Chapitre VII. La cartographie et les droits de propriété dans la Flandre rurale, du xvie au xviiie siècle
p. 177-200
Texte intégral
1Les cartes sont plus que de simples représentations visuelles du paysage. Elles peuvent décrire, avaliser et transformer les espaces qu’elles représentent. Ce sont des instruments puissants utilisés par les grands propriétaires et les institutions pour valider et renforcer leurs revendications foncières. De manière plus surprenante, dans certains cas, les cartes peuvent également jouer un rôle dans la création et la définition précise et sans ambiguïté de droits de propriété. Les cartes parcellaires ont aidé à simplifier l’accès au sol et son usage en contribuant à le découper en parcelles distinctes les unes des autres, des parcelles qui pouvaient ensuite être vendues sur le marché foncier, utilisées comme hypothèque pour garantir un crédit ou employées par l’État à des fins fiscales. Ainsi, de manière générale, la révolution cartographique du xvie siècle a permis aux grands propriétaires fonciers (privés et institutionnels) et aux autorités publiques d’accéder à un outil relativement bon marché et homogène pour représenter et délimiter la propriété foncière. Dans la pratique cependant, le rôle des cartes parcellaires dans la définition des droits de propriété fut loin d’être universel.
2Dans cette contribution, nous voulons confronter l’uniformité formelle des cartes parcellaires des xvie, xviie et xviiie siècles avec la variété régionale des systèmes de propriété et d’utilisation des terres (ce que l’on a appelé les « systèmes agro-sociaux »), en combinant les avancées récentes de la recherche sur l’histoire économique des droits de propriété, sur la précision planimétrique des cartes et sur la délimitation des terres. Ce chapitre s’appuie sur la vaste collection de cartes parcellaires locales récemment numérisées par les Archives de l’État belge dans le cadre du projet Cartesius, et en particulier sur l’utilisation des cartes parcellaires dans les procès. Les Pays-Bas méridionaux présentaient une grande variété régionale de « systèmes agro-sociaux », allant du capitalisme agraire de la Flandre maritime à l’agriculture de subsistance des landes communes de la Campine, en passant par la petite agriculture des paysans de la Flandre intérieure (Thoen, 2004). Une comparaison minutieuse de la production cartographique et, en particulier, de la précision de la représentation du parcellaire dans ces trois régions, nous permettra de questionner le rôle de la cartographie dans la fabrication de la propriété privée.
Les cartes parcellaires, la révolution cartographique et les droits de propriété
3Avec la « révolution cartographique » du xvie siècle, la nature de la cartographie a profondément changé. Alors qu’au Moyen Âge, les cartes appartenaient en grande partie au domaine de la théologie et de la cosmographie, les progrès scientifiques et technologiques en matière de trigonométrie et de systèmes de projection ont fait de la carte un instrument au service de la politique et de la gestion du territoire. En Flandre, l’université de Louvain a joué un rôle majeur dans cette évolution. En 1533, dans le Libellus de locorum describendum ratione, Gemma Frisius explique l’intérêt de la triangulation pour la cartographie régionale. L’ouvrage a été traduit en néerlandais en 1537. Quelques années plus tard, Gérard Mercator, probablement en collaboration avec Jacob Van Deventer, produisit une carte révolutionnaire des Flandres – Exactissima Flandriae description (1540) – avec une précision planimétrique inédite à l’époque (Depuydt et Decruynaere, 2001). Son impact sur la cartographie locale et régionale dans les Pays-Bas a été énorme : dès les années 1540, le « géomètre et mathématicien » François Van de Velde fut capable de fournir des cartes régionales de très grande qualité de différentes parties de l’estuaire de l’Escaut, en utilisant une projection qui égalait, au moins visuellement, la précision des cartes du xixe siècle (planche 1).
4Quelques années plus tard, dans les années 1560, les arpenteurs commencèrent à accompagner leurs relevés de cartes parcellaires détaillées (planche 2). Il faut cependant attendre quelques décennies supplémentaires pour que la production de cartes parcellaires prenne réellement son essor, en partie grâce à la circulation de traités popularisant les nouveaux outils scientifiques des arpenteurs (comme le Pracktijck des Lantmetens – Art de l’arpentage – publié par les arpenteurs Johan Sems et Jan Pietersz Dou à Leyde en 1600) (Janssens, 2006).
5Déjà, à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle, la précision planimétrique des cartes parcellaires locales était élevée. Pour les cartes à grande échelle telles les cartes parcellaires (surfaces cartographiques inférieures à 100 km²), aucun gain significatif de précision n’a pu être observé entre la fin du xvie siècle et le xxe siècle. Ceci a pu être vérifié pour un échantillon de trente cartes anciennes, en utilisant MapAnalyst©. Les cartes anciennes ont été positionnées aussi précisément que possible sur une carte actuelle. Ensuite, pour un ensemble de points de contrôle au sol, l’erreur de positionnement moyenne entre l’emplacement sur la carte et l’emplacement réel sur la surface terrestre a été calculée et les distorsions ont été visualisées via une grille de distorsion (Jongepier et al., 2016). Alors que des augmentations significatives de la précision planimétrique ont été observées pour les cartes à moyenne et petite échelle (cartographie de zones de 100 à 1 000 km² et de plus de 1 000 km² respectivement), les cartes à grande échelle se sont révélées aussi précises en 1600 qu’en 1850. Les cartes cadastrales du xixe siècle – époque de la première réalisation d’une cartographie systématique des parcelles de terre pour une grande partie de l’Europe continentale – n’étaient pas plus précises que celles d’avant 1800. En effet, pour les cartes cadastrales qui avaient essentiellement un objectif fiscal, la taille des parcelles et leur emplacement par rapport aux autres parcelles devaient être parfaitement exacts, mais la précision topographique n’était pas essentielle (Janssens, 2012 : 301-305).
6Ainsi, vers 1600, les Pays-Bas disposaient du savoir-faire nécessaire pour produire de grandes quantités de cartes parcellaires très précises. Les propriétaires fonciers privés ainsi que les administrations locales et centrales disposaient alors d’un outil puissant pour organiser et gérer leurs domaines ou pour prélever de nouveaux types d’impôts fonciers uniformes. La diffusion de la cartographie locale et nationale a souvent été associée au développement du pouvoir de l’État à partir du xvie siècle. Les cartes ne servaient pas qu’à représenter l’espace, elles pouvaient également contribuer à transformer l’organisation de l’espace, dessinant de nouvelles hiérarchies spatiales dans le paysage et dans la société (Harley, 1988 ; Buisseret, 1992 ; Blond, 2013). Les cartes parcellaires, en particulier, imposaient une grille uniforme de droits fonciers bien délimités dans le paysage, qui pouvait parfois refléter l’organisation existante de la propriété foncière, mais qui, dans d’autres cas, pouvait aussi contribuer à réorganiser et à simplifier les droits de propriété.
7Mais ces nouvelles compétences techniques n’ont pas pénétré des espaces également développés. Les terres qui avaient besoin d’être cartographiées étaient détenues sous une multitude de régimes de propriété. Dans la société féodale, les droits de propriété sur les terres étaient très complexes, de multiples acteurs exerçant un large éventail de droits sur un même espace. La même parcelle de terre pouvait être détenue en tenure d’un propriétaire, qui, lui-même, détenait la terre en fief d’un autre seigneur. La parcelle pouvait être située dans un espace où la communauté villageoise organisait la rotation des cultures et une partie du travail : après la récolte, la terre devait alors être ouverte au pâturage collectif. La terre pouvait être grevée de servitudes spécifiques, de droits de passage vers un voisin, ainsi que de toutes sortes de droits, de rentes, de dots, etc. Les dîmes devaient également être versées aux propriétaires ecclésiastiques ou laïcs. C’est pourquoi d’aucuns ont pu affirmer que l’imbroglio « féodal » des droits fonciers avait constitué un sérieux obstacle au développement de marchés fonciers « ouverts » et à la consolidation de la propriété foncière : les étrangers avaient du mal à entrer sur le marché foncier et les transferts et évaluations des terres étaient extrêmement complexes (Van Bavel et Hoppenbrouwers, 2004 ; Congost et Santos, 2010 ; Béaur et al., 2013). Néanmoins, dans certaines parties de l’Europe, des marchés fonciers « ouverts » ont vu le jour, et des droits de propriété entiers et exclusifs sur la terre se sont affirmés bien avant 1800 (Van Bavel et Hoppenbrouwers, 2004). La présente contribution a comme objectif de montrer comment les cartes foncières ont contribué à ce processus, en rendant la propriété abstraite, rationnelle et susceptible d’être accumulée. Alors que le savoir-faire technologique et la pratique de l’arpentage et de la cartographie étaient largement similaires dans l’ensemble des Pays-Bas – et dans toute l’Europe en fait – l’utilisation et l’impact des cartes foncières ont pu être localement très différents, selon l’organisation régionale de l’économie et les acteurs impliqués. Les plans parcellaires ont joué un rôle dans l’établissement des droits de propriété privée, mais pas partout, et pas toujours de la manière dont on pouvait l’imaginer.
Les cartes parcellaires : conservation et utilisation devant les tribunaux
8Dans les archives belges, les collections de cartes parcellaires antérieures à 1800 sont extrêmement riches. Comme cela a été dit plus haut, cette région a été un berceau de l’innovation cartographique depuis le xvie siècle. Malgré les pertes importantes subies à la fin de l’Ancien Régime et pendant les deux guerres mondiales, d’importantes collections de cartes provenant de propriétaires ecclésiastiques (comme les abbayes gantoises de St. Bavo et de St. Pierre), de familles nobles (comme la famille d’Arenberg) et même de dynasties d’arpenteurs (famille de Bersacques dans la région de Courtrai, voir Vandenbroucke, 2001) ont été préservées. Il en va de même pour la plupart des archives des cours centrales des principautés territoriales des Pays-Bas : le Conseil de Flandre (Raad van Vlaanderen), le Conseil de Brabant (Raad van Brabant/Conseil de Brabant) ainsi que le Grand Conseil (Grote Raad) de Malines, qui faisait office de cour d’appel pour la quasi-totalité des Pays-Bas depuis la fin du xve siècle. De nombreux plans de parcelles ont été produits dans le cadre de litiges et de procès, mais au xixe et au début du xxe siècle, ils ont souvent été extraits des dossiers originaux et ont été rassemblés dans des « Collections de cartes et plans » spécifiques. Ceci est très regrettable pour la recherche historique, car le lien entre la carte et le contexte archivistique dans lequel elle a été produite est ainsi rompu. Au cours des dernières décennies, les Archives de l’État belge ont joint leurs forces à celles de l’Institut géographique national (IGN), de la Bibliothèque royale et du Musée royal de l’Afrique centrale pour numériser leurs collections de cartes et les rendre accessibles via un géoportail en ligne dédié : www.cartesius.be. En 2023, plus de 200 000 cartes étaient accessibles sur le portail Cartesius. Quelque 54 000 d’entre elles proviennent des Archives d’État, dont 23 000 sont des cartes cadastrales (vers 1820-1833). De nombreuses autres cartes des collections des Archives d’État ont été numérisées mais doivent encore être intégrées dans la plateforme Cartesius1.
9Notre enquête portant sur la contribution des cartes parcellaires à la réorganisation de la propriété et à l’application des droits de propriété privée, nous avons en particulier cherché à étudier le petit nombre de cartes locales qui pouvaient être directement liées à des procès. Il s’agit des cartes qui ont été effectivement utilisées dans un litige, et où la carte a pu être mobilisée par les plaignants pour imposer leur point de vue sur les droits de propriété (voir Mitchell, 2006). L’utilisation de cartes dans les procès est antérieure à la révolution cartographique du xvie siècle. Dans les archives du Conseil de Flandre, nous trouvons des cartes à partir du moment où les affaires judiciaires individuelles ont été conservées dans des dossiers séparés, à savoir à partir des dernières décennies du xve siècle (planche 3).
10Géographiquement, nous nous sommes concentrés sur deux principautés, le comté de Flandre et le duché de Brabant. Ces deux principautés constituent la partie la plus urbanisée des Pays-Bas (avec la Hollande au nord), et elles ont également l’avantage de couvrir des régions agricoles très différentes qu’Erik Thoen a qualifiées de « systèmes agro-sociaux » (Thoen, 2004), afin de souligner les différences fondamentales existant à la fois dans l’organisation sociale de la production agricole, les régimes de propriété et le milieu naturel (sol, hydrologie, relief, etc.). Comme nous le verrons plus loin, en Flandre et dans le Brabant, on trouve trois principaux « systèmes agro-sociaux » : la région de la Campine, caractérisée par une agriculture paysanne de subsistance et de vastes terres communes ; la Flandre intérieure, qui abrite le système agricole flamand de type proto-industriel dit « agriculture flamande » et la région côtière des polders, où le capitalisme agraire s’est précocement enraciné.
11Pour les deux principautés, nous avons rassemblé les cartes déjà intégrées dans la plate-forme Cartesius avec les collections de cartes des Archives d’État de Bruges et d’Anvers2 et les cartes qui ont été conservées dans les archives judiciaires originales du Conseil de Flandre et du Conseil de Brabant3. Il en résulte un échantillon de 265 cartes, incluses dans l’analyse et datées entre 1480 et 17934. 139 de ces cartes peuvent être considérées comme des cartes parcellaires, dont l’échelle est généralement supérieure à 1 : 6 000 et qui donnent des informations de type cadastral sur la propriété ou l’utilisation de parcelles individuelles. Les 126 autres peuvent être qualifiées de cartes « territoriales », car elles ne contiennent pas de dessin (systématique) des parcelles de terre, mais représentent des entités territoriales plus larges telles que les limites des paroisses, les routes, les rivières, les seigneuries, les districts de dîme, etc. (figures 1 et 2)
Figure 1. – Fréquence des cartes locales parcellaires (land-plot) et territoriales (territorial) relatives aux procès en Brabant et en Flandre (xve-xviiiie siècle).
Figure 2. – Les systèmes agro-sociaux régionaux du Brabant et de la Flandre avec indication des 270 cartes utilisées dans cette analyse.
Tableau 1. – Cartes locales relatives aux procès en Brabant et en Flandre (xve-xviiie siècle).
Catégorie | Campine | Inland | Polder | Total |
Cartes parcellaires | 3 | 132 | 4 | 139 |
Cartes territoriales | 13 | 100 | 13 | 126 |
Total | 16 | 232 | 17 | 265 |
Sources : échantillon constitué à partir de [www.cartesius.be] ; Bruges, Archives de l’État, Cartes et plans ; Anvers, Archives de l’État, Cartes et plans ; ainsi que des cartes conservées dans des dossiers judiciaires individuels dans les archives du Conseil de Flandre (Gand, Archives de l’État, Conseil de Flandre) et du Conseil de Brabant (Anderlecht, Archives de l’État, Conseil de Brabant).
12Les figures 1 et 2 révèlent déjà d’intéressantes variations géographiques et chronologiques dans la répartition des cartes parcellaires ou territoriales de notre échantillon. Pour la région des Polders maritimes et celle de la Campine, notre analyse a révélé moins de cartes locales liées aux litiges, par rapport à l’intérieur de la Flandre et du Brabant. De plus, les cartes de litiges qui ont été conservées, sont principalement des cartes « territoriales », la plupart du temps à des échelles plus petites, et non des cartes parcellaires. La majorité des cartes de parcelles sont liées à des litiges concernant la Flandre intérieure, avec une concentration particulière dans la région au sud de Gand, qui est le cœur géographique de la « petite » agriculture flamande. En outre, la figure 1 montre que les cartes de la Campine, mais aussi celles des Polders, ont été produites presque exclusivement à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, alors qu’en Flandre intérieure, la production cartographique était déjà en constante augmentation tout au long du début de la période moderne. Dans la partie suivante, nous développerons les causes de ces différences.
En Flandre maritime : des droits de propriété privée solides ont précédé le développement des cartes
13Les polders maritimes de Flandre constituent l’exemple typique d’une région marquée par la transition précoce d’une économie paysanne de subsistance vers une forme de « capitalisme agraire » (Soens, 2018). Du point de vue environnemental, les marais côtiers de la région de la mer du Nord s’étaient toujours distingués de l’intérieur des terres. Vers 1300, ils constituaient le cadre de vie d’une société « paysanne », dans laquelle dominaient les petites exploitations – en Flandre, souvent moins de deux hectares de terre – dont les exploitants bénéficiaient de droits de propriété solides et de la liberté personnelle. Ces paysans du littoral pratiquaient la pluriactivité, associant les activités des zones humides et des zones sèches : pêche, culture, élevage, coupe de roseaux, extraction de tourbe, transport, etc. Les seigneuries locales étaient généralement faibles dans les marais côtiers. En revanche, le degré de liberté personnelle et d’autonomie politique des communautés paysannes était élevé. Sans contraintes féodales, un marché actif de la terre avait pu se développer très tôt, au bénéfice des paysans, mais aussi des propriétaires urbains, ecclésiastiques et nobles absentéistes qui accumulaient progressivement des terres. Du xiiie au xvie siècle, la Flandre côtière a été le théâtre d’un important transfert de propriété foncière de la paysannerie vers des propriétaires absentéistes, qui avaient recours au bail à ferme pour l’exploitation de ces terres (Soens et Thoen, 2008). La concentration de la propriété foncière a été suivie, aux xve et xvie siècles, par la concentration des exploitations. Au milieu du xvie siècle, la région était caractérisée par la configuration sociale classique « à trois niveaux » du capitalisme agraire : les terres étaient détenues par de grands propriétaires, louées à des fermiers et travaillées par des ouvriers agricoles sans terre.
14Bien avant la révolution cartographique du xvie siècle, la Flandre maritime avait développé une longue tradition de relevés fonciers détaillés. Les arpenteurs produisaient des terriers textuels comportant la description géographique des parcelles de terrain, ceci dans le double objectif de la gestion des terres et des eaux. À partir du xiiie siècle, l’entretien des infrastructures de drainage et de protection contre les inondations (digues, fossés, écluses) était financé par le prélèvement d’un impôt foncier proportionnel à la quantité de terre possédée par chaque individu. Au xive siècle et probablement déjà au xiiie siècle, les administrations des eaux – wateringues – utilisaient de simples listes détaillant la quantité de terre possédée par chaque propriétaire, mais à partir du xve siècle, ils ont fait réaliser des terriers détaillés (appelés ommelopers), qui donnaient une description géographique précise des parcelles de terre, fondée sur des relevés de terrain effectués par des arpenteurs. Pour chaque parcelle, étaient indiqués son emplacement, sa taille, sa forme, son orientation, son propriétaire et (parfois) son utilisateur, ainsi que les parcelles voisines et d’autres informations complémentaires. L’apogée de la production d’ommelopers se situe aux xve et xvie siècles. Le wateringue de Blankenberge, par exemple, qui gérait une superficie impressionnante de 17 000 hectares, a commandé un nouvel ommeloper en 1456, 1478, 1494, 1513 et 1554-1560. Dans ces dernières années, deux arpenteurs ont travaillé six ans pour produire un énorme terrier en trois volumes, qui a coûté 300 livres groten flamandes soit environ 9 000 salaires journaliers d’un ouvrier non qualifié (Soens, 2015).
15Ainsi, une riche tradition de cartes foncières « textuelles » existait en Flandre côtière bien avant 1600. Elles offraient une description détaillée de la propriété foncière, qui dans cette région était simple, homogène et principalement privée depuis la fin du Moyen Âge. L’énorme production de terriers commandés par les wateringues pourrait notamment avoir contribué au développement des droits fonciers privés aux xve et xvie siècles. De plus, comme Daniel Lord Smail (2000) l’a montré pour Marseille, l’existence d’une telle tradition préexistante de cartes « verbales » ou « textuelles » a eu un impact considérable sur le développement de la cartographie au cours de la période suivante. Il n’est pas surprenant que la région maritime ait adopté précocement des pratiques cartographiques d’un nouveau genre au xvie siècle (voir planche 1). Entre les années 1540 et 1570, des cartes territoriales très précises de la Flandre maritime ont été produites par des arpenteurs, des cartographes et des peintres tels que François Horenbault ou Pieter Pourbus. En revanche, la cartographie parcellaire y faisait défaut. Des débuts précoces et un goût pour les représentations textuelles ou visuelles de l’espace n’y ont pas conduit à la création d’une abondance de cartes parcellaires. Il est frappant de constater que les wateringues, qui avaient commandé tant de terriers détaillés à la fin du Moyen Âge, ont rarement commandé des cartes parcellaires détaillées lorsque la technologie permettant de réaliser de telles cartes est devenue disponible à la fin du xvie siècle. Dans les affaires judiciaires du xviiie siècle relatives à la zone côtière, nous trouvons une certaine quantité de cartes territoriales, mais seulement quelques cartes parcellaires. Cela peut résulter du fait que ces cartes ont été séparées de leur contexte juridique d’origine, mais il n’y a aucune raison pour que cela se soit produit plus fréquemment dans la zone des polders que dans les autres régions.
16Dans notre échantillon, on ne trouve que quelques exemples de plans de parcelles utilisés dans des procès liés à la zone côtière. Lorsque, vers 1636, un litige fiscal entre le district d’Assenede au nord de la Flandre, d’une part, et le polder Sint-Albertus, d’autre part, a été porté devant le Conseil de Flandre, l’un des plaideurs a produit un plan parcellaire qui se trouve encore dans le dossier original (planche 4). Cette carte en couleur représente les parcelles du polder avec leurs propriétaires, mais les limites des parcelles individuelles sont dessinées de manière plutôt schématique. Le conflit ne portait pas sur les limites des parcelles individuelles, mais sur la juridiction respective du polder et du district d’Assenede. Dans le paysage géométrique des polders, caractérisé par un système uniforme de droits fonciers privés, un dessin schématique des parcelles était suffisant. En revanche, retracer les limites territoriales des différentes paroisses, seigneuries ou administrations locales était plus difficile. Ces limites territoriales trouvaient souvent leur origine dans un lointain passé médiéval et, dans le paysage dynamique des polders, ils étaient bien difficiles à retrouver. Par conséquent, dans la zone côtière des polders, les cartes territoriales étaient souvent utilisées dans les procès aux xviie et xviiie siècles, contrairement aux cartes de parcelles.
17Il existait pourtant un contexte spécifique dans lequel les plans des parcelles ont joué un rôle important dans la « fabrication » des droits de propriété privée en Flandre côtière. À partir de la fin du xvie siècle, et particulièrement au xviiie siècle, les nouveaux projets de drainage ont souvent donné lieu à l’élaboration d’un plan parcellaire. Les premiers projets de drainage modernes symbolisaient la conquête de la nature par les hommes : les nouveaux paysages avec leurs routes, canaux, digues et parcelles étaient conçus sur la table à dessin avant d’être mis en œuvre sur le terrain. La géométrie rationnelle du système parcellaire répond à la fois aux préférences esthétiques des élites humanistes qui soutiennent ces projets de drainage et à la recherche de l’efficacité économique (Reh, Steenbergen et Aten, 2007). En outre, le nouveau système parcellaire effaçait toute trace des systèmes parcellaires et des revendications de propriété antérieurs (Soens et De Graef, 2014 : 237-239). Dans ces projets de drainage, les cartes parcellaires sont devenues un instrument puissant dans la création d’un nouveau type de droits de propriété (planche 5).
La Flandre intérieure : les plans parcellaires et la fragmentation des droits de propriété
18Par rapport à la Flandre maritime, le « système agro-social » de la Flandre intérieure a évolué dans une direction totalement opposée. La fragmentation des droits de propriété et des propriétés foncières, qui était déjà très élevée avant la peste noire, s’est intensifiée à partir du xvie siècle. La Flandre intérieure est devenue le berceau de l’agriculture flamande, bien connue grâce aux travaux d’Erik Thoen (2004). La « Flemish Husbandry » impliquait un travail intensif et produisait des rendements très élevés – jusqu’à 2 000 litres de blé ou de seigle par hectare – grâce à un énorme apport de main-d’œuvre. Et cependant, les familles ne pouvaient survivre que grâce à la conjugaison de l’agriculture sur leur micro-ferme, d’activités proto-industrielles (de plus en plus le tissage du lin) et de relations asymétriques avec les quelques grandes fermes de chaque village qui leur fournissaient des services de transport et de labourage ainsi que des crédits en échange de la main-d’œuvre. Le système d’héritage permettait aux paysans de la Flandre intérieure de subdiviser leurs exploitations. Au cœur de la Flandre intérieure, au sud de Gand, 30 % à 40 % des exploitations étaient inférieures à un hectare dans la seconde moitié du xvie siècle. Au milieu du xixe siècle, la part des micro-exploitations de moins d’un hectare dépassait facilement 60 %, et atteignait parfois 80 % et plus.
19Les droits fonciers n’étaient pas seulement fragmentés, ils étaient aussi assez complexes dans cette région, car la plupart des paroisses comptaient plusieurs seigneuries foncières, dont certaines ne concernaient sans doute qu’un très petit espace. Chacune de ces justices seigneuriales traitait les transferts de terres à l’intérieur de sa juridiction. La fragmentation des juridictions a pu entraver l’accumulation de terres par des étrangers dans cette région (Thoen, 2001). Face à cet imbroglio des droits de propriété sur les terres, les plans parcellaires sont devenus très importants dans cette région, tant dans le cadre de la gestion des domaines que de l’administration fiscale. Aux xviie et xviiie siècles, la perception des impôts dans la Flandre inférieure repose de plus en plus sur la terre. Les paroisses, responsables de la perception des impôts, ont donc commandé des enquêtes foncières détaillées, souvent accompagnées de cartes parcellaires. Selon Pieter Beyls (Beyls, 2012 : 73-74 et 2015 ; voir également la contribution de Pieter De Reu dans ce volume), la cartographie systématique des parcelles par paroisse en Flandre intérieure peut être considérée comme le précurseur direct du cadastre napoléonien, bien que celui-ci ait été organisé sur une base strictement locale (planche 4). De la même manière, les propriétaires de dîmes, de rentes coutumières et de droits seigneuriaux ont commandé des cartes détaillées des droits fonciers dans les paroisses et les seigneuries de Flandre intérieure (planche 6).
20Dans cette région, les plans parcellaires ont également été utilisés dans les procès. Dans les archives du Conseil de Flandre, de nombreux plans parcellaires sont encore dans les dossiers originaux. Beaucoup d’autres en ont été retirés au cours des siècles passés. En 1609, par exemple, Pieter et Andries Van der Stuyft et Dominicus Van der Swalmen ont intenté un procès à Frans Van den Berghe et à son épouse pour l’occupation illégale de quatre parcelles dans la paroisse d’Erondegem, que les plaignants prétendaient avoir acquises par achat. Le Conseil de Flandre a organisé une « visite des lieux » et un géomètre mandaté par les plaignants a établi une carte des parcelles contestées (planche 7).
21Ce litige concernait quatre parcelles différentes, qui mesuraient ensemble 235 roeden, soit 0,72 hectare. Bien entendu, ni les plaignants ni le défendeur n’étaient des paysans, mais ils disposaient du capital financier et de l’influence politique nécessaires pour porter leur affaire devant le plus haut tribunal du comté de Flandre et pour engager un arpenteur pour produire une carte. Même si les tribunaux étaient relativement « ouverts » au début des temps modernes (Vermeesch, 2015), il semble très improbable qu’un petit paysan ait été en mesure d’introduire sa cause devant le plus haut tribunal du comté. De plus, le fait que la cour acceptait des cartes comme preuve légale suggère que les cartes parcellaires ont pu aider ceux qui avaient le capital et le savoir-faire pour les produire à imposer leur vision des droits fonciers. Très probablement, la carte dessinée par Horenbault ne rendait pas justice à la complexité des droits fonciers dans cette partie de la Flandre. Horenbault a ramené des droits de propriété complexes et imbriqués à la grille typique faite de parcelles privées en pleine propriété et délimitées par des frontières linéaires bien définies.
22L’utilisation des cartes au cours des procès a donc eu deux conséquences fondamentales. Premièrement, les cartes permettaient la revendication de droits de propriété nets et entiers, par rapport à l’ancienne conception féodale de l’espace et de la propriété. En conséquence, les élites villageoises et les étrangers eurent l’avantage sur les paysans locaux qui bénéficiaient auparavant à la fois de droits de propriété et d’usage. En recouvrant la complexité des droits fonciers par une grille simple, les cartes permettaient aux élites de faire une « incursion » légale dans le monde confus des droits fonciers paysans. Deuxièmement, le succès des plans parcellaires en Flandre intérieure a sans aucun doute facilité la subdivision sans fin de la propriété foncière dans cette région, permettant aux administrations villageoises, aux tribunaux seigneuriaux et aux collecteurs de dîmes de garder une vue d’ensemble des parcelles souvent minuscules, de leurs propriétaires et de leurs utilisateurs.
La Campine : cartographier des îlots de terres privées dans une mer de landes communes
23La troisième et dernière région considérée dans ce chapitre est la Campine, qui se composait de la partie septentrionale de l’ancien duché de Brabant et du comté de Looz. Aujourd’hui, la région fait partie des provinces belges d’Anvers et du Limbourg, et des provinces néerlandaises du Noord-Brabant et du Limbourg5. Tout comme celui de la Flandre intérieure, le « système agro-social » campinois était caractérisé par une agriculture paysanne de subsistance. Cependant, alors que les paysans de Flandre se tournaient vers la production textile pour compléter les revenus de leurs petites exploitations, les paysans campinois disposaient de vastes étendues de landes communes, qui pouvaient être utilisées comme pâturages pour les animaux et fournissaient de l’énergie et des matériaux de construction (bois et tourbe). De plus, ils y découpaient des mottes de terre qui étaient mélangées à du fumier et épandues comme engrais sur les champs cultivés. Cette dernière pratique permettait de concentrer les nutriments d’un vaste espace extérieur (outfield) sur les champs proprement dits (infield). Sur ces derniers, la production plus ou moins permanente de seigle (et de sarrasin) est ainsi devenue possible dans cette région aux sols pauvres et sablonneux (Van Onacker, 2017 et De Keyzer, 2016 et 2019).
24Dans cette région, jusqu’à 70 % ou 80 % des terres étaient donc des landes communes, ce qui ne laissait qu’une faible place à la propriété privée des terres. Outre les petites exploitations paysannes – dont la plupart combinaient une petite parcelle de terre arable et une parcelle de pâturage encore plus petite, l’ensemble dépassant rarement deux hectares au total –, quelques grandes exploitations avaient été encloses après avoir été récupérées sur la lande par de grands propriétaires, notamment les abbayes des Prémontrées de Tongerlo, Averbode ou Postel et certaines familles nobles. En général, cependant, les vastes terres couvertes de bruyère, ouvertes et communes, se sont avérées difficiles à délimiter et à revendiquer quel que ce soit le demandeur (De Keyzer, 2018 ; Van Onacker, 2017). Les revendications de propriété n’étant jamais claires ou simples, les luttes de pouvoir entre villages voisins, voire au sein même d’une communauté, étaient fréquentes. Au début de la période moderne, la région de la Campine a conservé sa structure socio-politique et économique ancienne, même si cette région était l’arrière-pays d’une métropole en plein essor, Anvers. Les communautés villageoises s’y sont montrées résistantes et ont défendu leurs droits sur les communs, leurs privilèges et leur statut indépendant (De Keyzer, 2018 ; Van Onacker, 2017).
25Dans cette région, dominée par les terres communes et les petits paysans, le recours aux cartes est resté limité. Durant tout l’Ancien Régime, les cartes campinoises sont restées rares, peu détaillées et vagues, comparées à l’impressionnant patrimoine cartographique de la Flandre intérieure et même de la Flandre maritime. Comme nous l’avons montré ailleurs, les villageois campinois ont su résister à l’apparition d’une conception linéaire et géométrique des limites et de l’espace, préférant des espaces de frontières négociées – délimitées lors de processions cérémonielles auxquelles assistaient toutes les parties intéressées – aux frontières cartographiques strictes (De Keyzer, Soens et Jongepier, 2014). Pendant des siècles, les acteurs de l’élite se sont révélés incapables d’imposer à la fois des droits de propriété privée et une conception plus moderne des limites des territoires et des parcelles sur cette région où, traditionnellement, dominaient les propriétés communes. Lorsque les cartes de la région de Campine ont été utilisées dans des procès au début de la période moderne, elles ont été principalement dessinées dans la tradition schématique et figurative du Moyen Âge, où la précision planimétrique dans la représentation des limites territoriales ou des parcelles de terre avait une importance limitée (planche 8).
26Les cartes foncières à grande échelle de villages entiers, détaillant les parcelles individuelles avec un degré suffisant de précision topographique, sont restées rares dans cette région (voir figure 1), contrairement à la Flandre intérieure où les paroisses et les cours manoriales les faisaient réaliser à des fins fiscales. En revanche, les abbayes campinoises et certaines familles nobles ou urbaines ont commandé de somptueux plans parcellaires de leurs manoirs et domaines6. Ces cartes avaient une fonction administrative mais représentaient également un important capital symbolique, montrant la richesse et le statut de l’abbaye ou de la famille. Il est intéressant de noter que ces cartes isolaient visuellement les « îles » de terres privées de « l’océan » de terres au statut non défini qui les entouraient, ce qui donnait une représentation très confuse de l’espace (planche 9).
27Tout comme en Flandre maritime, les cartes de Campine sont apparues lors de transferts de terres à grande échelle. Si, d’une manière générale, les cartes de parcelles étaient d’une utilité limitée dans la délimitation et la négociation des droits de propriété privée dans cette région, elles ont pris de l’importance dès que des projets d’enclosure à grande échelle ont été entamés. À partir du milieu du xviiie siècle, une pression croissante s’est exercée pour privatiser les landes communes, afin d’intensifier la production agricole de la région. En 1772, un édit a été publié qui obligeait la privatisation et la mise en culture de tous les anciens terrains vagues. Dans le discours des agronomes et des fonctionnaires de l’État, soutenus par des intérêts financiers privés, les landes communes étaient sous-utilisées, et des gains importants en termes d’efficacité économique pouvaient être réalisés lorsque la lande était clôturée, fertilisée et convertie en terres arables ou en pâturages privés. Dans la Campine, l’enclosure était très contestée, et jusqu’au milieu du xixe siècle, les communautés villageoises ont réussi à s’opposer à l’enclosure de leurs communs (De Keyzer, 2019). Les cartes foncières ont été utilisées pour vaincre cette résistance. Comme lors des projets de drainage dans les marais côtiers, les cartes pouvaient être mobilisées pour imposer un nouveau régime de propriété (planche 10). Cependant, ces efforts n’ont pas réussi à se concrétiser. La conception géométrique et uniforme de la propriété foncière propagée par les cartes a été rejetée avec succès par la majorité des acteurs concernés.
Pour conclure : les cartes parcellaires et la simplification de la propriété
28À partir de la seconde moitié du xvie siècle, les cartes parcellaires se sont répandues en Europe. Elles ont fourni aux dirigeants, aux organisations et aux acteurs privés un outil simple et uniforme pour visualiser les droits de propriété privée. La présente contribution constitue une exploration préliminaire de l’impact des plans parcellaires sur la définition et l’attribution des droits de propriété foncière : où, quand et dans quelles conditions les plans parcellaires sont-ils devenus un auxiliaire précieux permettant de passer de la complexité féodale à la simplicité de la propriété privée garantie par des droits clairement définis ? Pour différentes régions, nous avons étudié des cartes parcellaires utilisées dans les tribunaux, afin d’étudier leur impact potentiel sur la propriété foncière. Au cours des dernières années, la numérisation rapide des cartes datant d’avant 1800 a considérablement augmenté les possibilités d’étudier les caractéristiques, la précision, le contexte et l’impact potentiel des cartes. Bien que notre recherche ait été fondée sur un échantillon limité de cartes, il est apparu clairement que la diffusion et l’impact des cartes parcellaires étaient très différents d’une région à l’autre, en fonction de l’organisation des droits de propriété dans chaque région particulière et des intérêts des acteurs impliqués. En Flandre maritime et dans la Campine, l’amélioration de l’outil cartographique au xvie siècle n’a pas joué un rôle important dans la simplification des droits de propriété, sauf dans les contextes où de nouvelles terres étaient revendiquées par des étrangers. En revanche, en Flandre intérieure, les cartes parcellaires sont devenues très importantes, car elles ont permis de perpétuer la subdivision sans fin de la propriété foncière, tout en donnant un avantage déterminant aux acteurs ayant la capacité financière et politique d’utiliser le pouvoir de la cartographie.
29Ainsi, les cartes parcellaires pouvaient effectivement ouvrir la voie à la production d’un nouvel espace fait de propriétés privées exclusives, découpées de manière géométrique par de nouvelles limites, mais elles ne le faisaient pas toujours. Les cartes de parcelles ne pouvaient s’imposer que si un consensus sur leur utilisation et leur interprétation était atteint, ou si un groupe d’acteurs pouvait imposer sa vision spatiale à tous les autres groupes (Mukerji, 1983). Comme l’a montré Andrew Gordon (2001) dans son étude sur la représentation visuelle et cartographique de Londres au début de la période moderne, les différents acteurs avaient différentes façons de s’approprier l’espace et de le « mettre en scène » sur une carte. Pour comprendre la représentation cartographique du parcellaire et l’utilisation de ces cartes parcellaires, il faut donc découvrir les objectifs et les ambitions des cartographes et de leurs commanditaires, ainsi que la manière dont les asymétries de pouvoir dans une communauté locale se traduisaient par différentes constructions de l’espace.
30La compréhension des cartes parcellaires dépend de notre capacité à reconstituer le contexte dans lequel la carte a été réalisée et a fonctionné. Pour les cartes juridiques, utilisées dans les tribunaux, ce contexte est souvent absent car les cartes ont été retirées des dossiers auxquels elles appartenaient. Dans ce cas, le potentiel des humanités numériques et spatiales pour restaurer le lien entre la carte et son contexte d’archivage est très prometteur. À l’avenir, la « lecture à distance » d’entités nommées telles que des noms de lieux, des noms de famille, des dates et des objets sur la carte et dans les documents écrits devrait permettre d’identifier le dossier auquel la carte appartenait. Dans la « salle des cartes virtuelle » du futur, ces deux outils pourront être combinés (Fernández-Wyttenbach et al., 2011). En outre, une analyse systématique de la précision planimétrique des cartes de parcelles, à l’aide de logiciels dédiés comme MapAnalyst©, peut permettre de révéler des distorsions locales ainsi que des zones de la carte qui ont été cartographiées avec une plus grande précision, fournissant ainsi des informations contextuelles précieuses sur les origines de la carte, qui ont été perdues au fil du temps (Jongepier et al., 2016).
31En bref, une fois que les cartes parcellaires sont entrées dans l’ère numérique, il devient possible de recontextualiser ces belles cartes, et grâce à cette recontextualisation, une évaluation bien meilleure du rôle que ces cartes ont joué dans la formation des droits de propriété privée « modernes » devient possible.
Liste des planches
Planche 1. – Carte figurative des polders situés près de Biervliet, Françhois Van de Velde, 1549.
Référence : Gand, Archives de l’État, Cartes et plans, 613.
Planche 2. – Carte parcellaire de la censive Papinglo, Maldgem, 1567.
Échelle : 1 : 8905. Référence : Gand, Archives de l’État, Cartes et plans, 602.
Planche 3. – Carte anonyme ajoutée à un procès intenté devant le Conseil de Flandre en 1497-99, opposant Guillaume Hugonet, seigneur de Middelburg et les échevins de Middelburg d’une part, et les échevins et collecteurs d’impôts du Brugse Vrije (le district rural entourant Bruges) d’autre part.
Les deux parties contestent la frontière entre Moerkerke et Middelburg. Référence : Gand, Archives de l’État, Conseil de Flandre, 8684.
Planche 4. – Carte parcellaire du Sint-Albertuspolder, utilisée dans un procès intenté devant le Conseil de Flandre, vers 1636.
Référence : Gand, Archives de l’État, Conseil de Flandre, 10165.
Planche 5. – Plan parcellaire du Oud-Arenbergpolder nouvellement drainé, 1688.
Référence : Bruxelles, Archives générales du Royaume, Cartes et plans manuscrits II, 8617.
Planche 6. – Carte de Beveren-Leie et Desselgem par Gudwalus Van der Marien, 1675 réalisée pour l’abbaye Saint-Pierre de Gand.
Référence : Gand, Archives de l’État, Cartes et plans, 559.
Planche 7. – Arpentage de quatre parcelles à Erondegem (Land van Aalst), par l’arpenteur Jacques Horenbault, 30 septembre 1609, réalisé dans le cadre d’un litige entre Pieter et Andries van der Stuyft et Dominicus van der Swalmen, demandeurs, et [la veuve de] Frans Van den Berghe, défendeur, porté devant le Conseil de Flandre.
Référence : Gand, Archives de l’État, Conseil de Flandre, 9172.
Planche 8. – Carte du xvie siècle, avec représentation des parcelles, du Bischopshoeven appartenant à l’évêque de Cambrai près de Retie et Geel.
Référence : Bruxelles, Archives générales du Royaume, Cartes et plans, 1068.
Planche 9. – Plan parcellaire de l’arpenteur J. F. Herrebertus, 1690, représentant des parcelles dispersées appartenant à une ferme louée à bail dans la paroisse de Wijnegem.
La ferme appartenait à Guillau Antonius. Référence : Anvers, Archives de l’État, Cartes et plans, 549.
Planche 10. – Plan de privatisation d’une partie de la « vroente » ou lande commune de Vorselaar, près de Herentals.
Plan parcellaire dessiné par le géomètre G. Anthonis, 1758. Le plan représente des parcelles déjà encloses (lettre I) et d’autres susceptibles de l’être (30 parcelles situées près des lettres H et I). Référence : Anvers, Archives de l’État, Cartes et plans, 579.
Notes de bas de page
1 En 2019, les Archives d’État avaient numérisé quelque 120 000 cartes. En plus des 50 000 cartes numériques déjà disponibles dans Cartesius, quelque 40 000 autres sont accessibles dans les salles de lecture des Archives d’État. Avant d’être intégrées dans Cartesius, les cartes sont géoréférencées par un nombre limité de points de contrôle au sol, situés dans les angles des « boîtes de délimitation » du territoire cartographié : www.cartesius.be.
2 Au moment de l’analyse (2019), les collections de cartes des deux dépôts des Archives d’État avaient été numérisées, mais n’étaient pas encore intégrées dans la plateforme Cartesius. Les deux collections ont été échantillonnées. Ont été privilégiées les cartes antérieures à 1650 et un échantillon de cartes produites dans la période 1780-1790.
3 Gand, Achives de l’État, Conseil de Flandre et Archives de l’État à Anderlecht, Conseil de Brabant, Procès de Particuliers, séries 1 et 2, procès des communes, Procès du Clergé.
4 Nous devons souligner qu’il ne s’agit que d’un échantillon partiel. Il est très vraisemblable qu’un très grand nombre des cartes introduites dans la base de données Cartesius ont été produites dans le cadre de procès. Cependant, comme les cartes ont été physiquement séparées des procès, il n’est pas toujours possible de les relier. Notre échantillon est limité à la minorité de cartes avec des références explicites aux procès (souvent dans la légende de la carte et parfois dans des notes ajoutées par les archivistes successifs).
5 Seule la partie belge de la Campine est incluse dans l’analyse.
6 Cela a donné lieu à de magnifiques terriers illustrés par des cartes de propriété en couleurs. Pour la plupart des abbayes campinoises, ces cartes ont été publiées par les Archives de l’État en Belgique, voir par exemple Goris 2000 pour l’abbaye de Tongerlo.
Auteurs
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