1La persécution d’Arras illustre parfaitement la montée de l’inquiétude qui, au cours du xv^e siècle, gagne progressivement les élites cultivées face à un péril nouveau situé aux confins incertains de l’hérésie et de la magie : la sorcellerie démoniaque. C’est dès le début du xv^e siècle que l’image redoutable d’une nouvelle secte agressive et démonolâtre, entièrement vouée à la destruction de la Chrétienté, commence à préoccuper les détenteurs de l’autorité1. La Vauderie d’Arras doit en effet être replacée dans une conjoncture répressive plus large qui correspond aux débuts de la grande chasse aux sorcières. Déclenchée précocement dans les régions de l’arc alpin2, en Savoie et en Suisse, la poursuite systématique des sorciers et des sorcières s’est progressivement étendue, à partir de 1440 environ, à d’autres régions plus septentrionales. Le cas d’Arras vient ainsi s’ajouter à d’autres affaires qui mêlent déjà étroitement l’accusation de sorcellerie à l’idée de subversion de l’ordre religieux et politique. Certaines sont restées célèbres, comme le double procès de Jeanne d’Arc (celui de la condamnation, en 1431, puis celui de la révision en nullité instruit sur décision royale en 1455)3, ou encore celui de son compagnon d’armes, le redoutable Gilles de Rais4, à Nantes, en 1440. D’autres procès sont restés plus confidentiels comme, par exemple, celui de ce Philippe Calvet jugé en appel, en 1442, devant le Parlement de Paris5.

2L’action pénale ouverte à Évreux, en 1453, par l’inquisiteur Enguerrand Synard contre le théologien et prédicateur Guillaume Adeline, constitue un autre jalon essentiel dans l’extension vers le nord de la France des thèmes et des méthodes de la chasse aux sorcières6. Ce procès trouve un certain écho en France du Nord7. Les juges d’Arras le connaissaient et la plupart des chroniqueurs contemporains en ont conservé le souvenir. Soupçonné de collusion avec le diable, ce docteur en théologie, gradué de l’université de Paris ou plus probablement de Caen, fut précisément accusé de réfuter dans ses sermons la réalité de l’existence des réunions sataniques. Son procès est perdu, mais nous possédons encore une copie partielle de la sentence de condamnation8. De fait, si le théologien devait échapper de justesse au bûcher, il n’en acheva pas moins ses jours en prison. Par bien des côtés, le procès de Guillaume Adeline semble préfigurer celui des vaudois d’Arras. Les deux affaires ont plusieurs traits en commun. Outre le rôle actif de l’Inquisition dominicaine qui opère, dans les deux cas, en concertation étroite avec la justice de l’évêque, on y retrouve le même type de procédure criminelle fondée sur la torture et le secret. Le contenu de l’accusation lui-même est très semblable : Guillaume Adeline n’est-il pas déjà accusé de fréquenter la « très maudite synagogue des vaudois » (dampnatissima Valdensium synagoga) ? Les deux événements sont si proches l’un de l’autre qu’ils en viennent parfois à se télescoper dans l’esprit de certains chroniqueurs peu ou mal renseignés. Le chroniqueur monastique Corneille de Zantfliet compte ainsi un « docteur en théologie » au nombre des personnes interpellées en Artois9…

3À Evreux comme à Arras, un certain nombre d’indices disséminés dans les sources attestent également de l’existence d’une sorte de filière alpine par laquelle ont pu transiter les idées et les stéréotypes relatifs au sabbat des sorcières. Les autorités judiciaires en charge du procès de Guillaume Adeline localisent ainsi les premières réunions sabbatiques du maître parisien aux frontières de la Bourgogne, dans les « lieux montagneux et déserts » du « diocèse de Besançon ». De même, l’un des accusés d’Arras (le dénommé Jean Tannoye ou Lavite), présenté comme l’un des chefs de file de la secte, est censé avoir « apriz la vauderie en la ville de Genevve en Savoye10 ». Une série d’allusions nous ramènent ainsi avec insistance vers les Alpes. Sans donner à ces fragiles indices plus d’importance qu’ils n’en ont, la piste qu’ils indiquent est intéressante et mérite d’être explorée.

Celui par qui le scandale arrive

4Il faut se souvenir ici que l’enquête diligentée par l’Inquisition d’Arras trouve son origine dans le procès d’un obscur ermite jugé à Langres, au nord de la Bourgogne. De ce point de vue, le procès de Langres représente sans doute un repère significatif sur la route unissant les rives du lac Léman aux collines de l’Artois.

5Cette phase initiale de la persécution est malheureusement obscurcie par la sécheresse des sources. Au témoignage de Jacques Du Clercq qui reste notre principal informateur sur le sujet, l’idée de poursuivre les vaudois serait née d’un voyage que l’inquisiteur dominicain d’Arras, Pierre le Broussard, aurait effectué à Langres pour participer au « chapitre général que les freres prescheurs font tous les ans ». En marge de ce rendez-vous officiel, un certain Robert de Vaux, natif de l’Artois, qui « s’habillioit en tout telle façon qu’ung hermite » (le chroniqueur insinue ainsi habilement le doute sur sa véritable identité tant il est vrai que l’habit ne fait pas l’ermite) y aurait été jugé et brûlé « comme vauldois » après avoir livré le nom de ses complices11… Très fragmentaires, les rares indications complémentaires dispersées dans les pièces du procès en appel du Parlement de Paris ne permettent guère d’en apprendre davantage sur la personnalité de cet homme de Dieu. Tout juste découvre-t-on encore, à un détour de la plaidoirie de l’avocat du roi, Jean Simon, que « frère Robert de Vaux, hermite tercie ordinis fratrum minorum » appartenait au tiers ordre franciscain12.

6Ainsi, le procès des vaudois d’Arras s’enracinerait dans la profonde et redoutable mémoire écrite de l’Inquisition dominicaine où rien ne se perd et tout se retrouve pour peu qu’un inquisiteur vigilant le souhaite. Mais il n’y a sans doute pas que cela. L’image relativement limpide de l’ouverture des procès que nous offre la chronique de J. Du Clercq se trouble quelque peu si l’on examine les sources de plus près.

7Le texte fondamental du chroniqueur d’Arras présente sur ce point plusieurs aspects déconcertants. On ne voit pas, tout d’abord, qu’un concile général se soit tenu à Langres en 1459, même si la présence du maître général de l’ordre dominicain du moment, Martial Auribelli, est bien attestée13 dans les parages de cette cité en 1458. Si une assemblée officielle de ce type eut bien lieu à cette date, ce ne fut pas à Langres, comme l’écrit J. Du Clercq, mais à Nimègue, dans la Hollande actuelle14. Présidé par le maître général de l’ordre, ce genre de chapitre n’était d’ailleurs plus annuel mais triannuel. Il pourrait donc s’agir, à la rigueur, d’un chapitre provincial de l’ordre dominicain de la province de France. Le fait est qu’une telle rencontre se tint à Langres peu de temps auparavant, en 145615. Nous n’avons cependant aucun renseignement précis à son sujet.

8D’autre part, il n’est pas certain que l’inquisiteur du diocèse d’Arras se trouve effectivement à l’origine de l’ouverture des procès. D’autres témoignages provenant des archives du Parlement de Paris évoquent des possibilités différentes. Dans sa plaidoirie du 5 juin 1461, l’avocat du roi désigne ainsi l’inquisiteur dominicain de Tournai, Nicolas Cotin, comme le véritable instigateur de l’arrestation des premiers suspects à Douai :

Dit que l’introict de ceste matière vient d’une nommée Denisette Grenier qui fut prise à Douay à la requeste de Nicolas Cotin qui n’estoit inquisiteur d’Arras mais de Thérouanne et Tournay qui fut emprisonnée ex cui relatu (…). Elle fut menée à Arras. Les vicaires dudit lieu déclarèrent, ex relatu et assercione dudit frère Nicolas Cotin, ladite femme suspecte de mala secta et qu’il convenoit procéder contre elle16…

9On ne sait pas grand-chose de ce nouvel inquisiteur sinon qu’il aurait peut-être participé, au printemps 1459, au procès d’un hérétique marginal appelé Alphonse de Portugal17. Très mal connu, le procès de ce dernier trouve d’ailleurs un écho intéressant dans la chronique de J. Du Clercq :

Le 26em jour de mars, l’an 1459 (n. st.), en la ville de Lille lez Flandres, fust ards et son corps ramené en pouldre ung nommé Alphonse, natif du Portugal, lequel estoit habillié en forme d’hermite, de assés dure âge, lequel Alphonse secrètement séduisoit le peuple de fausse créance18.

10Les lacunes de notre documentation, dues pour une part au secret qui entourait les activités du tribunal d’inquisition, ne permettent pas de trancher dans un sens plutôt que dans l’autre. Nous ne pouvons avoir que des présomptions concernant les liens entre le procès de l’hérétique de Lille et celui des vaudois d’Arras. Il convient cependant de remarquer que la figure de l’ermite dévoyé constitue un véritable poncif de la polémique anti-hérétique. Le nord de la France compte ainsi de nombreux ermites interlopes. Cet Alphonse du Portugal, par exemple, que l’inquisiteur Nicolas Cotin envoya au bûcher peu de temps avant la Vauderie, n’est-il pas lui aussi qualifié « d’ermite » par Du Clercq ? Faut-il aller plus loin et estimer que l’ermite de Lille et celui de Langres ne font qu’une seule et même personne ?

11En définitive, il n’y a pas de raison de mettre en doute l’existence historique de l’ermite Robert de Vaux ni de son procès19. Mais il y a tout lieu d’admettre qu’à la réalité se mêlent aussi des éléments fantasmagoriques. Foncièrement ambivalente, la figure de l’ermite occupe une place importante dans la conception médiévale de la marginalité : évoluant sur les bords extrêmes de l’univers civilisé, en contact permanent avec le monde sauvage, l’ermite passe pour affronter les multiples dangers de la solitude au « désert » qui s’identifie alors le plus souvent à la forêt20. Source de sainteté mais aussi d’hérésie, l’épreuve de l’isolement volontaire fait l’objet de jugements contradictoires. Si l’érémitisme connaît un certain regain de faveur au cours du xv^e siècle, en particulier dans les milieux de l’Observance franciscaine, il suscite également de fortes réserves de la part des instances universitaires et ecclésiastiques. C’est que l’ermite appartient à ce monde inquiétant de la magie populaire ou savante qui glisse peu à peu vers le diabolique sous l’effet de la méfiance croissante de l’Eglise à l’égard des pratiques « superstitieuses ». Le rattachement d’un mouvement dissident réel ou fictif à un ermite diabolisé participe d’un argumentaire anti-hérétique relativement stéréotypé. À cet égard, il est intéressant de relever qu’une rencontre inopinée entre la figure ambivalente de l’ermite et la secte des vaudois-sorciers s’était déjà produite quelques années auparavant.

12Le 23 mars 1440, le pape Eugène IV lançait depuis Florence un violent monitoire contre le rival que venaient de lui susciter les pères du concile de Bâle en la personne du duc de Savoie, Amédée VIII. Il y accusait notamment le duc, devenu pape sous le nom de Félix V, d’avoir succombé aux enchantements « d’hommes scélérats et de femmes mauvaises qui ont abandonné le Sauveur et se sont tournés vers Satan, séduits par les illusions des démons21 ». À en croire Eugène IV, ces serviteurs du diable qualifiés de « petites sorcières » (stregulae) mais aussi de « vaudois » (waldenses) infestaient les terres du duc de Savoie. Faisant allusion à la réclusion quasi-monastique d’Amédée VIII dans son château-couvent de Ripaille, il soupçonnait celui-ci d’avoir revêtu les « habits d’ermite » pour mieux simuler la piété et préparer ainsi son élection au pouvoir suprême. Un anti-pape donc, dont le but aurait été la tyrannie et l’établissement au sommet de l’Église d’une « tête monstrueuse » en lieu et place du légitime vicaire du Christ. Dès 1440, se trouvent ainsi liés le thème du faux ermite et celui du complot diabolique contre l’Église et son chef. Bien que clairement diffamatoire, l’insinuation devait rencontrer un assez large écho, au moins dans les milieux lettrés, en Italie mais aussi dans le Cambrésis et l’Artois22.

13Il se pourrait bien ainsi que la Vauderie d’Arras, jusque dans le trouble de ses origines, se raccorde à toute une mythologie de l’occulte qui traverse aisément les frontières à la fois géographiques et sociales23. Si le procès mal connu de l’ermite Robert de Vaux ne nous restitue pas toutes les clés des origines de la persécution d’Arras, il a néanmoins l’intérêt d’attirer notre attention sur la partie la plus méridionale des états de Philippe le Bon.

14Vers le milieu du xv^e siècle, les signes d’une recrudescence de l’activité judiciaire contre la sorcellerie se multiplient en effet dans le comté et le duché de Bourgogne. À partir des années 1430 environ, le nombre des procès pour sorcellerie et pour magie s’accroît sensiblement dans le Jura, au contact précisément des premiers foyers de la chasse aux sorcières. Des rumeurs et des dénonciations relatives aux « vauldois » circulent également dans le duché de Bourgogne. Parallèlement aux tribunaux d’Église, ou en concurrence avec eux, les officiers du prince commencent au tournant du siècle à recueillir des témoignages sur les agissements de prétendus vaudois-sorciers. En 1453, par exemple, le procureur de Dijon enregistre en bonne et due forme les déclarations alarmantes d’un clerc de Provins24. Témoin lui-même du procès intenté dans cette ville, en juillet 1452, contre une femme errante accusée d’avoir par maléfice causé la mort d’une gardienne de l’Hôtel-Dieu, ce clerc tient à mettre en garde « les justices des lieux » où il passe contre le danger de « la secte des Vauldois ». Il révèle ainsi à l’officier ducal le contenu inquiétant des aveux de la sorcière de Provins. Ceux-ci conjuguent déjà l’usage destructeur des sortilèges à la pratique de l’infanticide, au cannibalisme et à l’apostasie. Ce clerc ajoute que « ladite femme a congneu qu’ils sont de sa secte, tant en France comme en Bourgoingne, plus de 50 ou 60, les plusieurs portans en leurs chappeaulx des mireurs (miroirs) ». Elle compromettait également dans ses aveux « ung prebtre qui est d’environ Dijon » ainsi qu’un « grand riche homme de Dole ».

15En 1461, une nouvelle affaire de « vauderie » éclate dans la région de la Puisaye, en bordure immédiate du comté de Nevers (donc proche des possessions bourguignonnes). Un document tiré des archives judiciaires du chapitre cathédral de Sens révèle en effet que la communauté rurale de Saint-Aubin Châteauneuf fut la proie en 1461 d’une brusque poussée d’animosité contre les vaudois-sorciers, entraînant une cascade de dénonciations auprès des autorités locales25. La paroisse relevant de l’autorité seigneuriale du chapitre cathédral de Sens, c’est à celui-ci que revint le soin de régler l’affaire. Prenant le problème très au sérieux, les chanoines de Sens dépêchèrent sur place des commissaires afin d’assister leur représentant local visiblement dépassé par les événements. Ils s’employèrent surtout, semble-t-il, à calmer les esprits en dissipant l’atmosphère de délation qui régnait dans la paroisse : « Savoir faisons qu’il est venu à nostre coignoissance que plusieurs des habitants d’icelle ville de Saint Aulbin Chasteauneuf, à l’occasion de la commune renommée des vauldoix qui est audit lieu, plusieurs desdits habitants ont publié et de jour en jour publient et manifestent que aucuns desdits habitants d’icelle ville sont vaudoix, combien que nous ayons esté informés du contraire pour ce est-il que nous, informez desdits cas, avons deffendu et deffendons à tous indistinctement qu’ilz ne molestent ou travaillent aucun desdits cas et ne les injurient ou facent injurier en aucune manière touchant le dit cas à peine de l’amande ». Appelé sans doute à faire l’objet d’une lecture en place publique, ce texte traduit autant le scepticisme des autorités à l’égard de l’accusation de sorcellerie que leur crainte de voir la vindicte populaire se substituer à la justice seigneuriale.

16Sans souci d’exhaustivité et sous bénéfice d’inventaire, on relève encore la présence dans les archives du Parlement de Paris d’une série d’affaires d’origine bourguignonne faisant intervenir l’accusation de « vauderie26 ». Parmi toutes celles qui, dans les années 1450, remontent par la voie de l’appel jusqu’au Parlement de Paris, plusieurs font en effet incidemment allusion à l’image du sabbat. À Dijon, c’est une femme qui se plaint des conditions de sa détention arbitraire dans une « prison privée » : non content de l’enfermer en compagnie d’une autre « femme diffamée », on aurait aussi obstrué le conduit de la cheminée de peur qu’elle ne s’envole comme une « vaudoyse27 ». À Autun, c’est un homme revendiquant le titre de « bourgeois du roi » qui fait appel de son arrestation comme « hérétique et vaudois » par les officiers de l’évêque28.

17La prolifération des affaires de sorcellerie aux confins méridionaux des états de Philippe le Bon ne suffit évidemment pas à expliquer les raisons de l’implantation de la persécution à Arras. Le constat d’une diffusion n’a pas valeur d’explication. Ainsi, l’hypothèse d’une continuité historique entre les « chasses » alpines du second quart du xv^e siècle et celles du nord de la France reste fragile en dépit de ce faisceau convergent d’indices. Ce dernier nous paraît cependant suffisamment suggestif pour souligner l’importance de la zone la plus méridionale des états Bourguignons mais aussi d’un arc Arras-Genève jalonné par des procès comme celui de l’ermite de Langres (voir carte 1).

18Sans prétendre réduire la délicate question de la genèse du sabbat aux seuls rapports de forces politiques, il faut au moins observer que les débuts médiévaux de la chasse aux sorcières s’inscrivent dans un espace — du Dauphiné au Simmental en passant par le Valais et la Savoie — où l’existence d’une puissante armature administrative et judiciaire à l’échelle locale de la ville ou de la petite principauté va de pair avec une crise politique au sommet de la Chrétienté. C’est en ce temps, très précisément, où l’Église est en proie au schisme, où plusieurs papes s’affrontent tandis qu’évêques, abbés et docteurs s’appliquent, au concile de Bâle (1431-1449), à saper les fondements de la théocratie pontificale. À l’affaiblissement de l’Église hiérarchique répond celui du Saint Empire qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Dépourvu de puissance politique réelle, le titre impérial ne vaut plus en effet, au milieu du xv^e siècle, que pour son prestige. C’est ainsi que la répression de la sorcellerie, sous sa forme moderne de complot contre la majesté divine et humaine, se développe paradoxalement dans un contexte de crise du pouvoir suprême créé par l’abaissement définitif de l’Empire et la division de l’Église. Mais il faut aussitôt préciser que ce double déclin laisse le champ libre à l’établissement de nouveaux pouvoirs. Comme l’a noté J. Chiffoleau à propos des territoires suisses et surtout savoyards : « ce qui, le plus souvent, forme la toile de fond de la lutte contre les sorcières, c’est en effet surtout le trouble profond que suscite l’arrivée d’un pouvoir fort, nouveau, différent de la vieille coutume : celui d’une ville contrôlant des territoires ruraux et plus encore celui d’un prince se taillant un état territorial29 ». Dans cette perspective, on comprend mieux sans doute l’extension du phénomène aux pays de la Saône et du nord : celui-ci ne résulte pas d’une sorte de contagion géographique mais trouve dans cet espace un contexte politique favorable. De fait, les terres situées de part et d’autre de la vieille frontière entre le royaume de France et l’Empire, là où précisément surgissent entre 1430 et 1460 les affaires de sorcellerie signalées plus haut, forment un espace intermédiaire où se côtoient et s’affrontent des pouvoirs et des influences diverses : les villes helvétiques et rhénanes (comme Berne, Bâle ou Strasbourg), les petites principautés ecclésiastiques et séculières (comme les territoires sous domination Habsbourg) et surtout les ducs de Bourgogne dont la montée en puissance inquiète tous les autres. D’une façon générale, l’affaiblissement durable de la monarchie française au cours de son affrontement séculaire avec l’Angleterre et le déclin irrémédiable de l’Empire se sont conjugués pour favoriser dans cette zone l’émergence de nouveaux pouvoirs. De fait, c’est là, précisément, de part et d’autre de la frontière avec l’Empire et plus encore contre elle, que s’affirme, au milieu du xv^e siècle, une nouvelle entité politique capable d’exister pour elle-même sur l’échiquier européen : la principauté bourguignonne.

Carte 1. La Vauderie d’Arras : carte de synthèse

Première échelle : l’État bourguignon

19Bien davantage fondée sur le jeu des achats, successions et mariages que sur l’usage de la force, son affirmation est d’abord celle de la maison de Valois-Bourgogne30. La formidable puissance des ducs de Bourgogne trouve son point de départ dans l’apanage bourguignon concédé, en 1361, par Jean le Bon à son quatrième fils Philippe dit le Hardi. Nul ne pouvait alors prévoir l’ascension prodigieuse que connaîtrait par la suite la dynastie. L’héritage des comtes de Flandres (la région de Gand, de Bruges et de Lille mais aussi le comté d’Artois) fut uni à la Bourgogne par le mariage, en 1384, de Philippe le Hardi avec Marguerite de Mâle. Ainsi, dès la fin du xiv^e siècle, se trouve esquissée la physionomie générale de ce qui deviendra, à terme, la principauté bourguignonne. L’affrontement entre les monarchies française et anglaise profite pleinement à la maison de Valois-Bourgogne qui réalise alors, entre 1384 et 1435, ses principales acquisitions territoriales (Brabant, Namurois, Hainaut, Hollande, Zélande, Picardie…). Vers 1435, l’immense principauté dont la formation n’est certes pas encore tout à fait achevée a néanmoins trouvé une forme d’équilibre (voir carte 2). Géographiquement, celle-ci s’organise, de part et d’autre de la vieille frontière entre le royaume de France et l’Empire, autour de deux pôles territoriaux de taille et d’importance inégales : au nord se trouvent ce que l’administration ducale commence à appeler les « pays de par-deçà » (Flandres, Artois, Hainaut, Brabant, Luxembourg…), au sud les « pays de par-delà » (Bourgogne et Franche-comté). Une importante lacune (les pays wallons, la Champagne et la Lorraine) sépare encore les deux ensembles. Le successeur de Philippe le Bon, Charles le Téméraire tentera vainement de la combler. Progressivement défini dans son unité géographique, le territoire sous domination bourguignonne se transforme également en espace de pouvoir.

Carte 2. L’État bourguignon dans sa plus grande extension (d’après R. Fossier, dir., Le Moyen Âge, t. 3, Paris, 1990, p. 464)

20On a beaucoup discuté sur la nature véritable de cette nouvelle construction qui apparaît dans le paysage politique de la fin du Moyen Âge. Trop imbus de l’idée nationale pour admettre que des « princes des fleurs de lis » aient pu envisager un destin singulier en dehors du royaume, beaucoup d’historiens français du xix^e siècle, à commencer par Jules Michelet, ont nié la viabilité de cet « impossible empire, formé de vingt pièces ennemies qui ne demandaient qu’à rentrer dans leur dispersion naturelle31 ». Les plus grands noms de la science historique belge ou hollandaise se sont opposés sur cette question. Certains, comme Johann Huizinga32, n’ont voulu y voir qu’un produit artificiel des circonstances, d’autres au contraire, comme Henri Pirenne33, lui ont très vite reconnu la valeur d’un État indépendant et souverain. Des recherches plus approfondies sur le sujet, illustrées notamment par les travaux de Paul Bonenfant ou de Richard Vaughan, ont permis de se faire une idée à la fois plus précise et plus nuancée de ce qui se joue alors entre le royaume de France et l’Empire34.

21Le phénomène central, l’aspect essentiel du changement politique qui s’opère entre le royaume de France et l’Empire vers le milieu du xv^e siècle, est la croissance du pouvoir ducal. On sait notamment que le principat de Philippe le Bon marque une étape nouvelle et significative vers l’affirmation d’une véritable principauté autonome. La conclusion d’une paix durable avec la France de Charles VII dans le cadre du traité d’Arras de 1435 permet au duc de se consacrer entièrement à la consolidation interne de ses états35. On peut en voir le signe dans le renforcement de la centralisation administrative ou encore dans l’élaboration progressive d’une législation transcendant les clivages traditionnels qui divisent l’espace bourguignon. Au milieu du xv^e siècle, se dessinent les contours d’une administration centralisée dont les principaux rouages sont désormais la chambre des Comptes de Lille et surtout le grand Conseil ducal avec son émanation judiciaire, le Conseil de Flandres… L’affirmation d’une réelle autonomie s’accompagne aussi de l’essor d’une mythologie historique spécifique dont la figure et l’ordre chevaleresque de la Toison d’or constituent sans doute la création la plus féconde36. C’est aussi bien sûr dans l’éclat incomparable des fêtes de cour que s’exprime avec le plus de force cette volonté de puissance et de paraître. La fête princière y donne lieu à un éblouissant étalage de fastes et de richesses où la pratique aristocratique traditionnelle de la largesse se conjugue aux nouvelles ambitions politiques de la dynastie : banquets à entremets, tournois, pas d’armes, représentations diverses sont autant d’occasions d’affirmer la magnificence incomparable des ducs. Le point d’orgue de cette politique de prestige reste sans doute le célèbre banquet du Faisan de 145437. Si en raison de son activité militaire et diplomatique, de sa richesse mais aussi de son extraordinaire faste, on est conduit à inscrire la puissance des ducs de Bourgogne dans le cadre commode bien qu’anachronique de l’« État bourguignon », c’est pour bien vite préciser que celui-ci est encore inachevé38. Il est vrai notamment que beaucoup reste à faire dans l’appréciation exacte de ce qui constitue une improbable souveraineté ducale.

22En réalité, le monde bourguignon se présente comme un espace politique hétérogène dans lequel l’autorité du prince ne se fait pas sentir uniformément. Si les deux Bourgogne (c’est-à-dire le duché et le comté) sont relativement bien tenues par le duc (même si le Parlement de Paris, on l’a vu, cherche à y maintenir son influence), il n’en va pas de même d’autres zones plus réticentes au centralisme39. Certaines principautés d’incorporation relativement récente, telles que le Brabant ou la Hollande, ont su négocier la conservation d’une part essentielle de leur autonomie administrative. Les ducs de Bourgogne doivent également compter, surtout dans le nord de leurs états, avec la puissance du particularisme urbain. Des villes comme Bruges, Gand ou même Liège représentent encore au milieu du xv^e siècle une force capable de résister, y compris par les armes, aux ambitions unificatrices des ducs. Quand éclate la Vauderie d’Arras, le duc de Bourgogne est donc loin d’avoir imposé une autorité sans faille sur l’ensemble des terres et des populations qu’il contrôle militairement et politiquement. Du fait de son hétérogénéité qui facilite le jeu des forces centrifuges, l’ensemble bourguignon demeure fragile. Des régions entières restent ouvertes aux influences extérieures et en particulier à la pénétration de la souveraineté royale. C’est précisément le cas des zones frontalières de l’espace bourguignon précocement touchées par le phénomène de la chasse aux sorcières. Le duché de Bourgogne, en particulier, subit toujours au milieu du xv^e siècle l’attraction de la souveraineté française, comme en témoigne, entre autres, la permanence des interventions du Parlement de Paris en matière d’appel. Mais bien que toutes les conditions théoriques soient requises pour donner lieu à une véritable « chasse » (image du complot, liste de suspects et dénonciations « spontanées »), cette attention croissante portée à la sorcellerie diabolique n’engendre pas de persécution systématique dans les possessions les plus méridionales de la maison de Valois-Bourgogne. Les affaires de sorcellerie qui éclatent ici et là restent circonscrites à des cas individuels ou ne concernent au mieux qu’un tout petit nombre d’accusés. Avec la Vauderie d’Arras, tout se passe comme si les soupçons et les inquiétudes liés à l’existence d’une secte démonolâtre, déjà bien attestés dans les « pays de par delà », se rapprochaient sensiblement, avec l’Artois, du véritable centre de gravité politique des états de Philippe le Bon.

Deuxième échelle : Arras et l’Artois

23Il est vrai cependant que l’Artois, du point de vue politique, présente de fortes analogies avec les territoires bourguignons du Sud. Le cas de cette province est en effet particulièrement intéressant, car il met en jeu la pluralité des rivalités et des tensions qui s’exercent dans la zone la plus méridionale des Pays-Bas bourguignons. Situé dans la mouvance royale mais incorporé au complexe territorial des ducs de Bourgogne depuis la fin du xiv^e siècle, le comté d’Artois occupe une position géo-politique cruciale. Rappelons que ce comté avait autrefois, sous le règne de Philippe Auguste, fait partie intégrante du domaine royal. Détaché de celui-ci par Louis IX en 1237 pour être concédé en apanage à l’un de ses frères, l’Artois était depuis assimilé à une terre tenue du roi en fief. À ce titre, le duc de Bourgogne devait l’hommage au roi de France pour l’Artois et les autres terres qu’il possédait dans le royaume, comme le duché de Bourgogne. Il s’en était cependant fait exonérer à titre personnel et pour la durée de son règne par l’une des clauses du traité d’Arras (1435). Étroitement lié à la Flandre voisine, ce territoire, relève ainsi toujours, en droit, de la souveraineté monarchique française40. Certes, la cession par Charles VII des villes de la Somme au duc de Bourgogne, en exécution de ce même traité, a contribué à déplacer un peu plus au sud le foyer principal des tensions entre les deux pouvoirs. L’Artois n’en reste pas moins ouvert à l’influence royale qui persiste à y entretenir des agents et qui revendique surtout l’exercice de sa pleine souveraineté, notamment dans le domaine judiciaire. En théorie, l’Artois, avec les Flandres, dépend ainsi toujours du ressort du Parlement de Paris, même si cette emprise est de plus en plus contrariée dans les faits.

24La complexité de la situation institutionnelle et politique de l’Artois se retrouve assez bien à l’échelle plus modeste de sa capitale historique : Arras. De multiples influences et intérêts politiques contradictoires se rencontrent et se heurtent en effet dans l’espace urbain. À un premier niveau, deux forces, à la fois complémentaires et rivales, se partagent le contrôle d’Arras : d’un côté, la commune urbaine incarnée par ses échevins ; de l’autre, l’évêque qui combine des pouvoirs à la fois spirituels et temporels. Ce partage est d’abord physique dans la mesure où la topographie arrageoise du xv^e siècle reste profondément marquée par la dualité historique entre la Cité épiscopale et la Ville d’Arras. La première, qui correspond au noyau urbain d’origine gallo-romaine, s’organise autour de la cathédrale Notre-Dame et des principaux bâtiments ecclésiastiques adjacents, comme le palais de l’évêque. Elle forme dans le paysage urbain une entité d’autant plus forte et individualisée qu’elle est toujours entourée de remparts. La seconde, issue du vieux bourg monastique lié à l’abbaye de Saint-Vaast, a connu une forte croissance économique qui lui a rapidement permis de dépasser en importance la Cité. À l’intérieur de cette dernière, l’évêque règne sans partage en exerçant son autorité à la fois au spirituel et au temporel. La Cité possède également un échevinage qui lui est propre bien qu’il soit entièrement dans la main de l’évêque puisque celui-ci en désigne tous les membres41.

Carte 3. Plan d’Arras (d’après B. Delmaire, Le Diocèse d’Arras de 1093 au milieu du xiv^e siècle, Arras, 1994, t. 1, p. 81 et P. Lavedan, J. Huguenet, L’Urbanisme au Moyen Âge, Arts et métiers graphiques, Paris, 1974)

25La Ville dispose pour sa part d’un échevinage dont les compétences sont multiples, mais qui joue surtout un rôle décisif dans le domaine judiciaire. L’échevinage est depuis longtemps aux mains d’une puissante oligarchie locale dont les membres les plus influents continuent de se coopter régulièrement dans les organes du gouvernement urbain. Les choses sont pourtant en train de changer sous la pression croissante du pouvoir princier. Au xv^e siècle, la carrière d’échevin tend ainsi nettement à s’individualiser pour se transformer progressivement en une charge liée au service du prince42.

26De fait, sur ce traditionnel clivage de la Cité et de la Ville, se superpose à cette époque la rivalité des grands princes. Le duc de Bourgogne ne cesse alors de consolider son emprise sur l’ensemble de la ville, Cité comprise. L’échevinage d’Arras-Ville lui était déjà acquis depuis longtemps : poursuivant la politique des comtes de Flandres, le duc en verrouillait pour l’essentiel le système d’élection43. De ce point de vue, la situation d’Arras est tout à fait comparable à celle des autres villes d’échevinage du Nord de la France44 : mise sous tutelle des finances communales et contrôle renforcé de l’échevinage rendent de plus en plus illusoire l’autonomie urbaine.

27Par ailleurs, le statut particulier dont bénéficiait traditionnellement la Cité d’Arras, placée en dernière instance sous la protection du roi de France, ne la protège plus, au milieu du xv^e siècle, contre l’autorité toujours plus éclatante du duc de Bourgogne. On le vit bien en 1452, lorsque Philippe le Bon réussit, contre la volonté du roi, à propulser sur le siège épiscopal d’Arras l’un de ses proches conseillers, Jean Jouffroy45. Ce juriste spécialisé en droit canon, formé à l’université de Cologne et de Pavie, était entré au grand conseil ducal en 1441. Après l’avoir employé dans diverses missions diplomatiques à Rome (1448) et au Portugal (1449), son nouveau maître tenta, dans le cadre d’une politique de conquête plus large des sièges épiscopaux, de le promouvoir à la tête du diocèse d’Arras. Jean Jouffroy réussit, non sans mal, à se faire élire en 1452 après avoir évincé le candidat du roi de France, un chanoine de Tournai, Denys de Montmorency. L’élection contestée de Jean Jouffroy fit même l’objet d’un procès devant le Parlement de Paris. Celui-ci trancha naturellement en faveur du chanoine tournaisien que soutenait le roi. La cour souveraine fut cependant incapable d’imposer sa décision sur le terrain : son émissaire mandaté sur place fut refoulé sans ménagement par les hommes d’armes du duc. Il ne restait plus à Philippe le Bon qu’à installer officiellement et en grande pompe son protégé : « Et peu de temps après, le duc Philippe de Bourgogne en personne et le comte de Charollois, son fils, vint mectre ledit Jehan Goddefroy, abbé de Luceux, par bulle du pape, en possession de l’éveschié46. » L’incident rapporté par le chroniqueur Jacques Du Clercq illustre bien le véritable rapport de force qui prévaut à Arras dans les années 1450-1460. Fort de son autorité traditionnelle de nature seigneuriale sur la ville et de son emprise croissante sur la Cité, le duc de Bourgogne apparaît bien comme la puissance montante à Arras. Il restait cependant au roi l’arme du Parlement de Paris dont la juridiction s’étendait toujours en principe jusqu’en Flandres. Cette arme politique, bien qu’émoussée, était encore efficace sur le long terme, comme on pourra le vérifier encore dans l’affaire des vaudois d’Arras.

28De fait, à une époque où l’exercice de la souveraineté se confond largement avec la fonction de juger, il n’est pas étonnant que la justice soit devenue l’un des principaux lieux de l’affrontement entre le royaume de France et l’État bourguignon. La période des procès d’Arras (1459-1461) coïncide avec un moment de vive tension entre les deux pouvoirs47 : après un long passage à vide consécutif à la guerre de Cent ans, la monarchie des Valois commence à nouveau, au milieu du xv^e siècle, à faire sentir de façon plus insistante son autorité dans l’espace bourguignon. Plus que sur le terrain militaire, ce regain de tension s’exprime d’abord sur le plan judiciaire et symbolique : bien que les appels de la juridiction des quatre membres de Flandres vers Paris aient été officiellement interdits (à la requête du duc) par Charles VII en 1445 et 1455, le Parlement de Paris n’en demeure pas moins très actif en Flandres aussi bien qu’en Artois. En avril 1458, au beau milieu des festivités organisées en son honneur par la ville de Gand, Philippe le Bon est publiquement humilié par un huissier du Parlement qui, au nom du roi, le somme de se présenter à Montargis pour assister au procès de Jean d’Alençon. L’historiographe de la maison de Bourgogne, Georges Chastellain, relate la colère du duc à cette occasion. Aux « seigneurs du Parlement », il fait part de ses récriminations : « je me plaings à Dieu et au monde des torfais, injures et rudesses que vous m’avez fait et faites tous les jours, tant en mon honneur comme en mes seigneuries, voluntairement et par haine : donc, mon intention n’est point de le souffrir plus, mais m’en vengeray une fois si je puis…48 ». En 1459, le duc se plaint encore auprès du roi de ce que le Parlement lui soit systématiquement défavorable. À notre avis, c’est bien en effet dans le cadre de cette confrontation majeure entre deux souverainetés rivales — bien que de nature différente —, qu’il faut comprendre le surgissement des diables et de leurs affidés humains à Arras vers 1460.

29Dans l’immédiat, le basculement du siège d’Arras dans la mouvance bourguignonne nous importe encore d’un autre point de vue, car, jusqu’à preuve du contraire, la persécution contre les vaudois-sorciers reçut bien son impulsion initiale du tribunal d’Inquisition en collaboration étroite avec la justice épiscopale. Tout semble bien en effet partir de la Cité épiscopale dont le contrôle est devenu, précisément dans les années 1450-1460, l’un des objets de la rivalité entre le duc et le roi.

Le rôle de l’église d’Arras

30Si les circonstances qui entourent les origines des procès d’Arras sont encore nébuleuses, un point essentiel demeure cependant établi : l’initiative de la persécution revient bien, via l’Inquisition, à la justice ecclésiastique, à l’Eglise. Quel que soit l’instigateur véritable des procès (Nicolas Cotin ?), toujours est-il qu’une fois transférés à Arras, les accusés furent bel et bien pris en charge par l’Inquisition dominicaine représentée localement par « frère Pierre Lesbloussart, professeur en Ecriture Sainte, de l’ordre des frères Prêcheurs, vicaire pour la cité et le diocèse d’Arras du révérend maître Roland de Conzic, également professeur en théologie, illustre Inquisiteur de la perversion hérétique dans le royaume de France, député par l’autorité apostolique49 ». Malheureusement, notre connaissance de Pierre Lesbloussart ou le Broussard — l’orthographe de son nom est en réalité mal fixée dans les documents — s’avère très réduite. Ce personnage, en effet, n’a guère fait parler de lui en dehors d’Arras et l’on ignore tout ou presque de sa trajectoire personnelle avant comme après les procès de 1459-1461. Il se révèle en revanche omniprésent tout au long de la procédure dont il assume officiellement la direction. En témoigne notamment sa volonté de se réserver systématiquement la lecture publique des sentences de condamnation. Il lui revint également de prendre la direction de la première ambassade qu’envoya le tribunal auprès de Philippe le Bon…

31Cela étant posé, l’inquisiteur n’agit pas seul, mais en concertation étroite avec la justice de l’évêque, comme le voulait d’ailleurs l’usage canonique défini depuis le début du xiv^e siècle par la bulle Multorum querela50. En l’absence physique de l’évêque, ce sont ses vicaires qui paraissent exercer la réalité du pouvoir épiscopal. Selon Jacques Du Clercq, quatre chanoines d’Arras se seraient partagés la fonction : Jean Pochon, Jean Thibaut, enfin Pierre et Mathieu du Hamel. Un tel éclatement de la fonction est pour le moins singulier et il est fort possible que Jacques Du Clercq ait en fait englobé sous le titre assez flou de vicaire les principales têtes de l’autorité ecclésiastique du moment. D’autres sources d’information permettent de se faire une idée plus précise du personnel ecclésiastique impliqué dans la répression.

32Si l’on ignore tout ou presque de la personnalité de Jean Pochon, on sait en revanche que Jean Thibaut exerçait la fonction d’official et qu’il présidait à ce titre le tribunal épiscopal du diocèse d’Arras. Mais le plus influent de tous, le seul sans doute à mériter le titre de vicaire général, semble bien être l’archidiacre d’Ostrevant, Pierre du Hamel. Ce dernier est une éminente figure du clergé arrageois. Ancien vicaire capitulaire, ancien prévôt du chapitre, il a toujours exercé de hautes responsabilités au plan local et représente en quelque sorte la continuité du pouvoir ecclésiastique à travers ses évêques successifs : il avait notamment su faire la preuve de son influence et de son habileté lors des délicates négociations qui avaient précédé la nomination de l’évêque Jean Jouffroy. On se souvient que le siège épiscopal d’Arras avait fait l’objet, en 1453, d’une âpre dispute entre le roi de France et le duc de Bourgogne. Soutenu par Philippe le Bon, Jean Jouffroy avait obtenu du pape des lettres de provision pour le titre d’Arras. Les chanoines de la cathédrale, à l’instigation de Pierre du Hamel, appelèrent de ces lettres au futur concile. Il s’agissait moins cependant de s’opposer à l’arrivée de Jean Jouffroy que de profiter des circonstances pour préserver les intérêts du chapitre dans le cadre d’une négociation dont la décision finale leur échappait. Ce conflit mineur devait être ainsi rapidement réglé à l’avantage des deux partis : Jean Jouffroy prit possession de son siège avec l’aval du chapitre et Pierre du Hamel devint son vicaire général. C’est encore à ce dernier que revint logiquement l’honneur, en 1457, de présider le synode diocésain.

33Autour du puissant archidiacre d’Ostrevant gravitent d’autres personnages plus difficiles à saisir mais qui participèrent eux aussi à la persécution : son frère, Mathieu du Hamel, dont on nous dit qu’il était le secrétaire de l’évêque, occupait, semble-t-il, au sein du tribunal, les fonctions de notaire. Un autre personnage demeuré parfaitement obscur, un certain Jean l’Hostellier, l’assista dans cette tâche51. Loin d’être de simples figurants, les notaires jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement du tribunal d’Inquisition en consignant et surtout en authentifiant par leur signature la validité des aveux consignés par écrit.

34L’absence de l’évêque d’Arras, Jean Jouffroy, profite également à son suffragant, l’évêque in partibus de Beyrouth, Jean Fauconnier. Ce dernier reste un personnage très mystérieux, bien qu’il ait exercé des fonctions assez importantes, notamment comme confesseur, tant dans la hiérarchie ecclésiastique que séculière. L’essentiel de ce que l’on sait de lui repose en fait sur les indications fournies par Du Clercq (partiellement recoupées par d’autres rares sources indépendantes52) : originaire de Bourgogne, ce clerc de l’ordre des frères mineurs semblait jouir à Arras d’une certaine renommée qu’il tirait de sa charge d’ancien pénitencier du pape Nicolas V lors de l’année jubilaire. Il aurait achever sa carrière comme aumônier et confesseur de la reine Marie d’Anjou, veuve de Charles VII.

35D’autres personnalités sortent également de l’ombre à cette occasion comme le doyen de Notre Dame d’Arras, le fameux Jacques du Bois, l’auteur présumé de la Recollection. Ce jeune chanoine, comme on l’a vu, avait fait ses études à l’université de Paris où il avait décroché un titre de docteur en théologie53. Il est possible que ce clerc ait joué, aux côtés de Jean Fauconnier, le rôle de procureur de la foi. Selon le chroniqueur arrageois, il se serait ainsi porté, avec l’évêque auxiliaire, « partie pour la foy » contre les prisonniers54.

36À ses débuts, la commission inquisitoriale réunie autour de Pierre le Broussard se compose donc surtout d’hommes d’Église recrutés au sein du clergé local (mis à part quelques notaires et conseillers subalternes). Il s’agit aussi, pour autant qu’on puisse le savoir ou le déduire de leur fonction, de clercs dotés d’un haut niveau de culture à la fois juridique (comme Jean Thibaut, Pierre du Hamel, ou Jean Fauconnier) et théologique (comme Pierre le Broussard et Jacques du Bois). Le tribunal sut également dès le départ s’entourer des conseils d’autres praticiens expérimentés dans le droit, comme les avocats issus de la « cour laye » de Beauquesne, Mathieu Paille et Guillaume Flameng. Tous deux « licenciés es décret », ils assistèrent, semble-t-il, aux premiers interrogatoires avec pour consigne d’extorquer des aveux.

37De fait, et ce environ jusqu’au mois de mai 1460, l’Église paraît garder les procès bien en main. Une assemblée représentative du clergé arrageois avalisa d’ailleurs les dépositions des accusés que les juges lui présentèrent une fois l’instruction des premiers procès achevée55.

38Il est regrettable qu’on ne connaisse pas mieux les conditions du déclenchement de l’enquête inquisitoriale menant aux procès d’Arras, car ce qu’on en perçoit semble indiquer, sur un fonds commun à plusieurs grandes affaires de sorcellerie du milieu du xv^e siècle, des traits originaux : d’un côté, l’examen des faibles traces que l’on vient de suivre, permet de confirmer la réputation que les Alpes occidentales ont acquise à la fin du Moyen Âge comme lieu infesté de sorciers et de sorcières. Comme pour d’autres procès mêlant étroitement les griefs d’hérésie et de sorcellerie (celui de Gilles de Rais, en 1440, ou celui de Guillaume Adeline, en 1453), les juges de la Vauderie d’Arras ont apparemment toujours tendance à ramener les premiers contacts des accusés avec le diable à une source alpine. Il s’agit bien, sans doute, d’une forme de fantasme dans la mesure où il n’existe pas, à notre connaissance, de liens concrets entre les poursuites menées en Suisse et en Savoie dans les années 1430-1440 et les accusations portées contre les accusés d’Arras. Mais d’un autre côté, cette remontée aux origines de la Vauderie — aussi conjecturale soit-elle compte tenu de l’état fragmentaire de la documentation — permet d’esquisser une géographie plus précise de la persécution : celle-ci ne se restreint plus à la ville d’Arras mais concerne plusieurs espaces emboîtés les uns dans les autres. La Vauderie d’Arras doit ainsi être appréhendée à plusieurs échelles : celle de la principauté bourguignonne (qui se trouve justement faire le lien géographique et politique entre les Alpes et l’Artois), celle du comté (en voie d’intégration rapide dans le complexe bourguignon mais toujours ouvert à l’influence royale française) et enfin celle de la ville (où interfèrent plusieurs pouvoirs mais où le duc de Bourgogne conforte son emprise). Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’à toutes ces échelles, la chasse aux sorcières se développe dans des espaces frontaliers disputés, dont le statut politique est encore mal défini mais où se renforce l’autorité ducale.

39La précocité des réactions judiciaires contre la sorcellerie que l’on peut observer dans les régions les plus méridionales des états de Philippe le Bon (même si l’on ne peut encore parler de chasses massives) rappelle notamment que la Vauderie d’Arras n’est pas isolable d’un contexte politique plus large. Le trait le plus important semble bien être le lien étroit qui unit désormais la répression de la sorcellerie à la justice du prince même si, dans le cas précis qui nous occupe, l’impulsion initiale vient de l’Inquisition dominicaine, et peut-être plus précisément du clergé d’Arras gravitant autour du tribunal de l’évêque. Mais pour comprendre l’extension progressive de la chasse aux sorcières vers le nord des états de Philippe le Bon, il faut aussi replacer la Vauderie parmi toutes les recherches (théoriques et pratiques) menées au même moment sur le sabbat des sorciers. Une recontextualisation géographique de la Vauderie d’Arras doit ainsi s’accompagner d’une remise en situation culturelle.