Postface. Un peuple de statues
p. 301-304
Texte intégral
1Qui n’a pas dans le cours de sa vie, en entrant un jour, par hasard, par obligation ou à dessein, dans l’une des 30 000 à 40 000 églises ou chapelles catholiques de village, de bourg ou de ville que compte la France, considéré un instant les silhouettes, à la fois étranges et familières, des statues qui l’accueillent dans la nef ou dans le chœur de l’édifice ? Qui ne s’est pas interrogé sur leur présence, leur singularité, leur signification spirituelle ou culturelle ? Qui n’a pas, parfois, esquissé devant elles une prière ou un vœu ? La plupart datent du tournant des xixe et xxe siècles ; et, quand elles n’ont pas subi les foudres des « restaurations » souvent dévastatrices qui ont suivi le concile Vatican II, elles demeurent, immobiles et bienveillantes, dans l’ombre et le silence qui sont le lot de tant de bâtiments cultuels, jadis frémissants de vie religieuse et de ferveurs collectives, aujourd’hui fermés ou désertés. Elles sont, pour la plupart, faites de plâtre et peintes de couleurs vives ; mais leur plâtre s’est souvent effrité et la peinture a parfois terni. On ne les restaure pas, comme les chefs-d’œuvre de l’art médiéval ou moderne ; elles ne sont pas « classées au Patrimoine ». Elles survivent, elles témoignent, elles résistent, muettes et dignes, dans l’espérance toujours plus fragile de l’éternité.
2C’est aussi qu’elles attendaient avec confiance leur historienne. Et la voici venue : Pauline Carminati, la trentaine, à la fois timide et résolue, entrée dans le champ de l’histoire de l’art religieux par son activité professionnelle de restauratrice, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Tours avant de trouver à Paris, à l’École pratique des hautes études, en la personne d’Isabelle Saint-Martin, une directrice de recherche susceptible d’accueillir son projet, d’enrichir ses investigations et ses problématiques, mais surtout assez généreuse et assez intrépide pour ne pas tordre le nez, comme tant d’autres, devant la sculpture religieuse du commun des fidèles. Car il faut beaucoup de générosité et d’intrépidité pour pouvoir et savoir bousculer les réflexes acquis, les idées préconçues et les préjugés invétérés qui entourent encore l’art dit « sulpicien », c’est-à-dire, pour l’exprimer autrement, l’univers esthétique et la sensibilité sacrale de l’art religieux populaire des masses catholiques au tournant des xixe et xxe siècles.
3Arte povera, art pauvre et art de pauvres, on ne le dira jamais assez. Les fidèles n’ont pas de goût, les curés n’ont pas d’éducation, les églises n’ont pas assez d’argent : on l’a assez répété… Le premier coup de génie de Pauline Carminati, c’est, afin de sortir de cette impasse, d’aller à la source : le fabricant, la maison de production. En choisissant de restituer l’itinéraire de Josef Ignaz Raffl (1828-1895), artisan venu de Meran (ou Merano) dans le Sud-Tyrol (le Haut-Adige des Italiens), à la frontière linguistique et culturelle de l’Autriche baroque et de l’Italie des dévotions populaires, époux de la fille d’un statuaire (figuraio) de Lucques en Toscane, installé d’abord à Rome, capitale des papes et haut-lieu de la commande d’art religieux, puis établi à Paris, épicentre de la France catholique depuis le Second Empire, au cœur de ce quartier de Saint-Sulpice où se concentre le commerce d’art religieux ; et d’étudier la réussite entrepreneuriale de la maison Raffl sur plus d’un siècle, elle n’a pas donné dans la facilité : les archives industrielles et commerciales de la fabrique ont disparu ; il a fallu, afin de les reconstituer, faire flèche de tout bois : actes d’état-civil, archives notariales, archives administratives ; archives du tribunal de commerce de la Seine et archives topographiques de la Ville de Paris ; annuaires commerciaux, catalogues d’exposition ou de vente ; sources de la presse et de la publicité, depuis les publications spécialisées (Annales archéologiques ; Revue de l’art chrétien ; La Vie et les arts liturgiques ; L’Art sacré) jusqu’aux organes économiques (Annales de la propriété industrielle, artistique et littéraire ; Archives commerciales de la France ; Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale) en passant par les Semaines religieuses des diocèses (Albi, Cambrai, Lyon, Paris, Poitiers et Rouen) jusqu’à la grande presse quotidienne (Journal des Débats, L’Univers, La Croix, L’Action française). Elle s’est intéressée enfin aux maisons concurrentes : à Paris, Froc-Robert, Solon, Cachal-Froc, Peaucelle-Coquet, Pillet, bientôt absorbées ; ou encore Bouriché à Angers et Moynet à Vendeuvre-sur-Barse (Aube), avec sa fascinante Sainterie. C’est l’ensemble du monde de la statuaire d’édition dans le cours d’un siècle et demi qui ressuscite avec son étude.
4Car c’est d’abord l’industrie du moulage en plâtre à l’aube du xixe siècle, les évolutions techniques réalisées dans le cours du siècle et la structuration du « marché religieux », saisie notamment à travers les attentes du clergé et la sensibilité des fidèles, qui intéresse l’historienne. De cette approche matérielle et technique de la production statuaire, Pauline Carminati dégage un premier élément de démonstration qui constitue un apport fondamental à la compréhension du corpus de la statuaire dite « sulpicienne » : la relation multiforme de l’unique et de ses propriétés, pour plagier Max Stirner. Nul autre chercheur avant elle n’avait aussi nettement démontré, procédures techniques et images à l’appui, l’extraordinaire diversité, de type plus artisanal qu’industriel, de la statuaire d’édition au xixe siècle : elle témoigne, notamment à travers la technique du marcottage et la prolifération des détails et des attributs, de la formidable inventivité des ateliers du xixe siècle, tant sur le plan matériel que sur plan iconographique, chromatique et artistique. Les anges, les madones, les figures de Jeanne d’Arc, toutes diffèrent l’une de l’autre. La quarantaine de modèles distincts de l’unique Vierge de Lourdes mérite à cet égard de passer à l’état d’argument irréfutable contre l’accusation de « répétitivité » sans cesse élevée contre la statuaire d’église du xixe siècle. De même que Bruno Foucart avait écrit en 1974 un stimulant article intitulé « Comment peut-on aimer une église du xixe siècle ? », Pauline Carminati nous offre à nouveaux frais et avec la même intelligence historique : « Comment peut-on aimer une statue du xixe siècle » ! Il faut savoir, tout simplement, avec l’attention qu’elle mérite, la regarder et la comparer.
5C’est ensuite à évoquer l’industrie de la statuaire religieuse que s’attache l’auteure en explorant successivement l’essor industriel et commercial de la maison Raffl, la gestion de son fonds de modèles, ses processus de fabrication et ses modes de commercialisation (ventes, publicité, exportation). Elle focalise en particulier son attention sur l’articulation entre l’offre et la demande, la production et la consommation, la création artistique et les attentes du marché et du public. Le clergé – séculier et régulier, masculin et féminin – se situe au cœur de sa démonstration : il joue un rôle capital dans la commande des Fabriques et l’orientation des flux commerciaux. Ce clergé reçoit au grand séminaire, à partir du milieu du xixe siècle, une formation spécifique en « archéologie » religieuse où s’affirme avec force le triomphe du « goût gothique ». Il porte, avec conviction et intransigeance, l’affirmation d’une convergence entre théologie, liturgie et production artistique à travers l’intercession de la Vierge et des saints, la vénération des images, le culte des reliques, le renouveau de la pratique des indulgences, le dogme de la communion des saints et l’ecclésiologie romaine. Ainsi la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception (1854) est lourde de conséquences iconographiques ; et l’impact en termes de représentation des apparitions mariales, qu’il s’agisse de la rue du Bac (1830), de La Salette (1846) et surtout de Lourdes (1858), jusqu’à la reproduction de sa grotte, étudiée jadis par Michel Lagrée, est immense.
6Ce « goût gothique » mérite en lui-même attention ; et Pauline Carminati apporte plus d’un élément pour le saisir de l’intérieur. Il s’oppose historiquement au goût classique de la Renaissance, héritage grec et romain, assimilé par un Montalembert ou un dom Guéranger au « paganisme », ainsi qu’au style néo-classique du xviiie siècle finissant et à son abstraction, mais également à un certain héritage italien du baroque et du rococo ; ses sources sont essentiellement françaises et rhénanes. Il revendique un sens de la nature, de l’humain, au rebours de ce « déficit d’incarnation » dénoncé par les catholiques dans le rejet protestant de la figure de Marie. « Le style gothique », écrit Pauline Carminati, « s’impose sur tous les autres comme l’expression d’un art rationnel, national et catholique ». « L’archéologie sacrée » de l’enseignement des séminaires du xixe siècle se revendique comme « scientifique » ; elle repousse le « laid », c’est-à-dire la production du menuisier du village, et le « profane », c’est-à-dire l’emprunt à l’Antiquité ; elle englobe dans la même réprobation, comme l’a montré Sylvain Milbach, l’iconoclasme protestant du xvie siècle et le « vandalisme révolutionnaire » du xviiie siècle ; elle se revendique enfin d’un mixte de « tradition » et de « modernité », au sens où l’a définie Michel Lagrée dans sa Bénédiction de Prométhée. Dans ce domaine encore, le « Moyen Âge retrouvé » que propose la statuaire d’édition étudiée par Mme Carminati fonctionne comme l’une des multiples utopies du xixe siècle ; son caractère démocratique est à plusieurs reprises revendiqué : cet « art chrétien ressuscité à bon marché, ressuscité pour tout le monde » dont parle Didron, qui autorise la terre cuite, le grès ou les substituts et les adjuvants du plâtre. Enfin Pauline Carminati renouvelle notre intelligence du chromatisme dans la statuaire du xixe siècle en en fournissant des jalons historiques, comme la redécouverte de la statuaire mariale de Saint-Germer (Oise) en 1840, le chantier de la Sainte-Chapelle ou même la réévaluation du chromatisme des statues des temples antiques.
7C’est enfin la place de cette production au sein d’une histoire de la dévotion religieuse qu’entend explorer l’historienne. Elle donne d’abord toute sa place au renouveau de la statuaire mariale. Le lien entre les représentations issues de l’apparition (longuement occultée) de la rue du Bac et la prolifération de la médaille miraculeuse (« Ô Marie conçue sans péché, Priez pour nous qui avons recours à vous ») dans le contexte du choléra de 1832, est remarquablement mis en valeur : c’est une Vierge sans l’enfant, puissante, bienveillante et miséricordieuse, qui s’impose dans l’iconographie, héritière de la statue de Bouchardon (1735) dans l’église Saint-Sulpice, propagée ensuite par la statuaire d’édition à travers la reproduction de la statue de la colonne de l’Immacolata de la place d’Espagne à Rome, puis des répliques de la Vierge de Lourdes à la suite de l’œuvre de Joseph Fabisch, en partie négociée avec la voyante.
8Le lien entre statuaire d’édition et « mouvement vers Rome » constitue également l’un des apports décisifs de l’analyse. Pauline Carminati le met en relation avec d’autres processus de romanisation des dévotions comme le chemin de croix, dont l’introduction tardive a été étudiée par Jean-Marc Ticchi, ou les figures de cire de sainte Philomène (retracées par Jean Rey-Regazzi) et autres « martyrs des catacombes ». Pour Raffl, lui-même empreint d’italianité, le rôle direct des papes, en particulier Pie IX, Léon XIII et Pie X, est une évidence : ainsi de l’Exposition internationale d’art religieux qui s’est tenue à Rome en marge du premier concile du Vatican, inaugurée par Pie IX le 17 février et close, encore en sa présence, le 16 mai 1870 ; Raffl et Froc-Robert sont présents ainsi que les sculpteurs Fabisch et Cabuchet (c’est-à-dire les statuaires de Lourdes et d’Ars), ou encore l’historien et « antiquaire » Barbier de Montault. Le Saint-Pierre aux clefs de la maison Froc-Robert, la statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur de la maison Raffl sont dessinées et discutées directement sous l’autorité du pontife, dont l’approbation devient à la fois gage d’orthodoxie et argument de vente.
9L’auteure montre également et pour la première fois comment la statuaire de guerre et de l’immédiat après-guerre donne un nouvel élan aux entreprises d’édition, de même que les canonisations opérées par le pape Pie XI. C’est dans les années 1920 que s’impose en France le « trio » classique des églises de village, composé de sainte Jeanne d’Arc (canonisée en 1920), près de la plaque commémorative des morts de la Grande Guerre, de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et du curé d’Ars (tous deux canonisés en 1925). Ce triomphe ne rend que plus sensible la violence et la brutalité de la réaction des mêmes années vingt du xxe siècle, que Pauline Carminati qualifie, non sans humour, du titre nietzschéen de « crépuscule des idoles ». Elle marque la prise de distance d’une partie des élites catholiques et du clergé vis-à-vis de l’art d’édition. Un ensemble de textes insultants et méprisants jaillit alors d’un milieu artistique élitiste, proche du cercle de Jacques Maritain et de Maurice Denis, marqué au début des années vingt par l’influence de l’Action française ; et constitue, à certains égards, un prolongement du livre de Léon Daudet sur Le Stupide xixe siècle (1922). Ce festival du dénigrement, s’il tend à se conjuguer avec un certain épuisement de la dynamique originelle de la sculpture d’édition, demeure cependant, à bien des égards, stérile en ce qu’il est (sauf peut-être pour les églises dévastées du Nord et de l’Est) incapable de proposer au clergé et au peuple chrétien une solution alternative en termes de statuaire de masse pour les églises.
10Rarement un travail de recherche n’aura paru si original et si neuf, si riche et si audacieux. Rigoureusement construit sur un ensemble cohérent de sources archivistiques et iconographiques, puissant et convaincant, argumenté et réfléchi, il constitue un apport d’une grande importance heuristique et historiographique à l’intelligence de la statuaire religieuse au tournant des xixe et xxe siècles, au carrefour de l’histoire de l’art, de l’histoire religieuse, de l’histoire des pratiques culturelles et de l’histoire de l’entreprise. Le livre de Pauline Carminati est appelé – son lecteur s’en convaincra très vite – à faire date, tant il renouvelle son objet d’étude et lui donne corps et sens. Après l’avoir lu et médité, on ne regardera plus jamais sans attention les saints de plâtre de nos églises !
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