1Les ruines castrales ne représentent qu’une partie de toutes celles que les siècles ont accumulées sur la terre de France, mais elles partagent avec celles des églises et des abbayes la particularité d’avoir cristallisé, jusqu’à récemment, de vives passions politiques et sociales. La faute en incombe largement à la Révolution et à l’esprit de la « guerre aux châteaux » qu’elle a répandu, si ce n’est réveillé d’un refoulement plus ou moins latent. Mais cela tient aussi au fait que, de tout temps, le château a constitué, de par sa nature de lieu de pouvoir, « l’une des figures les plus chargées de rêves, de fantasmes et d’obsessions qui hantent l’imaginaire collectif1 ». Or, l’imaginaire du château ne saurait être le même selon qu’on le regarde du dedans ou de dehors2, et il en va pareillement de sa ruine, quand bien même cette dernière ne soit en rien le produit d’une volonté politique : pour autant que les inférieurs sociaux de la noblesse, mais plus fréquemment encore les autorités supérieures (roi ou empereur) ou concurrentes de la sienne (évêques et villes), ne se soient pas privés, dès l’époque médiévale, de porter les coups de boutoir les plus rudes aux monuments de sa puissance, elle-même a, plus souvent qu’à son tour, laissé tomber en ruine les châteaux de ses pères, que ce fût par commodité, stratégie résidentielle, incapacité de les entretenir, calcul spéculatif ou gaîté de cœur3. Il n’empêche que la ruine castrale a longtemps, et dès avant la chute de l’Ancien Régime, matérialisé et métaphorisé à la fois le renversement du pouvoir seigneurial abhorré. Dans Les Paysans, Balzac a fait de la destruction du château des Aigues le point d’orgue d’une conflictualité semblant devoir ne jamais se prescrire, et l’on comprend, à cette aune, que Chateaubriand ait jugé que les ruines « n’ont rien de désagréable » quand elles sont l’« ouvrage du temps » plutôt que celui « des hommes4 ».

2Reste que, depuis deux siècles, la préservation des châteaux en ruine n’a pas uniquement procédé d’une réaction patrimoniale – et, partant, politique – aux méfaits du vandalisme révolutionnaire : sensibilité esthétique et goût du pittoresque, dont les symptômes se perçoivent dès avant 1789, jusque chez certains contempteurs de la féodalité, y ont pris une part tout aussi déterminante, au point de désamorcer le procès en contre-révolution qui fut souvent intenté aux premiers « antiquaires ». À mesure que les vestiges de la féodalité déchue ont gagné en intérêt patrimonial et touristique ce qu’ils ont perdu de charge politiquement symbolique, la nécessité d’enrayer les outrages conjoints du temps et de la nature – autrement dit : de les sauver de la mort lente à laquelle nombre de républicains du xix^e siècle les croyaient condamnés – est devenue de moins en moins la seule affaire de nostalgiques de l’Ancien Régime ; d’élitiste qu’elle était à ses origines, leur sauvegarde s’est même imposée, au cours du xx^e siècle, comme une préoccupation majoritairement plébéienne – en témoignent les multiples associations œuvrant à la protection de tel ou tel site et les nombreux chantiers de débroussaillement, de consolidation, voire de reconstruction, qui fleurissent çà et là, chaque été – et comme un fait social et politique de première importance, duquel les collectivités publiques n’ont pu se désintéresser.

3L’acquisition de ces ruines par un nombre croissant de conseils généraux et de municipalités, et leur intégration subséquente à l’économie administrée du tourisme marquent-elles toutefois l’aboutissement d’un dépassionnement du passé dont elles sont la trace ? Avant d’examiner les principaux aspects en même temps que les limites de ce processus, il conviendra de rappeler que c’est dès avant la Révolution que les châteaux en ruine ont cristallisé ressentiments sociaux et antagonismes politiques, puis d’établir combien leur préservation a entretenu une ligne de fracture durable entre leurs premiers défenseurs (descendants des bâtisseurs nobles, « antiquaires » et romantiques), tous plus ou moins suspects d’affinités contre-révolutionnaires, et héritiers de la Révolution.

L’ancienneté des antagonismes

4Pour autant que l’opposition balzacienne entre le noble qui construit et le peuple qui détruit s’avère trop manichéenne pour être historiquement recevable, force est de constater que la ruine du château – en tant qu’acte de refus d’une domination ou d’éradication d’une nuisance – révèle des antagonismes sociaux assez anciens. Sans remonter au-delà du règne d’Henri IV, nous évoquerons trois exemples circonscrits au sud de la Loire, dans cette France des seigneurs longtemps enclins à se comporter en maîtres absolus de leur canton. En 1593, les bourgeois de Limoges, excédés par les rançonnements, voies de fait et autres exactions que leur infligeaient, depuis plus de trois siècles, gens d’armes, routiers et brigands qui se relayaient dans la forteresse de Chalucet, sans que l’autorité royale en pût mais, décidèrent d’en finir une fois pour toutes et la démantelèrent en seulement quatre jours5. Trente ans plus tard, les jurats de Libourne ne se contentèrent pas de la tête d’Hercule d’Arsilemont, qui, retranché dans le château de Fronsac, dont le comte de Saint-Pol lui avait confié la garde, avait, cinq ans durant, menacé les libertés et la prospérité de leur cité : ils réclamèrent la démolition de l’édifice et, après avoir obtenu gain de cause6, laissèrent à « maistre » Hélie Petit le soin d’exprimer, en octosyllabes, leur reconnaissance éperdue envers Louis XIII. Après avoir narré les mille et un méfaits des « tigres et lyons sanguinaires » qui habitaient la place, puis fustigé la tyrannie qui s’abattait sur les récalcitrants, le poète citadin annonça le retour de « l’âge doré » : « Toutes saisons seront printemps7 ! » En milieu rural à présent, une illustration sans doute paroxysmique de cette conflictualité sociale et politique nous est offerte par les habitants de Massat, au fin fond du Couserans, qui, poussés à l’incandescence par les vexations du comte de Foix-Rabat, détruisirent de fond en comble son château d’Amous, en 1637. Or, nonobstant l’accommodement conclu cinq ans plus tard, la communauté ne releva jamais ledit château de ses ruines ; puis la légende s’empara du fait en substituant à ses causes éminemment juridiques et politiques – la contestation par le seigneur des droits acquis par la communauté sur la coupe et la vente de bois, à laquelle s’ajoutaient toutes sortes de violences, agressions et voies de fait, qu’avait couronnées, en dernier lieu, l’érection d’une tour fortifiée sur la place de la bourgade – le mythe du droit de cuissage, érigé en archétype de la tyrannie seigneuriale8.

5Alors que le xviii^e siècle ne fut, jusqu’à la Révolution, marqué par aucune destruction de château à caractère politique ou social, s’est affirmé un contraste éloquent entre sensibilité aristocratique et regard plébéien sur les édifices déjà réduits à l’état de vestiges. Quand, à partir de 1750, ces derniers se sont retrouvés au point de rencontre de l’exaltation de l’âge « gothique », de ses valeurs chevaleresques, de sa littérature et de son esthétique, et de la célébration de la nature et des paysages pittoresques, une partie de la noblesse a commencé à y rechercher le reflet de sa puissance passée, celle des temps pré-absolutistes. Repue des leçons d’histoire nobiliaire et alsacienne administrées par son père, la baronne d’Oberkirch (1754-1803) se laissait ainsi submerger par l’émotion dès qu’elle apercevait les « ruines glorieuses » qui couronnaient les contreforts des Vosges et lui apparaissaient comme autant de « témoignages de la gloire de nos ancêtres » ; partant, c’est comme tels qu’avec fierté, elle les fit découvrir à la duchesse de Bourbon9. Toutefois, c’est un rapport plus ambigu aux ruines que certains grands seigneurs ont cultivé dans les jardins et les parcs qu’ils créaient à grands frais selon la dernière mode, laquelle les voulait autant « répertoire[s], musée[s] et panthéon[s] » que « lieu[x] de la promenade10 » : si la duchesse d’Enville a pu intégrer les restes d’une tour authentiquement médiévale dans le parc à l’anglaise qu’elle fit aménager sur le coteau de La Roche-Guyon, entre 1779 et 179111, d’autres – le duc d’Orléans à Monceau12, le comte d’Albon à Franconville13, la princesse de Monaco à Betz14 – n’ont pas hésité à faire construire de toutes pièces de faux vestiges. Pour autant, le château aboli n’était qu’une fabrique parmi d’autres, s’insérant dans un programme décoratif à ambition encyclopédique15 et partageant l’espace avec des ruines tout aussi neuves de temples grecs ou romains, des minarets et des pagodes, des tentes tartares et des obélisques, sans préjudice de chaumières fleurant plus le fantasme de l’Arcadie que l’âpreté de la vie rustique. Était-ce à dire que maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre regardaient ces donjons factices comme un hommage à la chevalerie glorieuse, qu’ils les considéraient, au même titre que les temples postiches, comme le témoignage purement documentaire d’une époque tout aussi révolue que l’Empire romain, ou qu’ils cherchaient tout bonnement à décorer conformément aux canons de l’esthétisme à la mode le cadre de leurs rêveries rousseauistes ? Au-delà de la quête de la satisfaction de leurs sens, ces « voluptueux », ainsi que les qualifiait Bernardin de Saint-Pierre16, avaient-ils conscience du caractère éminemment subversif de l’esthétique de la ruine ? Esthétique subversive en ce qu’elle révèle une conception matérialiste de la Création d’où toute transcendance est bannie et où le temps, seul à l’œuvre, accomplit aussi mécaniquement qu’inexorablement son travail de sape : « Tout passe, l’homme et la demeure de l’homme », professait Diderot17. Partant, le choix de tels décors de la part de nobles peu ou prou déchristianisés s’inscrivait dans la logique des choses et des sentiments. Mais la juxtaposition improbable de tours prétendument médiévales et de temples tout aussi peu antiques n’indiquait-elle pas non plus comme le pressentiment, si ce n’est l’acceptation plus ou moins avouée, de l’effondrement de la société « féodale » ?

6De l’autre côté de la barrière d’ordres, la contemplation d’un château en ruines se doublait d’une réflexion politique et morale tout aussi lourde de sens subversif que celle que développait Diderot à la vue d’un tableau d’Hubert Robert : la représentation des décombres d’un palais évoquait infailliblement au philosophe la chute « d’un de ces maîtres du monde, d’une de ces bêtes farouches qui dévoraient les rois qui dévorent les hommes » ; le temps avait eu raison « de leurs travaux, de leurs énormes dépenses, de leurs grandes vues », et rien ne marquait mieux l’anéantissement de leur volonté de puissance que lorsque, des « superbes demeures » qu’ils avaient destinées « à une suite ininterrompue de descendants, héritiers de leurs noms, de leurs titres et de leur opulence », il ne subsistait plus que des « débris qui servent d’asile à la partie la plus indigente, la plus malheureuse de l’espèce humaine18 ». Un châtiment analogue frappait ces autres symboles du despotisme abhorré qu’étaient les monuments de l’âge féodal ; l’abbé Delille, le poète des Jardins, ne manqua pas de rappeler que le « vieux fort qui, du haut des collines/[…]/Portoit jusques au ciel l’orgueil de ses créneaux », avait été « Tyran de la contrée, effroi de ses vassaux », avant sa mise à bas et la réaffectation pacifique et laborieuse du sol qu’il avait stérilisé jadis : « Aujourd’hui, la moisson flotte sur ses débris19. » Tout sensible qu’il fût à la beauté des ruines du château de Lillebonne, en pays cauchois, Bernardin de Saint-Pierre s’interdisait d’oublier que les « petits tyrans » qui l’habitaient « avant que l’autorité royale fût suffisamment établie dans le royaume, exerçaient de là leurs brigandages sur leurs malheureux vassaux et même sur les passants » ; et d’oser cette comparaison promise à un bel avenir : « [I]l me semblait voir la carcasse et les ossements de quelque grande bête féroce20. » Last not least, le législateur et ex-jésuite Cerutti, dans un poème supposé avoir été écrit en 1785, mais qui n’a été publié qu’en janvier 1792, lesté de quarante-quatre notes explicatives satisfaisant scrupuleusement aux normes du « politiquement correct » révolutionnaire, a accusé les bâtisseurs de fausses ruines castrales d’exalter du même mouvement le « despote gothique » et la « vanité féodale21 » ; à preuve, « ce château pittoresque », que « le poète des temps », Hubert Robert lui-même, avait « crayonné » pour la princesse de Monaco, portait tous les attributs de « l’orgueil de l’antique noblesse22 » :

Ses couronnes, ses tours, ses étendards flottans,
Ces créneaux meurtriers d’où tonnoit le salpêtre
Et foudroyoit au loin la cabane champêtre,
Enfin, ces noirs cachots, l’effroi des habitants.

7De là à proclamer qu’il n’y avait de bon château que ruiné, c’est un pas que le poète engagé franchit dans la foulée avec ardeur :

Ô châteaux oppresseurs ! ô palais insultants !
Murs de la tyrannie, asile des rapines !
Puissiez-vous désormais n’exister qu’en ruines23 !

8Il ne restait donc plus aux activistes jacobins qu’à se saisir de pioches vengeresses pour réduire à néant ces bâtiments « élevés par l’orgueil, qui [faisaient] injure à la chaumière du pauvre », pour reprendre les termes d’une proclamation de la Société des amis de la liberté de Thiers24. Mais, déjà, le goût du pittoresque et la propension à la méditation mélancolique étaient à l’œuvre pour tempérer les ressentiments enflammés et les ardeurs idéologiques des casseurs de l’an II. Quoi de plus intemporel, en effet, que le combat de la nature « contre l’art des hommes25 », et de plus apolitique que la reconquête par la première des lieux d’où le second l’a refoulée ? Quoi de plus apolitique, en même temps que de plus fragile, que le sentiment de beauté et de plénitude issu de l’harmonie entre les règnes minéral, végétal et animal ? Immanquablement environnés d’« une fraîche et riante verdure », « [c]es angles, ces glacis, ces vieux restes de tours/Où l’oiseau couve en paix le fruit de ses amours », formaient, selon Delille, un « tableau doux et fier, champêtre et belliqueux26 ». Ce sens esthétique, hérité de l’Ancien Régime et combinant fascination pour les ruines et aspiration romantique au sublime, a en partie coloré les premiers inventaires départementaux des ressources économiques, des monuments et des sites entrepris à l’époque du Directoire, ainsi que l’a signalé François Guillet27. Voulant faire de ses Essais sur le département de la Seine-Inférieure, un ouvrage tout à la fois « topographique, historique et pittoresque28 », le citoyen Noël (1765-1822) – ainsi qu’il aimait alors à s’intituler29 – entremêla à ses considérations sur l’agriculture, le commerce et la pêche des évocations de monuments disparus ou ruinés, révélant même une sensibilité lyrique aux « débris de l’oppression féodale30 », que son activisme de « propagandiste zélé de la politique du comité de salut public » n’avait pas étouffée31 :

« Quand le vent se précipite en sifflant au milieu des tours entr’ouvertes d’un ancien château, qu’il agite fortement les branches de la pariétaire ou du chèvre-feuille sauvage qui habitent les débris de son donjon, l’œil de la pensée, se rejettant en arrière, compare la solitude qui règne en souveraine sur ses longs décombres, avec le fracas des armes et le tumulte des gens de guerre qui retentissoient dans les embrasures de ses tours ; l’homme y trouve des leçons utiles à l’humanité ; il pèse combien est instable et passager tout ce qui l’environne ; il apprend à vivre en voyant la destruction et la mort, triomphantes et assises sur les dépouilles de l’existence et de la vie ; le souvenir des temps passés, la comparaison des temps présents jettent l’âme sensible dans la plus douce rêverie, et souvent l’approche de la nuit et le zéphyr qui courbe en murmurant la bruyère des collines, le surprennent encore dans son recueillement religieux32. »

Le goût des ruines castrales, un apolitisme impossible ?

9Nous ne chercherons pas ici à établir qui, de la Révolution ou de Richelieu et de Louis XIV, a ruiné le plus grand nombre de « monuments de la féodalité ». Bien plus important nous semble de remarquer que le choc de la « guerre aux châteaux » a puissamment marqué les imaginaires sociaux et politiques, et élargi l’ancien clivage d’ordres aux dimensions de la faille idéologique majeure qui a durablement séparé adversaires et héritiers de la Révolution. Non seulement, l’élévation des ruines castrales au rang de trésors du passé n’a pas d’emblée constitué une cause consensuelle, voire sacrée, mais leur préservation a d’abord revêtu l’aspect d’un culte réparateur, sinon expiatoire.

10Pour le ci-devant second ordre, la ruine des châteaux les plus dignes de mémoire et la dépossession de leurs anciens maîtres allaient de pair, comme pour mieux l’accabler du sentiment de sa défaite. Mais, pour autant que la vue ou la simple évocation des dévastations révolutionnaires fût de nature à rouvrir des plaies que le temps semblait impuissant à cicatriser, certaines familles n’ont, semble-t-il, pas tant cherché à relever leurs murs écroulés qu’à se les réapproprier, dans une double dialectique de continuité patrimoniale et de différenciation sociale. « Renouer la chaîne des temps » ne visait pas seulement, en l’occurrence, à effacer le souvenir du hiatus révolutionnaire, mais aussi, parfois, à se racheter de l’incurie des ancêtres en arrimant pour toujours au patrimoine héréditaire ce capital d’autant plus symbolique qu’il s’avérait improductif : le duc de Polignac a recouvré dès l’époque de la Restauration le donjon matriciel de sa maison, érigé depuis lors en « forteresse mystique33 » ; de même, en 1818, le comte d’Andlau a repris possession des ruines de son burg alsacien34, que, dix ans plus tard, son fils a scrupuleusement intégrées dans son majorat de baron-pair35 ; pour sa part, le douzième duc d’Uzès dut patienter jusqu’en 1864 avant de se porter acquéreur des vestiges de Crussol, qui, des années durant, avaient fait la prospérité d’un carrier : non content de les sauver de la destruction complète, il caressa, dit-on, le projet d’y établir une nécropole familiale et d’installer à demeure un religieux, pour, tout ensemble, veiller à la conservation du site et prier pour les âmes de ses défunts36. D’autres fois, le lien filiatif s’est avéré plus ténu : en 1881, le marquis de Romanet de Lestrange est rentré en possession de la forteresse de Boulogne, en Ardèche, dont l’un de ses ancêtres, en ligne féminine, était sorti quatre siècles plus tôt37 ! De même, en 1895, le duc de Lévis-Mirepoix s’est porté acquéreur des vestiges de Ventadour, en Corrèze, qui, deux siècles durant, avaient constitué l’assise du duché-pairie d’une branche collatérale de sa maison38. Dernier exemple en date, à notre connaissance, n’est-ce pas le culte des ancêtres plus que des motivations politiques qui, en 1962, a conduit le comte Hubert de Commarque à se réapproprier les restes du castrum de son nom, en plein cœur du Périgord39 ? Au demeurant, point n’était besoin que le château ruiné fût un sanctuaire lignager pour engager un noble à en devenir propriétaire : le vicomte Jules de Francheville, qui, en 1849, acquit les vestiges de la forteresse de Suscinio, ancienne résidence de chasse des ducs de Bretagne, admirablement située entre mer et marais, pour les sauver du vandalisme, ne pouvait s’enorgueillir que d’un ancêtre gouverneur de la place en 148040.

11Or, loin de se réduire à un réflexe ou une marotte d’ordre, la sauvegarde des ruines féodales s’est, dès l’époque de la Restauration, muée en mouvement d’opinion, sous l’influence d’« antiquaires » et de romantiques également remontés contre la « table rase » révolutionnaire. L’un des tout premiers, le sculpteur Frédéric Lemot (1771-1827), il est vrai grand notable de l’art – membre de l’Institut, il fut anobli neuf jours avant sa mort41 –, voulut faire partager au public l’indignation qu’il éprouvait devant les décombres du château de Clisson, dévasté par les troupes de Kléber et incorporé par ses soins au parc de la villa monumentale qu’il avait édifiée sur la rive opposée de la Sèvre nantaise42 :

« Plus la vue de ces ruines majestueuses captive l’esprit par des méditations historiques, plus on éprouve un sentiment pénible en songeant que ces précieux vestiges avaient atteint la dernière époque de leur existence, et qu’ils allaient subir le sort de presque tous nos anciens édifices, que des acquéreurs avides et sans goût ont complètement anéantis pour la valeur de quelques toises de pierre […]. Celui-là ne serait pas Français qui oserait faire disparaître, par une cupidité honteuse, cette noble enceinte, où tant de héros reçurent le jour, que d’illustres personnages habitèrent, et qui rappelle enfin tant de noms fameux, et tant d’actions éclatantes d’héroïsme et de vertu43. »

12Sans doute point n’était-il besoin d’être né châtelain ou d’aspirer à le devenir pour s’émouvoir du vandalisme révolutionnaire, des ravages qu’il avait causés et qui se poursuivaient sans trêve, et de la déperdition de substance historique qui menaçait subséquemment le milieu local ou la petite patrie. Tandis qu’en Normandie, Arcisse de Caumont (1801-1873) ambitionnait « de rendre populaire, s’il est possible, la science des monuments44 », les maîtres d’œuvre des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France ont eu à cœur d’intéresser à la cause des antiquités médiévales le grand public des âmes sensibles. Toutefois, force est de constater que c’est principalement dans les châteaux et les hôtels de la noblesse que le premier volume de la série s’est écoulé45. À l’évidence, les propos de Charles Nodier (1780-1844), dans la préface d’icelui, étaient de nature à rencontrer l’adhésion de plus d’un gentilhomme ultra :

« Les monuments de l’ancienne France appartiennent à un ordre d’idées et de sentiments éminemment nationaux, et qui cependant ne se renouvelleront plus. Ils révèlent dans leurs ruines des ruines plus vastes, plus effrayantes à la pensée, celle des institutions qui appuyèrent longtemps la monarchie et dont la chute fut le signal inévitable de sa chute46. »

13Sous l’influence de ceux qui se présentaient en « voyageurs curieux des aspects intéressants, et avides des nobles souvenirs47 », la sauvegarde des ruines castrales, en s’intégrant dans un processus global de réhabilitation du passé médiéval de la France, s’est résolument ancrée à droite. L’archéologie telle que la concevait le baron Taylor (1789-1879) était, en effet, ouvertement réactionnaire et décentralisatrice ; en appelant les « Français des provinces » à s’intéresser au passé de leur terroir, il les engageait à refuser le centralisme postrévolutionnaire :

« Daignez vous souvenir avant tout d’être de votre pays. Il faudra bien ensuite que vos belles institutions provinciales vous viennent ou vous reviennent, et soyez sûrs que, sans institutions provinciales, vous n’aurez jamais de saine et robuste liberté48. »

14Dès lors, ce n’est pas un hasard si c’est dans une ci-devant province à la forte « identité rétrospective49 » – la Normandie – que s’est constituée, dès 1824, la première et la plus active des sociétés d’antiquaires, et que ses promoteurs se sont appliqués à revivifier l’attachement au sol natal par la défense de son patrimoine monumental50 – à l’exclusion logique des vestiges de l’Antiquité romaine, rejetée pour avoir été trop adulée sous la Révolution et sous l’Empire. Mais ce n’est pas non plus un hasard si, avec le renfort des porteurs de particule, la noblesse en a initialement constitué la moitié de l’effectif51, se plaçant de la sorte en position de force pour rallier à ses vues une bourgeoisie cultivée, souvent politiquement conservatrice et peut-être désireuse de compenser dans la sauvegarde, voire la restauration de vieilles pierres, le déficit d’ancienneté dont elle souffrait secrètement.

15S’intéresser aux ruines de châteaux et d’églises, fût-ce à titre archéologique, était si connoté politiquement que le très légitimiste Arcisse de Caumont n’aborda pas le chapitre de son Cours d’antiquités monumentales relatif à l’architecture militaire du Moyen Âge sans se défendre de « prôner le système féodal52 ». Le dépassement de cette suspicion et du clivage politique qui la nourrissait est venu de la Monarchie de Juillet et de la volonté de Guizot, mûrie dès avant les Trois Glorieuses, « de ramener parmi nous un sentiment de justice et de sympathie […] envers cette ancienne société française qui a laborieusement et glorieusement vécu pendant quinze siècles pour amasser cet héritage de civilisation que nous avons recueilli53 ». De chasse gardée d’antiquaires légitimistes, le Moyen Âge est devenu, sous son égide, rien de moins qu’un domaine réservé de l’État, et la préservation de son héritage monumental, une cause nationale, à même de transcender, pour le plus grand profit du « juste milieu », les conflits idéologiques et l’instabilité institutionnelle qui affectaient la société française depuis 1789. L’insensibilité de Mérimée envers les ruines54 n’est pas l’unique raison qui explique que, parmi les neuf cent trente-quatre édifices classés Monuments historiques en 184055, ne furent incluses que 25 carcasses de châteaux56 (soit 2,6 %) : à l’évidence, l’urgence imposait de sauver ce qui pouvait l’être encore, à commencer par les églises, qui constituaient les trois quarts des bénéficiaires de l’attention des pouvoirs publics57. Vingt-deux ans plus tard, la liste ne s’allongea que de 26 autres forteresses abolies58, parmi lesquelles figuraient Château-Gaillard, le Haut-Kœnigsbourg et Pierrefonds, dont la reconstruction, engagée en 1858, témoigne tout autant du médiévalisme systématique de Viollet-le-Duc59 que de l’aspiration de Napoléon III à inscrire son régime et ses obsessions martiales dans une continuité sélective de l’Histoire (puisque la reviviscence du château de Louis d’Orléans impliquait l’effacement de toutes les traces de la victoire que le pouvoir central y avait emportée en 1617 sur la « féodalité »)60.

16Reste que la protection de ces édifices décharnés est demeurée, en pratique, souvent virtuelle, y compris en Alsace, où le « tournant dans les rapports » des habitants avec leur patrimoine61, qu’a représenté la publication en 1828 des Antiquités de l’Alsace62, ne s’est pas d’emblée assorti d’un mouvement de restauration des burgs, comparable à celui qui se manifesta en Forêt Noire63 : « Nous sommes arrivés à un moment fatal pour ces ruines », constatait, en 1855, le préfet du Bas-Rhin, Stanislas Migneret, pour qui « retarder le moment » de leur disparition totale constituait « tout à la fois un devoir patriotique et un acte de bonne administration64 ». À son initiative, a vu le jour la Société pour la Conservation des Monuments historiques de l’Alsace, laquelle, non contente, conformément à ses statuts, d’intervenir « auprès de l’État, des communes ou des particuliers, afin d’obtenir les mesures nécessaires pour en prévenir la ruine », en vint bientôt à contribuer à l’entretien d’un nombre croissant de burgs65 et même à en acquérir quelques-uns66. Si l’œuvre accomplie par la Société s’est avérée aussi durable que décisive, c’est sans doute parce que la préservation de ce patrimoine tenu pour identitaire fut une cause à même de transcender les clivages de la société alsacienne – notamment confessionnels67 –, avant que de symboliser, après 1871, le particularisme de la Heimat au sein de l’Empire allemand. Mais, pour autant qu’aux yeux de ses adhérents, ces forteresses déchues fissent corps avec les paysages vosgiens, auxquels elles étaient indéracinablement arrimées68, elles ne purent être soustraites à l’entreprise de germanisation du Reichsland décrétée à Berlin et à laquelle le Vogesenklub (Club Vosgien), créé en 1872, et son satellite historico-littéraire, l’Historische-Literarische Zweigverein, constituée en 1884, ont apporté un concours zélé, tant en œuvrant à rendre les ruines accessibles au plus grand nombre qu’en leur consacrant pléthore de guides et d’articles dans leurs bulletins69. L’incorporation du patrimoine castral alsacien dans le corpus de l’idéologie pangermaniste a donc commencé avant le relèvement des vestiges du Haut-Kœnigsbourg, dont Guillaume II chargea Bodo Ebhardt en 1900. « Œuvre de propagande, d’assimilation et d’intégration », qui visait à « concrétiser dans la pierre la politique de reconquête d’une ancienne possession », selon les paroles du Kaiser lui-même, et à y faire contribuer, à hauteur de 700 000 marks, les populations du Reichsland, en gage de leur « bonne volonté70 », cette reconstruction déchaîna d’emblée nombre de réactions épidermiques, dont plusieurs relevaient de la contestation politique : si, comme l’on pouvait s’y attendre, Hansi (1873-1951) ne ménagea pas ses « sarcasmes d’importation française » à l’encontre du « plus fier monument de la science allemande et de l’art allemand71 », la Revue Alsacienne illustrée porta l’estocade avec un argument que n’auraient pas désavoué les républicains d’outre-Vosges : « Jamais un régime basé sur le principe suranné dont les burgs féodaux furent le produit et l’instrument ne pourrait jouir, en Alsace, d’une réelle et durable puissance72. »

17En effet, les tenants de la fidélité à l’esprit de la Révolution se sont longtemps montré hermétiques à l’irénisme historico-patrimonial de la Monarchie de Juillet et du Second Empire. Symptomatiquement, Pierre Larousse n’a pas manqué de récuser « pour ces débris du passé le culte que leur a voué l’Angleterre », au nom du devoir de mémoire républicain : celui-ci exigeait de ne pas oublier que « ces donjons menaçants abritaient autrefois un pouvoir dur, oppressif, vexatoire ». Toutefois, concédait-il, « il faut demander grâce pour ces ruines, par amour du pittoresque et aussi par amour de la science, car au milieu de ces décombres sont encore enfouis bien des secrets historiques que parviendra sans doute à découvrir l’infatigable curiosité des archéologues73 ». En revanche, pour l’auteur de Jacquou le Croquant, point n’était question de rémission à titre esthétique ni même scientifique : en érigeant les restes du château de l’Herm, en Dordogne, en symbole de la victoire du peuple sur la « féodalité » oppressive et honnie, Eugène Le Roy (1836-1907) les a transmués en ruines républicaines et a perpétué dans la mémoire collective l’esprit de la « guerre aux châteaux74 ». Partant, en 1936, c’était encore une animosité d’ordre qui incitait les gens du voisinage au vandalisme : « Il y a tant d’imbéciles qui se vengent des seigneurs en brisant les pierres », remarquait un villageois pour expliquer la mutilation d’un demi-relief représentant un chevalier « avec tête et bras75 ». Au demeurant, ce n’est pas la seule preuve que, même réduit à l’état de squelette, le château fort a conservé, jusque dans l’entre-deux-guerres, sa pleine force de répulsif politique : si soucieux que se montrât Pierre Mendès-France de faire connaître les « richesses naturelles et artistiques » du département de l’Eure à un nombre croissant de touristes, il ne s’empêcha pas de tirer parti des « impressionnants vestiges » du Château-Gaillard pour opposer passé et présent, féodalité sanguinaire et félicité républicaine : « Le souvenir de ces horreurs » – à savoir « la fin de Marguerite de Bourgogne et les tourments de Blanche, femme de Charles le Bel » – « fait apprécier, par contraste, l’ineffable apaisement de la campagne française que l’on découvre, du haut de ces ruines terribles, dans sa tranquille splendeur76 ».

Un irénisme patrimonial et touristique

18Le dépassionnement du passé dont les ruines castrales portent témoignage n’allait donc pas de soi. Pourtant, dès le xix^e siècle, l’idée qu’elles constituaient un bien commun digne d’être préservé s’est peu à peu répandue hors des cercles contre-révolutionnaires et des sociétés savantes. Leur intégration croissante à l’économie du tourisme, tout particulièrement dans les territoires en déshérence du fait de l’exode rural et de la dévitalisation des ressources traditionnelles, s’est imposée comme un fait politique, dont l’ampleur semble même s’être accrue depuis la décentralisation.

19Le dépassionnement du passé doit sans doute beaucoup à l’entrée des châteaux déchus dans le paysage affectif de la foule, a fortiori quand s’est estompée la distance qui séparait physiquement celle-ci de ceux-là. On ne saurait sous-estimer l’importance de la lithographie comme instrument de popularisation de ces ruines77, immanquablement représentées « à la pittoresque », dans un environnement d’escarpements rocheux et de denses ramures. Bientôt, Monsieur Prudhomme en personne a voulu ressentir in situ et de visu l’émotion du poète ou de l’artiste, et l’on sait de quel trait méprisant Victor Hugo a opposé le flux trivialement horizontal des « marchands » et des « bourgeois » naviguant sur le Rhin à la verticale majesté des « bornes colossales » que « la féodalité » avait « posées » de part et d’autre de son cours78. Il n’en demeure pas moins que, comme l’estimait Mérimée, la notoriété touristique des monuments constituait la plus sûre garantie de leur conservation79. Toutefois, le développement du tourisme à longue distance, sous l’effet de l’expansion du réseau ferré, ne saurait occulter l’importance des flux de proximité grâce auxquels nombre de ruines castrales ont été sauvées de l’oubli et de l’indifférence : encore difficiles d’accès sous le Second Empire80, celles de Chalucet, sises à seulement une douzaine de kilomètres au sud de Limoges, devinrent un but de promenade dominicale pour ses habitants, dès que s’améliora le réseau vicinal et que se démocratisa l’usage de la bicyclette81. Plus précocement encore, en Alsace, sociétés de musique, clubs gymniques, groupes d’excursionnistes et camps de scouts ont investi en masse les sites des anciens burgs : juché au débouché de la vallée de Munster, le Hohlandsbourg accueillit la société de musique de cette ville dès 1839 et fut particulièrement prisé des Colmariens, malgré l’heure de marche qu’imposait l’ascension d’un dénivelé de quatre cents mètres82 ; le Lichtenberg, déjà visité par les curistes de Niederbronn-les-Bains sous la Restauration, puis copieusement fréquenté par des cohortes d’écoliers et de sociétés locales, connut, après l’inauguration de la voie ferrée Mommenheim-Sarreguemines en 1896, une invasion telle qu’un aubergiste astucieux installa une buvette au milieu de ses vestiges83 ; enfin, pour ce qui est du Haut-Kœnigsbourg, « il ne fait aucun doute », selon Laurent Baridon et Nathalie Pintus, qu’en offrant la splendide ruine à Guillaume II, la ville de Sélestat ait nourri le dessein que celui-ci le transformât en un « édifice spectaculaire », à même d’attirer les touristes et de stimuler l’économie locale84.

20Toutefois, le pittoresque pour tous ne suffit pas à résumer le déferlement des foules de promeneurs dans les ruines castrales. Celles de Ventadour, en Corrèze, offrent de beaux exemples de manifestations d’appropriation populaire à résonance sociale et politique. Cela s’est d’abord traduit, le 2 septembre 1900, par le refus d’abandonner les lieux aux seuls artistes et savants : tandis que les distingués convives d’une félibrée n’en finissaient pas de banqueter et de discourir à huis clos dans la cour du château, « le peuple du voisinage » qui piétinait à la porte exprima bruyamment son impatience et finit par pénétrer dans la place85. Trois décennies plus tard, ce fut au tour du Parti Communiste de s’en rendre maître une fois l’an et à l’insu, semble-t-il, de son possesseur légal, le duc de Lévis-Mirepoix86, pour y organiser une « fête patronale87 », mêlant allègrement folklore régionaliste, causeries historiques, allocutions politiques et attractions foraines88. Pour autant que pareille intrusion, qui se répéta jusqu’à la guerre, fût riche de signification symbolique, la conférence qu’y prononça le député communiste Marius Vazeilles (1881-1973) en 1938 révèle un mollissement inattendu de la lutte des classes : certes, l’orateur n’omit pas d’affirmer que « les relations du seigneur avec les paysans » avaient « été souvent dures », mais il convint aussi qu’elles avaient « été parfois bonnes » ; certes, le château avait été un insatiable prédateur au détriment des « paysans apportant sur leur dos, dans des paniers ou avec leur “charretous”, les redevances en nature », dont s’égrenait la liste interminable – « seigle, légumes, avoine, blé noir, cire pour l’éclairage, chanvre et laine pour le tissage, bœuf, génisse, veau, agneau, jambon, volaille, beurre, œufs, etc., etc… » –, mais ses murs avaient entendu « les rires et les chants des bons jours où les paysans venaient fêter les mariages et les naissances », sans préjudice du « retour du seigneur89 ». Toujours est-il que ce passé de ruines rouges colla tant et si bien aux pierres de Ventadour qu’il faillit compromettre leur sauvegarde : en 1972, l’ardent plaidoyer de Jacques Duclos – peut-être ému par le souvenir du discours qu’il y avait prononcé en 193690 – en faveur de l’octroi des crédits ad hoc91, « pétrifi[a] le Gouvernement92 ». Le ministre des Affaires culturelles, Jacques Duhamel, objecta que les 500 000 francs indispensables à la consolidation des « admirables vestiges auxquels s’intéress[ait] l’honorable parlementaire » seraient beaucoup mieux employés à la restauration de « monuments encore debout », en particulier des « nombreuses églises rurales […], que l’effort des communes propriétaires, du département [de la Corrèze] et de l’État suffi[sait] à peine à maintenir hors de l’eau » ; mais, sans doute n’a-t-il invoqué « la nécessaire définition de priorités parmi les urgences93 » que pour dissimuler le véto résolu de son collègue de l’Agriculture, Jacques Chirac, intéressé au premier chef à ne pas consacrer un lieu de mémoire du communisme rural en plein cœur de sa circonscription94.

21Sous réserve d’inventaire, ce « conflit de couleurs95 » à fronts inversés semble le seul auquel une ruine castrale ait donné matière depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, Jacques Duclos n’a pas été le seul homme politique à manifester son engouement pour un vestige de la féodalité : Raymond Marcellin et Henri Goetschy ont joué un rôle déterminant dans le rachat et l’aménagement respectifs de Suscinio, dans le Morbihan96, et du Hohlandsbourg, dans le Haut-Rhin97, par les conseils généraux qu’ils présidaient. Depuis les lois Defferre de 1982, on ne compte plus les châteaux en ruine qui sont entrés dans le domaine d’une collectivité territoriale ou ont bénéficié de la manne publique pour leur sauvegarde, voire leur restauration : en 1989, le conseil général de l’Aude, à direction socialiste, a adopté le projet de développement « Pays Cathare », visant initialement à la conservation et à la mise en valeur touristique de neuf nids d’aigle supposés avoir servi d’ultimes refuges aux Albigeois98, avant de s’élargir à l’essor de toutes sortes de ressources agro-touristiques grâce aux aides distribuées par l’Union européenne au titre du programme LEADER99 ; onze ans plus tard, le conseil général du Bas-Rhin a lancé, dans le cadre d’un contrat de plan, un ambitieux programme de travaux concernant pas moins de 48 sites, dont, grâce aux apports cumulés de l’État et des collectivités, les propriétaires n’ont eu à supporter que 5 % de la dépense100.

22Toutefois, rien n’est moins sûr que les motivations des élus se bornent à la seule intention de transmettre aux générations futures, dans un parfait esprit de réconciliation des mémoires, un patrimoine qui, naguère encore, était politiquement chargé de souffre. À l’échelon le plus local, on ne saurait négliger, si puéril que cela puisse paraître, la part des attaches sentimentales et des réminiscences de jeunesse : pour Jean Boinet, qui présidait la communauté de communes du pays de Ventadour en 2006, le château éponyme, que son institution a désormais la tâche de gérer, était avant tout un lieu de mémoire personnel, qu’il découvrit à l’âge de 6 ou 7 ans et qui lui a laissé le souvenir d’« une vraie forêt vierge » et de « murs couverts de lierres noirs et inquiétants101 ». Dans deux autres cas, ceux de Suscinio et du Hohlandsbourg, on ne saurait exclure que soit entrée en ligne de compte leur valeur symbolique de lieux de pouvoir antécédents à la souveraineté française. S’il paraît logique qu’un « régionaliste convaincu » tel que le centriste Henri Goetschy102 ait eu à cœur de « sauver les vestiges de la dynastie des Habsbourg qui ont tant fait pour la Haute Alsace » et que, ce faisant, il ne lui ait pas déplu de battre en brèche le « centralisme égoïste de l’administration parisienne », immanquablement soupçonnée de souhaiter les « voir disparaître […] sous la mousse » pour d’archaïques motifs politico-historiques103, le fait qu’un grand baron de la République gaullo-pompidolienne, sans attaches locales autres qu’électorales104, fût à l’origine de la reconstruction d’un édifice emblématique des heures de gloire de l’indépendance bretonne ne manque, en revanche, pas de sel ! Il est vrai qu’officiellement, son ambition d’en relever les ruines ne poursuivait pas d’autre objectif que de « décupl[er] » son attractivité touristique « pour le plus grand profit du département du Morbihan105 ». Au demeurant, l’argument du tourisme et de ses retombées économiques a partout et systématiquement prévalu : dans l’optique du conseil général de l’Aude, les prétendus « châteaux cathares » devaient servir de « levier de développement », sinon de remède miracle, à un arrière-pays en proie au vieillissement de sa population et à la déshérence de ses activités traditionnelles106 ; de là, l’extension de la « marque », dûment déposée, « Pays Cathare » à toutes sortes de productions du terroir audois, dont l’agneau et le vin107. À une échelle plus modeste (et à un degré moindre de notoriété), c’est également sur l’essor du tourisme culturel qu’a misé la communauté de communes du pays de Ventadour pour sauver son territoire de la désertification et de la dépression économique108. Reste que l’image des troubadours et de la poésie courtoise s’avère plus difficile à commercialiser que celle du catharisme : tandis que les neuf « sites-pôles » du « Pays cathare », choisis « pour leur intérêt historique, architectural, archéologique et touristique », ont attiré dès 2003 près de 700 000 visiteurs payants109, les édiles corréziens ont d’emblée borné leurs ambitions à « un minimum » de 20 000 entrées annuelles110.

23Reste, surtout, que l’insertion des ruines castrales dans les circuits du tourisme de masse et la spirale de la marchandisation du patrimoine n’est pas sans affecter l’esprit des lieux et le rapport de ceux-ci au passé, comme en témoignent les nombreux sites transformés en faire-valoir d’animations subventionnées : à grands renforts de cracheurs de feu, de dresseurs d’aigle et de quidams en cottes de mailles démétallisées, sons et lumières, « ripailles » conviviales et fêtes prétendument médiévales y diffusent une vision du Moyen Âge souvent démarquée de clichés hollywoodiens et fatalement « aseptisée111 », mais présentent l’intérêt d’attirer les touristes jusque dans des lieux dépourvus de « produit d’appel » historique : en 2000, un ancien maire de Murol, dans le Puy-de-Dôme, se félicitait hautement que ces « animations médiévales, rocambolesques et merveilleuses » contribuassent à placer les vestiges de son château au deuxième rang des sites les plus visités du département112 et, ce faisant, à abonder les caisses de la commune. Dans une veine similaire, le conseil général de la Vendée ne s’est pas contenté d’organiser le bombardement quotidien des ruines de Tiffauges au moyen de baudruches emplies d’eau : exploitant le mythe de Gilles de Rais jusqu’où la décence le permet, il y a patronné la reconstitution d’un laboratoire d’alchimie et l’ouverture d’un « camp d’entraînement » aux techniques de la guerre médiévale113. Au demeurant, il est encore des cas où les ruines castrales servent de support à des reviviscences identitaires, qui ne sont pas politiquement anodines : pour les conseils généraux du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, les crédits alloués à la réhabilitation des burgs s’inscrivent dans une politique culturelle tendant ouvertement à la mise en valeur de la « spécificité alsacienne dans les domaines de l’art, de la langue, de l’histoire, des traditions et des monuments historiques114 » ; pour leur part, les élus de l’Aude revendiquent fièrement l’« épopée des Cathares » comme « l’un des fondements de l’identité » départementale115. Que, contrairement à d’autres vestiges, à la fois moins spectaculaires et situés à l’écart « des grandes routes touristiques », les neuf forteresses du « Pays cathare » n’aient « jamais abrité le moindre » hérétique, mais que, remaniées, réaménagées, voire reconstruites après la « croisade » contre les Albigeois, elles témoignent de la volonté opiniâtre des rois de France d’établir leur domination sur cette marche stratégique qui, pendant quatre cents ans, marqua leur frontière avec l’Aragon116, n’a nullement arrêté leur élan. Est-ce parce que le mythe cathare s’avère fécond en reviviscences centrifuges et anticléricales, voire en rhétorique victimaire ? Si l’on considère, à la suite de Marie-Carmen Garcia et de William Genieys, « l’invention du Pays Cathare » comme une entreprise éminemment politique de « redéfinition identitaire » d’un territoire départemental et de transformation subséquente de l’action politique locale, rompant à ces deux titres avec « la tradition française d’aménagement de l’espace117 », force est de constater que les élus socialistes de l’Aude ont pleinement exaucé le vœu du baron Taylor. Au surplus, préférer la vérité légendaire à la vérité historique, ainsi que le prônait Chateaubriand, n’est-ce pas s’inscrire, sans (oser) l’avouer, dans une forme de continuité aristocratique ?

Conclusion

24Cet ultime exemple nous montre que l’incorporation des ruines castrales dans l’âge des foules et du consumérisme touristique n’a pas partout ni uniformément altéré leur fonction de support d’un discours politique. Certes, celui-ci s’est affranchi de la chaleur des débats et de la pesanteur des clivages du xix^e siècle : à l’hypermnésie militante des contempteurs et des partisans de la Révolution, a succédé un tropisme patrimonial, qui semble se partager entre propension à la recomposition factuelle du passé, quête d’identité locale ou régionale et vertige de l’altérité. Signe que les châteaux en ruines ont cessé de représenter un enjeu idéologique et une histoire qui compte pour n’être plus considérés que comme « des monuments curieux » – « quelque chose comme des dolmens, des peulvans ou des cromlec’hs », aurait (peut-être) ajouté Barrès118 –, ou, bien mieux, comme des éléments du « Patrimoine » (au sens éminemment extensif et affectif que revêt cette notion depuis une quarantaine d’années119), rendus politiquement respectables par l’ancienneté de leur présence dans un décor tenu pour d’autant plus précieux qu’il est généralement vierge de toute trace d’activité ou d’habitat contemporain, plus personne ne songe à s’étriper, à leur propos, sur les méfaits du féodalisme – ce procès paraît tombé en désuétude – et, même, c’est le plus souvent à la volonté du peuple ou de ses représentants que nombre d’entre eux doivent les moyens d’enrayer l’œuvre destructrice du temps et de la nature. Est-ce parce que « le Moyen Âge est notre enfance à laquelle il nous faut toujours revenir », comme le postulait Umberto Eco120 ? En ce qu’ils nous renvoient à l’enfance d’une civilisation – la nôtre, naguère encore –, dont les traits fondateurs – ancrage au sol, rôle socialement structurant de l’église et du donjon – s’effacent peu à peu des rites et des mémoires, alors que ses traces monumentales subsistent dans les paysages et que les féodalités contemporaines s’avèrent d’autant plus puissantes qu’elles se font moins visibles121, les châteaux en ruines acquièrent la même étrangeté – si ce n’est la même altérité – que les vestiges de l’Antiquité ; buttes témoins d’un monde irrévocablement révolu, la seule force qu’ils conservent ressortit aux fantasmes et aux mythes auxquels continuent de donner corps leurs squelettes de pierres.