« Fleury-devant-Douaumont était un joli village gracieusement campé sur sa colline. À ses pieds moutonnait le bois de Souville. Que reste-t-il des arbres ? Des moignons. Du village ? À peine des ruines. Le ravin des Vignes qui mène au village est lui-même un fantôme de ravin. »

1C’est ainsi que l’écrivain et journaliste nancéien d’origine alsacienne Émile Hinzelin décrit les vestiges de cette « sentinelle avancée de Verdun » dans un des classiques de la propagande française de l’immédiat après-guerre1. Cette époque connaît des débats passionnés à propos du sort à réserver aux ruines, notamment les plus emblématiques : la cathédrale de Reims, la grand’place d’Arras, la ville martyre de Nomeny. Si certains veulent que la vie reprenne ses droits le plus vite possible, d’autres entendent laisser les lieux en l’état, afin de stigmatiser pour l’éternité « la barbarie allemande ». Les autorités décident finalement de reconstruire les zones urbaines, tout en attirant l’attention sur leur histoire par des plaques et des monuments. Dans les campagnes, les choix varient selon les endroits. La plupart des villages sont reconstruits, quelques-uns non.

2Nous nous attachons ici au département de la Meuse, où plusieurs communes fantômes, rasées par les combats de la bataille de Verdun, continuent d’avoir une existence administrative, à l’origine « pour ne pas laisser le dernier mot au Boche ». Leurs ruines, souvent modestes – sauf à Ornes –, sont entretenues par l’État et par des associations, aujourd’hui dans une optique mémorielle et non plus politique. Les plus emblématiques sont celles de Fleury-devant-Douaumont, prises et reprises de nombreuses fois au cours de la bataille.

3Après avoir retracé brièvement les combats de la bataille de Verdun à l’origine du mythe de Fleury – en nous appuyant sur la vision véhiculée par les acteurs mémoriels2 –, nous verrons comment ce lieu devient immédiatement le symbole de la pugnacité, du courage et de l’abnégation des poilus ; de ce qui est présenté dans les décennies qui suivent le conflit comme l’extraordinaire résistance d’une nation face à l’envahisseur. Mises progressivement en scène, les ruines de Fleury sont le théâtre de cérémonies régulières, jusqu’à aujourd’hui. Elles sont un lieu de visites pour les pèlerins, les touristes, les personnalités.

Fleury avant et pendant la guerre

4Au début du xx^e siècle le village de Fleury-devant-Douaumont, situé sur des hauteurs boisées à environ 8 km de Verdun, ne vit plus seulement de l’agriculture. Déjà, il voit passer de nombreux militaires en raison de la présence toute proche de cinq importants éléments de la ceinture construite sur les côtes de Meuse dans le cadre de la ligne Séré de Rivières. Les forts lui ont apporté

« une certaine prospérité grâce à un nouvel apport de population ouvrière, puis militaire. En 1913 celle-ci atteint 422 habitants, permettant ainsi à de petits commerces, auberges et artisans d’y développer leurs activités à côté de celle du monde rural agricole traditionnel3 ».

5En août 1914 le village est traversé par les régiments envoyés en couverture dans la plaine de la Woëvre, puis la bataille de la Marne fixe la ligne à plusieurs kilomètres au nord. « En 1915 il est encore totalement intact et regorge de troupes combattantes ou logistiques se préparant à monter au front ou bien s’en reposant après leur relève4. » Le 27 mars de cette année-là l’écrivain Henry Bordeaux « passe la Meuse et monte par une route en lacets au petit village de Fleury ». « On a une belle vue sur Verdun, sur la vallée de la Meuse, et de l’autre côté, sur le fort de Douaumont », écrit-il. « Dans une maison paysanne, à côté d’une grange, est le bureau du colonel5 [du 44^e territorial]. » La commune est alors on ne peut plus animée du fait de la présence de dizaines d’officiers et de soldats.

6Moins d’un an plus tard, elle est totalement désertée à la suite du déclenchement de l’offensive allemande.

« Le 21 février 1916, Fleury-devant-Douaumont est réveillé par le bombardement préparatoire à l’assaut allemand. Il neige. L’horizon est en feu. Les nouvelles sont rares et contradictoires. L’ordre est donné d’évacuer le village. Les habitants s’entassent dans les charrettes, emmènent le bétail et descendent vers Bras sur Meuse et Verdun, croisant les renforts qui se hâtent vers la ligne de feu6. »

7La chute du fort de Douaumont, le 24, permet à l’ennemi de prendre le village pour cible, ce qui entraîne sa destruction progressive. « Les bombardements crèvent les toitures pendant que les tranchées et les abris transforment les caves en îlots de résistance. Et la destruction de Fleury-devant-Douaumont ne s’arrêtera plus. En mai, il n’est déjà plus qu’un tracé de ruines fumantes7. » La chute du fort de Vaux, le 7 juin, aggrave encore la situation : Fleury se trouve désormais en première ligne.

« Entre Froideterre et Souville, à la tête des ravins de la Poudrière et des Vignes, il devient une des clés de la bataille. Emporter cette position, c’est une chance pour les Allemands de percer, la tenir, c’est verrouiller la porte qui ouvre sur Verdun8. »

8L’ennemi entre pour la première fois dans les ruines de Fleury le 23 juin, mais il en est délogé dès le lendemain. En tout, le village change 16 fois de mains jusqu’au 18 août, date de sa reprise définitive par le régiment d’infanterie coloniale du Maroc. Un épisode a tout particulièrement marqué les esprits :

« Le 11 juillet l’assaillant tente un suprême effort et dans la poussière âcre des explosions, il attaque, précédé de lance-flammes et réussit à s’emparer de la Poudrière défendue par deux bataillons de la 255^e brigade commandée par le colonel Coquelin de Lisle. […] Cet ouvrage terrassé encore visible sur le terrain marque l’extrême avance de l’ennemi en direction de Verdun9. »

9En octobre et en novembre 1916 les ruines de Fleury servent de base de départ pour les offensives Mangin, qui conduisent à la reprise des forts de Douaumont et de Vaux « et ainsi de rétablir un calme relatif jusqu’à la fin de la guerre dans ce village martyrisé sans interruption durant six mois10 ».

10On le voit, l’histoire de Fleury est racontée sur le mode épique et glorieux, avec des emprunts au vocabulaire religieux, aussi bien dans les écrits des contemporains que plus tard, jusqu’aux documents actuels destinés au grand public. Et, toujours, le village est considéré comme une personne incarnant l’ensemble de ses habitants.

11Dans son récit des combats, le général Passaga (1863-1939), commandant de la 133^e division, dite La Gauloise, a laissé une description de Fleury en deux temps. D’abord, au cours de la grande bataille :

« Désormais, à quelques pas les uns des autres, Allemands et Français défendront la crête de Fleury. Avant l’attaque du 24 octobre, il était très difficile d’y démêler, avec quelque précision, la ligne occupée par chacun des partis. […] L’accès du front, qui ne pouvait se faire que de nuit, était fort dangereux. […] Devant ce champ de bataille, je comprends mieux le silence et l’émotion contenue, mais visible, de mes soldats, quand on leur avait appris qu’ils étaient destinés à garder cette hauteur de Fleury légendaire dans toute l’armée11. »

12La commune est donc déjà élevée au rang de mythe pendant la bataille. Le 23 août 1916 le conseil municipal d’Allemagne (Calvados) a demandé à changer son nom, devenu difficile à porter, en celui de Fleury-sur-Orne12 (décision avalisée par un décret du 12 avril 1917).

13En juin 1917 Passaga retrouve le secteur, qui a bien changé. Désormais considéré comme « calme », il offre une physionomie apaisée :

« Dans la gaieté d’un soleil printanier, la hauteur de Fleury, les pentes sud de la colline de Douaumont-Froideterre, et les ravins qui les creusent, se détachaient sous le frais tapis multicolore d’une myriade de fleurs champêtres : de bleuets, de marguerites, de boutons d’or, surtout de coquelicots. Sur les emplacements des anciens bois, je voyais le feuillage d’une foule de rameaux poussés, comme par enchantement, des souches tant de fois bouleversées par le canon, et qu’on aurait pu croire a jamais calcinées. Sur le tout, enfin, s’enlaçait le ruban de nos routes stratégiques fraîchement rétablies. »

14Au milieu des insignifiantes ruines, la nature a donc rapidement repris ses droits. Cette vue emplit pourtant le général d’une profonde mélancolie. Ainsi, tant de sacrifices n’ont-ils quasiment pas laissé de traces, quelques mois seulement après les combats ? Ce qui devrait le réjouir le désole : « Je me demandai alors », écrit-il,

« si les enseignements de grandeur morale, de respect du Droit, de la Justice, de la Personne humaine, que j’avais vus là, gravés dans le sol, et qu’évoquait hier encore, avec tant de puissance, cette terre martyrisée, ne seraient pas également, rapidement effacés de nos mémoires. Et ce frais paysage, cet ordre harmonieux, si vite établis sur cette terre faite de la chair de nos soldats, m’apparurent comme un symbole attristant13 ».

15Comme la plupart des combattants, Passaga s’interroge donc, dès le temps de la guerre, sur la pérennité de la mémoire des luttes gigantesques menées par les poilus. Cette question, l’ensemble de la société française se la pose après le 11 novembre 1918.

Quelle politique adopter vis-à-vis des villages détruits ?

16Sur l’ensemble du front, des centaines de villages ont été entièrement ou partiellement détruits. Pendant la bataille de Verdun neuf communes ont disparu14. Après l’Armistice, comme beaucoup d’autres, elles sont classées en « zone rouge ». En vertu de la loi du 17 avril 1919 sur les dommages de guerre, les pouvoirs publics acquièrent les espaces dont « la remise en état nécessiterait une dépense supérieure à la valeur du terrain supposé reconstitué » et y font planter des arbres.

« Plus de 19 500 hectares furent ainsi rachetés par l’État et près de 7 000 propriétaires, indemnisés. 13 404 hectares furent placés sous la tutelle du ministère de l’Agriculture pour l’entretien des espaces boisés. Le reste fut transformé en zone militaire ou classé “vestiges de guerre”15. »

17La question de leur réoccupation est donc rapidement tranchée. « Des villages qui ne renaîtront pas », titre Le Temps en avril 1919. « Trois villages français, dont les noms glorieux ont, pendant les attaques allemandes contre Verdun, symbolisé la résistance à l’invasion : Vaux, Douaumont et Fleury, viennent d’être reconnus impossibles à être reconstitués. » Le maire de Fleury, Simon Olivier, doit annoncer à ses administrés que « la commission cantonale a dû décider que le village de Fleury ne peut être reconstruit, ni son sol cultivé, n’étant plus que ruines et dangers de toutes sortes16 ».

18En cette année 1919 est créé le statut de « village détruit ». La « Patrie reconnaissante » leur conserve ainsi, de manière inédite, une personnalité juridique ; mais tout reste à faire. Le terrain bouleversé par les combats est encore une friche repoussante. « Rien n’est plus impressionnant », écrit Paul Cassou en juillet 1920,

« qu’une visite aux champs de bataille de Verdun. Là où, avant la guerre, la nature s’épanouissait dans toute sa beauté et sa splendeur, en bois, en prairies, en champs fertiles, il ne reste qu’un désert lamentable comparable comme tristesse et monotonie aux grands bleds marocains où l’œil se perd dans un horizon de vapeur et de poussière. Les villages de Fleury, de Douaumont et vingt autres ont disparu sous les rafales d’obus. Il n’y a plus une maison, un mur, un jardin, un arbre, une fontaine, dans cette immense solitude devenue le champ de l’éternel repos de plus de 800 000 hommes [chiffre très exagéré]. Les habitants de ces contrées, dispersés par l’invasion et la bataille, ne verront plus leurs champs paternels, les lieux qui ont souri à leur enfance ; il est interdit de remuer le sol, d’y faire passer le soc de la charrue, d’y planter même un arbre dans la crainte de faire éclater des obus perfides ensevelis dans la terre. Dans ce désert la vue cependant est arrêtée par des ruines, […] souvenirs héroïques de combats titanesques17 ».

19« Verdun reste entouré d’une vaste enceinte de monticules et d’entonnoirs, où ne lèvent, à l’aventure, que des chardons hirsutes », précise l’ancien président de la République Raymond Poincaré, sénateur de la Meuse.

« Des villages dont il ne reste pas une pierre, tels que Fleury, […] ne parviennent pas à renaître, tant le sol qui les entoure est frappé d’une mortelle aridité. Mais, tout près de là, parmi les vestiges d’une autre commune en ruines, celle de Bras, voici la population revenue dans d’humbles baraques de planches et tout le “finage” merveilleusement cultivé ; et, de même, en cent autres endroits. […] Magnifique race de paysans lorrains, qui a repris, dans ces abris “provisoires”, son labeur séculaire18. »

20Fleury et les autres villages non reconstruits constituent en effet des exceptions. L’heure est la renaissance.

« Ce ne sont pas seulement nos morts qui nous invitent à croire à la grande France, ce sont encore les vivants, ces hommes et ces femmes qui, dans les ruines de leurs villages, travaillent d’un si bon cœur à relever leurs maisons, à remettre leurs champs en état, lit-on dans un grand journal deux ans après l’Armistice. Il y a de ces villages, sans doute, comme Fleury ou Cumières, qui ne revivront jamais, la terre qui les avoisina étant désormais, et pour des siècles peut-être, impropre à toute culture. Mais ailleurs, partout où c’est possible, on est à l’œuvre de reconstruction19. »

21Même les anciens villages qui ne doivent plus être occupés nécessitent de longues et dangereuses opérations de nettoyage et de désobusage, sous la surveillance des autorités. Louis Loucheur, ministres des Régions libérées, rapporte Le Temps du 2 octobre 1921,

« a terminé hier sa tournée d’inspection dans les régions sinistrées par la visite du département de la Meuse. […] Le ministre a visité Verdun et la zone rouge aux environs des emplacements de Fleury, Douaumont et des communes sinistrées de Vacherauville, Bras-Charny et Thierville20 ».

22Ces longues et pénibles opérations font des victimes pendant des années. Le 11 mars 1929, treize ans après la fin de la grande bataille, l’Algérien Boumzibra Salah, 44 ans, employé au service de la récupération, est encore « horriblement mutilé par l’explosion d’un obus21 ». Un tel terrain doit donc être minutieusement remis en état avant que d’être mis en scène.

Les premiers jalons identitaires : le monument aux morts et la chapelle

23Bien que définitivement chassés par la guerre, les habitants de Fleury font édifier, sur le site de leur ancien village, un monument à leurs morts, qui est inauguré par Poincaré dans la même journée – le 10 août 1924 – que ceux de Nixéville, Belleville et Vaux. Faisant allusion à sa récente visite à Liège, l’ancien chef de l’État livre au public les réflexions qu’il a entendues de la part de ses hôtes belges à propos de l’Allemagne : « Qu’on ne la croie pas sur parole, qu’on la surveille et qu’on se tienne sur ses gardes22. » Le temps n’est pas encore à la réconciliation, ni d’un côté du Rhin ni de l’autre, d’ailleurs.

24La disparition du village entraîne également celle de la paroisse. Le curé de Fleury, l’abbé Naviaux, fait partie, de 1919 à 1931, du comité d’action de l’Ossuaire de Douaumont, vers lequel le culte a en quelque sorte été déplacé23. Le 15 juillet 1930 l’abbé Colson, originaire de Fleury, récemment ordonné, y célèbre l’une de ses premières messes, pour les défunts de son village. À cette occasion, il exprime le désir de voir se réunir les évacués de Fleury et de Douaumont en une cérémonie du souvenir. « Ce vœu », estime le rédacteur de L’Écho de l’Ossuaire, « mérite d’être réalisé pour l’édification et le réconfort des anciens habitants émigrés un peu partout et qui reviendraient ainsi communier dans le souvenir des anciens, parents et amis24 ». Cependant, où se recueillir ?

« Hier, des villages, des bourgs, des églises, des fermes ; aujourd’hui vous ne trouvez pas pierre sur pierre, se lamente en 1931 un visiteur, l’abbé P. Carnus, aumônier des Œuvres féminines de Rodez. Quelques piquets blancs marquent l’emplacement de l’église de Fleury. Les pierres mêmes ont été pulvérisées25. »

25Le dimanche 26 août 1934 une « chapelle-abri », dédiée à saint Nicolas, patron de la Lorraine, est enfin inaugurée à la place de l’église disparue. Le service religieux, présidé par le chanoine Dion, vicaire général – remplaçant M^gr Ginisty, évêque de Verdun, empêché –, est célébré par l’abbé Bonne, curé de Bras et de la zone rouge, en présence du maire de Fleury, Body ; de Gabriel Schleiter, adjoint au maire de Verdun ; des maires des communes avoisinantes et de Georges Lecourtier, sénateur de la Meuse, lui-même originaire de Bras ; avant un pèlerinage sur l’emplacement du cimetière26. La chapelle est l’œuvre d’un architecte meusien, Louis-Alfred Berthemy, également auteur du monument de la Victoire à Verdun. On peut voir à l’intérieur une fresque représentant une piéta, par le peintre ancien combattant Lucien Lantier27, médaille d’or au Salon des artistes français en 1921 ; des vitraux du verrier nancéien Jean-Jacques Gruber, sur lesquels apparaissent un pioupiou de 1914 et un poilu de 1916. Les ferronneries de la porte figurent un arbre de vie dont les branches enserrent la croix de guerre, attribuée à Fleury.

26En 1979 une statue de Notre-Dame de l’Europe est scellée sur la façade de la chapelle votive pour marquer le désir de fraternité et de paix de « tous les hommes qui viennent en ce lieu s’incliner devant le sacrifice et la misère des deux adversaires de l’époque, aujourd’hui réconciliés28 ». La sculpture d’André Forfert est drapée dans un manteau aux couleurs du drapeau européen. Offerte par la Fondation Robert Schuman, la Vierge est bénie par M^gr Boillon, évêque de Verdun, en présence d’Alain Poher, président du Sénat29. En novembre 2013 un timbre et une enveloppe premier jour de la chapelle de Fleury sont émis à l’Abri du pèlerin à Douaumont30.

27Quelques mois plus tôt, le 28 mai, des touristes allemands remarquent la présence d’ossements près de la chapelle, ce qui conduit le procureur de la République à enclencher la procédure habituelle en pareil cas : envoi sur place des gendarmes, du service des sépultures militaires et d’un représentant de l’Ossuaire. Des fouilles sont ensuite menées sous la conduite d’un archéologue de l’INRAP31 et ce sont finalement 26 poilus qui sont exhumés, dont sept sont identifiés (tous sont inhumés le 5 décembre dans la nécropole nationale de Fleury-devant-Douaumont). C’est la découverte la plus importante depuis celle de la fosse d’Alain-Fournier et de ses compagnons en forêt de Calonne en 199132. La presse indique que « si des membres de la famille, des associations ou des communes du lieu de naissance, souhaitent entrer en contact avec la gendarmerie, ils peuvent composer le numéro vert mis en place33 ».

Les différentes strates commémoratives

28Le monument aux morts et la chapelle ont donc paru aux survivants des éléments dont la mise en place était prioritaire. Il faut y ajouter une stèle financée par le Touring Club portant l’inscription : « Ici fut Fleury-devant-Douaumont. Détruit en 1916 », dont le socle a été construit avec des pierres du village. Ce monument est reproduit sur d’innombrables cartes postales.

29Bien plus tard, d’autres aménagements sont effectués.

« En 1977, sous l’impulsion du colonel Léon Rodier, maire de Fleury-devant-Douaumont de 1977 à 2008, président de l’Association nationale du Souvenir de la bataille de Verdun ; et d’André Mormiche, alors directeur de l’Office national des Forêts, les tracés des anciennes rues du village sont dégagés et les emplacements des anciens bâtiments (auberge, épicerie, fontaine…) sont signalés par l’installation de bornes34. »

30Depuis, « le visiteur peut retrouver la fontaine du village où jaillissaient les rires et l’eau claire, les fermes, la forge, l’école, l’église35… ». Des inscriptions trilingues l’aident à se repérer.

31Au fil du temps et de l’air du temps, d’autres éléments sont ajoutés. Alors que la thématique des « fusillés pour l’exemple » suscite beaucoup d’intérêt, on se souvient qu’il y en eut aussi lors de la bataille de Verdun. Le 11 juin 1916 Henri Herduin et Pierre Millant, sous-lieutenants au 347^e d’infanterie, sont en effet exécutés dans le bois de Fleury, pour avoir abandonné leur poste dans le secteur de la ferme de Thiaumont. Même si le repli a été effectué sans ordres et sans en rendre compte, le cas est problématique car les accusés n’ont pas été jugés ; plus tard ils sont réhabilités.

32Le 4 novembre 2008 une stèle en leur mémoire est inaugurée à Fleury en présence des autorités civiles et militaires. Œuvre du sculpteur Paul Flickinger, elle s’inspire de l’un des chapiteaux de la crypte de la cathédrale de Verdun où est représenté un soldat à genoux attendant d’être passé par les armes. « Le monument en pierre blanche figure une colombe, emblème de la Paix, et un soldat, tous deux foudroyés par la même balle36. » Sur le piédestal une plaque porte un extrait du discours prononcé par Nicolas Sarkozy le 11 novembre 2008 à Douaumont : « Ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été lâches mais simplement ils étaient allés à l’extrême limite de leurs forces. » Deux autres plaques rendent hommage aux officiers. Le monument est désormais pleinement intégré au circuit de la visite.

Autres vestiges et éléments commémoratifs

33Le ban de la commune comprend d’autres lieux de mémoire. Le Lion de Sainte-Fine, inauguré par l’association de la 130^e division le 1^er octobre 1922, continue de baliser la route vers le village détruit. La statue de la bête blessée, symbole de la Bavière – dont les soldats se battirent en ces lieux et où la ville d’Amberg en conserve le souvenir par une Fleurystrasse –, s’élève au carrefour des routes de Verdun, Fleury, Vaux et Tavannes, à l’endroit où fut définitivement contenue, en juillet 1916, l’avance allemande37.

34Le Monument Maginot se trouve aussi dans les environs de Fleury, tout comme la Poudrière, les ouvrages de Froideterre et de Thiaumont, le fort de Souville, la batterie de l’Hôpital, le tunnel de Tavannes, le ravin des Vignes, l’abri des Quatre Cheminées, la stèle du capitaine Cazalis (tué le 23 juin 1916). La nécropole nationale de Fleury (aménagée de 1923 à 1936) et l’Ossuaire de Douaumont (inauguré en 1932) ont recueilli les restes de nombreux morts de Fleury – comme, en novembre 1925, tous ceux de son cimetière, désaffecté38 –, dont les familles ont parfois contribué financièrement à sa construction. En témoigne cette lettre envoyée à l’Œuvre de l’Ossuaire par une mère de soldat en 1924 :

« Mon plus jeune fils, G. K., est tombé à Fleury-devant-Douaumont, le 27 juin 1916. Il avait été enterré dans nos lignes, et si les choses étaient restées en l’état normal, il eût été facile de repérer sa tombe, d’après les indications de M. l’aumônier, à cette époque. Mais, hélas ! les bombardements intenses ont tout bouleversé, et il n’est plus resté vestige de tombes. […] Si le bon Dieu m’accorde encore quelques années de vie j’espère aller m’agenouiller sur cette terre de Fleury qui a bu le sang de mon regretté fils, et prier à l’Ossuaire de Douaumont pour lui et ses infortunés compagnons du 418 de Rennes, tombés en si grand nombre ce même jour. Dans tous les cas, j’espère le retrouver un jour au Ciel avec tous mes autres chers disparus. »

35Veuve K39. C’est entre le cimetière et l’Ossuaire que, le 22 septembre 1984, François Mitterrand et Helmut Kohl se donnent la main, scellant définitivement la réconciliation franco-allemande.

36Auparavant, plus de cinquante ans après la bataille, un élément mémoriel devenu depuis incontournable est érigé à Fleury : le Mémorial de Verdun, situé le long de la route de Douaumont (D 913), nommée ensuite avenue du Corps européen, dû à l’initiative de Maurice Genevoix (1890-1980), membre de l’Académie française, ancien poilu grièvement blessé aux Éparges en avril 1915. Celui qui reste l’un des plus célèbres écrivains combattants40 est le président fondateur du Comité national du Souvenir de Verdun et de l’association Ceux de Verdun. C’est en 1960 qu’il lance l’idée d’édifier un Mémorial sur l’emplacement de l’ancienne gare de Fleury – encore utilisée dans l’entre-deux-guerres pour acheminer pèlerins et visiteurs jusqu’à l’Ossuaire. Le choix de ce « village détruit, vingt fois pris et repris, cent fois cité dans les communiqués41 », semble tout naturel. À l’occasion de l’inauguration – le 17 septembre 1967 par André Duvillard, ministre des Anciens combattants –, Genevoix prononce un discours fort.

« Tout homme, au long de son existence, lorsqu’il regarde autour de soi, dit-il, devrait pouvoir dénombrer sur sa route les compagnons de sa jeunesse, avec lui mûrissant, vieillissant. […] Nous autres, à peine sortis de l’adolescence, quand nous nous retournions ainsi, nous ne voyions que des fantômes. […] Désormais, derrière nous, il y aura ce Mémorial. »

37Le désir de transmettre leur expérience, naturel chez les anciens soldats, est donc doublé par celui de rendre hommage à ceux qui sont morts pour la Patrie. Toutefois, le discours de Genevoix est emblématique de la transition mémorielle : on passe de la figure du poilu héroïque à celle de la pauvre victime de l’absurdité de la guerre – même si ces deux visions coexistent encore, avant que la seconde ne supplante presque entièrement la première. L’accent est également mis sur la portée pédagogique des lieux. Là où fut Fleury doit prévaloir un état d’esprit humaniste bien éloigné du nationalisme exacerbé des Français et des Allemands de 1916 – car l’adversaire commence lui aussi à être intégré dans le récit.

« Jeunes et vieux, amis, ennemis réconciliés, puissent-ils emporter de ces lieux, au fond d’eux-mêmes, une notion de l’homme qui les soutienne et les assiste ! […] dit Genevoix. Puisse la lumière qui va veiller ici les guider, enfin, vers la paix42 ! »

Entre recueillement et « tourisme de mémoire »

38Une question se pose cependant : les champs de bataille ont-ils vocation à devenir des lieux touristiques ? Dès le xix^e siècle on se rend en tout cas à Hastings, à Bouvines, à Austerlitz, à Waterloo, à Gettysburg. Les lieux des combats de 1870 deviennent des destinations privilégiées pour les élèves officiers ; des observateurs parcourent les champs de mort de la guerre russo-japonaise, des guerres balkaniques. Couronnement de ce phénomène en pleine expansion, paraît, dès 1917, le premier volume des guides illustrés Michelin des champs de bataille, qui allient tourisme de guerre et tourisme tout court43. Pendant la guerre l’accès aux fronts même « refroidis » – comme Fleury après décembre 1916 – est limité par l’existence de la zone des armées, dans laquelle la circulation est strictement réglementée. Après l’Armistice les familles en quête d’informations sur leurs morts ou disparus, les anciens désireux de revoir les lieux où leurs camarades et eux-mêmes ont combattu, les pèlerins et curieux de toute sorte investissent Verdun et ses alentours.

« On organise des excursions pour ces champs de bataille, constate l’ancien officier et juriste Paul Cassou dès juillet 1920. Cela est très bien. Mais les visiteurs ne devraient pas oublier, en parcourant ces ruines et ce désert, qu’ils se trouvent dans un vaste cimetière, et que les morts qui dorment-là ont droit au respect et au silence44. »

39Progressivement l’ancien front devient pourtant une destination touristique presque comme les autres, ainsi qu’en témoigne cette réclame des Chemins de fer de l’Est, datant de 1935 :

« Des excursions combinées, chemin de fer et autocar, sont organisées à des prix très réduits les dimanches 19 mai, 30 juin, 14 et 28 juillet, 15 et 20 septembre, ainsi que le lundi de Pentecôte (10 juin) pour la visite des forts de Verdun et des champs de bataille de l’Argonne. Départ de Paris à 6 h 55. Retour à 23 h 55. Paris-Verdun en chemin de fer. Visite en autocar de Verdun, la Côte du Poivre, les Carrières d’Haudremont, Louvemont, la Tranchée des Baïonnettes, l’Ossuaire et le fort de Douaumont, Fleury, la Chapelle Sainte-Fine, le fort de Souville, le fort de Vaux, le fort de Tavannes, retour à Paris en chemin de fer. Prix total (déjeuner à Verdun compris) : 100 francs45. »

40La belle saison, bien sûr, mais aussi des dates spécifiques, comme le Jour des Morts, voient, dans l’entre-deux-guerres, affluer de nombreux visiteurs.

« De Metz, des autos-cars conduisent en trois heures, par Conflans-Jarny et les ruines d’Étain, aux champs de bataille de Verdun, constate le journaliste Georges Montorgueil. Champs désormais sacrés pour nous, immense cimetière que nous ne pouvons parcourir sans une émotion indicible, en pensant à tout ce qui gît là, à tout ce qui est venu s’y anéantir, pour que la France fût sauvée, de force, de beauté, de jeunesse, d’intelligence, de courage, d’amour, de rêves et d’espoirs. […] À gauche de la route, presque à ras de terre, cet écriteau, ce nom, c’est Fleury. Ci-gît Fleury ! Du tragique village il ne reste rien, pas une pierre46. »

41Aujourd’hui encore, la visite de l’emplacement du village détruit est indissociable des sorties scolaires à Verdun. Les élèves sont invités à ne pas rester passifs :

« À partir du parking du Mémorial, rejoignez le sentier conduisant au village détruit de Fleury-devant-Douaumont. – Mentionnez le nom de plusieurs (3) métiers exercés par les habitants de Fleury. – Quelle était l’activité dominante de Fleury avant 1914 ? – Relevez le nom de quelques habitants de Fleury morts pour la France. – Décrivez en quelques mots le monument aux morts47. »

42Les enfants et adolescents sont généralement impressionnés par le site, notamment par le terrain bouleversé par les obus.

« Il faudrait que les enfants de toutes les écoles de France pussent visiter ces champs de bataille, où sont tombés tant de Français accourus de tous les coins de la patrie pour défendre le droit et l’humanité entière menacés par la force brutale, dit, dès le lendemain du conflit, André Lefèvre, ministre de la Guerre. Devant ces ruines, ces désolations, le maître dirait aux enfants : “Voilà ce que les Allemands nous ont fait ! Voilà les maux que la guerre provoque48 !” »

43Ce ne sont pas seulement les enfants qui doivent être « saisis » par Verdun.

« Il faudrait, écrit un rédacteur du Temps, pouvoir amener, pour qu’elle comprît ce qu’elle vaut et ce qu’elle peut, toute la France au front ; car il y a encore un front, où l’on ne se bat plus, mais où subsistent encore, peut-être pour peu de temps, les traces affreuses et magnifiques de la bataille. […] Envoyons au front tous ceux que nous pouvons ceux d’abord qui s’amusent trop bruyamment ou s’enrichissent trop vite, et qu’ils y apprennent à garder dans leurs plaisirs et dans leurs gains la mesure qui s’impose quand on a l’honneur d’appartenir à un tel peuple, qui a su mourir comme il est mort et qui sait revivre comme il vit […]. Envoyez-y encore les Français au cœur trop tendre qui s’apitoient sur les misères des Allemands […]. Envoyons-y surtout tous ceux qui, sous prétexte de transformations sociales ou de rénovations politiques, ne font que nous diviser entre nous […]. Que tous renouvellent leur âme au contact des âmes magnanimes des morts et des vivants du front. Et, s’il se peut, que les autres aussi, les Anglais, les Américains, les Italiens, les Allemands eux-mêmes, y aillent, afin de constater que la France est un grand peuple, qui a fait et fait toujours de grandes choses49. »

44Et, en effet, les visiteurs étrangers sont nombreux à Verdun, comme ces membres de l’American Legion, acclamés par la foule à l’hôtel de ville le 23 août 1921. « La Grèce a eu Marathon, […] la France a Verdun, dit le colonel de Lisley Kuntz. “Ils ne passeront pas !” Que ce cri de bataille de la liberté résonne à travers tous les siècles50. » Parmi ces étrangers qui parcourent Verdun et les ruines des villages détruits, certains sont illustres, comme la reine Marie de Roumanie en 1920 ou le prince Hirohito51 en 1921. Pour tous, avant de parler à l’esprit, Verdun parle au cœur.

« Après avoir visité en détail et admiré (le) magnifique Ossuaire de Douaumont, reliquaire incomparable de nos morts glorieux, écrit le 21 janvier 1931 un prêtre français de Montréal ; après avoir pleuré sur cet immense cimetière, sur l’emplacement désolé des villages détruits (comme celui de Fleury, par exemple), je suis revenu à Verdun, l’âme profondément émue de ce que j’avais vu et entendu52. »

Un village toujours vivant ?

45Au recensement de 2013 seuls Douaumont, Ornes et Vaux ont encore des habitants, respectivement 8, 6 et 7053. En 2016, au moment du centenaire, Fleury continue de figurer à l’Annuaire des communes, avec « 0 habitant ». Son ban couvre 10,27 km² et son code postal est : 5510054.

46Pourtant, ainsi que les autres communes détruites, Fleury a son maire, nommé par le préfet de la Meuse. La « Nation reconnaissante » n’a en effet pas voulu que l’œuvre de mort de l’envahisseur conduise à la disparition du village.

« “En mémoire des habitants de ces communes et en l’honneur des soldats qui tombèrent dans la zone”, l’État décide de conserver l’existence administrative et le nom de certains villages. La loi du 18 octobre 1919 prévoit ainsi que, dans les communes où il ne serait pas possible de former un conseil municipal, une commission municipale de trois membres, dont un exerçant les fonctions de président, serait nommée par le préfet de la Meuse sur proposition du conseil général (conseil départemental depuis 2015). Aujourd’hui encore, six de ces communes sont administrées selon ce dispositif. […] Si la suppression de ces communes symboliques – ou leur rattachement à une autre commune –, a été envisagée, elle n’a jamais abouti, tant l’attachement local à leur existence reste très fort et se manifeste tout au long de l’année par des commémorations suscitant toujours une affluence55. »

47Successeur du colonel Rodier, le maire du centenaire est Jean-Pierre Laparra56. « Le gros de mon travail », confie-t-il à la presse en mars 2014, « au moment d’entamer un second mandat, consiste à veiller à l’entretien du patrimoine du village, lequel se compose d’une chapelle et d’un monument aux morts. » Avec un budget alloué par l’État d’environ 22 000 euros par an, le maire assure le nettoyage des « rues » de sa commune, il fait procéder à quelques travaux, organise la cérémonie annuelle, verse son traitement à la secrétaire de mairie qu’il partage avec une commune voisine et s’octroie une indemnité d’environ deux cents euros par mois. « J’aime beaucoup l’idée de gérer le patrimoine et toute l’histoire qui se rattache à ce village, dit celui de Fleury. Je ne veux pas qu’il meure une deuxième fois57. » « Dans les faits, ces maires ont quasiment toutes les attributions des autres, précise la presse. “Mon prédécesseur a même célébré un mariage” », se souvient Jean-Pierre Laparra. « À la différence de leurs collègues élus, ils ne font [toutefois] pas partie des grands électeurs appelés à désigner les membres du Sénat et ne peuvent parrainer un candidat aux présidentielles. »

48La cérémonie annuelle revêt une forme classique, ainsi dans la matinée du dimanche 7 juillet 2013. Elle commence par une messe devant la chapelle, avant un dépôt de gerbes devant le monument aux morts et plusieurs allocutions. Depuis le 90^e anniversaire, en 2006, on note la présence d’un représentant de l’Allemagne58.

La préparation du centenaire

49Après des décennies de gestions de Fleury et des autres sites du champ de bataille en « bon père de famille », le conseil général de la Meuse vote le 9 juillet 2009 « un projet ambitieux qui tend à donner un nouveau souffle à la politique mémorielle dans ce département ». Sur le modèle « de la Normandie, d’Hiroshima et d’Auschwitz », l’objectif est d’amener, en profitant de l’effet centenaire, un million de visiteurs à visiter le département en 2016, contre 300 000 en année normale. Le conseil général envisage le classement au patrimoine mondial de l’Unesco des sites de la Grande Guerre en Europe – un projet toujours inabouti au moment de la clôture du centenaire –, ainsi que la numérisation et la mise en ligne des millions de fiches signalétiques des combattants de 1914-1918 – une tâche en revanche largement achevée. Bien conçu, le site Internet [Verdun-meuse.fr] diffuse bientôt des informations sur les sites, leur histoire et leur actualité.

50Au sein des quatre zones historiques qui servent de base à la « refondation mémorielle », Fleury fait partie du « champ de bataille de Verdun », les autres étant « les sites de combats du Saillant de Saint-Mihiel », « les sites de combats de l’Argonne » et « l’arrière front français59 ». Le Mémorial de Fleury est compris, avec les ruines du village, dans l’un des 16 « circuits mémoriels » créés.

« Grâce aux choix effectués par la puissance publique au lendemain de la Grande Guerre, le champ de bataille de Verdun est unique, constate Serge Barcellini, alors directeur de la mission Histoire en Meuse. Il est nécessaire de conserver cette exceptionnalité. À cette fin, quelques idées simples doivent être mises en œuvre : conservation des traces de l’histoire combattante en l’état (ruines de forts, de tranchées, d’ouvrages, d’abris) ; accessibilité maximum de l’ensemble du champ de bataille par un réseau de transport doux (bicyclette, cheval, piéton) ; mise en place des outils de compréhension pour l’ensemble des sites (dépliants, audioguides, panneaux, publications, etc.) ; gestion touristo-économique du champ de bataille avec le souci de la création d’emplois pérennes. »

51Le réaménagement du Mémorial, à partir de septembre 2013, conduit à de nouvelles découvertes de restes de combattants oubliés. Le 4 novembre des ouvriers tombent, à cinq cents mètres de l’endroit où les soldats français ont été retrouvés en mai, sur les ossements et les effets personnels d’un soldat allemand, aussitôt examinés par un médecin légiste60. Le 22 janvier 2014 c’est le squelette presque complet d’un soldat français qui est déterré61. En mai 2015 une pelleteuse met au jour trois corps presque entiers, enchevêtrés, mais une seule plaque d’identité : celle du sergent Claude Fournier, originaire de Mâcon. Après identification grâce à des analyses génétiques, ses obsèques sont célébrées dans la nécropole nationale en présence de son petit-fils Robert Allard62. Le 10 novembre 2016, 11 soldats inconnus y sont encore inhumés en présence de Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’État chargé des Anciens combattants et de la Mémoire63.

Un siècle après : cérémonies et activités

52Le 6 juillet 2014, moins d’un mois avant le début des cérémonies officielles du centenaire de la Grande Guerre – au Hartmannswillerkopf – la traditionnelle commémoration de Fleury commence par une messe animée par un chœur d’homme venu de Püttlingen (Sarre) ; et par un ensemble musical qui joue les hymnes allemand et français. Deux collégiennes de Hombourg (Sarre) lisent ensuite des poèmes, en allemand et en français. Jean-Pierre Laparra salue tout particulièrement la présence du maire de Fleury-sur-Orne, Marc Lecerf. Les thèmes des discours sont des plus classiques : « L’amitié franco-allemande, l’Europe et la transmission aux jeunes générations64. »

53L’inauguration du Mémorial rénové intervient le 20 février 2016 et la réouverture de ses portes aux visiteurs le lendemain, un siècle jour pour jour après le début de la bataille. Un sentier botanique de 650 mètres a été aménagé jusqu’aux vestiges de Fleury65. Le 29 mai, avant la grande commémoration à l’Ossuaire de Douaumont, François Hollande et Angela Merkel visitent le nouveau Mémorial66, mais sans passer par le site du village – où les cérémonies ont lieu de 2016 à 2018 selon le protocole habituel.

54Autour du centenaire de nombreuses activités sont organisées pour le public scolaire. À partir de septembre 2010 le Mémorial accueille des enfants au sein des ateliers pédagogiques des « Petits Poilus », où ils découvrent « différents aspects de la guerre : l’équipement, l’état d’esprit des poilus, mais aussi la construction de la mémoire67 ». En avril-mai 2014 l’équipe du service éducatif propose dans ce cadre un circuit commenté autour du village détruit de Fleury68. Le 9 novembre 2016 est offerte une initiation au métier d’illustrateur de BD historique avec Marko, dessinateur de la série Les Godillots. En avril 2017 est proposé, pour les enfants de 9 à 12 ans, un atelier Jeu de stratégie autour de l’artillerie ; et, pour les 7-10 ans, un jeu de piste dans les collections.

55Au cours du week-end des 27 et 28 août 2016 le conseil départemental organise « une balade mémorielle sur l’itinéraire du chemin de fer qui ravitaillait Verdun durant la guerre ». Différentes distances sont proposées, dont les « cent kilomètres pour le centenaire », ouverts aux marcheurs, traileurs, marcheurs nordiques, cavaliers et VTTistes, avec un départ de l’Ossuaire et une arrivée à Bar-le-Duc. Le Mémorial présente aussi régulièrement des expositions temporaires, comme, du 21 octobre au 22 décembre 2017, celle consacrée à son cinquantenaire. Quelques semaines plus tôt, lors des Journées européennes du Patrimoine, les 16 et 17 septembre, Genevoix et Marcel Santi, peintre aux armées, réalisateur des fresques de la galerie inférieure du Mémorial, sont mis à l’honneur. Les coulisses du chantier de rénovation sont dévoilées à travers la projection du film : Des hommes, un lieu, des objets. Histoire et renaissance du Mémorial de Verdun69.

56Celui-ci abrite aussi un centre de documentation. La bibliographie concernant les vestiges de Fleury est très abondante. « La bataille vient de commencer : Fleury-devant-Douaumont après les premiers bombardements et après quelques semaines de combat » – les photographies publiées dans le livre officiel des 70 ans de la bataille parlent d’elles-mêmes70. Dans le petit livre Images de Verdun, un cliché du 25 mars 1917 est classé dans le chapitre intitulé « La Dévastation », avec cette légende : « Plus rien ne subsiste du village de Fleury au printemps 191771. » Tous les récits concernant Verdun évoquent d’ailleurs en bonne place la commune emblématique : « 11-18 août : le régiment colonial reprend les ruines de Fleury », lit-on dans un monumental ouvrage publié à l’occasion des 90 ans de la bataille, qui donne la parole à un rescapé des combats, le peintre Adrien Ouvrier, qui écrivait :

« On arrive à la voie de chemin de fer qui mène à Fleury et qui est morcelée par les obus. Je me mets à chercher un abri. Je trouve un blockhaus à deux issues et à dix mètres sous terre. On est assourdi de 7 h à 9 h par un bombardement d’une violence inouïe. On rentre dans le blockhaus et, encore tout mouillés de la marche, on se met en mesure de dormir ; mais les mitrailleurs coloniaux arrivent vers les 11h et font du bruit jusqu’à 3 h du matin, heure de la relève. Ils avaient attaqué la veille, repris entièrement Fleury, et fait 250 prisonniers72. »

57Le village apparaît également dans les nombreuses publications destinées au grand public à l’occasion du centenaire, comme Geo Histoire, où une photographie de la chapelle a pour légende : « “À Fleury il ne restait d’intact que la cloche de l’église entourée de moellons.” Témoignage du soldat Henri Gilarès, 80^e régiment d’infanterie (1916)73. »

58L’évocation des ruines de Fleury trouve également place dans tous les livres consacrés à la mémoire de la Grande Guerre. Dans le Voyage au pays du Souvenir, Fabienne Tisserand propose une sobre légende pour six photographies de Frédéric Hermann, représentant une « cérémonie en mémoire des villages meusiens détruits, à la chapelle érigée à l’emplacement de Fleury-devant-Douaumont » ; ainsi qu’une « commémoration des morts de Verdun […] sur l’emplacement du village détruit de Fleury74 ». Ce dernier est, enfin, largement évoqué aussi dans de multiples documentaires, dont celui à grand spectacle : Apocalypse, Verdun75.

59Ainsi, la mémoire de Fleury se décline sur tous les supports, successivement et simultanément : la pierre, le papier, le film et la vidéo.

60En septembre 1920 sont citées à l’ordre de l’armée Fleury-devant-Douaumont, Douaumont, Vaux-devant-Damloup, Damloup, Avocourt, Brabant-sur-Meuse, Samogneux, Cumières, Louvemont,

« communes héroïques dont les noms doivent être fidèlement gravés dans la mémoire des générations à venir. Ont disparu jusqu’à la dernière pierre dans l’effroyable tourmente, synthétisant ainsi pour les défenseurs du sol le foyer commun menacé. Ont, par la magie vengeresse de leurs ruines, décuplé l’énergie et la vaillance du “soldat de Verdun” au cours des combats acharnés dont elles ont été le témoin et l’enjeu. Se sont acquis des titres à la reconnaissance éternelle de la patrie76 ».

61Ces communes incarnent donc la résistance du peuple français tout entier. Et, « par la présence du Mémorial et des multiples réalisations de mémoire effectuées depuis sur son territoire, la commune de Fleury-devant-Douaumont est devenue, de façon légitime, le village détruit le plus visité de tous77 ». Autrefois étendard du patriotisme français, les ruines de Fleury sont aujourd’hui un témoignage du tragique de la « guerre civile européenne » de 1914-1918 et de la réconciliation des peuples français et allemand. L’analyse de la mutation de ce symbole n’est pas le moindre intérêt de son étude.

⁂

62Le village détruit présente une synthèse des souffrances des militaires et des civils dans une vision barrésienne de la défense de la terre des ancêtres. Les poilus n’étaient-ils pas majoritairement des paysans, des petits artisans ou commerçants, souvent ruraux ? Il en allait de même pour tous ces fonctionnaires partis à la ville, mais qui savaient où était le modeste village ou hameau d’où venait leur nom. Enfin, beaucoup de membres de la bourgeoisie, et davantage encore de la noblesse, étaient encore intimement liés à un terroir. La mort de Fleury symbolise donc la disparition d’une certaine France. La Grande Guerre l’a blessée à mort, et elle n’en finit pas, depuis plus d’un siècle, d’agoniser. Aujourd’hui des idéologues voudraient la transformer en réserve « naturelle », où l’homme est de plus en plus présenté comme un intrus – comme s’il n’y était pas présent depuis aussi longtemps que les chevreuils. Dans ce contexte « l’agriculteur » – celui qui a sauvé le pays en 1916 – est devenu l’ennemi à abattre.

63Plus que la fin d’une époque, la fin de Fleury est donc la fin d’un monde ; et ses ruines sont celles d’une civilisation.