Objets sentimentaux : reliques contemporaines d’une relation à l’animal
p. 25-40
Résumés
Cette étude porte sur trois objets/reliques qui racontent une relation affective envers un animal. Ces objets résultent de relevés précis sur le corps d’un cheval – prélèvement du matériau crin, relevé d’empreintes par le moulage – et soulèvent, par leur pouvoir ratifiant, sacralisant, un certain nombre de questions liant le champ de la sculpture à celui de là relation sentimentale.
This study focuses on three objects/relics that tell the story of an affective relationship with an animal. These objects are the result of precise surveys of the body of a horse – collecting horsehair, taking prints by molding – and raise, by their ratifying, sacralizing power, a certain number of questions linking the problems of sculpture to those of a sentimental relationship.
Entrées d’index
Mots-clés : art contemporain, sculpture, reliques, relation à l'animal, cheval
Keywords : contemporary art, sculpture, relics, animals, horse
Texte intégral
Objet : Chose solide, maniable, généralement fabriquée, une et indépendante, ayant une identité propre, qui relève de la perception extérieure, appartient à l’expérience courante et répond à une certaine destination1.
Introduction
1Fabriquer un objet, c’est penser la sculpture dans son rapport au corps, c’est la vouloir maniable. Les objets dont l’analyse va ici être faite s’élèvent littéralement hors sol pour une meilleure appréhension, mais aussi pour s’éloigner des référents matériels et terrestres et s’allouer une dimension plus spirituelle. Créée pour convoquer l’être aimé mais absent, pour l’avoir d’une certaine façon avec soi, la série des Objets sentimentaux est impulsée par un profond désir de faire exister et de représenter la relation à l’autre, de le posséder. Cette pratique s’inscrit dans le champ de la relique pour le matériau utilisé, directement issu du corps du cheval, c’est-à-dire que par l’emploi d’un matériau issu de son corps, je l’authentifie, le sacralise, et lui confère un certain pouvoir. En effet, la relique caractérise l’original et donne à voir (ou à percevoir) mon cheval comme un être transcendant. La notion de fétiche est également toute proche car les objets-reliques sont fabriqués depuis les crins de la queue de mon cheval castré. Selon Freud, « le fétiche est métaphore, il est mis à la place du pénis manquant2 », nous pourrions alors appréhender les objets fabriqués depuis les composants de cet appendice caudal, comme les métaphores visuelles d’une queue, avec la symbolique sexuelle et donc vitale qu’elle véhicule. Le crin est envisagé comme l’est le cheveu, connu pour continuer sa pousse après la mort et pour être le contenant de nos bagages ADN. Il comporte un statut singulier relevant d’un pouvoir dépassant la temporalité commensurable à la vie d’un être. Une dimension métaphysique lui est octroyée.
245 Tours, Relevés topographiques et Mètre étalon sont trois pièces qui ont pour point commun d’avoir été fabriquées durant l’hiver 2015-2016 et de se référer de très près, en leur essence même, à mon cheval. Comme le titre de la série le laisse entendre, il s’agit d’aborder la relation à l’animal dans sa dimension affective. Nous allons donc nous intéresser à leur fabrication – temporalité réflexive qui met en œuvre la relation sentimentale dans l’usage et la répétition des gestes –, au morcellement du corps représenté induit par une nécessité d’usage du commanditaire et enfin, à la dimension érotique orchestrée par les procédés employés.
Présentation des Objets sentimentaux
345 Tours est un objet sous cadre, destiné à être accroché au mur, comme le serait un disque d’or trophée. Le 45 tours est normalement créé sous presse selon un processus d’impression. Le vinyle se fait réceptacle d’une empreinte mémorielle qui sera retranscrite de façon sonore, et saura divulguer, encore bien des années plus tard, la qualité d’un enregistrement. Ce disque est une succession de crins de la queue de mon cheval collés côte à côte, reproduisant ainsi les microsillons du disque référent. Le 45 tours dont il est ici question ne contient pas de musique : il saute sous le diamant comme le ferait l’animal dont le matériau le compose. La lecture de l’œuvre s’opère alors à différents niveaux. Les analogies naissent sous forme d’images mentales, jouant de la gestuelle et des déplacements de l’un comme de l’autre lorsqu’ils sont en service, tournant autour d’un axe – imaginaire en manège ou mécanique sur platine – et soumis à la direction d’un bras pour un temps défini au préalable, celui d’une leçon ou de la lecture d’une face du disque. La dimension temporelle a ici son importance : elle transparaît dans la technique de réalisation fastidieuse qui implique la répétition d’un même geste avec précision. Cependant, la pénibilité de cette tâche a été compensée par le plaisir de sentir la présence de mon cheval qui m’était offerte dans la manipulation de ses crins. L’odeur si singulière et chaude propre à l’équidé envahissait mon bureau jusqu’à recouvrir celle de la colle utilisée pour l’assemblage. Mes mains étaient enfouies dans les crins de sa queue habituellement si mobiles pour les discipliner. J’étais d’une certaine façon en lui et il s’y soumettait, plus aucun mouvement n’osait s’y dérober. Alors je l’avais en tête, je pensais à nous et je réalisais l’objet comme j’aurais confectionné un cadeau pour un être aimé : avec la satisfaction de savoir faire plaisir. Mais n’étais-je pas à la fois destinateur et destinataire de ce trophée au service de mes fictions personnelles ? Tel un écran longuement tissé pour la réception de mes projections anthropomorphiques, cet objet a une fonctionnalité multiple : il convoque l’être aimé et le sacralise. Il s’offre dans notre contexte artistique aux regards du spectateur et invite ce dernier à y projeter lui aussi une dimension fictionnelle relevant d’un potentiel culte livré à cet « Autre fantomatique3 ».
Fig. 1 : Marion Le Torrivellec, 45 tours, Paso Doble, 2015, crins de cheval collés, papier, cadre doré, 30 x 40 cm.

4Au centre du disque, un macaron porte nos noms ainsi qu’un certain nombre d’informations telles qu’elles peuvent être rencontrées sur l’objet musical : « Paso-doble, Atael et Marion, side 1, 45 Tours, 2015 ».
5La présence de nos noms côte à côte tout comme la mise sous cadre doré confèrent à l’objet la charge symbolique d’un trophée à la façon d’un disque d’or portant aux nues notre alliance. Notre relation est nimbée d’une aura et figée sous verre, offrant aux regards l’application engagée à sa mise en forme, et donc, l’importance, le précieux de cette relation.
Fig. 2 : Marion Le Torrivellec, Mètre étalon, 2015, crins de cheval tressés, bois, boîte de peintre, 25 x 35,5 x 28 cm.

6Mètre étalon est une pièce relevant également du champ de la relique pour le matériau crin qui la compose et l’enchâssement dans un coffret. Mais la dimension cultuelle de l’objet est ici renforcée par la présence d’un ex-voto sculpté en buis à la forme ambiguë. Ce morceau de bois d’environ vingt centimètres représente au premier regard un os qui serait utilisé comme bobine ou manche de fouet car une longue tresse de crins noirs y est enroulée. En y regardant mieux, il apparaît que les rondeurs représentant l’accroche cartilagineuse à chaque extrémité de l’objet sont plus précisément sculptées suivant la forme d’un cœur d’un côté et d’une paire de testicules de l’autre. Le latin ex-voto peut se traduire « d’après le vœu ». La formule consacrée à l’usage de ces derniers serait d’ailleurs ex voto suscepto, parfois inscrits sous les initiales E.V.S., soit « d’après le vœu par lequel on s’est engagé ». Comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans son livre Ex-voto image, organe, temps, les ex-votos sont
des représentations réifiées, ou plus exactement […] des objets constitués psychiquement par le lien votif. Ce que l’on dépose dans les sanctuaires par gratitude votive est toujours un objet qui a été touché par un événement souverain, par un symptôme : malheur subi ou conversion subite du malheur en miracle, de la maladie en guérison, etc. Bref, c’est presque toujours un objet-reliquat, un relief d’épreuves organiques psychiquement élaborées4.
7Il est essentiel ici de relever la réification de l’être aimé, démarche au cœur de mon processus de travail, mais aussi le témoignage du lien qui s’est créé entre les puissances supérieures à qui je m’adresse et moi-même, initiatrice de l’objet en question. La paire de testicules nous ramène à l’idée de propriété. Le droit de propriété que l’homme exerce sur l’animal est acté à travers la mutilation. Le geste de castration vient façonner le caractère de l’animal et donc l’usage, la fonctionnalité qui lui sera attribuée : la domination de l’homme sur la bête est absolue. D’autre part nous entendrons propriétés au pluriel, comme celles qui sont ôtées au cheval mâle. Testicules et dosage hormonal allant de pair, les propriétés du cheval sont à la fois ce qu’il possède naturellement (son intégrité physique) et ce qui définit son caractère. La réification est alors à appréhender aussi bien à travers l’objet proposé qu’à travers la question de l’artefact que la domestication et le choix des races dans la filière équine pourraient nous renvoyer. L’adoration et le culte voués à mon cheval semblent alors inverser ce rapport de force, octroyant à l’animal la supériorité, soumettant l’humain aux fictions et aux projections sentimentales qui l’habitent.
8Le titre nous emmène cependant dans le champ de l’outillage. En effet, un mètre étalon est une mesure référence, un outil permettant l’encontre d’un modèle, d’une véracité. Un doute s’installe cependant lorsque l’on distingue que le reliquaire est ici une petite valise. À ceci résonne une fameuse œuvre de Marcel Duchamp : Trois stoppages étalon5. Ce qui semblait alors précieux et sacré devient glissant et incertain : le titre nous sert un jeu de mot ne visant pour toute véracité qu’à nous amener sur le territoire de l’absurde. D’ailleurs, la castration représentée par l’objet nous confirme l’incongruité du titre le désignant. La mesure dont il est ici question représente, à un moment donné de sa croissance, la longueur du dos de mon cheval, soit l’espace allant du garrot à la queue et caractérisé par l’absence de crins. Mètre étalon continue en une ligne noire une hypothétique crinière, renforçant là aussi l’emprise du propriétaire sur sa bête, son calibrage, et la projection d’éventuelles modifications physiques dont il pourrait être l’objet. Castré, privé de ses crins puis recoiffé et enfin reconstitué à travers l’assemblage des différents éléments de cette sculpture, la figure de mon cheval est donnée à voir à travers ce qu’il n’est plus (la castration, la longueur de son dos et de ses crins à l’instant T de la prise de mesure) et ce qu’il ne sera jamais plus, plus fantomatique que jamais.
9La création de l’œuvre relève ici d’un véritable glissement formel où les différentes lectures semblent se superposer comme autant de strates d’une même roche : aujourd’hui figée, la forme convoque en réalité grand nombre de références et de fictions s’y rattachant. La principale référence, Marcel Duchamp, porte le poids des réflexions qu’il apporta au domaine de la sculpture au début du xxe siècle, notamment sur la confrontation entre l’œuvre d’art relevant d’un domaine sacré et l’objet manufacturé associé à un quotidien profane. L’œuvre La Boîte-en-valise6 s’ouvrant en trois panneaux n’est pas sans nous rappeler la construction d’un retable ni l’idée que la peinture sacrée, par sa mise en boîte, puisse se dérober aux regards. C’est pourtant dans un souci d’accessibilité que ses œuvres en valise sont créées, pour proposer une alternative à l’institution muséale reposant sur une plus grande diffusion des œuvres par leur miniaturisation. Ce changement d’échelle vise à rendre l’objet praticable et, en lui conférant une fonction, il semble l’éloigner par là même du statut artistique et donc sacré, voué au culte, qui lui était octroyé.
Fig. 3 et 4 : Marion Le Torrivellec, Relevés topographiques, 2015, moulages en plâtre, boîtes en verre, 20 x 28 x 8 cm. Détail du moule puis vue d’ensemble.


10Relevés topographiques relève du procédé de l’empreinte, du « ça-a-été7 ». Elle se compose de deux moulages en plâtre disposés en regard l’un de l’autre, chacun sous sa vitrine de verre. Le dispositif de monstration joue ici absolument la mise en scène du précieux. La vitrine s’affiche comme l’écrin qui protège et donne à voir, comme un reliquaire inversé qui s’efface au profit des objets qu’il présente. Nos moulages n’ont d’ailleurs de relique que le processus de prise d’empreintes et le contact (sanctifiant ?) induit par le médium au plus près du corps référent. Nous ne sommes plus dans l’usage de matériau animal et le plâtre, par sa blancheur et les transformations que nécessite son état – d’abord en poudre, puis liquide et enfin solide – nous tient bien éloignés de toute référence au vivant. Le titre de l’œuvre va en ce sens et si les moulages sont ceux du pelage de mon cheval, donc une représentation à échelle un du dessin de ses poils, c’est bel et bien un territoire qui semble ici s’offrir aux regards.
11La première représentation anatomique est celle d’un épi figurant sur ses papiers d’identité, comme signe distinctif au même titre que son sexe et la couleur de sa robe. Organisés autour d’un point semblant les repousser, les poils partent en étoile dans toutes les directions opposées et ce sur quelques centimètres. Le prélèvement de l’image s’apparente ici – par la précision du processus d’empreinte à l’alginate mais aussi par l’aspect formel du dessin obtenu – à un relevé d’empreintes digitales. La représentation territoriale qui m’apparut lors du premier tirage en plâtre fut si criante que j’en fis un second d’une autre partie de son corps au nom sans équivoque : le rocher. Sans surprise, ce qui s’apparentait à une nouvelle vue satellitaire venait accompagner la précédente. Le jeu d’échelle induit par le titre opère bel et bien et malgré la froideur du matériau plâtre, une dimension amoureuse semble se mettre en place. L’observation rigoureuse de chaque poil, le relevé de signes distinctifs physiques nous amène à visualiser ces moments peau à peau, où, tout contre l’autre, les intimités se révèlent. L’être amoureux fait du corps de sa moitié un territoire à explorer, à conquérir, un univers en soi. De la même façon que par la miniature, le morcellement encourage l’idée du précieux et de la sacralité, faisant basculer ce relevé de mesure vers une anatomie de l’incommensurable où l’idée du corps n’est plus qu’un concept.
Morcellement, prélèvement, enchâssement : les gestes du sculpteur
12Relevons dans la définition du mot objet proposée en introduction qu’elle lui atteste un caractère maniable. L’objet est donc fabriqué comme le serait un outil, dans un but précis qui pourrait être atteint à travers sa manipulation. Systématiquement, l’objet est construit par rapport à l’échelle du corps de son utilisateur. Et cette question d’échelle est primordiale : qu’il s’agisse de retranscrire la dimension précieuse du propos ou de convoquer avec fidélité l’être aimé, le morcellement du corps de ce dernier apparaît comme un processus inéluctable.
13Le rapport d’échelle entre le corps du cheval et celui de l’homme est exploité dans bien des domaines et c’est justement ce décalage de gabarit et de puissance entre le cavalier et l’animal qui permet l’ascension de l’un sur l’autre et la pratique équestre. Mais l’animal n’est pas un objet et si certains le disent maniable c’est justement parce qu’il est animé. Aucun doute qu’une demi-tonne inerte ne peut se prendre en main. C’est alors par ces morceaux de choix qu’il est donné à voir. L’épi de son encolure, son rocher, mais aussi les crins de sa queue ou la longueur de son dos offrent une lecture en pointillé de son anatomie. Ces différents attributs sont d’ailleurs directement issus du corps représenté, comme ratifiant son existence. Ainsi, il devient possible d’appréhender et de se saisir de cet Autre qui nous échappe. Son absence, son animalité, sa bestialité sont parés par le traitement réservé à sa matière même. Prélevé, tressé ou encore collé, le crin est discipliné et soumis aux gestes de l’homme. L’animal est possédé. La relique porte d’ailleurs l’intéressante ambivalence entre la représentation du vivant perpétuel et la mise en scène de la mort, sous entendant que l’être absent ainsi convoqué se trouve doté de pouvoirs et qu’il pourrait bien également posséder son commanditaire, nuançant alors la domination univoque que véhicule traditionnellement le lien de domestication.
14La sculpture en buis, l’ex-voto de ses testicules, tient une place différente car elle est fabriquée depuis la projection mentale de ce qui put lui être ôté. À dire vrai, je n’ai jamais vu cette partie de son corps et lorsque je fis la rencontre de ce poulain, il n’était déjà plus entier. L’image est purement symbolique là où le relevé se faisait témoin. Il m’apparaît donc particulièrement intéressant ici d’insister sur la signification de la cohabitation entre ces deux éléments de différentes natures au sein de Mètre étalon. Dominique Clévenot, dans son article « Le regard des reliques », étudie les reliques de l’ethnie des Fang, dans l’ouest de l’Afrique. Il y relève cette juxtaposition d’une sculpture et d’un reliquaire et y analyse sa fonction :
[La] figure sculptée serait le symbole public et apparent d’une force habituellement tenue secrète et manipulée à l’écart [...]. En d’autres termes, elle interpose sa présence visible entre le monde des hommes et le sacré qui doit rester caché. [...] cette figure sculptée peut avoir pour fonction de détourner les forces maléfiques, toujours tapies dans l’ombre, risquant de désacraliser ces reliques8.
15En effet, la démarche est ici similaire car si l’objet sculpté en bois s’affiche comme manche d’un fouet, c’est avant tout parce qu’il désigne de lui-même l’endroit où la manipulation peut avoir lieu. Il détourne ainsi, non pas le regard mais l’appréhension tactile d’un spectateur curieux. Le manche étant l’endroit de l’objet communément saisi, aucune main ne s’égarera sur la partie sacrée issue de l’animal, qui n’est pas manufacturée et donc irremplaçable. Nous pouvons d’ailleurs constater que seul Mètre étalon est un écrin ouvert. Sans doute l’ex-voto en buis le protège-t-il, prenant le relais du caractère isolant de la boîte, créant pour les crins un premier enchâssement, rapidement secondé par la petite valise. Ainsi les reliques présentes dans ces Objets sentimentaux ne fuient pas le regard, elles s’y offrent, s’y soumettent. Le caractère sacré qui leur est attribué relève, comme nous l’avons vu, du caractère vivant d’où leur essence est issue, mais aussi de façon tautologique, du cadre artistique qui a encouragé leur création et justifie aujourd’hui leur existence.
16Le travail de l’artiste tient donc une place de choix dans l’appréhension de ces pièces et leur visibilité s’affiche primordiale. La matière même du crin collé, du crin tressé, ainsi que ces multiples aspérités ancrées dans le plâtre sont autant de signaux matériels venant équilibrer une balance jusqu’alors spirituelle, alimentée par le rapport cultuel aux objets. La sculpture est tangible, matérielle et son volume doit la faire exister. Sa mise sous verre en nie la dimension sensuelle et tactile, alimentant le désir d’un contact impossible. Elle rejoue l’exposition et consacre le précieux. Le statut des Objets sentimentaux est alors double en bien des aspects : la sacralité se retrouve célébrée depuis le champ artistique comme spirituel, mais la dualité est également là dans ce qu’ils représentent. Dans l’objet-relique la référence est double : le corps adoré est représenté pour en retranscrire la présence mais les dimensions choisies seront celles relatives au caractère maniable requis pour l’usager. Nous assistons donc dans ce processus de création à l’élaboration d’une figure entre-deux cristallisant les attributs physiques de deux êtres qui n’ont pour unique lien que les projections sentimentales du premier sur le second et l’appropriation qu’il a fomentée. Cependant, une fusion opère et le caractère trophée de l’objet abolit un certain nombre de frontières : le statut de l’animal semble s’élever au-dessus de l’homme, en objet de culte ou esprit protecteur. Ce désir d’être ensemble, en offrant une présence à l’être absent, témoigne à l’inverse de l’expression d’une dépendance de l’homme vis-à-vis de l’animal. Par le temps consacré à son activité, le sculpteur s’engage et alimente une relation qui, même si elle existe, ne s’inscrit qu’en suivant la trame de ses projections fictionnelles.
Le morcellement comme blason : fragments et morceaux de choix
17Le morcellement anatomique nous amène au cœur d’une problématique de la représentation particulièrement riche. Qu’il s’agisse du blason du corps féminin, poème du xvie siècle clamant l’amour et le désir pour la femme dont il fait l’éloge, ou bien d’une fragmentation s’inscrivant davantage dans le fétichisme, il s’agit chaque fois dans l’acte de morcellement de mettre en évidence le détail, d’objetiser l’anatomie et donc, encore une fois, d’afficher une domination, une propriété vis-à-vis du corps de l’être aimé.
18Dans le blason, la dimension amoureuse est plus évidente. Contrairement aux fétiches, qui selon les théories freudiennes véhiculent la dimension morbide de la castration symbolique, le blason relève davantage de la réorganisation d’un tout que du démantèlement. En effet, il est empreint d’une dimension vitale. La poésie brandissant les blasons féminins veut en accentuer l’importance, retracer par les mots le balayage du regard sur le corps désiré, l’analyse des détails de ce corps médium de l’amour et du désir. Et c’est précisément à travers le prisme d’une totalité, d’un rattachement à une unité plus vaste qu’il faut appréhender blason et fragment. Le blason pourrait être abordé comme l’érogénéité du corps, comme la vision d’un tout dont seuls quelques endroits clignotent pour les sensations bien particulières qui s’en dégagent. C’est du moins dans cette acception et pour leur dimension esthétique que j’orientai mes choix et jetai mon dévolu sur les parties du corps de mon cheval à prélever, sur les morceaux que je voulais offrir aux regards.
19L’inscription sérielle des Objets sentimentaux permet l’appartenance à un ensemble qui dépasse la dimension de chaque objet pris isolément. En effet, là où 45 tours ne donne à voir que le noir des crins, Mètre étalon représente les testicules disparus ainsi qu’un relevé de la longueur du dos de l’animal. Relevés topographiques complète ces données à deux reprises par des détails du pelage.
20À la façon d’un album photo ou d’un diaporama, la succession d’images proposée vient témoigner de l’existence de l’être référent, construisant par les différents indices qui nous sont apportés un portrait mental de ce qu’il est, d’un « ça-a-été », ou, pour continuer avec les théories barthésiennes, nous tracer les contours de son spectrum9, confirmant l’analogie que nous avançons entre le moulage et la photographie. Nous pourrions nous arrêter brièvement sur la construction mentale en jeu dans ce genre d’exercice et nous amuser de la frontière entre fiction et réalité lorsque, comme ici, la fabrication d’une série vient livrer des morceaux d’un tout, ouvrant une perspective imaginaire sur la reconstruction mentale du corps référent, alors que le matériau employé est directement issu de l’animal et véhicule donc un pouvoir ratifiant, coupant court « aux débordements de l’imaginaire10 ».
21Les bijoux sentimentaux qui connurent le succès au xviiie siècle s’inscrivent également dans cette veine. Construit comme médaillon ou bracelet incrusté d’une mèche de cheveux, le bijou sentimental est offert au sein d’un couple pour entretenir un souvenir et garder l’être aimé tout contre soi malgré son absence. Le cheveu, tout comme le crin, contraint cependant le souvenir à coller au réel autant qu’il le guide et lui permet d’exister. La référence à un être tout entier est d’autant plus claire qu’elle fonctionne sur la connaissance et l’entretien du souvenir liant deux personnes. La démarche porte cependant l’ambiguïté morbide du fétiche, que véhicule la relique, puisque le cheveu a été prélevé sur un corps bien vivant auquel il ne sera plus jamais rattaché. Le corps référent se retrouve alors amputé d’une partie de ses propriétés. Dans son œuvre Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes évoque la figure de Werther, à qui son aimée a donné une mèche de ses cheveux11. Par ce témoin sentimental, nous retrouvons là la figure du fétiche amoureux d’autrefois.
22L’écrivain Éric Marty se penche sur le texte de Barthes et éclaire la notion de fétichisation : elle relèverait de la perversion qui consisterait à se convaincre de ses projections comme toile de fond de la réalité. Il oppose le pervers au sentimental qui sait qu’« il n’a pas affaire à un objet (manipulable) mais à une Image (transcendante)12 ». Notons ici que mon travail repose justement sur ces deux aspects : donner une dimension maniable à l’être aimé pour en faire l’écran à la projection de l’univers mental érigé. À cela on ajoutera également l’existence d’une dimension morbide relevant d’une pure fascination13 pour les crins de sa queue que je réemploie dans de nombreuses pièces. C’est en effet l’alliance du matériau crin au puissant muscle caudal qui confère à cette partie de son anatomie l’image d’un fragment autonome. Sa queue a la capacité de se mouvoir dans une absolue indépendance, protectrice de son grand corps et de ses orifices, chasseuse de mouches, elle me fascine et agit sur moi comme un abîme dans lequel je compose, sentimentale et appliquée.
Une orchestration de l’érotisme
23Une dimension érotique émane de ces objets. Leur fabrication alliant lenteur et délectation au plus près de l’être aimé révèle une indiscutable sensualité. Démêler ses longs crins, les sélectionner attentivement sur cette queue qui m’échappe, m’en saisir et, un peu honteuse, les séparer du corps pour enfin leur imposer la forme de mes désirs : le chemin ici parcouru semble empreint d’érotisme. « Est érotique quelqu’un qui se laisse fasciner comme un enfant par un jeu défendu. Il a peur de ce qui pourrait lui arriver et il va toujours assez loin pour avoir peur14. » Cette définition de Georges Bataille semble précisément pointer ce qui se joue dans notre relation à l’altérité, au monde animal : une fascination existe et elle se mêle intimement à la frayeur d’un mouvement brusque, d’une mise en danger physique par des forces non maîtrisées15. L’intervention directe sur son corps et le prélèvement de matière de son vivant vont aussi en ce sens, amputant, profanant l’ordre établi naturel. Une fois détachés de son corps, les crins que je manipule sont déchus de leurs propriétés vitales, ils sont détachés, jetés loin et nous amènent à la notion d’abjection, fondée depuis le terme latin abjectus qui désigne ce qui est « jeté loin de soi », « jeté à terre ». En fabriquant des objets depuis des déchets du corps suscitant normalement l’abjection et le dégoût, nous venons précisément questionner l’ambigu désir que véhiculent ces Objets sentimentaux.
24« Les animaux, du fait qu’ils n’observent pas d’interdit, eurent d’abord un caractère plus sacré, plus divin que les hommes16. » Par son attachement même à la terre et à la vie dans sa dimension matérielle, dénuée de spiritualité, l’animal se retrouve, dans cette citation de Bataille, hissé comme symbole divin. Nous pouvons nous amuser ici du parallèle fait avec mon processus de sculpture, lorsqu’il s’agit d’aller chercher dans la matérialité des corps un moyen de donner à voir une spiritualité car c’est, à l’inverse, ce glissement du haut vers le bas, du métaphysique vers le matériel, qui se retrouve dans les jeux érotiques. La projection dépasse de beaucoup le caractère des signifiants offerts au regard, la fiction fait le reste. Si nous poussions l’analyse bataillienne plus loin nous constaterions à quel point la mort est inhérente à toute dimension métaphysique. Elle se retrouve dans tous les processus vitaux étudiés par l’auteur, qu’il s’agisse de sa beauté ou de son caractère éternel. Nous apercevons de nouveau les enjeux du culte des reliques. L’érotisme, au même titre que la pratique artistique, religieuse et fictionnelle met en scène la recherche d’une limite matérielle pour pouvoir, en contrepartie, s’ouvrir à la perspective sacrée d’un domaine infini.
Conclusion
25Bien au-delà du pouvoir transsubstantié que les crins confèrent à l’œuvre, ils véhiculent la notion de désir. La profondeur du noir, la multiplicité des crins et leur évidente souplesse nous rappellent la charge vitale qui leur est allouée, et ce, même après la mort. Derrière une sage tresse ou un disque aplati, la fougue de l’équidé est toute proche. Chevelure sans tête, poupée sans corps, sa queue semble se détacher du reste du corps. Elle me fascine et agit sur moi comme un abîme dans lequel je compose, non loin des souvenirs d’enfant où une brosse à la main je rêvais des fictions pour la poupée blonde alors sur mes genoux. Comme pour Alice de Lewis Caroll, un certain nombre de valeurs semblent s’être inversées. Avec le temps le jouet a bien grandi et le cheveu blond est devenu noir d’ébène. En guise de tête je tiens la queue mais les histoires restent les mêmes. Ou plutôt est-ce l’importance que l’on y porte qui demeure inchangée.
26Les Objets sentimentaux, sont mus par le désir. Désir de s’approprier, désir de faire vivre tout près de moi un être aimé que son gabarit et sa dimension tiennent à distance : la sculpture est ici un moyen de duplication pour pouvoir être ensemble. L’objetisation de son grand corps au format de mes projections et appréhensions fonctionne telle une interface. J’offre au regard, sous ces vitrines, la mise en forme de mes désirs à l’endroit où l’animal apparaît. Au-delà de la force du culte que sous-tend l’exposition, c’est dans le matériau, dans l’essence même de l’être aimé, que se trouve le sacré. Aborder l’érotisme au sein de cette série c’est alors s’accepter transgressant, dans un même mouvement, le sacré véhiculé par l’objet cultuel et l’abjection du phanère au rebut. L’érotisme se suggère et les morceaux, comme les vitrines, sont ici autant de voiles qui nous distancient du corps.
27C’est dans un jeu du voir relatif cette fois-ci à tout reliquaire qu’Éros chapeaute notre œuvre, nous rappelant qu’en tout acte de création réside un cri vital : « Rrose Sélavy », dirait Marcel Duchamp. Même enchâssé sous verre, il revient au galop.
Notes de bas de page
1 Définition du site CNRTL, [En ligne], URL : http://www.cnrtl.fr/definition/objet (erreur en 2024), consulté le 14 décembre 2017.
2 Marty, É., Roland Barthes : Le Métier d’écrire, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 303.
3 Deles, G., « Ce reste, qui est la pensée », in E. Viguier, S. Soulard, J. Moreno (dir.), Reliquiae : envers, revers et travers des restes, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2015, p. 117.
4 Didi-Huberman, G., Ex-voto image, organe, temps, Paris, Bayard, 2006, p. 25.
5 Duchamp, M., 3 stoppages-étalon, 1913/1964, Fil, toile, cuir, verre, bois, métal, 28 x 129 x 23 cm. Dans cette œuvre, Duchamp donne à voir les lignes dessinées par trois fils de coton d’une longueur d’un mètre. Le fil étant souple, il ondule et la longueur finale reportée sur une réglette en bois est inférieure au mètre annoncé dans le titre.
6 Id., Boîte-en-valise, 1935-1941, valise en cuir contenant des répliques miniatures, 40,7 x 38,1 x 10,2 cm.
7 « Ça-a-été » est un concept que Roland Barthes développe dans son ouvrage La Chambre claire à propos de la photographie, insistant sur le fait que dans ce médium, « [i]l y a double position conjointe : de réalité et de passé » et que ce qui y est intentionnalisé n’est « ni l’Art, ni la Communication, c’est la Référence, qui est l’ordre fondateur de la Photographie. » Barthes, R., La Chambre claire [1980], in Œuvres complètes, Tome 3, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 1165. La photographie étant un procédé d’empreinte, je l’applique également au moulage.
8 Clévenot, D., « Le regard des reliques », in E. Viguier S. Soulard, J. Moreno (dir.), Reliquiae : envers, revers et travers des restes, op. cit., p. 93.
9 Roland Barthes désigne par le terme « spectrum » le référant photographié. Nous y entendons le mot « spectre » qui désigne l’apparition d’un mort, son fantôme. Voir Barthes, R., La Chambre claire, op. cit.
10 Lassalle, H., « Apollon et Dionysos », in Lassalle, H., et al., Ingres et Delacroix : Dessins et aquarelles, Paris, Éditions Michèle Trinckvel, 1986, p. 15.
11 Barthes, R., Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
12 Marty, É., Roland Barthes, op. cit. p. 306.
13 Si l’appréhension de cette queue nous ramène directement au pénis et sa séparation du corps à la castration, autorisons-nous le lien avec une scène du récit Madame Edwarda de Georges Bataille dans laquelle le narrateur se retrouve fasciné, pétrifié, par la vision du sexe de la prostituée. La prostituée interpelle le narrateur en lui montrant son sexe : « Tu vois, dit-elle, je suis DIEU... », « Mais non, tu dois regarder : regarde ! » (Bataille, G., Madame Edwarda, Paris, Éditions 10/18, 2010 [1956], p. 34) Le fragment fascine et véhicule ici une dimension morbide. « L’Image transcendante » de Marty peut être vue chez Bataille également comme alternative à la figure du pervers, renforçant le caractère naïf et sentimental de son personnage principal.
14 Bataille, G., Lecture pour tous, émission du 21 mai 1958, extrait diffusé dans Mosna-Savoye, G., « Georges Bataille : de l’érotisme à la petite mort », Les chemins de la philosophie, 15 juin 2016, France Culture.
15 Les puissances métaphysiques convoquées par la conservation de reliques sont aussi de cet ordre. N’oublions pas que chez les Fang : « Pour les non-initiés […] la vue des reliques constitue un interdit [...] qui, s’il est transgressé [...] peut entraîner la mort, la paralysie ou la cécité » (Clévenot, D., « Le regard des reliques », art. cit., p. 83).
16 Bataille, G., L’Érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 91.
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