1La guerre de 1914-1918 fut une guerre d’artillerie qui causa des dommages matériels considérables dans les départements du front du Nord et de l’Est de la France. Les dispositions signées lors de la Convention de La Haye de 1907, censées protéger les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et interdire d’attaquer ou de bombarder les villes et villages non défendus, ne permirent pas, pour autant, d’épargner le patrimoine architectural1.

2Si l’on s’en tient aux destructions totales, évaluées par le ministère des Régions libérées entre 1918 et 1921, 1 050 communes, 249 147 habitations et 6 149 édifices publics furent totalement anéantis. De plus, 1 547 usines étaient inutilisables à l’armistice2 et plus de 120 000 hectares de terre considérées impropres à la culture et classées « zone rouge », c’est-à-dire zone où les dévastations étaient les plus intenses (fig. 1).

3Si le principe d’un système de zonage selon l’importance des destructions fut bien établi au printemps 1918, la réflexion sur leur valorisation fut plus précoce. Dès 1915, en effet, la stabilisation de la ligne de front permis de mesurer l’ampleur des premiers dégâts et les questions furent soulevées du dédommagement et de la préservation des témoignages de la guerre. Fallait-il préserver les vestiges marqués par les combats dans un but mémoriel et pédagogique ou au contraire les faire disparaître ?

4Il ne s’agira pas ici d’aborder les débats sur la reconstruction des ensembles urbains. Dans la plupart des cas, il n’y pas eu discussion sauf sur l’opportunité d’employer des procédés modernes intégrant des matériaux différents comme le béton et en tenant compte des nouveaux impératifs d’hygiène et de confort. Il ne s’agira pas non plus de traiter des rivalités entre les architectes provinciaux, tenant d’une architecture régionaliste, et leurs confrères parisiens des Beaux-Arts et du service des bâtiments civils. Il s’agira plutôt de s’attacher au questionnement autour de la préservation ou non des ruines de guerre3 qui se posa très vite et fut un enjeu politique.

1915 : les premières propositions de préservation

La prise de conscience progressive des destructions

5La guerre de 1914 fut une guerre d’artillerie et d’explosifs, une guerre de conquête de terrains au centre de laquelle se retrouvèrent pris entre deux feux les villes et les villages de la zone des armées. Hormis les premières semaines de combats, l’évacuation des civils s’organisa tant bien que mal quand la situation l’ordonnait et le permettait. Il n’exista cependant pas, au début de la guerre, de plan d’ensemble d’évacuation des œuvres d’art ou de plan de protection des monuments.

6Le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts envisagea bien des mesures4, mais pour les édifices classés situés dans la zone des combats. Pour cela, il demanda dès septembre 1914 aux préfets des départements5 et aux architectes en chef des Monuments historiques encore en poste d’ouvrir des enquêtes pour déterminer les dommages subis sur les monuments classés. Ces rapports furent complétés par ceux de la délégation de la Commission des monuments historiques qui se rendit ponctuellement sur le terrain pour constater les dommages6. La demande de classement au titre des Monuments historiques fut une des seules solutions légales d’intervention pour les immeubles comme pour les objets.

7Pour les grands monuments nationaux, les mesures prises se traduisirent le plus souvent par la protection provisoire de l’ossature des bâtiments par d’épaisses murailles de sacs de terre7 (fig. 2), par le coffrage des charpentes, la création de service de surveillance contre les incendies8 et par l’enlèvement des tableaux, des statues. La rapidité de l’invasion empêcha cependant d’agir avec méthode et il fallut attendre la stabilisation du front pour que l’on procède à la dépose des vitraux comme à Thann, ou à l’enlèvement des verrières comme à Soissons. De plus, ce ne fut qu’à partir de 1917 que des dépôts furent crée à l’arrière, pour accueillir les œuvres et les mettre à l’abri9.

8Pour les édifices non classés, se furent surtout des initiatives locales, parfois privées, qui permirent des travaux de consolidation, comme la pose de bâches sur les toits détuilés, de cartons huilés sur les châssis de fenêtres ayant perdu leur vitrage, ou la mise à l’abri des œuvres susceptibles d’être incendiées et pillées. Les grandes villes, comme Lille, Nancy, Reims, Besançon et Épinal, furent invitées à organiser l’évacuation de leurs propres musées. Toutes ne le firent pas, refusant parfois que l’administration récupère les trésors locaux qui devaient être stockés temporairement dans des entrepôts hors de la zone des armées.

9Le patrimoine architectural civil et religieux se retrouva non seulement au cœur des combats, mais aussi au cœur d’une guerre des images. La bibliothèque de Louvain en Belgique, incendiée à la fin du mois d’août 1914, et la cathédrale de Reims10 en France, bombardée quelques semaines plus tard à plusieurs reprises en témoignent (fig. 3a et b). L’information fut presque immédiatement relayée par la presse. L’annonce de leur destruction suscita une vive réprobation dans les milieux intellectuels, artistiques et politiques au niveau national comme international. Elle suscita la publication de nombreux articles, accusateurs, rappelant la disparition de ces trésors d’architecture. Dès lors, le thème des dévastations matérielles de la guerre devint un sujet récurrent dans les colonnes des journaux. Au fil des mois, la liste des monuments détruits et des villes martyrs s’allongea. L’édition de cartes postales et d’ouvrages sur le sujet achevèrent de faire connaître auprès du public ces dévastations qualifiées rapidement « d’atrocités culturelles » (fig. 4a).

Préserver les traces de la guerre : une idée consensuelle

10Si la destruction des monuments fut dénoncée unanimement dès 1914, et présentée parfois comme une atteinte à l’identité française, appuyant alors les discours présentant le conflit comme une guerre de la Civilisation contre la Kultur11, les avis furent cependant partagés sur la valorisation ultérieure de ces monuments endommagés. Ils s’exprimèrent, dans un premier temps, dans la presse et dans le cadre de conférences sur le patrimoine dévasté qui se tinrent tout au long de la guerre à Paris et en province, pour sensibiliser les Français à ces questions et opposèrent partisans de la conservation des traces de la guerre et partisans de leur restauration.

11Pour les partisans de la conservation, il valait mieux laisser les ruines en l’état, afin qu’elles demeurent comme témoignage de la « barbarie allemande » et en perpétuent à jamais le souvenir. La conservation des espaces dévastés, des ruines noircies, des voûtes éventrées, était une preuve matérielle à destination des générations à venir. Ces témoignages de la dévastation constituaient un réquisitoire éternel, « une leçon sinistre et toujours répétée, une accusation vivante toujours dressée, un bras de pierre toujours tendu12 ». Dès novembre 1914, des voix s’élevèrent ainsi dans le journal Le Figaro pour le maintien de la cathédrale de Reims en ruines, pour que les clochetons détruits ne soient pas relevés et que les figures de pierre du portail ne soient pas remplacées13. Le Touring Club de France, qui voyait dans le tourisme de champ de bataille un instrument de relèvement des régions dévastées, soutint aussi tout au long de la guerre, dans les colonnes de sa revue, l’idée qu’il y aurait un intérêt à conserver une partie des sites de guerre et de maintenir à l’état de ruine certains édifices ravagés.

12Pour les partisans de la reconstruction, les ruines devaient, au contraire, être balayées une fois le conflit achevé et laisser place à de nouveaux bâtiments, preuves de la renaissance du pays, comme pour effacer cet affront. Ce souhait s’exprima localement comme à Reims, par exemple, où La Société des amis de la cathédrale de Reims, fondée sous l’impulsion de Rémois réfugiés à Paris, collecta des fonds pour la cathédrale de Reims, estimant que celle-ci devra être restaurée. Il s’exprima aussi au sein de la Société française des architectes urbanistes qui rendit compte de son point de vue à la Commission parlementaire des départements envahis et attira l’attention du public sur ces questions en publiant un ouvrage de vulgarisation et de suggestions : Comment reconstruire nos cités détruites14. Le point de vue, comme nous le verrons, s’exprima également au sein de la corporation des architectes des Monuments historiques et des commissions chargées de donner leur avis sur les projets de conservation.

13En 1915, le député Jules-Louis Breton15 soumit au Parlement une proposition de loi relative au classement et à la conservation des ruines et de vestiges16 produits par les opérations de guerre. Le projet envisageait de donner une dimension mémorielle et pédagogique aux ruines en valorisant plus particulièrement celles témoignant du vandalisme allemand et commémorant les désastres de l’invasion. Les ruines choisies étaient appelées à devenir des lieux de pèlerinage patriotique et à évoquer à tout jamais le caractère même de la guerre et ses méthodes. Il prévoyait déjà de retenir des entonnoirs de mines, des monuments érigés au cours de la guerre comme les bas-reliefs funèbres ou les peintures sous abris et de tracer une voie sacrée, ponctuée de bornes, qui suivrait la ligne du front. Il envisageait enfin de créer une « commission des Ruines historiques » et de confier à l’État la conservation et de la préservation de ces sites.

14Dans les départements accessibles du front, une liste provisoire d’ensembles à préserver commença alors à être dressée. Les enquêtes menées dès septembre 1914 sur l’état des édifices classés, et élargies à partir de 1915 aux édifices non classés, aidèrent les commissions départementales des Monuments historiques et le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts à faire des choix. Ces listes comprenaient aussi bien des villages totalement détruits, des quartiers de ville en ruine, des réseaux de tranchées et leurs casemates, que des fermes, des arbres-observatoires ou des postes de commandement et de secours.

15Comme l’expliquait en 1915 le rapporteur au Sénat, Georges Reynald17, il convenait que la France garda au visage la cicatrice de ses blessures pour éviter l’oubli et que les autres nations puissent comprendre et juger ce qui s’était passé. Il se faisait alors le relais de nombreux journalistes, artistes et intellectuels qui, dès le début de la guerre, avaient aussi posé la question de la conservation des ruines. Parmi eux, Maurice Barrès, député de Paris, président de la ligue des Patriotes qui s’était rendu dans l’Est de la France et avait parcouru l’Alsace, les Vosges et la Meurthe-et-Moselle, proposa de maintenir des ruines en l’état et notamment celles de Gerbéviller ; ces ruines resteraient, tels des témoins des événements, pour les générations futures.

1917, du désir de conserver à l’abandon des projets

Le Service des vestiges et souvenirs de guerre

16Le conflit se prolongeant, la croyance en un anéantissement programmé du patrimoine architectural, industriel et rural français devint, à partir de 1916, une certitude. Les services chargés de l’évaluation, de la protection du patrimoine et de l’évacuation des objets d’arts se structurèrent davantage. La Commission des vestiges et souvenirs de guerre, chargée d’étudier les conditions de classement et de conservation de ces vestiges, fut alors instituée l’année suivante18. Elle se fixa comme premier objectif de reconnaître les terrains et certaines portions des anciens fronts qui méritaient d’être conservés dans l’état où ils se trouvaient, soit pour le souvenir des faits d’armes dont ils avaient été le théâtre, soit en raison de leur aspect ou de leur organisation particulièrement typique. Composée de représentants de différentes administrations (Guerre, Beaux-Arts, Travaux publics, Blocus et Régions libérées), elle désigna deux délégués – l’un au ministère de la Guerre, l’autre aux Beaux-Arts – chargés de se rendre dans les régions accessibles et nouvellement libérées.

17La première inspection, menée par André Ventre19 et le commandant Viel, eut lieu en juin 1917, dans une zone qui s’étendait de Nouvron-Vingré, à l’ouest de Soissons, à Tilloloy, au sud-ouest de Roye20. Une seconde mission explora, en septembre 1917, la région d’Arras et de Péronne.

18Ces reconnaissances permirent de dresser des listes de vestiges à classer et à conserver pour leur intérêt éducatif et historique. Elles furent ensuite examinées par la Commission des vestiges qui effectua alors une nouvelle sélection. Bapaume, Arras, Ablain Saint-Nazaire, le Mont Saint-Éloi dans le Pas-de-Calais ; Péronne, Roye, La Boisselle et Beuvraignes dans la Somme ; Coucy dans l’Aisne ; Souain et Perthes dans la Marne ; Douaumont et Verdun dans la Meuse ; Nomeny et Léomont21 en Meurthe-et-Moselle y figurent déjà.

19Les limites d’un tel projet de valorisation furent également très tôt soulignées. Les députés insistèrent dans les débats à la Chambre sur le fait que les lieux sélectionnés ne devaient pas faire obstacle à la reconstitution générale, ni occasionner des expropriations massives. Ils soulignèrent aussi que la nature aurait tôt fait de retrouver ses droits. Au sein des comités départementaux de sélection, les architectes des Monuments historiques et les préfets avancèrent, quant à eux, que certains monuments ne méritaient pas d’être reconstruits pour des raisons financières comme Coucy-le-Château. D’autres pointèrent du doigt que laisser des amas de décombres au cœur des villes, comme à Arras avec la cathédrale ou avec le beffroi, ou qu’abandonner l’emplacement initial des communes en ruines pour les réédifier plus loin, comme cela était envisagé à Bapaume, Péronne et Roye, risquaient de susciter localement un refus de la part des habitants².

20En dehors des vestiges isolés, faciles à conserver sans frais et sans inconvénient pour la reprise de la vie économique, la Commission des vestiges ne retint qu’un petit nombre d’organisations typiques du conflit. Certaines ruines, comme les tours de l’abbaye de Mont Saint-Éloi ou l’église Saint-Nazaire d’Ablain dans le Pas-de-Calais, retinrent l’attention car elles résumaient par leur aspect l’atmosphère de désolation que l’on souhaitait conserver à tout jamais.

21En attendant la fin de la guerre, l’administration des Beaux-Arts prépara un projet de loi afin d’étendre les dispositions de la loi du 31 décembre 1913, sur la conservation des monuments historiques, aux vestiges et souvenirs de guerre. Il s’agissait de conférer aux nouveaux vestiges un statut qui permettrait leur conservation et de faciliter leur classement. Ce projet stipulait que les immeubles et les objets mobiliers, dont la conservation présentait un intérêt national au point de vue de l’histoire de la guerre, pouvaient être classés (art. 1) et que le classement serait prononcé après avis d’une Commission spéciale comprenant deux Conseillers d’État, deux représentants des ministères de l’Agriculture, des Beaux-Arts, des Finances, de la Guerre, de l’Intérieur et des Travaux publics, consultée par le ministre des Beaux-Arts (art. 2)22.

22Il fallut cependant attendre 1918 pour que le ministère des Beaux-Arts prenne en charge le Service de protection des monuments et des œuvres d’art à la place du ministère de la Guerre. Les deux services furent alors unifiés et la Commission interministérielle de protection des monuments et œuvres d’art fut transformée en Commission interministérielle des vestiges de guerre23.

23À cette date, la liste des vestiges à conserver restait encore partielle. Dans le département du Pas-de-Calais, une quinzaine de projets de classement étaient alors à l’étude24. Ce secteur du front illustre bien ce qui se passa dans les années 1920, dans l’ensemble des départements.

Le revirement progressif de l’après-guerre, l’exemple du Pas-de-Calais

24Sur le plan juridique et administratif, le classement des vestiges se heurta à des lourdeurs et à des querelles de compétences entre administrations des Beaux-Arts, des régions libérées et corps préfectoral.

25Pour compléter la liste des vestiges en instance de classement, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts demanda en 1919 aux architectes des régions libérées, aux architectes des Monuments historiques et aux préfets des régions libérées de rechercher et de lui signaler tous les souvenirs non encore portés sur les listes qu’il y aurait intérêt à classer, ainsi que les plaques commémoratives qu’il conviendrait de faire poser. Ces avis furent ensuite discutés à la Commission des sites et des monuments du département, validés par le ministère, avant que la Commission des vestiges de guerre ne se prononce à son tour.

26Pour que les arrêtés de classement définitif soient pris, il fallait s’entendre sur la délimitation des vestiges, leur surveillance, sur les conditions de dépossession et d’indemnisation des propriétaires et étendre les modalités d’application de la loi de 1913 relative aux immeubles et objets dont la conservation présentait un intérêt national au point de vue de l’histoire de la guerre25. Les courriers échangés entre le préfet et le ministère montrent l’inquiétude face à la charge financière à venir pour l’entretien de ces nouveaux monuments d’un genre nouveau.

27Les listes constamment révisées, proposant le classement ou la mise en instance de classement des vestiges, témoignent aussi des hésitations et de l’embarras qui présidèrent à leur établissement. Les uns, comme Charles-Louis Genuys, architecte en chef des Monuments historiques du Pas-de-Calais, étaient favorables à la conservation des ruines d’édifices publics ou d’établissements industriels et proposèrent le classement des églises de Richebourg, de Vaulx-Vraucourt, de l’abbaye de Saint-Vaast, de Saint-Éloi26, de la sucrerie de Vis-en-Artois. Les autres, comme le préfet du Pas-de-Calais, estimaient que seuls les grands ensembles méritaient d’être classés comme Monchy-le-Preux, la ville de Bapaume, le champ de bataille de Notre-Dame de Lorette. Par la suite, les uns et les autres revinrent sur leur avis, considérant qu’il ne fallait pas aller à l’encontre des populations, que la terre était vouée à la culture et non à la friche et qu’il serait, en outre, difficile d’empêcher la nature de reprendre ses droits.

28Sur 28 projets27 discutés entre 1919 et 1922, seuls cinq avis favorables furent rendus. Ils concernèrent :

• la redoute des Hohenzollern et ses abris de 30 à 40 mètres de profondeur, près d’Auchy-les-Mines ;

• le réseau de tranchées de Neuville-Saint-Vaast, près d’Arras, appelé aussi « Le Labyrinthe », conservé pour ses traces de combats bien visibles, l’église d’Ablain Saint-Nazaire en ruines, au pied du plateau de Lorette, dont les sculptures du xvi^e siècle et le joli portail avaient retenu l’attention ;

• le cimetière de Souchez, devenu légendaire suite aux 12 mois de combats pour la prise du plateau de Lorette ;

• la butte de Warlencourt, près de Bapaume, qui offrait un échantillon du pilonnage de l’artillerie et qui sera aménagée pour permettre son ascension ;

• l’église d’Ablain Saint-Nazaire en ruines28.

29Les autres projets ne furent pas retenus. Certains ne correspondaient pas aux critères initiaux de sélection, comme le réseau de tranchées de Saint-Laurent-Blangy, près d’Arras ou les abris bétonnés d’Athies, les observatoires de Tilloy et de Beaurains qui, après déblaiement, n’offraient plus d’intérêt. D’autres présentaient des formes insuffisamment expressives ou imposantes pour garder le plus longtemps possible leur aspect tragique29.

30Les architectes et les urbanistes avaient conscience que l’œuvre de destruction n’était pas achevée, que les masses disloquées continueraient à se dissocier, que les agents atmosphériques concourraient à ce travail et que la végétation parasite envahirait les ruines, transformant au bout de quelques années les ruines en amas informes de décombres. Le coût exorbitant de l’entretien des futurs vestiges et la prise en considération de l’aspect périssable des ruines matérielles, qui s’abîmaient déjà sous l’effet de la dégradation naturelle, furent principalement pointés du doigt comme pour les ruines de l’église de Richebourg, qui continuaient de s’affaisser, comme pour le cratère de mines de Givenchy, dont les parois s’effritaient, ou encore comme pour la chapelle provisoire de Lorette, en tôles et bois, appelée à disparaître rapidement.

31D’autres projets, enfin, auraient empêché la reconstruction des villages et des grandes fermes sur leur emplacement primitif ou auraient entravé la remise en culture comme le crassier de Loos, non retenu afin de permettre une remise en état des installations minières, comme le champ de bataille de Carency, qui offrait certes un beau panorama sur un champ de ruines, mais dont la remise en état des sols avait commencé, comme la ville de Bapaume, appelée à une renaissance rapide, ou comme le village de Monchy-le-Preux, finalement reconstruit sur son emplacement initial suite à la contestation du maire et de ses habitants.

32À partir de 1922, sous la pression des autorités départementales, politiques ou administratives, la Commission des monuments historiques présida à la radiation de nombreux vestiges de la liste provisoire ou à leur déclassement. À cette date, beaucoup de vestiges avaient déjà été détruits. À Acq, par exemple, le poste de commandement du général Barbot avait disparu. Dans le bois d’Oppy, la végétation avait repris et les marques du pilonnage de l’artillerie n’étaient plus visibles. À Carency, la remise en culture était en cours. À Neuville-Saint-Vaast, le réseau de tranchées dit du Labyrinthe n’existait plus. À Saint-Laurent-Blangy, la ferme Chanteclerc était en reconstruction. À Tilloy-lèz-Mofflaines, l’observatoire britannique avait été détruit en 1919. À Lens, enfin, les Ouvrages blancs avaient disparu sous la pression de la remise en culture.

33Sur les 28 projets de conservation proposés30 pour le département du Pas-de-Calais après la guerre, 17 furent retenus, cinq avis favorables de classement furent rendus, mais seule l’église Saint-Nazaire d’Ablain31 fut finalement conservée comme vestige de guerre. Les tours de l’ancienne abbaye de Saint-Éloi ne furent pas considérées comme des ruines de la guerre de 1914. Quant à la butte de Warlecourt, elle fut aménagée, mais ne reçut pas de proposition de classement. Cette liste des vestiges constamment réévaluée pendant les années 1920, montre combien il fut partout difficile de suivre les propositions de 1915 de conservation en l’état des communes et des édifices ruinés32.

34Les projets de conservation de vestiges en ruines, pensés pendant la guerre, furent donc réduits à leur plus simple expression dès que la Première Guerre mondiale prit fin. Devant le retour des réfugiés, la nécessité de rebâtir, de permettre la reprise de l’activité agricole et industrielle l’emportèrent. Il était impossible de maintenir des ruines en l’état et faire ce choix serait revenu à privilégier la conservation de la douleur.

35En 1921, sur les 249 emplacements recensés initialement durant le conflit par la Commission des vestiges, qui devaient être approuvés par la Parlement, il ne resta guère qu’une trentaine de projets de classement tous départements confondus33. Le souhait claironné pendant la guerre de préserver pour les générations à venir des monuments mutilés rappelant les traces de celle-ci, et donc la « barbarie allemande », céda la place à des impératifs purement pratiques, humains et financiers.

36De nombreux villages ne furent jamais reconstruits comme Les Hurlus dans la Marne, ou furent déplacés comme Craonne dans l’Aisne, voire fusionnèrent avec d’autres communes comme Régniéville, rattaché à Thiaucourt en Meurthe-et-Moselle. Tout un patrimoine local disparut irrémédiablement. Les grands édifices nationaux tels les cathédrales de Reims, de Verdun, le beffroi d’Arras furent finalement reconstruits à l’identique et rares furent les édifices artistiques laissés à l’état de ruines pour préserver la mémoire de la guerre comme l’église d’Ablain Saint-Nazaire dans le Pas-de-Calais (fig. 1) et de Montfaucon dans la Meuse (fig. 2).

Fig. 1. – Photographie de l’église d’Ablain Saint-Nazaire dans le Pas-de-Calais.

© Photographie E. Danchin.

Fig. 2. – Photographie de l’église de Montfaucon dans la Meuse.

© Photographie E. Danchin.

37À défaut de conserver beaucoup de monuments en ruines, un marquage de la ligne de front pour rappeler le souvenir de la Grande Guerre et le danger d’un retour offensif de l’ennemi fut mise en place34. De même, des monuments commémoratifs, semblables aux monuments aux morts, destinés à assurer le souvenir des localités détruites et des combats qui s’y étaient livrés35, furent érigés.

38La préservation de vestiges de guerre concerna donc plutôt des éléments paysagers qui furent plus tard réaménagés en mémoriaux ou nécropoles36 et quelques structures isolées nécessitant peu d’entretien37 (fig. 3).

Fig. 3. – Photographie d’une entrée de blockhaus dans la forêt des Éparges dans la Meuse.

© Photographie E. Danchin.

⁂

39Avec le recul, l’inventaire dressé des monuments ruinés montre la volonté de prendre en considération un nouveau type de patrimoine, produit par la guerre, bien différent des critères esthétiques qui avaient prévalu jusque-là.