou sorcherie10 ». L’échevinage lillois semble donc par avance assumer les conséquences d’une éventuelle extension de l’enquête à sa propre ville, sans doute pour mieux en contrôler les effets. Les archives de la ville portent également la trace du procès d’une « sorchière » nommée Catherine Patée qui se déroule au moment des procès d’Arras11. La simultanéité des procès autorise le rapprochement. De cette affaire, nous ne connaissons malheureusement que son issue judiciaire : les échevins « pesèrent fort la chose, pour le cas qui estoit abominable », mais après de « grans consultacions », ils finirent par appliquer à la coupable une peine d’infamie classique avant de la bannir définitivement. On relève avec intérêt qu’entre la demande d’information des échevins (vers mai ou juin 1460) et la condamnation de Catherine Patée (27 octobre 1460), le terme de « vauderie » a disparu au profit de la seule notion, plus neutre, de sorcellerie.

11Un regard circulaire autour de la capitale de l’Artois fait ainsi d’autant mieux ressortir l’ambiguïté de l’attitude des autorités de la ville d’Arras. Est-ce seulement par indifférence que les échevins arrageois se maintiennent à l’écart de la répression ? Tant que la persécution reste confinée au bas de l’échelle sociale, tant qu’elle n’altère pas les circuits de l’économie marchande, les autorités échevinales d’Arras ont, il est vrai, peu de raisons de heurter de front l’Inquisition. Il en va pourtant très vite autrement…

12Le 7 juillet 1460, le tribunal s’enhardit à piétiner ouvertement les droits de la ville. Certainement ébranlés par l’arrestation, quelques jours plus tôt, de l’un des leurs, les échevins étaient sans doute moins enclins à entériner sans discuter les décisions de l’Inquisition. Qu’à cela ne tienne : on conduisit directement les condamnés au lieu de leur supplice sans passer par les « halles de la ville ». Du Clercq relève en effet, pour s’en étonner, que les six condamnés qui dépendaient de la juridiction de la ville « ne furent pas menés devant les eschevins12 ». Malgré l’absence de sentence laïque, les condamnés n’en furent pas moins exécutés sur la Place du Petit-Marché… Court-circuitée au plan judiciaire, la cour échevinale ne trouve pas non plus la force de s’opposer à des attaques autrement plus graves contre l’autonomie urbaine. À cette même occasion notamment, les privilèges fiscaux de la ville sont ouvertement bafoués. Compte tenu de l’ampleur du crime et au titre de la lèse-majesté, tous les biens des accusés sont confisqués « nonobstant quelques privilèges que ceulx de la ville d’Arras euissent, par lesquels privilèges ils maintenoient que d’ung bourgeois d’Arras ne confisquoit-on riens, tenus du comte d’Artois ». Il existe en effet un lien étroit et ancien entre la lèse-majesté et la confiscation des biens. Or, la « vauderie » étant assimilée à un crime contre la majesté divine, sa sanction impliquait tout à la fois la peine capitale et la confiscation des biens. L’exhérédation des coupables de lèse-majesté constituait déjà un aspect essentiel de la législation romaine consacrée à la défense de la grandeur impériale13. Pour autant, l’application dans toute sa rigueur de l’arsenal législatif anti-hérétique ne va pas de soi : elle bute contre l’obstacle du particularisme urbain. L’interdiction de confisquer les biens des membres de la bourgeoisie, y compris en cas d’hérésie, constituait un élément essentiel de l’autonomie juridique urbaine. Aussi loin que l’on remonte dans la mémoire politique de la ville d’Arras, ce privilège de non-confiscation se trouve toujours exprimé dans les chartes de franchises concédées par les souverains successifs14. On perçoit mieux dans ces conditions l’ampleur des concessions faites à ce moment par la Ville. Le recours à la lèse-majesté permet ainsi de créer un dangereux précédent, en entamant encore davantage les immunités juridiques pourtant créatrices de l’identité urbaine. Il y a, dans la violence extrême mais rationnelle de la persécution, dans ce renversement de toutes les barrières légales qui normalement protègent les membres de la communauté, quelque chose qui réfère, par-dessus la ville, à une autorité souveraine.

13Or, en dépit de ces graves atteintes à la communauté civique, l’échevinage ne sort que très lentement de sa torpeur. On perçoit un signe de ce réveil tardif dans un document, daté du 21 juillet 1460, qui nous vient des archives de Douai15. Il s’agit de la réponse circonstanciée des autorités civiles de cette ville à une demande des échevins d’Arras au sujet des confiscations. La capitale de l’Artois apparaît alors à la recherche de pièces d’archives et d’arguments susceptibles d’étayer ses privilèges de non-confiscation…

14Cette réaction tardive ne modifie pourtant en rien le constat général d’apathie ou d’impuissance qui caractérise dans son ensemble la conduite de l’échevinage tout au long de la persécution. Les échevins ont beau jeu, par la suite, de dégager leurs responsabilités devant les représentants du Parlement de Paris : au conseiller du Parlement, Jean Damoiseau, venu leur réclamer, en octobre 1467, des pièces complémentaires « touchant les procès fais par les vicaires de monseigneur d’Arras et leurs complices contre plusieurs bourgois, manans et habitans de ladite ville d’Arras », les magistrats urbains n’ont aucun mal à répondre que « desquelz procès ne de l’exécucion diceulx (…) les eschevins lors régnans (…) ne se entremirent aucunement et n’en orent point le congnoissance16 ».

15Mais si l’échevinage tarde tant à réagir, s’il manifeste aussi peu d’empressement à contrarier l’activité de l’Inquisition, ne serait-ce pas que derrière les tribunaux ecclésiastiques, se profile un autre pouvoir, autrement plus intimidant pour les échevins que celui de l’Eglise ? Il ne faudrait pas croire, en effet, que le retrait des magistrats de la ville profite longtemps aux gens d’Eglise car il semble bien que leur effacement laisse d’abord le champ libre aux agents du prince.

Un parrainage ducal ?

16L’ombre du pouvoir ducal plane déjà sur les débuts de la persécution. À première vue pourtant, le principal représentant du duc dans la ville, le gouverneur d’Arras, ne semble guère plus entreprenant que l’échevinage face au tribunal d’Inquisition. L’office est alors détenu par Robert Le Jeune17. Ce personnage considérable, presque nonagénaire au moment des faits, se signale surtout par une grande discrétion au cours de la persécution. Le Parlement de Paris ne retint d’ailleurs plus tard aucune charge contre lui. Son rôle semble en effet se borner à laisser son lieutenant, Robert des Marques, procéder aux arrestations des personnes influentes que le tribunal de Pierre le Broussard lui désigne. Il occupe pourtant une place prééminente sur l’échiquier politique local. Même si son pouvoir ne saurait se comparer à celui d’un gouverneur dans les provinces les plus septentrionales de l’Etat bourguignon18, Robert Le Jeune est un officier incontournable à Arras. Héritier de l’ancien bailli (les charges de bailli et de gouverneur ont fusionné en 1414), il exerce une fonction surtout judiciaire en sauvegardant devant l’échevinage, qu’il préside aux côtés du mayeur, les intérêts du duc. Quoi qu’il en soit, son effacement apparent contraste avec la personnalité et la carrière de ce grand serviteur de l’État bourguignon.

17Licencié dans les deux droits, Robert Le Jeune avait débuté sa carrière comme avocat à Amiens avant d’entrer dans le conseil du roi Henri V qui l’avait fait chevalier. Après la mort du roi d’Angleterre, il avait exercé la charge de bailli d’Amiens pour le compte du duc de Bourgogne. Réputé pour le caractère expéditif de sa justice, cet officier brutal mais efficace fut ensuite nommé gouverneur d’Arras à partir de 1441. À l’occasion de sa mort survenue en 1465, Jacques Du Clercq en dresse un portrait contrasté où la déférence vis-à-vis de la fonction n’empêche pas une certaine hostilité face à l’individu : « c’estoit un homme de grand sens mais moult convoilteux et luxurieulx et jusques à la mort19 ».

18Qu’un officier ducal aussi influent que Robert Le Jeune se soit abstenu d’intervenir ouvertement dans les procès d’Arras a de quoi surprendre. Le fait s’explique peut-être par son extrême vieillesse : cet officier, usé par les ans, s’apprête à passer la main à son fils, Guillaume Le Jeune, qui reprendra effectivement la charge à la mort de son père en 1465. L’argument de l’âge est cependant d’un faible poids quand on sait précisément que derrière le vieux gouverneur d’Arras se profile un puissant clan nobiliaire attentif à défendre ses intérêts. En réalité, il se pourrait que le gouverneur local se soit tout simplement effacé devant plus fort que lui. Bien avant que le tribunal ait rendu sa première sentence, l’action personnelle du comte d’Etampes, Jean de Bourgogne, se révèle en effet décisive dans l’essor initial de la répression. Encore assez bien en cour au début des années 1460, Jean de Bourgogne (1415-1491) était le second fils d’un frère de Jean sans Peur, Philippe de Bourgogne, lequel avait trouvé la mort à Azincourt. Étroitement apparenté à Philippe le Bon, le comte d’Étampes se présente comme un fidèle soutien de la maison de Bourgogne qu’il sert depuis longtemps par les armes20. Il s’était ainsi distingué à la tête de ses soldats Picards pendant la guerre contre Gand, participant notamment à la levée du siège d’Audenarde par les milices gantoises. Ce fait d’armes lui avait d’ailleurs valu d’être adoubé chevalier sur le champ de bataille. C’est encore une fonction avant tout militaire qu’il occupe lorsqu’éclate la Vauderie d’Arras : exerçant pour le compte de son cousin, la charge de lieutenant et capitaine général de Picardie, il est à ce moment le plus puissant représentant de l’autorité ducale dans la région. Les clercs les plus farouchement convaincus de la réalité du péril satanique ne s’y trompent pas. Au premier signe de résistance, le doyen Jacques du Bois et l’évêque suffragant Jean Fauconnier s’étaient rendus, selon Jacques Du Clercq, à Péronne pour solliciter son appui. Les juges ecclésiastiques n’eurent apparemment aucun mal à le convaincre du bien fondé de la persécution car Jean de Bourgogne vint en personne à Arras pour aiguillonner les vicaires :

Sitot que le doyen olt parlé au comte, le comte vint à Arras et manda les vicaires et leur commanda qu’ils feissent leur devoir desdites personnes prinses ou qu’aultrement il s’en prendroit à eulx mesmes, puis se partit et s’en ralla à Peronne21.

19De retour à Péronne, le comte d’Étampes ne relâcha pas pour autant sa pression sur le tribunal. Dès avant le mois de mai, il n’hésitait pas à relancer les vicaires en leur enjoignant par lettres d’abréger les procès22. On sait aussi, grâce au témoignage de Jacques Du Clercq, que le comte était présent à Arras au moment de l’arrestation des premiers suspects d’envergure, comme Jean Taquet ou Colard de Beaufort. Du Clercq nous montre ainsi le vieux seigneur de Beaufort réclamer en vain, après son arrestation, une audience à Jean de Bourgogne, « lequel pour ceste heure estoit en la ville d’Arras, venu pour ceste cause23 ».

20L’intervention de Jean de Bourgogne éclaire sous un autre jour les tensions internes au tribunal ecclésiastique que l’on devine derrière les hésitations des vicaires. Les dissensions propres aux juges ecclésiastiques recouvrent de multiples fractures qui ne sont peut-être pas seulement d’ordre intellectuel. Il n’y a pas forcément d’un côté ceux qui croient au péril sorcier et de l’autre ceux qui n’y croient pas… mais plus probablement ceux qui, comme Jacques du Bois, font passer l’efficacité de la lutte avant tout calcul politique et ceux, comme les vicaires, qui entendent principalement sauvegarder l’autonomie de la justice ecclésiastique… Il est ainsi intéressant de noter que les vicaires, en tant que représentants de l’évêque, ne s’efforcent de freiner l’enquête qu’à partir du moment (entre février et mai 1460) où l’extension de celle-ci implique de passer des accommodements avec le pouvoir séculier. Au risque, évidemment, de perdre le contrôle des procès…

21L’action du comte d’Etampes se situe bien au-delà des limites traditionnellement assignées au bras séculier. À défaut de pouvoir en permanence occuper le terrain, Jean de Bourgogne en vient d’ailleurs à placer ses agents au cœur de l’appareil local de répression. À une date difficile à apprécier (en tous cas entre juin et juillet 1460) intervient en effet un important remaniement de la commission inquisitoriale rassemblée autour de Pierre le Broussard. Jacques Du Clercq nous donne dans sa chronique une nouvelle liste de « ceux qui furent commis pour interroguier lesdits prisonniers avecq les vicaires de l’église et de l’évêque » :

… furent premier ledit inquisiteur, l’évêque de Barut, suffragant, maître Jacques du Bois, doyen d’Arras, maître Jean Boullengier, docteur en théologie, Philippe, seigneur de Saveuses, chevalier, qui estoit grand sieur et moult affecté de faire justice et ardoir touts ceulx qui estoient prins et accusés d’estre vauldois et y estoit ledit seigneur de Saveuses commis de par le comte d’Estampes avecq le seigneur de Crievecueur, bailly d’Amiens, Guillaume de Berry, lieutenant dudit bailly, et maistre Jehan Forme, secrétaire du comte. Après y estoit l’inquisiteur de la foy, jacobin, demourant à Tournay, maître Gilles Flameng, advocat à Beauquesne, maître Mathieu Paille, aussi advocat audit Beauquesne, et encoires avecq iceulx envoya le duc de Bourgogne, l’évêque de Salubrie, jacobin, docteur en théologie, confesseur dudit duc, agié de 80 ans ou environ, et ledit messire Baulduin, seigneur de Noyelles, chevalier, gouverneur de Péronne, car jusques alors pour visiter les procès de ceulx qui avoient esté condamnés et exécutés n’y avoit eu aultres que lesdits vicaires, l’évêque de Barut, le doyen et les aultres clercqs de Saint-Vaast, des Carmes, Jacobins, Cordeliers, Notre-Dame, tant canoines que aultre24.

22De nouvelles personnes s’adjoignent ainsi à l’équipe initiale des juges d’Arras comme Jean Forme ou Philippe de Saveuses : le premier est le propre secrétaire du comte. Probablement licencié en droit, il joua, semble-t-il, le rôle d’expert et de conseiller auprès du tribunal25. Le second, « commis de par le comte d’Estampes », est un noble influent d’Arras issu d’un prestigieux lignage de l’Artois qui a longtemps militairement servi le roi : son père fut en effet tué contre les anglais dans la région de Calais au début du xv^e siècle et lui-même fut fait prisonnier à Azincourt. Agé de plus de soixante-dix ans au moment des faits, Philippe de Saveuses, seigneur de Baillœullemont et de Hotwin, est donc un vieux chevalier rompu au métier des armes. Son clan connut apparemment une éclipse momentanée de fortune sous Jean sans Peur26 avant de briller de nouveau sous le règne de son successeur. Il s’impose alors comme l’une des principales forces montantes de la noblesse d’Artois. Malgré son grand âge, il se distingue encore sur le champ de bataille par sa hardiesse et son énergie au combat. Ce qui ne l’empêche pas parallèlement de songer à son salut tout en affichant ostensiblement sa nouvelle richesse : il fonde ainsi à Arras en 1456, avec sa femme, Marie de Lully, un couvent féminin dédié à Sainte Claire. Apparenté par sa femme au gouverneur d’Arras27, étroitement lié au comte d’Etampes, Philippe de Saveuses se présente également comme un fidèle soutien de Philippe le Bon. Un signe éclatant de son crédit retrouvé auprès de la maison de Valois-Bourgogne est la position avantageuse qu’il occupe aux côtés du duc lors de son entrée à Reims, en 1461, à l’occasion du sacre de Louis XI28.

23On trouve également parmi les nouveaux venus Antoine de Crèvecœur, bailli d’Amiens flanqué de son lieutenant, Guillaume de Berry. La présence du bailli d’Amiens a peut-être une raison institutionnelle. Il disposait en principe d’un droit d’intervention dans le cadre de la justice échevinale de la Cité où il représentait traditionnellement les intérêts du roi de France29. En réalité, le statut du bailli d’Amiens illustre bien la géographie complexe des pouvoirs et des rivalités qui s’affrontent dans cette partie des Etats de Philippe le Bon. Deux officiers peuvent en effet prétendre au titre de bailli d’Amiens en 1460. L’un est effectivement nommé par le roi et siège à Boves, sur la rive Sud de la Somme, à une dizaine de kilomètres d’Amiens30. L’autre est un officier du duc de Bourgogne qui, en vertu du traité d’Arras de 1435, contrôle alors directement Amiens avec les autres villes de la Somme. Le bailli d’Amiens en question apparaît donc d’abord comme l’homme du comte d’Etampes, voire comme celui du duc de Bourgogne lui-même. Antoine de Crèvecœur, qu’il ne faut pas confondre avec son demi-frère Philippe, était le fils d’un premier mariage de Jacques de Crèvecœur (un brillant homme de guerre au service de la maison de Bourgogne qui reçut le collier de la Toison d’or en 1433) avec Bonne de la Viefville. Il semble étroitement lié à Jean de Bourgogne : ayant combattu à ses côtés contre les Gantois en 1452, il fut armé chevalier devant Audenarde en même temps que le comte d’Etampes. Jacques Du Clercq, dans un autre passage de sa chronique, n’hésite d’ailleurs pas à le présenter comme le « chambellan et principal gouverneur de Jehan, comte d’Étampes, capitaine de Picardie ». Il défilera du reste dans la troupe de ce dernier lors de l’entrée du roi à Reims en 1461. Mais le bailli d’Amiens, avant d’être l’homme du comte d’Etampes, est aussi et peut-être avant tout un officier ducal capable de recevoir directement ses ordres du prince. Jacques Du Clercq rapporte ainsi qu’en 1462, le bailli d’Amiens reçut un « mandement » de Philippe le Bon l’enjoignant à exercer une prompte justice pour débarrasser l’Artois et la Picardie de ses malfaiteurs31.

24Un autre personnage impliqué dans les procès nous rapproche encore un peu plus du sommet de l’Etat bourguignon : il s’agit de Baudouin ou Baudot de Noyelle. Cité par Jacques Du Clercq parmi les « commissaires » qui vinrent s’adjoindre en mai-juin 1460 au tribunal de Pierre le Broussard, cet officier se chargea personnellement de l’arrestation du riche et puissant Antoine Sacquespée le 16 juillet suivant. Seigneur de Noyelle-Vion, de Catheux et Thilloloy, Baudouin de Noyelles est un homme d’arme expérimenté qui effectua toute sa carrière dans les armées bourguignonnes32. Chevalier de l’ordre de la Toison d’or depuis 1433, il est aussi, au moment des procès d’Arras, un conseiller écouté de Philippe le Bon qui en a fait l’un de ses chambellans et le gouverneur des villes, prévôtés et châtellenies de Peronne, Montdidier et Roye.

25À partir de juin 1460, l’inquisiteur dominicain et ses assesseurs ecclésiastiques ne sont donc plus les seuls à recueillir les confessions stupéfiantes des accusés. Les officiers ducaux travaillent également à faire parler les sorciers présumés. Si certains d’entre eux, comme Baudouin de Noyelles ou le lieutenant du gouverneur d’Arras, Robert des Marques, se contentent, semble-t-il, de prendre en charge les aspects purement « séculiers » des poursuites (arrestations, garde des prisonniers, exécutions), d’autres poussent beaucoup plus loin la collaboration avec le tribunal d’Inquisition. Philippe de Saveuses par exemple, ne se contente pas de prêter main forte aux juges ecclésiastiques pour accomplir les arrestations les plus délicates. Pourvu du titre de « commissaire », il joue un rôle actif dans les procès en allant jusqu’à assister aux interrogatoires des prévenus.

26L’historiographie traditionnelle conçoit la Vauderie d’Arras d’une façon qu’on pourrait qualifier de limitative ou machiavélienne. Le tribunal d’Inquisition ne serait bientôt plus que l’instrument d’une faction regroupant certaines des grandes familles nobles qui se partageaient, non sans rivalités, l’influence et le pouvoir dans la ville ou la province. On a peut-être admis trop facilement, depuis le xix^e siècle, que les nobles et les officiers impliqués dans la persécution n’agissaient que pour leur compte personnel. Ce n’est bien sûr pas entièrement faux. Il est incontestable qu’une part non négligeable des biens confisqués aux riches condamnés furent distraits au profit de leurs juges laïcs. De ces multiples formes d’enrichissement frauduleux, les textes du Parlement de Paris nous livrent plusieurs témoignages éloquents. Le principal avocat des plaignants, Jean de Popaincourt, croit ainsi pouvoir résumer la situation en affirmant que « tout a esté fait pour avoir de l’argent ».

27Que ce procès fut aussi pour certains nobles l’occasion sinon le prétexte pour vider des querelles personnelles ou familiales ne fait guère de doute non plus… Les archives du Parlement de Paris font ainsi allusion à une récente « guerre d’amis » opposant Philippe de Saveuses au clan de Colard de Beaufort. Longtemps alliées, les deux familles et leurs clientèles respectives se seraient en effet brouillées peu de temps avant les événements et l’on comprend qu’il ait été facile pour Saveuses de profiter de la situation pour mettre en difficulté son nouvel adversaire.

28Pour autant, ce type d’explication ne rend pas suffisamment compte de la complexité de l’événement. Tout en servant leurs intérêts propres, ces officiers ducaux pouvaient tout aussi bien sincèrement estimer servir la cause de la Chrétienté, voire celle de l’État bourguignon en assurant la conservation de la foi et de la chose publique. Loin d’être incompatibles, ces deux attitudes — se servir et servir le prince — se concilient dans une même conception encore très patrimoniale de l’office33. En tout état de cause, rien n’indique que ces officiers n’aient pas cru réellement faire leur devoir en pourchassant les sorciers tout en retirant de substantiels avantages financiers de leur action. Enfin, parmi les arguments avancés plus tard par les avocats parisiens des victimes pour invalider la procédure, le thème de la corruption des juges figure en bonne place. Pourtant, il est clair que si leur réquisitoire s’était limité à ce seul aspect, ils n’auraient pu obtenir gain de cause… Il convient en effet de ne pas oublier que la qualification de la vauderie comme crime de lèse-majesté impliquait de toute façon la confiscation des biens.

29De plus, il ne faut pas perdre de vue que ces nobles, avant tout expérimentés dans le métier des armes mais aussi fins « politiques », n’agissent pas seuls. Ils savent aussi s’entourer des conseils de spécialistes du droit ou de la théologie : nous avons déjà relevé dans la liste fournie par Jacques Du Clercq le nom du secrétaire du comte d’Étampes, Jean Forme. Philippe de Saveuses dispose aussi d’un conseiller en la personne d’un chanoine d’Amiens, docteur en théologie : un certain Jean le Boullanger34.

30Tout porte à croire que l’engagement d’un Philippe de Saveuses dans la chasse aux vaudois ne trouve pas seulement son inspiration dans un esprit de vendetta caractéristique de la mentalité nobiliaire. Son dynamisme et son ardeur exaltée à défendre les intérêts du duc en font un efficace relais du centralisme princier en Artois… Dévoré de zèle pour la cause bourguignonne, on le voit encore, en 1465, prendre énergiquement en main la défense de l’Artois dans le cadre de la guerre du Bien-Public. Philippe de Saveuses ne mit-il pas la même énergie à combattre les vaudois-sorciers qu’il en avait mis à lutter contre les ennemis du duc ? Les sorciers n’étaient-ils pas d’ailleurs aussi ceux du Prince ?

31Si l’implication personnelle du comte d’Etampes et de ses agents dans la répression n’offre pas le moindre doute, la question, en revanche, reste posée de savoir si ces officiers ducaux agissaient de leur propre initiative ou avec le soutien plus ou moins appuyé du duc de Bourgogne…

32En règle générale, les chroniques bourguignonnes ne nient pas la responsabilité du duc dans la répression mais travaillent à l’atténuer. Pour Mathieu d’Escouchy :

le duc de Bourgogne, à qui ladicte ville estoit subgette à cause de sa comté d’Artois, ordonna certains commissaires pour de ce savoir la vérité et ainsy en faire justice selon ce qu’il appartenroit. Et y fut ordonné aler le comte d’Estampes (…) affin que les executeurs et commissaires de ladicte besoingne peussent plus sûrement besoigner en icelle.

33Quelques lignes plus loin, le chroniqueur ajoute ainsi que :

quant ledit duc de Bourgoingne fut adverty plainement que ce procédoit par la manière que dit est, fist tout cesser tels emprisonnemens et mectre au delivré maistre Anthoine Sacquespée et pluseurs qui encores estoient prisonniers et lever la main de leurs bien et héritaiges35.

34Déconcertés par l’attitude équivoque de Philippe le Bon, les historiens ont généralement porté à son crédit l’arrêt des persécutions. Pour Johann Huizinga, par exemple, nul doute que « c’est l’intervention du duc qui met fin aux terribles procès de sorcellerie d’Arras36 ». À regarder les choses de plus près, la situation paraît cependant plus complexe. Entre le moment où l’on procède à l’arrestation des suspects de haut rang (juin 1460) et les premiers élargissements significatifs de prisonniers (octobre 1460), s’écoulent de longs mois pendant lesquels le tribunal, renforcé entre-temps par des officiers laïcs, a tout le loisir de poursuivre sans entrave ses investigations.

35Philippe le Bon, installé à demeure à Bruxelles pendant toute la durée de la persécution37, n’est pas coupé des événements d’Arras. Partagé entre son désir contradictoire de « soustenir et garder » la foi chrétienne et celui de ne pas apparaître aux yeux de ses sujets comme un spoliateur, le duc de Bourgogne donne plutôt l’impression d’agir à distance par personnes interposées, laissant à ses agents le soin d’endosser la responsabilité de la répression. Le témoignage du chroniqueur Mathieu d’Escouchy selon lequel Philippe le Bon aurait directement nommé des commissaires, se trouve effectivement corroboré par les déclarations de l’avocat du duc de Bourgogne devant le Parlement de Paris : « dit que les vicaires requirent Bourgoigne de faire emprisonner l’appellant (il s’agit de Colard de Beaufort). Pour ce faire, obtindrent lettres adreçant au gouverneur d’Arras qui a la justice ordinaire. Par ce l’appellant n’a esté pris sans auctorité de justice38 ». À quoi l’avocat de Beaufort, Jean de Popaincourt, visiblement déstabilisé par cette révélation, réplique que son client « ignorait que sa prise eust esté fete du commandement de Bourgoigne et du gouverneur d’Arras car le lieutenant qui le prit lui dist l’avoir fait du commandement du comte d’Estampes39 ».

36Il n’est pas impossible en effet que Jean de Bourgogne ait agi de concert ou, du moins, avec l’accord tacite de Philippe le Bon. Le comte d’Etampes, jusqu’à l’avènement de Charles le Téméraire, jouit d’une position prééminente à la cour de Bourgogne. Membre de l’ordre de la Toison d’or, il bénéficie des largesses et du crédit de Philippe le Bon qui lui a confié la défense d’une région stratégique de ses états en position de marche frontière avec le royaume de France : la Picardie, les villes de la Somme et l’Artois. Il ne faudrait surtout pas croire que ses compétences institutionnelles s’arrêtent au domaine militaire. D’une façon plus générale, le duc lui a remis, dès 1436, « plain pouvoir, auctorite et mandement de (…) garder bonne justice en nos contez, pais et seigneuries dessusdits (Artois et Picardie), de l’exercer ou faire exercer par nos officiers de justice diligemment40 ». Jean de Bourgogne n’est donc pas seulement un aristocrate rompu au métier des armes et aux intrigues de cour, c’est aussi un serviteur de l’Etat. La « commission » de 1436 lui confère des attributions très larges, notamment sur le plan judiciaire, qui font de lui un véritable représentant du prince en Artois au niveau régional. Si l’on prend en compte la position institutionnelle de Jean d’Etampes, force est de constater que ce n’est pas parce que le duc de Bourgogne est physiquement éloigné d’Arras qu’il en est politiquement absent.

37Sans jamais se départir d’une certaine réserve (qui est aussi, ne l’oublions pas, une marque de la majesté), Philippe le Bon semble suivre de près l’évolution de la situation à Arras. Au milieu de l’été 1460, il reçoit à Bruxelles une délégation du tribunal dirigée par Pierre le Broussart en personne et chargée de lui soumettre les confessions des accusés. Visiblement embarrassé, le duc se dérobe en confiant à une assemblée de théologiens de l’Université de Louvain le soin de statuer sur la validité des accusations. On a généralement reconnu dans ce geste le signe de son scepticisme à l’égard de la sorcellerie démoniaque. Rien ne permet pourtant de conclure en ce sens. De fait, on pourrait tout aussi bien renverser la proposition : sa décision de convoquer à Bruxelles une assemblée de théologiens pour trouver une solution doctrinale à l’affaire ne serait-elle pas aussi le meilleur moyen de différer son règlement ? Si l’hypothèse ne peut être écartée, il faut surtout rappeler que le recours à l’Université reste courant dans ce domaine : on le retrouve dans le procès de Jeanne d’Arc avec cette fois, dans le rôle de l’autorité chargée de dire la vérité, l’Université de Paris. À cet égard, le choix de consulter des théologiens de Louvain plutôt que de Paris n’est sans doute pas neutre. La Sorbonne exerce encore, vers le milieu du xv^e siècle, un puissant magistère doctrinal en matière d’hérésie et donc de sorcellerie41. En négligeant de consulter les docteurs de la Sorbonne, en sollicitant au contraire l’avis de ceux de Louvain, Philippe le Bon pose un acte politique qui abonde dans le sens de son action volontariste en faveur des universités d’obédience bourguignonne.

38Cette voie universitaire et savante devait cependant se révéler une impasse car si l’on en croit Jacques Du Clercq, qui reste malheureusement notre seul informateur sur le sujet, les docteurs « ne furent pas bien unis ensembles : car les aulcuns disoient que la vaulderie n’estoit point réele, les aultres que c’estoit illusion, et que supposé qu’il y poeut y avoir aulcune réalité par la permission divine, aussi y pooit il avoir beaucoup d’illusion et qu’ils ne faisoient pas tout ce qu’ils cuidoient faire… ».

39Ainsi, comme le suggère Mathieu d’Escouchy, il se pourrait bien que toute la politique ducale oscille entre le souci de « faire justice selon ce qu’il appartenroit » avec la caution de l’Université, et la possibilité de faire « cesser » les « emprisonnements et mectre au délivré » les accusés. La plus haute tension entre la volonté de « savoir la vérité » et la politique de la grâce s’observe chez Philippe le Bon. La voie universitaire ayant échouée, il ne restait plus dès lors que l’inquisitio veritatis, la recherche judiciaire de la vérité selon les règles de l’inquisitoire. À défaut de pouvoir compter sur les lumières de la théologie et du droit canon, il semble bien que Philippe le Bon s’en soit remis, au moins dans un premier temps, à cette solution judiciaire. La « vérité » plutôt que la paix.

40Tandis que les docteurs de Louvain se perdent en vaines disputes, Philippe le Bon, « pour estre mieux adverti de la vérité », dépêche en effet sur le terrain plusieurs hommes de confiance : son héraut d’armes, Jean Le Febvre, plus connu sous le nom de Toison d’Or, mais aussi son propre confesseur, l’évêque in partibus de Salubrie, Simon de Loos… Ces émissaires ne sont pas les moindres serviteurs du prince mais de fortes personnalités pourvues d’une incontestable, bien qu’indéfinissable autorité. Simon de Loos ou de Laude, en dépit de son âge élevé (il aurait près de 80 ans selon Du Clercq), dispose de plusieurs atouts : dominicain, il est docteur en théologie et connaît d’autant mieux la situation de l’évêché d’Arras qu’il en avait été autrefois le suffragant42 et le héraut Toison d’or, est un habitué des missions diplomatiques délicates : il venait de représenter son maître auprès du roi de France lors du procès intenté à Jean d’Alençon pour, justement, crime de lèse-majesté. De fait, leur présence sur le terrain n’est pas sans influer sur le cours de la persécution. Après le retour à Arras de la délégation (c’était le 24 août 1460), Jacques Du Clercq perçoit dans l’attitude du tribunal un net infléchissement dans le sens de l’apaisement :

Combien que je ne puis sçavoir quel conseil on leur baillia à Bruxelles, toutesfois, eux revenus, on ne print plus personne pour ledit cas de vaulderie, jasoit ce que plusieurs et tant que sans nombre en fuissent accusés, et furent lesdits prisonniers plus doucement traictiés que par devant43.

41Mais s’il est exact que le duc resserre sa surveillance autour du tribunal, il ne met pas pour autant fin aux procès en cours. À l’automne de 1460, une nouvelle ambassade du tribunal, composée d’un clerc et d’un laïc44, se rend à Bruxelles pour présenter au duc les copies de quatre nouveaux procès enfin achevés : ceux de Huguet Aubry, Jean Taquet, Pierre du Carieulx et de Colard de Beaufort. Le 12 octobre, les émissaires sont de retour, accompagnés du « président de la chambre » du duc, Adrien Colin45. Comme la plupart des officiers ducaux impliqués dans les procès des vaudois-sorciers, ce juriste de renom — Jean Jouffroy, l’évêque d’Arras, eût l’occasion en 1459 de prononcer son éloge46 — avait lui aussi servi les intérêts du duc de Bourgogne lors de la guerre contre Gand, mais cette fois dans le domaine diplomatique. Ce juriste flamand, membre du grand conseil ducal, est surtout le président de la plus importante cour de justice provinciale : le conseil de Flandres. Instituée par Philippe le Hardi en 1385, la « chambre » ou conseil de Flandres fonctionne comme une cour souveraine de justice qui, jusqu’à la création du Parlement de Malines en 1473, demeure la plus haute autorité juridictionnelle de l’espace flamand47. Son siège, plusieurs fois déplacé, se trouve alors implanté à Ypres. Avec Adrien Colin, c’est donc l’un des plus éminents représentants de l’autorité ducale qui fait son entrée sur la scène d’Arras. Or, loin de mettre un terme à la persécution, le président du conseil de Flandres non seulement assiste aux derniers interrogatoires mais couvre surtout de son autorité l’ultime sentence des vicaires. Prononcée le 22 octobre, celle-ci conclut, bien qu’à des degrés divers, à la culpabilité des quatres accusés mis en cause.

42L’étonnante défaillance des autorités judiciaires urbaines pendant la Vauderie d’Arras s’explique peut-être mieux ainsi. Etroitement surveillée par le pouvoir ducal qui contrôle en réalité la nomination de ses membres, la cour de justice échevinale ne peut guère s’opposer à une persécution appuyée par le prince. Contrairement à ce qui s’était passé au mois de mai de l’année précédente, lors de la persécution contre les compagnons sodomites, le pouvoir princier paraît ainsi apporter son soutien à la justice ecclésiastique. Tout laisse penser pourtant que c’est pour mieux la déposséder de la direction effective de la persécution.

Une majesté plus terrestre ?

43De l’arrestation de Robert de Vaux à celle de Colard de Beaufort, l’histoire de la persécution d’Arras, vue sous un certain angle, semble être d’abord celle d’une continuité : celle des institutions (l’Inquisition incarnée par Pierre le Broussard continue de superviser officiellement l’instruction des procès d’un bout à l’autre), celle de la rhétorique et même de toute la symbolique dont le tribunal entoure chacune de ses apparitions publiques. Ces permanences assez superficielles ne doivent cependant pas cacher des déplacements plus essentiels qui affectent non seulement la composition du personnel judiciaire mais aussi, et c’est le plus important, les enjeux politiques de la persécution.

44L’image générique du complot contre la société chrétienne apparaît dès le départ de la persécution. Mais dans la bouche de l’évêque auxiliaire d’Arras, Jean Fauconnier, ce complot, il faut le rappeler, concernait d’abord la hiérarchie de l’Église : « il disoit qu’il croioit qu’il y avoit des evesques, voire des cardinaux, qui avoient esté en ladite vaulderie et de grands maitres… » Il n’y a pas lieu de s’en étonner puisque la « synagogue » de Satan fonctionne aussi dans la mythologie personnelle des juges comme une contre-Église. Pour autant, l’image du complot, dans la réalité des poursuites engagées par le tribunal d’Arras, semble très vite s’infléchir dans un sens séculier.

45Dans ses efforts pour étendre le champ social de son enquête, le tribunal semble privilégier certaines pistes plutôt que d’autres. L’arrestation précoce (24 mars 1460) d’Huguet Aubry qui fut barbier de l’évêque d’Arras, constitue peut-être une amorce pour remonter jusqu’à son ancien maître, Jean Jouffroy. C’est du moins ce que prétendra par la suite le prévenu, une fois la liberté retrouvée, en déclarant que ses juges « l’avoient par plusieurs fois induit et voullu induire qu’il disist que l’évêque d’Arras estoit vauldois48 ». Aucun autre élément ne vient pourtant corroborer ses dires. Il semblerait plutôt que le tribunal se soit très vite orienté dans une direction plus laïque, et même plus politique. En fait, au fur et à mesure que s’étend le domaine des inculpations, la part des peurs spécifiquement cléricales contenues dans l’image du complot contre l’Eglise cède la place à d’autres inquiétudes plus diffuses, étroitement liées à la rébellion contre l’État. Avec l’arrestation de plusieurs membres de l’aristocratie urbaine, la persécution prend en effet une orientation de plus en plus politique. Les notables compromis n’appartiennent pas seulement au monde social des artisans ou des marchands. Nombreux sont ceux, comme Pierre du Carieulx, Colard de Beaufort ou encore Martin Cornille, à fonder leur richesse et leur influence sur leur participation directe à l’administration princière naissante. La plupart d’entre eux ont déjà exercé, voire exercent encore les fonctions d’échevin, comme Antoine Sacquespée, Jean Taquet ou Jean Josset.

46Dans cette perspective, il est assez intéressant de voir les fils d’anciennes affaires inhérentes à l’administration de la principauté, momentanément distendus ou interrompus, se renouer à l’occasion de la Vauderie d’Arras. C’est ainsi, par exemple, que le receveur des finances du comté d’Artois, Martin Cornille, avait déjà été inquiété par la justice ducale, à la fin des années 1440, à propos de malversations dans la gestion de l’hôtel de Philippe le Bon à Bruxelles49. Son activité avait alors fait l’objet, en 1449, d’une enquête approfondie, appuyée sur de nombreux témoignages. Il devait finalement se tirer sans dommage de ce mauvais pas puisqu’on le retrouve, quelques années plus tard, comme receveur du comté d’Artois. Bien que cette lointaine affaire ait été classée, certains éléments de l’enquête de 1449 n’en ressurgissent pas moins dix ans plus tard à Arras. On retrouve ainsi dans la liste des accusées d’Arras le nom de Colette Gaverelle, dite La Franche-Comté. Or, il apparaît que celle-ci avait déjà été citée comme témoin en 1449. Les juges d’Arras espéraient-ils obtenir d’elle de nouvelles informations susceptibles de mieux compromettre le receveur ? Faute de sources claires, il est bien difficile de le confirmer mais la coïncidence est pour le moins troublante. Il faut bien voir, d’autre part, que la trahison de Martin Cornille vis-à-vis de l’Église s’inscrit logiquement, aux yeux des juges, dans la continuité de ses fautes à l’égard du prince. L’amalgame entre les deux affaires était d’autant plus facile à réaliser qu’il n’existe pas de cloison étanche entre le complot contre l’Église et celui contre l’État.

47Il se pourrait bien ainsi que l’accusation ait aussi cherché à atteindre, à travers les plus importants accusés, la puissante famille des Croÿ dont le nom finit par émerger dans les archives du Parlement de Paris. Selon Jean de Popaincourt, dans une plaidoirie prononcée le 21 mai 1461, Pierre du Carieulx aurait ainsi publiquement déclaré, avant de monter sur le bûcher, que « faulsement il a accusé plusieurs gens qu’on lui a fait nommé », dont « le seigneur de Croÿ, le gouverneur d’Arras et autres seigneurs50 ». L’avocat fait également état, un peu plus loin, des pressions que son client, Colard de Beaufort, aurait subies de la part de ses juges pour compromettre les Croÿ : « Dit que lendemain Saveuses lui vint dire que estoit commissaire et que se le vouloit croire, le sauveroit et tous ses biens mais que voulsist nommer Croÿ et autres qu’il lui bailleroit par escript51. » L’accusation est des plus graves car attaquer ou soupçonner les seigneurs de Croÿ, c’était viser le sommet de l’État bourguignon.

48Antoine et Jean de Croÿ occupent alors une position privilégiée à la cour de Bourgogne52. Issus d’une vieille famille noble de Hainaut, fortement possessionnés dans les pays bourguignons « de par-deçà », les seigneurs de Croÿ apparaissent en 1461 au faîte de leur puissance : évoluant pour ainsi dire depuis toujours au centre de l’appareil d’État bourguignon — le collier de la Toison d’or leur avait été remis dès le premier chapitre de l’ordre en 1430 — Antoine de Croÿ et son frère cadet, Jean, exercent alors une influence prépondérante au sein du conseil privé du duc.

49Vigoureusement repoussée par les avocats des vicaires53, l’allégation selon laquelle le nom du puissant clan des Croÿ aurait été prononcé dans les aveux, fait peut-être partie d’une stratégie des victimes visant à discréditer rétrospectivement l’enquête des juges d’Arras. Compte tenu de la stature exceptionnelle des Croÿ, le fait de les impliquer dans l’affaire revient en effet aussi à souligner l’absurdité de l’inculpation en chaîne. L’accusation n’est pourtant pas sans fondement. Après tout, quelques années plus tard, en 1462-1463, les Croÿ finissent, eux-aussi, par être accusés de « crime de lèse-majesté humaine et princière » dans le cadre d’une étrange affaire mêlant conjointement le crime de poison et celui de sorcellerie54. Nous reviendrons plus loin sur cette affaire qui n’est peut-être pas sans lien avec la Vauderie d’Arras mais l’on peut déjà souligner que l’émergence du nom des Croÿ dans les aveux des vaudois-sorciers s’avère parfaitement compatible avec la logique d’une enquête qui tend de plus en plus à confondre la subversion de l’ordre social et chrétien avec la rébellion contre l’État.

50De fait, l’univers symbolique de la répression oscille de plus en plus manifestement entre deux systèmes de référence : d’un côté, l’Église, affectée dans sa cohésion interne et son « corps mystique », de l’autre l’État bourguignon à son tour menacé de subversion. Sans jamais contester ouvertement le droit de l’Église à défendre la majesté divine contre les atteintes des vaudois, le pouvoir ducal n’en investit pas moins le procès de l’intérieur. Cela va du noyautage progressif du tribunal d’Inquisition par les agents ducaux à la résurgence, aux marges de la persécution, de rivalités politiques aux racines plus anciennes. Mais l’État princier, et cela est plus essentiel, alimente également la persécution de ses propres hantises sécuritaires. Il mêle aussi de plus en plus étroitement ses propres intérêts à ceux de l’Église.

51Intérêts financiers d’abord dans la mesure où une part importante des amendes soutirées aux riches accusés devait officiellement servir à financer la croisade du duc de Bourgogne contre les Turcs. D’importantes sommes d’argent provenant des condamnations sont en effet allouées au « tronc de Malines », c’est-à-dire à un fond spécialement créé par Philippe le Bon pour servir au financement de ce projet. La plus grande partie de l’amende considérable (8 500 livres) infligée par le tribunal à Colard de Beaufort aurait ainsi été affectée à ce service55. De même, sur les 1 200 ou 1 400 livres d’amende soutirées à l’échevin Jean Taquet, 1 000 auraient été consacrées à la croisade56.

52La volonté affichée de Philippe le Bon de partir en croisade en plein xv^e siècle peut surprendre par son anachronisme violent57. Par delà la quête de prestige qu’il recouvre, l’appel à la guerre contre les infidèles constitue pourtant, comme on l’a souvent noté, un excellent expédient fiscal. Mais on n’a peut-être pas assez remarqué que le recours à l’argument de croisade est aussi révélateur des difficultés rencontrées par les ducs de Valois-Bourgogne pour imposer et justifier un impôt permanent pour la défense de leur État, comme avaient pu le faire avant eux les rois de France pro defensione regni. La notion de « guerre sainte », comme le suggère E. Kantorowicz58, a aussi joué sur le plan fiscal un rôle essentiel dans le transfert à l’État séculier du principe de l’impôt pour la défense du « royaume du Christ ». Or, la chasse aux sorciers et aux sorcières qui se développe à Arras offre également de ce point de vue une alternative intéressante à la croisade. Les énergies mobilisées au service du chimérique projet de lutte contre les Turcs se trouvent réorientées en direction d’une forme de combat intérieur. Il ne s’agit plus dès lors de défendre les lointaines frontières de la Chrétienté mais un territoire plus proche qui correspond à celui de l’État bourguignon. Car la menace vaudoise, comme le rappelle un Jean Taincture par exemple, ne se dilue pas dans l’espace élargi et abstrait de la Chrétienté mais affecte un territoire précis, situé aux « derrenieres marches de France59 ». Persécuter les sorciers ne reviendrait-il pas aussi dès lors à défendre l’intégrité de l’État bourguignon ?

53Le fisc princier s’est donc tôt invité dans la répression ; mais il s’agit bien plus qu’une forme d’intéressement aux profits de la justice. La présence du fisc constitue aussi et peut-être surtout un mode d’affirmation politique fondamental. Derrière la seule possibilité de saisir tout ou partie de la fortune des condamnés transparaissent des enjeux de pouvoir considérables qui touchent à la définition même de la souveraineté. Étroitement liée en droit au crime de lèse-majesté, la confiscation est l’une des prérogatives de la puissance souveraine60. Dans son traité contre les sorciers et les sorcières du Dauphiné (1436), le juge Briançonnais Claude Tholosan avait déjà, vers 1436, saisi la portée politique des confiscations : « au seul prince temporel ne reconnaissant pas de supérieur sont réservées la punition et la confiscation des biens, parce que cette propriété est attachée au fisc et qu’il lui appartient de connaître du crime de lèse-majesté61 ». Sans doute, à l’époque des procès d’Arras, le duc de Bourgogne n’a-t-il pas encore réussi à imposer vraiment sa prééminence, mais l’implication du fisc princier dans le cours de la persécution est d’entrée de jeu ressentie comme une atteinte grave aux privilèges urbains. La vive et prompte réaction des magistrats de Douai à la condamnation de l’une de leurs ressortissantes (Denise Grenière) est à cet égard significative : si les villes sont, à la rigueur, disposées à brûler les sorciers et les sorcières, c’est toujours dans le respect de leurs coutumes et de leurs privilèges.

54Avec l’emballement de la persécution et l’implication de plus en plus visible des officiers ducaux dans la répression, il devient bientôt difficile, pour les victimes elles-mêmes comme pour les observateurs contemporains, de distinguer l’influence de l’Inquisition de celle du duc, de différencier l’action de l’Église de celle de l’État. La fiction d’un procès d’Église s’avère de moins en moins crédible au fur et à mesure que se développe la persécution. L’hostilité croissante de la population à l’égard du tribunal finit d’ailleurs, dès la fin de l’été 1460, par se retourner contre la maison de Bourgogne. Ce n’est pourtant qu’indirectement, à travers le filtre déformant de la chronique de Jacques Du Clercq, que l’on perçoit cette hostilité. Bien qu’assez originale, cette chronique participe en effet d’une historiographie bourguignonne et son auteur manifeste à l’égard du pouvoir princier un silence déférent. Tout en maniant habilement le sous-entendu, le chroniqueur n’ose pas s’aventurer trop loin dans la mise en cause personnelle du duc. On ressent dans sa chronique un net point de résistance de ce côté, comme si Du Clercq, tout en pressentant la vérité, n’osait, malgré ses allusions discrètes, entamer le silence qui entoure et protège le pouvoir princier. À sa manière, le chroniqueur d’Arras fait peut-être aussi l’expérience, dans la pratique de l’écriture et du récit, de la raison d’État.

55Ne pouvant s’y exprimer ouvertement, la critique y emprunte le plus souvent le canal anonyme de la rumeur. Par défaut, la rumeur s’enfle et se charge de dire ce que beaucoup pensent tout bas sans oser le dire tout haut : que le prince ne fait rien pour protéger ses sujets de la rapacité des juges. Pire encore, qu’il s’enrichit lui-même en spoliant ses sujets : « on lui avoit rapporté qu’aulcuns de la ville de Paris et d’ailleurs en Franche, disoient qu’il faisoit prendre en ses pays les riches hommes et aultres afin d’avoir leurs biens et leurs terres, dont très troublé il estoit62 ».

56Après s’être exprimée sur le terrain traditionnel de la lutte contre l’hérésie, puis sur celui du crime contre-nature par excellence qu’est devenu la sodomie, la dynamique de la persécution accède, avec le mythe du complot, aux territoires idéologiques et plus largement politiques du pouvoir souverain. De là l’invocation, par les plus zélés partisans de la chasse aux sorcières, de la lèse-majesté divine. Mais de là aussi, sans doute, l’intervention de plus en plus pressante du pouvoir princier dans les procès d’Arras.

57Si l’impact de la persécution dépasse si manifestement le cadre d’Arras, si les officiers ducaux s’immiscent de plus en plus dans les rouages du tribunal inquisitorial, c’est que l’enjeu dépasse largement l’Église pour englober la restauration de tout un ordre politique et symbolique, momentanément troublé par le crime de « vauderie ». Avant d’être céleste ou divine, la majesté, ici, est d’abord et peut-être surtout humaine et princière. Certes, ce sont bien encore des catégories « religieuses » qui dominent le discours savant sur la « vauderie », mais ce sont aussi des références et des intérêts politiques séculiers qui se manifestent au cours des procès. Toute l’ambiguïté de la Vauderie d’Arras réside justement dans cette imbrication de l’Église et de l’État. Ni tout à fait procès d’Église, ni tout à fait procès d’État, elle se présente plutôt comme une persécution en trompe l’œil où le religieux est intimement lié au politique, où à travers l’Église se découvre l’État.

58De la majesté divine à la majesté princière, le glissement est peut-être d’autant plus facile qu’il s’effectue dans le flou engendré par la confusion croissante des pouvoirs et des intérêts. Bien sûr, l’intervention de l’État ne va pas jusqu’à contester ouvertement à l’Église la direction de la persécution. Mais l’ambivalence de l’attitude de Philippe le Bon, la dérive des procès vers la trahison politique peuvent être interprétées comme un début d’émergence de la majesté ducale en tant que réalité institutionnelle dans un contexte étatique encore incertain. À l’inverse, on peut tout aussi bien voir dans le maintien apparent de l’enveloppe « religieuse » de la persécution un signe de l’immaturité de la majesté et du pouvoir qu’elle est censée garantir. La majesté ducale n’est-elle pas elle-même encore un objet flou, à l’image d’un État en formation ? Où en est donc la majesté des ducs ? La question est essentielle pour comprendre la Vauderie d’Arras. Elle n’est pas simple, bien qu’elle se doive d’être posée. Vers le milieu du xv^e siècle en effet, l’affirmation du pouvoir ducal franchit une étape décisive : une véritable idée de la grandeur majestueuse des ducs se précise ; une grandeur proprement ducale qui tente de s’imposer, non sans rencontrer de sérieux obstacles.