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La vauderie d'Arras

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Franck Mercier

Première partie. Une persécution en trompe-l'œil

Chapitre 4. Une croisade moralisatrice contre la prostitution ?

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Géographique :

France

Texte intégral

1Dans la mesure où la diabolisation des anciens hérétiques médiévaux prépare celle des sorciers du xve siècle, on pourrait penser que le modèle du sabbat démoniaque trouverait facilement son emploi dans le combat traditionnel de l’Église contre l’hérésie. L’analyse de la dynamique de la persécution d’Arras ouvre cependant d’autres perspectives.

  • 1 A. N. X /2a/ 32, f. 29v°.
  • 2 J.-C. Schmitt, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux béghards du Rhi (...)

2Au premier abord, le procès de l’ermite de Langres (comme celui de Guillaume Adeline à Évreux) s’apparente bien à un procès pour hérésie ordinaire. Le stéréotype sabbatique qui avait déjà servi en 1453 à neutraliser un prédicateur trop audacieux s’applique sans difficulté à un « ermite » que l’on dit être du tiers ordre franciscain. On ignore largement les motifs et les modalités du procès de Langres mais il se pourrait que l’ermite ait fait l’objet, au moins au départ, d’une diffamation pour déviation hérétique. Selon l’un des avocats des vicaires, « Robert de Vaux de la tierce ordre des cordeillers » fut bel et bien à l’origine « accusé de hérésie1 ». Les déclarations de l’avocat doivent être prises avec précaution dans la mesure où elles procèdent aussi d’un calcul juridique : il s’agit, dans le contexte du procès en appel, de protéger la justice d’Eglise contre les empiètements des magistrats royaux. Cela dit, une telle accusation était fréquente. Situé à mi-chemin entre le statut religieux et le statut laïc, le tiers ordre fait depuis longtemps l’objet d’une surveillance attentive de la part des instances religieuses. En butte à l’hostilité foncière du clergé séculier qui lui reproche surtout de détourner les aumônes et les revenus du culte au profit des ordres mendiants, le tiers ordre, toujours soupçonné d’abriter des déviations hétérodoxes est, en ce milieu du xve siècle, plus que jamais exposé à l’accusation d’hérésie2.

3Il est ainsi tout à fait possible que la mise en accusation de cet obscur ermite ait été pour une part inspirée par le relatif discrédit dont était victime son ordre. La figure de l’ermite, on l’a vu, ne sort guère de l’ombre dans laquelle la retient la documentation disponible. Les archives du Parlement nous livrent cependant une partie de la liste nominale de ses complices présumés parmi lesquels on retrouve une majorité de frères du tiers ordre. Remontant aux origines de la persécution, l’un des avocats des vicaires, Thibaut Artaut, affirme en effet que Robert de Vaux avait rencontré au sabbat…

  • 3 A. N., X /2a/ 32, f. 29v°.

plusieurs des frères de son ordre, scilicet frère Jehan Amengart, frère Jehan Bournal, frère Jehan Cardiel, ung autre qu’il nomme qui se mesle faire argromancye, ung autre qu’il nomme, demourant à Dijon, qui se mesle faire argromancye, frère Arnoul de Livres soy tenant es bois de Saint Pol et ung autre nommé frère Guy d’Enlermme, qu’il y vit aussi Pierre le Patenostre, barbier, demourant à Arras, une nommée Denisete Grenière qu’il disoit estre famée en la sinagougue, la disant estre de l’aage de 48 ans, qu’il l’avoit veu à Amiens et à Douay, qu’il avoit parlé autreffois avec elle à Arras de la matière qu’il faisoit les onguents dont ung homme quant il s’en estoit oing aloit où il vouloit3.

  • 4 A. N., X /2a/ 32, f. 31r°.

4Sur neuf noms cités, deux seulement peuvent concrètement se rattacher aux procès d’Arras : celui de Denise Greniere et celui d’Huguet Aubry. Ce sont aussi les seules personnes à ne pas appartenir au tiers ordre. À notre connaissance, aucun des frères impliqués dans ce procès ne fut par la suite inquiété par l’Inquisition. De plus, et contrairement à ce qu’affirme Jacques Du Clercq, il n’est pas même certain que Robert de Vaux soit réellement monté sur le bûcher. Le perspicace avocat des victimes, Jean de Popaincourt, relève ainsi dans le discours de ses adversaires qu’« on ne dit point qu’il ait esté exécuté4 »…

  • 5 Affiliées au Tiers-ordre, objets de railleries et de rumeurs hostiles, les béguines, ces religieus (...)

5Dans ces conditions, il est frappant de constater que l’image hostile du sabbat glisse finalement sur le tiers-ordre (comme elle effleure d’ailleurs sans l’atteindre une autre figure controversée, elle-même très liée aux ordres mendiants : la béguine5) pour finalement venir se fixer à Arras sur d’autres victimes plus inattendues. De toutes les personnes citées dans la confession restituée de l’ermite de Langres, la prostituée de Douai et le barbier de l’évêque d’Arras furent les seules à faire l’objet de poursuites.

6En se déplaçant à Arras, la persécution change effectivement de cible. Le stéréotype du sabbat sert désormais de support à une offensive rigoriste dirigée prioritairement contre l’univers social de la prostitution et du jeu.

Des « estuves » au sabbat

  • 6 A. N., X /2a/ 32, f. 29v°.
  • 7 Il s’agit de Colette Lestrevée, de Printemps Gay, de Gringaude, de la Parqueminière et de Jeanne l (...)

7L’enquête de Pierre le Broussard débute précisément à Douai avec l’arrestation d’une prostituée notoire, Denise Grenière, plus connue sous le diminutif de Denisette. Détail à la fois ironique et tragique : cette prétendue affiliée d’une secte satanique exerçait ses charmes « en une taverne nommée Paradis6 ». Cette première arrestation est bientôt suivie d’un important coup de filet dans le petit monde arrageois de la prostitution publique. L’un des principaux bordels de la ville, les « nœuves estinnes » (estuves), semble particulièrement visé. On arrête sa matrone, Jeanne d’Auvergne, ainsi que trois de ses pensionnaires aux sobriquets évocateurs comme Belotte, Vergengon et Blancqminette. Plus tard, au lendemain d’une première série d’exécutions (9 mai 1460), le tribunal appréhende une dizaine de personnes parmi lesquelles figurent encore cinq « femmes communes7 ». Au total, sur la vingtaine d’arrestations perpétrées par le tribunal entre novembre 1459 et juin 1460, on compte une majorité de « filles de joie ».

  • 8 J. Rossiaud, « Fraternités de jeunesse et niveaux de culture dans les villes du Sud-Est à la fin d (...)

8Si les prostituées ont donc initialement payé un lourd tribut à la persécution, le profil social des premiers hommes inquiétés est lui aussi significatif : le surnom attribué à Jean Tannoye, (« l’abbé de peu de sens ») le désigne comme le guide d’une « abbaye de jeunesse », délégué aux activités festives et aux charivaris plus ou moins tolérés par les autorités urbaines. Contrairement à ce que l’on a peut-être un peu hâtivement affirmé, ce titre, s’il correspond bien à une réalité sociale, n’en fait pas pour autant un marginal. Sans être forcément recruté au sein du patriciat, l’abbé de jeunesse ne devait pas moins être « un arbitre ayant le sens des positions sociales, des usages, des convenances et des rites, suffisamment instruit et beau parleur pour entraîner ses compagnons et faire honneur à la ville8 ». C’est du reste bien sous cet aspect que Jacques Du Clercq nous présente brièvement le personnage :

  • 9 Du Clercq, op. cit., IV, ch. 4, p. 25-26.

Icelluy abbé estoit de l’âge de 60 ou 70 ans, et estoit peinctre et estoit bien venu en plusieurs lieux, pourtant qu’il estoit rethoricien et faisoit chant et ballades et les disoit devant les gens, et, par espécial, avoit fait plusieurs beaux dictiers et ballades, à l’honneur de la glorieuse Vierge Marie, et par ce plusieurs gens l’avoient bien chier9

  • 10 Henri de la Boille (connu par Du Clercq sous le pseudonyme du Petit Henriot).
  • 11 Sur l’organisation générale de la prostitution médiévale à Arras, E. Lecesne, op. cit., t. 1, p. 2 (...)
  • 12 À en croire du moins l’avocat des vicaires qui s’efforçait, selon un procédé classique, de ternir (...)

9Ainsi, loin d’évoluer parmi les exclus du monde urbain, Jean Tannoye, par ses activités multiples, se rattache plutôt à la longue tradition littéraire d’Arras qui, au moins depuis la fin du xiie siècle, se présente comme l’un des principaux foyers de la culture écrite profane. Cela n’empêche évidemment pas Jean Tannoye d’entretenir des relations forcément étroites avec le monde de la prostitution : plus particulièrement dévolu aux fraternités joyeuses, l’encadrement de la jeunesse masculine et célibataire dans les villes du Nord s’appuyait en effet nécessairement sur le bordel municipal… Dans cette optique, on ne s’étonnera pas non plus de retrouver parmi les victimes masculines de la seconde vague d’arrestations de la mi-mai 1460 « l’un de ceux qui tenoient le bresleng », autrement dit le tenancier d’une maison de jeu10. Il faut savoir, en effet, qu’à Arras, la charge de breleng ou berlenc qui concernait l’organisation des tripots et des maisons de jeux avait longtemps été associée, à travers l’office voisin de « roi des ribaud », à la surveillance et l’exploitation des prostituées11. De son côté, Huguet Aubry, le barbier de l’évêque d’Arras dont nous avons déjà rencontré le nom dans les bribes du procès de Langres, passe pour un habitué des « bordeaux12 »…

  • 13 Audience du 21 mai 1461, A. N., X /2a/ 28, f. 381v°.

10De la fréquentation des prostituées à celle des sorcières, du bordel au sabbat, le pas est facile à franchir si l’on en croit les juges d’Arras. L’itinéraire personnel de l’un des accusés, Colard de Beaufort, l’illustre plus particulièrement. L’avocat des vicaires eut l’occasion dans l’une de ses plaidoiries de revenir sur les circonstances qui, selon ses propres aveux, conduisirent cet éminent seigneur d’Arras à entrer, selon lui, dans la secte des vaudois13. L’avocat rappelle ainsi comment, trois ans auparavant, le chevalier avait fait la connaissance à Arras d’une femme commune nommée la Pigneresse. Ils « conclurent de coucher ensemble ». Elle lui demanda ensuite « s’il vouloit venir à une belle compaignie » qui n’était autre, évidemment, que celle des vaudois. Le chevalier ayant donné son accord, tous deux s’envolèrent à califourchon sur un bâton pour le bois de Moflaines où ils se retrouvèrent avec d’autres personnes autour d’une table chargée de « plusieurs viandes ». Le banquet était présidé par un singe au pelage roux dont l’identité ne laisse aucun doute. Interrogé à ce sujet par ses juges, le chevalier « respondit que, à son advis, s’estoit le diable ». Ce qui ne l’empêcha pas de lui prêter hommage tandis que les autres convives entraient dans la danse. Avant de regagner la ville, ajoute le défenseur des vicaires, Beaufort « congneut charnellement ladite Pigneresse ».

11La fréquentation assidue des prostituées n’est donc pas sans danger dès lors que les chasseurs de sorcières voient dans le bordel une antichambre du sabbat. Il n’est pas impossible que les déboires des vaudois d’Arras aient d’ailleurs inspiré sur ce plan ce célèbre chantre des plaisirs du « bordeaux » qu’était François Villon. Dans son Testament daté des années 1461-1462, Villon écrit en effet ces quelques vers qui prennent un relief particulier à la lueur des bûchers de la Vauderie d’Arras :

  • 14 F. Villon, Le Testament, Double ballade, v. 665-668. Une autre version isolée (ms. fr. 20041) parl (...)

Mais… que ce jeune bachelier
laissast ces jeunes bachelectes ?
Non ! Et le deust on vif brusler
Comme ung chevaucheur… d’escouvettes (balai)14 !

  • 15 Sur ce sujet, voir les travaux de J. Rossiaud, notamment La Prostitution médiévale, Paris, 1988.

12Avec les groupes de jeunesse, la prostitution publique, on le sait, joue pourtant dans la société urbaine de la fin du Moyen Age un rôle important dans la régulation des tensions sociales et générationnelles15. En canalisant les énergies d’une turbulente et nombreuse jeunesse célibataire vers le bordel, on croit d’autant mieux protéger les vierges et les femmes à marier. Le bordel public s’est ainsi vu reconnaître au sein de l’espace civique un statut privilégié et officiel qui l’assimile à une « véritable institution de paix ». Mais si le bordel qui se confond souvent avec les bains municipaux a encore pignon sur rue à Arras au milieu du xve siècle, son utilité sociale est cependant de plus en plus contestée.

13L’offensive de l’Inquisition contre les étuves de la ville coïncide avec un resserrement progressif des contraintes et de la suspicion autour des prostituées. Au milieu du xve siècle, se dessine, avec l’essor d’une prédication rigoriste et alarmiste sur la corruption des mœurs, le désir de réduire la place accordée jusque-là à la prostitution publique. Jacques Rossiaud situe précisément entre 1460 et 1470 les premiers indices de ce revirement des attitudes urbaines à l’égard de la prostitution. Dans cette perspective, la Vauderie d’Arras pourrait constituer une étape importante dans le raidissement progressif d’une partie des élites arrageoises à l’encontre de la prostitution publique. L’Inquisition ne ferait ainsi qu’anticiper sur la fermeture des « bordeaux » publics et l’expulsion hors du territoire urbain des prostituées.

  • 16 R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (xve-xvie siècle), P (...)
  • 17 J. Rossiaud, op. cit., p. 169.
  • 18 J. Chiffoleau, « Contra Naturam. Pour une approche casuistique et procédurale de la nature médiéva (...)

14La chasse aux sorcières a été souvent interprétée comme une « répression plus générale de la sexualité16 » qui aurait exprimé, à travers la cible privilégiée des femmes, une volonté de lutter contre une certaine liberté des mœurs contraire à l’idéal réformateur des élites dirigeantes. On a vu de même dans le stéréotype du sabbat « l’instrument de pression le plus efficace que l’alchimie des clercs inventa pour s’opposer au désordre introduit par la confusion des sexes17 ». Il n’est pas certain pourtant que la réforme des mœurs se trouve au premier rang des préoccupations des juges ecclésiastiques en charge de la répression à Arras. Derrière la volonté de défendre un certain ordre moral fondé sur une prétendue pureté des mœurs, se trouve peut-être, plus fondamentalement, celle de protéger la nature. Ce que le pouvoir judiciaire cherche en effet à réprimer, à travers la condamnation des vaudois, prostituées et clients confondus, ce sont d’abord des pratiques sexuelles illicites qualifiées de « contre-nature18 ».

  • 19 Sentence du 7 juillet 1460, Wignacourt, op. cit., p. 388-391.

15Déjà très présentes dans la description du sabbat de l’Anonyme d’Arras, les références à une sexualité « contre nature » occupent une place importante dans les sentences condamnatoires rendues successivement par le tribunal. Nous reprendrons plus tard, de manière systématique, l’étude de cette phase des procès. On se contentera pour l’instant de relever que les vaudois y sont alors clairement assimilés à des « sodomites ». Dans celle du 9 mai 1460, par exemple, tous les condamnés sont accusés d’avoir commis « le très maldit péchié de sodomie avec les diables ». La sentence condamnatoire (version latine) en date du 7 juillet 1460 se fait encore plus insistante en dénonçant les accouplements monstrueux des « femmes communes » incriminées avec des démons de forme animale19 : « taureau » (in effigie tauri), « renard » (in effigie vulpis). Une autre accusée, Jeanne Wissemande, est également reconnue coupable d’avoir commis « l’acte de chair de façon contraire à l’ordre et hors de l’orifice dû » (actum venereum more inordinato et extra portam debitam) avec le diable « en forme de lièvre » (in effigie leporis). Les accusées sont, par conséquent, qualifiées d’infames sodomitas.

Vauderie et sodomie

  • 20 G. Audisio, Les Vaudois, op. cit., p. 105-110. Sur les glissements de sens qui affectent ainsi la (...)
  • 21 J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, 1985.

16L’assimilation des vaudois aux sodomites n’est pas absolument neuve. La confusion existait déjà au niveau du langage populaire. Au début du xve siècle, par exemple, le terme « vodeis » s’appliquait déjà en Savoie aux « sodomites20 ». Encore convient-il de préciser, pour lever toute équivoque, que la sodomie ne concerne pas seulement l’homosexualité (dont le processus de criminalisation, enclenché dès la seconde moitié du xiie siècle, est achevé au milieu du xve siècle21) mais s’applique à l’ensemble des pratiques sexuelles dont le dénominateur commun est de refuser la procréation. C’est en ce sens que la sodomie est devenue le crime contre-nature par excellence. Il ne faut pas oublier, en effet, que le thème alors très en vogue de l’exaltation de la nature (qui justifie précisément l’implantation du prostibulum publicum au cœur de l’espace civique) avait aussi pour corollaire inquiétant celui de son épuisement stérile. Un épuisement auquel, précisément, les sodomites, pensait-on, concouraient activement en détournant des voies « naturelles » de la procréation les germes de la vie.

17La figure des vaudois-sorciers s’insère aisément dans cette vision angoissante d’une nature assaillie de toutes parts par les forces diaboliques. Les sectateurs du diable participent doublement à l’entreprise de stérilisation satanique de la nature : à travers la pratique organisée et quasi-ritualisée de la sodomie mais aussi par l’usage des maléfices. En s’attaquant prioritairement aux « bonnes terres », en les frappant de stérilité, les sorciers n’affaiblissent-ils pas encore les forces vitales de la nature ?

  • 22 M. Boone, « State power and illicit sexuality : the persecution of sodomy in late Medieval Bruges  (...)
  • 23 Il est en réalité bien difficile de déterminer, à partir du seul témoignage de Du Clercq, quelle j (...)

18Les autorités ecclésiastiques ne sont pas les seules à réagir face aux agressions dont la nature est supposée faire l’objet. La persécution de 1459-1461 s’insère au contraire dans une conjoncture plus large qui voit la répression de la sodomie se renforcer. Sans connaître tout à fait l’ampleur qu’elle prend au même moment dans les villes italiennes, la répression de la sodomie dans les villes de l’Europe du Nord est alors en plein essor. Des villes comme Bruges ou Bruxelles, mais aussi Arras se distinguent par l’extrême sévérité des peines infligées pour ce crime22. Au printemps de l’année précédant la Vauderie, la chronique de Jacques Du Clercq avait enregistré à Arras une brève mais violente poussée de persécution contre les « sodomites ». L’allure générale de cette persécution rappelle étrangement celle de la Vauderie de 1459-1460. Là encore, l’initiative de la répression revient à la justice épiscopale. Au milieu du mois de mai 1458, la justice de la Cité, alors placée sous la juridiction temporelle de l’évêque23, fait arrêter deux compagnons accusés d’avoir commis « le maudit et ord pechié de sodomie ». Comme cela était fréquent, seul le plus âgé des deux contrevenants, considéré comme le véritable instigateur du mal, fut exécuté par le feu le 17 mai suivant, tandis que son compagnon plus jeune était simplement banni :

  • 24 Du Clercq, op. cit., éd. Buchon, III, ch. 32, p. 282-283.

Oudit an aussy, 1458, le 14 de may, en la cité d’Arras feurent prins par justice deux compagnons, l’ung nommé Jennin Boulois, natif de Leuze en Haynault, brasseur, de l’âge de trente-six ans, l’aultre natif de ladite cité, nommé Collart Muette, cordonnier, de l’âge de dix-huit ans, pour le maudit et ord peschié de sodomie, et confessèrent leur cas, et fust ledit Jennin bruslé et ards lez le gibet de l’évesque, nommé les Hoschettes24.

19Comme en 1459, la persécution présente un caractère épidémique : toujours selon Du Clercq, l’un des premiers accusés passe pour avoir « empunaisié de cestuy maudit peschié plusieurs bonnes villes car il confessa l’avoir commis à Amiens, Saint Quentin, cité et ailleurs ». L’enchaînement des aveux paraît confirmer l’existence de ces ramifications : les aveux extorqués aux accusés condamnés le 17 mai justifient ainsi l’arrestation de nouveaux suspects. Mais, cette fois, la justice de la ville (« les eschevins d’Arras ») réussit à prendre de vitesse l’Église en débusquant elle-même deux autres sodomites : « deux compagnons, l’un nommé Oudinet Blas, natif de Blangy en Ternois, piqueur, l’autre nommé Hacquinet l’Hoste, natif de Bouchain, brasseur ». On voit aussi par là que les magistrats de la ville tiennent à réaffirmer leur présence sur le terrain de la lutte contre la sodomie ; crime qu’il n’est alors visiblement pas question d’abandonner à l’Eglise. À cet égard, il faut rappeler que la sodomie, comme la sorcellerie ordinaire, constitue alors l’enjeu d’une rivalité juridictionnelle entre la justice civile et les tribunaux ecclésiastiques. Un conflit s’élève d’ailleurs à ce sujet entre la ville et la cité car la justice de l’évêque réclame « comme clerc » l’un des deux compagnons. Pour dénouer la crise, on sollicita l’arbitrage du duc de Bourgogne et Philippe le Bon donna finalement raison aux échevins en affirmant « qu’il volloit que aultant que on trouvoit, feus-sent prestres, clercqs ou lais, que on les ardist ». Les autorités civiles et religieuses d’Arras devaient, semble-t-il, en rester là car le cycle des arrestations et exécutions, en dépit des injonctions du duc, paraît s’interrompre aussi rapidement qu’il avait commencé.

20À la différence de ce qui se passe en 1459, la dynamique de la persécution s’enraye donc, comme si les justices urbaines et ecclésiastiques se neutralisaient mutuellement. On peut dès lors se demander si la Vauderie de 1459 ne correspond pas à une nouvelle tentative, de la part de la justice épiscopale, pour reprendre le contrôle d’un crime dont la poursuite tendait précisément à lui échapper au profit de la justice urbaine et princière. Dans ce secteur de l’activité judiciaire soumis à de fortes pressions de la part de la justice laïque, l’utilisation du concept de sabbat ne permettait-il pas à l’Eglise d’articuler plus étroitement la sodomie à l’hérésie ?

  • 25 J. Boswell, op. cit., p. 371.

21L’intervention de la justice séculière dans la lutte contre les sodomites nous rappelle cependant que la sodomie n’est pas seulement ressentie comme une déviation sexuelle mais aussi comme une « aberration dangereuse, antisociale25 », comme un crime contre l’ordre public. De l’agression contre la nature, on glisse de ce fait aisément à la subversion de l’ordre politique. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi le motif du complot semble d’emblée s’inscrire au cœur de la persécution. Il ne vient pas se greffer artificiellement sur une persécution d’inspiration moralisatrice. Il n’y a pas rupture ou contradiction entre l’image du complot et la menace des actes contre-nature. Elles doivent être considérées comme les deux faces complémentaires d’une même agression contre la société et le pouvoir politique qui s’en porte garant. Ici, en effet, étaient en cause non seulement la pureté des mœurs mais les fondements de l’ordre social, la primauté du Christ, et en dernière instance, la majesté de Dieu. Avant d’être celle d’une défense de l’ordre moral, la violence de la persécution est sans doute tout autant celle d’un pouvoir.

  • 26 Voir les analyses de J. Chiffoleau, « Contra Naturam… », op. cit.

22Il entre peut-être une part de réaction morale dans l’acharnement initial des juges d’Arras contre les « femmes communes » mais celle-ci est bien insuffisante à rendre compte de la violence et de la nature de la répression. Très vite, ce ne sont d’ailleurs plus seulement des prostituées ou des marginaux qui sont mis en cause mais des artisans, des notables a priori au dessus de tout soupçon. La persécution ne dévie pas alors forcément de son cours régulier sous l’effet de contingences extérieures comme l’appétit de richesse ou la vengeance personnelle. Son emballement s’inscrit également dans la logique et la continuité du mythe du complot qui donne sa cohérence et sa justification à l’élargissement des bases sociales de l’enquête. On n’oubliera pas non plus qu’à travers la nature, c’est aussi la puissance souveraine de Dieu qui, plus profondément, est atteinte et, par là même aussi, sa majesté26.

23Ce n’est donc pas seulement dans un contexte de réforme morale, ou par le seul jeu des intrigues locales, que la Vauderie d’Arras a fini par prendre l’allure d’un procès politique. Cette évolution de la répression doit être replacée dans un ensemble de tensions et d’inquiétudes qui touchent au pouvoir souverain et qui, plus précisément encore, concernent la défense de la majesté divine.

Notes

1 A. N. X /2a/ 32, f. 29v°.

2 J.-C. Schmitt, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux béghards du Rhin supérieur du xive au xve siècle, Ehess, Paris, 1978.

3 A. N., X /2a/ 32, f. 29v°.

4 A. N., X /2a/ 32, f. 31r°.

5 Affiliées au Tiers-ordre, objets de railleries et de rumeurs hostiles, les béguines, ces religieuses laïques vivant en communauté, semblaient pourtant particulièrement vulnérables à ce type d’accusation. Malgré cela, la figure de la sorcière ne parvient pas à s’incarner dans la béguine. Sur ce point, J.-C. Schmitt, op. cit., p. 195-202.

6 A. N., X /2a/ 32, f. 29v°.

7 Il s’agit de Colette Lestrevée, de Printemps Gay, de Gringaude, de la Parqueminière et de Jeanne le Lucques : Du Clercq, op. cit., IV, ch. 4, p. 26.

8 J. Rossiaud, « Fraternités de jeunesse et niveaux de culture dans les villes du Sud-Est à la fin du Moyen Âge », Cahiers d’histoire, « Éducation et culture », t. 21, Lyon, 1976, p. 67-102. Citation p. 73.

9 Du Clercq, op. cit., IV, ch. 4, p. 25-26.

10 Henri de la Boille (connu par Du Clercq sous le pseudonyme du Petit Henriot).

11 Sur l’organisation générale de la prostitution médiévale à Arras, E. Lecesne, op. cit., t. 1, p. 278-279.

12 À en croire du moins l’avocat des vicaires qui s’efforçait, selon un procédé classique, de ternir la réputation de ses adversaires : « Huguet Aymery est homme vagabond soy tenans en lieux publiques et de bordeaux » : audience 28 février 1463, A.N., X/2a/32, f.185r°.

13 Audience du 21 mai 1461, A. N., X /2a/ 28, f. 381v°.

14 F. Villon, Le Testament, Double ballade, v. 665-668. Une autre version isolée (ms. fr. 20041) parle d’« escrinnectes » (il s’agirait d’une féminisation du mot « escrinet » désignant la boîte à bijoux) au lieu d’« escouvettes » (balais). Villon. Poésies complètes, C. Thiry (éd.), Paris, 1991, p. 143.

15 Sur ce sujet, voir les travaux de J. Rossiaud, notamment La Prostitution médiévale, Paris, 1988.

16 R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (xve-xvie siècle), Paris, 1978, p. 332.

17 J. Rossiaud, op. cit., p. 169.

18 J. Chiffoleau, « Contra Naturam. Pour une approche casuistique et procédurale de la nature médiévale », Micrologus, n° 4, « Il Teatro della natura », Lausanne, 1996, p. 265-312.

19 Sentence du 7 juillet 1460, Wignacourt, op. cit., p. 388-391.

20 G. Audisio, Les Vaudois, op. cit., p. 105-110. Sur les glissements de sens qui affectent ainsi la nomenclature traditionnelle ou plus récente de l’hérésie aux xiiie et xive siècles, voir le cas intéressant du mot « bougre » analysé par M. Zerner, « Du court moment où on appela les hérétiques des bougres. Et quelques déductions », Cahiers de civilisation médiévale, 32, 1989, p. 305-324.

21 J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, 1985.

22 M. Boone, « State power and illicit sexuality : the persecution of sodomy in late Medieval Bruges », Journal of Medieval History, 22, 2, juin 1996, p. 135-153.

23 Il est en réalité bien difficile de déterminer, à partir du seul témoignage de Du Clercq, quelle juridiction prit effectivement en charge la persécution des sodomites de 1458. Est-ce le tribunal de l’officialité ? Ou bien la cour de justice de l’échevinage de la Cité ? Détenteur pour la Cité d’Arras de la haute, moyenne et basse justice, l’évêque exerce également, dans l’enceinte de la cité épiscopale, un pouvoir de type seigneurial.

24 Du Clercq, op. cit., éd. Buchon, III, ch. 32, p. 282-283.

25 J. Boswell, op. cit., p. 371.

26 Voir les analyses de J. Chiffoleau, « Contra Naturam… », op. cit.

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