Fabriquer le caractère ancestral du pouvoir seigneurial
La conservation des vestiges médiévaux lors de la baroquisation des résidences seigneuriales dans les pays héréditaires de la maison d’Autriche, fin xviie-début xviiie siècle
p. 207-218
Texte intégral
1Dans son Teutsches Hofrecht, publié en 1754, Friedrich Carl von Moser prête à la résidence princière et à la splendeur qui y est développée la vertu de signifier tout à la fois l’autorité des grands et leur dignité, qu’elle provienne de leur naissance ou de leurs hauts faits1. Si les illustrations habituellement assorties à ces développements esthético-politiques présentent de magnifiques demeures princières baroques d’ampleur parfois mégalomane, la réalité est souvent tout autre. Le palais princier est fréquemment victime d’occasions manquées que l’on met en général sur le compte de déboires politiques ou financiers, mais qui peuvent également se comprendre comme la volonté de ne pas faire table rase d’un passé dans lequel s’inscrit et se légitime le pouvoir présent. C’est l’explication donnée par certains historiens au caractère hétéroclite de la Hofburg viennoise, résultant de la volonté impériale de conserver l’aspect ancestral, voire patriarcal (altväterlich) de la demeure comme un témoignage du caractère immémorial de la dynastie régnante et de sa légitimité incontestable2. Cette pratique architecturale qui va à l’encontre des convenances esthétiques a priori les plus élémentaires, se retrouve également dans un certain nombre de demeures aristocratiques qui, malgré les opérations de modernisation architecturale, conservent et réemploient des éléments médiévaux. Si ce phénomène, encore peu étudié, semble être observable à l’échelle européenne, nous nous cantonnerons ici au seul cas de la Monarchie des Habsbourg.
2Ces demeures sont la propriété de lignages d’illustration ancienne, dont l’implantation locale s’inscrit cependant dans une durée sensiblement plus courte que la seigneurie qu’ils gouvernent. En effet, ces familles ont su jouer de leur influence politique, acquise dans une cour de Vienne qui attire des élites nobiliaires issues des nombreuses couronnes qui ceignent le front du Habsbourg, pour multiplier au cours de l’époque moderne les implantations territoriales, notamment en Autriche, en Bohême, en Moravie ou en Hongrie. Jouer sur la diversification de leur ancrage seigneurial leur permet d’élaborer des appartenances multiples3 qui ont pu nécessiter des recompositions mémorielles stimulées par la volonté de suggérer un ancrage ancestral en se saisissant des symboles de l’autorité féodale, toujours très prégnante dans ces contrées d’Europe médiane, quand l’implantation effective ne dépassait guère en réalité le demi-siècle, voire la décennie4. Il s’agit alors de « fabriquer » le caractère ancestral d’une implantation récente, dans le sens utilisé par Peter Burke pour titrer son étude des stratégies de la gloire de Louis XIV et signifier l’idée de laboratoire d’élaboration et de production de l’image politique5. En confrontant le médium architectural aux discours théoriques des contemporains, Matthias Müller a permis de renouveler, dans la lignée des travaux d’iconologie de l’architecture d’Ulrich Schütte6, l’approche symbolique des formes castrales, au même titre que l’école cérémonialiste anglo-saxonne l’avait fait pour les rituels. En s’appuyant essentiellement sur deux exemples de châteaux, ceux de Prugg (Basse-Autriche) et de Vranov (Moravie), nous tenterons de comprendre quelle valeur politique et symbolique peut revêtir la conservation de reliques architecturales médiévales dans la compréhension de l’autoreprésentation de ces lignages à la fois seigneurs et courtisans. Nous questionnerons également les processus d’inscription de l’autorité seigneuriale dans un paysage qui reste profondément marqué par les héritages de l’époque féodale, en affirmant son rôle d’intermédiaire incontournable entre le pouvoir impérial et les sujets du Habsbourg. Après avoir brièvement évoqué les deux lignages propriétaires, il s’agira de considérer les châteaux eux-mêmes, pour enfin centrer notre étude sur deux éléments fondamentaux du château : la tour et la salle des ancêtres.
Deux lignages en leurs demeures
3Les deux lignages dont nous proposons d’étudier les demeures présentent un profil assez similaire. Originaires de la frontière entre la Bohême du Sud et les archiduchés autrichiens, les Harrach sont attestés dès le xiiie siècle. Ils diversifient rapidement leurs implantations en Autriche, Bohême et Hongrie. Les comtes Althann, quant à eux, apparaissent sur la marche entre Bavière et Haute-Autriche au xiie siècle et sont très tôt implantés dans les différentes couronnes de la Monarchie, Haute et Basse Autriche, Bohême, Moravie, Hongrie (incolat dès 1574). Ces deux lignages sont agrégés aux états de Basse-Autriche en 1564 (Harrach) et 1574 (Althann), intégration suffisamment précoce pour prétendre au qualificatif de familles « rodolphines », qui se considèrent comme le noyau dur des élites nobiliaires de la Monarchie. Leur agrégation aux états leur ouvre les portes de la cour. Leonhard IV Harrach (1514-1590) est nommé grand maître de la cour la même année, tandis que Christoph Althann (1529-1589) obtient la présidence de la Chambre aulique en 1575. La proximité de l’empereur leur permet enfin de s’élever dans la hiérarchie nobiliaire : les Althann sont faits comtes d’empire en 1610, les Harrach en 1627.
4Grâce à ces marques de la faveur impériale, les deux lignages purent se constituer un patrimoine foncier et immobilier considérable, composé de plusieurs palais urbains et suburbains, notamment à Vienne, mais aussi de nombreuses demeures seigneuriales, notamment Prugg et Vranov. Ils développent même un rapport assez remarquable au patrimoine familial, observable en particulier à la fin du xviie siècle. En effet, le rachat en 1680 du château de Vranov, déjà possédé par la famille Althann entre 1618 et 1623, date à laquelle il fut confisqué par Ferdinand II au motif que le lignage était passé au protestantisme, démontre que le comte Michael Johann II Althann (1643-1701) entend non seulement reconstituer le patrimoine familial, mais plus encore élaborer un lien particulier entre ce lieu et le lignage. Ce lien se retrouve chez les Harrach. En effet, Ferdinand Bonaventura Harrach (1636-1706) s’était échiné pendant dix ans à racheter (1690) une parcelle dans la vieille ville de Vienne qui avait déjà été possédée par sa famille, et sur laquelle il va construire le palais familial7. Ces lieux sont donc investis d’une dimension dynastique particulière en ce qu’ils sont un réceptacle de l’histoire du lignage et surtout des moments d’élévation au sein de la cour comme d’intégration dans des cercles aristocratiques étroits.
Deux châteaux
5Les deux châteaux présentent eux aussi des caractères communs. Châteaux frontières attestés dès l’an Mil, possédés par de grandes familles féodales, ils n’entrent dans le patrimoine des deux lignages que tardivement, au début du xviie siècle, et encore de façon discontinue pour Vranov. Prugg est le château de la ville de Bruck sur la Leitha, affluant du Danube qui marque l’ancien limes romain, à mi-chemin entre Vienne et Bratislava. Il s’agit avant tout d’une forteresse qui, bien que devenue également château d’habitation, conserve sa fonction jusqu’au reflux des Ottomans à la fin du xviie siècle8. Les Harrach von Rohrau le tiennent en fief à partir de 1560, mais ils ne le possèdent en pleine propriété qu’à partir de 16259. Ils profitent des destructions occasionnées par l’offensive ottomane de 1683 pour opérer une baroquisation du bâtiment entre 1707 et 1711. Le comte Aloys Thomas Harrach (1669-1742), maréchal du pays de Basse-Autriche, sollicite ainsi l’architecte autrichien Johann Lucas von Hildebrandt, lequel opère essentiellement un maquillage des façades que la documentation des siècles antérieurs représentait nues10. L’architecte les met au goût du jour à l’aide de pilastres, de corniches et de chaînages qui leur confèrent rythme et symétrie, mais aussi monumentalité grâce à un placage de pierres en bossage au rez-de-chaussée et l’ajout d’encadrements de fenêtres à frontons dont les variations concaves et convexes apportent un peu de fantaisie. La modernisation essentielle provient de l’aménagement de vastes jardins à la française de l’autre côté des fossés : parterres de broderies, bassins avec jeux d’eau, canaux qui détournent une partie de la rivière, faisanerie, en font l’une des plus belles réalisations horticoles de Basse-Autriche.
6Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la structure existante ne connaît pas de modification majeure, si ce n’est l’ajout de bâtiments annexes et la reconstruction des ailes en retour sur la cour d’honneur. Le corps central, comme l’îlot castral, conservent donc globalement leur structure médiévale comme l’atteste la vue aérienne réalisée par Salomon Kleiner qui montre bien la conservation de la forme quadrangulaire du château initial11 : les fossés ne sont pas comblés, les remparts et les tours d’angle sont conservées au moins du côté de la ville, tout comme les tours intérieures sur lesquelles nous reviendrons. Tout au plus est substituée à la porte médiévale une porte en forme d’arc de triomphe dont on peut supposer qu’elle affichait glorieusement les armoiries des seigneurs du lieu. Cette discrète modernisation architecturale ne retire donc pas au château l’allure médiévale qu’il devait présenter au visiteur ou au simple passant, accessoirement sujet du comte Harrach.
Fig. 1. – Château de Prugg, gravure de Georg Matthäus Vischer.

Cliché BNUS.
7Vranov est une forteresse construite sur un éperon rocheux surplombant la Thaya qui marque la frontière méridionale du royaume de Bohême. Attestée dès l’an mil, propriété des rois de Bohême au xive siècle, elle est ensuite donnée successivement en fief à plusieurs familles12. Le château est pillé pendant la guerre de Trente ans et finalement détruit par un incendie en 1665. Lorsque le comte Michael Johann II Althann acquiert le château en 1680, ce dernier ne présente aucun intérêt architectural ni stratégique puisque la frontière entre Autriche et Moravie ne revêt plus de dimension géopolitique. De surcroît, le caractère extrêmement contraignant du site ne permet en aucun cas d’assurer à son nouveau propriétaire les conditions d’érection d’un château à la mode du temps, régulier et entouré de jardins comme à Prugg. C’est donc bien la représentation du lignage qui motive une acquisition susceptible d’être un gouffre financier. Althann sollicite Johann Bernhard Fischer von Erlach, élève du romain Carlo Fontana et nettement influencé par les œuvres du Bernin. L’artiste est passé par le service des princes Liechtenstein, en parenté étroite avec Michael Johann Althann puisque ce dernier a épousé la sœur du prince Maximilian Jacob Moritz Liechtenstein13, qui comptaient parmi les principaux introducteurs d’artistes italiens, ou arrivant de la péninsule, en Autriche, notamment le fameux père jésuite Andrea Pozzo14. Fischer von Erlach travaille ainsi à la baroquisation de Vranov dès la fin des années 1680 en se concentrant sur l’érection d’une salle des ancêtres, haute construction cylindrique au bord de la falaise, puis de la chapelle de la Trinité entre 1699 et 1700, elle-même en surplomb. Un plan des années 1710-1720 indique un léger réaménagement de la cour du logis seigneurial par l’architecte Martinelli qui entreprend la modernisation des façades par la création sur l’aile en fond de cour d’un avant-corps central avec fronton, couronné de la coupole de la salle des ancêtres à laquelle il sert de vestibule15. La monumentalité en est accentuée par la construction d’un somptueux escalier (1732) à deux volées encadrées par deux groupes sculptés colossaux réputés avoir été offerts par l’empereur Charles VI à la veuve de son favori, qui a succédé à Michael Johann II en 170116.
8Résulte de ces modifications une construction surprenante, tout en longueur, sur le bord de l’éperon rocheux, où alternent dans la plus grande confusion stylistique coupoles, donjons médiévaux et clochers à bulbe17. La fin du xviiie siècle verra une homogénéisation architecturale grâce à la destruction de l’aile nord et l’aménagement d’une vaste terrasse. Jusque-là, le château conserve son aspect globalement médiéval : la salle des ancêtres, que l’on voit d’abord lorsque l’on remonte la vallée de la Thaya depuis la route principale, n’est pas sans rappeler un donjon. Le second contact avec le château est tout aussi médiéval puisqu’il s’agit d’une austère barbacane de surcroît surmontée d’une solide tour à créneaux, barbacane à laquelle on accède après avoir traversé un pont hardiment jeté sur le vide. Seule la chapelle de la Trinité, construite en surplomb, rappelle au visiteur, par sa coupole et ses deux clochers à bulbe, la mode architecturale du temps.
Fig. 2. – Château de Vranov, vue de la barbacane et de la chapelle.

Photo de l’auteur.
9Comment expliquer ces partis pris esthétiques pour le moins curieux ? Dans les deux cas, il s’agit d’un choix clairement délibéré qui ne peut se comprendre par d’éventuelles difficultés financières ou techniques : la situation de Vranov rend toute intervention complexe et coûteuse ; à Prugg la réalisation des jardins du château entamée au début des années 1710 a non seulement nécessité d’importants travaux de terrassement et de détournement de la Leitha, mais aussi généré de somptueux aménagements horticoles dont, summum du luxe, une serre aux ananas18. Althann comme Harrach mettent au défi les deux architectes autrichiens les plus talentueux et prolifiques de leur époque d’intégrer ces reliques moyenâgeuses afin de conserver aux deux demeures leur dimension de forteresse protectrice du territoire, incarnant de ce fait l’un des fondements du pouvoir seigneurial. Les plans de Prugg montrent assez les difficultés que la conservation des tours induit pour l’architecte, contraint d’ajouter un accès pour la tour nord et, pire encore, de sacrifier l’accès à l’aile sud, coupée du reste du logis par le donjon19. Koch, le contre-maître du château de Prugg, se plaint dans sa correspondance avec le comte Harrach de la tournure que prennent les travaux et du résultat, pour lui peu probant, qui ne confère pas au château « ain guedes Gesicht20 ». On sent ici le décalage entre le discours architectural – et nobiliaire – voulu par le comte et sa réception. Si nous ne disposons a priori pas, en l’état de nos connaissances, d’une verbalisation explicite des commanditaires sur les motivations présidant au maintien de l’aspect castral de leurs demeures, le résultat n’en est pas moins éloquent et peut être rapproché des lectures du discours impérial, proposées par Helmut Lorenz et Matthias Müller et évoquées en introduction.
10De cette rapide description se dégagent plusieurs éléments constitutifs du château, dont Matthias Müller a pu montrer qu’ils participent du discours politique intrinsèquement lié à l’architecture castrale : la porte, la chapelle, la galerie, mais surtout la salle et la tour dont le caractère névralgique a déjà été esquissé21.
La tour
11Le maintien des tours médiévales à Prugg induit une surprenante rupture stylistique qui perturbe assurément l’esthétique globale et complique, on l’a vu, la distribution des espaces intérieurs. Alors que la tour nord, dans laquelle a été localisée la nouvelle chapelle du château aménagée par Hildebrandt en 1715, a subi une opération de baroquisation par la modification de la partie supérieure, creusée d’oculi et couverte par une toiture ornée d’horloges, la tour sud, construite vers 1230-1240, a en revanche conservé son gabarit, son appareil de pierres brutes et ses créneaux, sans doute en partie restaurés pour lui maintenir son allure médiévale22.
12À Vranov, si deux des tours médiévales ont été conservées, l’attention se porte surtout sur la salle des ancêtres qui occupe, à en croire une vue du château antérieure aux destructions de la guerre de Trente Ans, l’emplacement du logis seigneurial et du donjon principal. Elle reprend du reste partiellement, en l’allongeant, la forme originelle, circulaire ou octogonale de ce dernier. D’élévation considérablement plus importante que les autres bâtiments castraux, la salle des ancêtres concurrence le donjon circulaire conservé par le comte Althann, renforçant paradoxalement l’aspect militaire quand le bâtiment ne présente, en lui-même, rien d’un ouvrage défensif : de plan dodécagonal, il est percé de deux niveaux d’ouvertures, rectangulaires et ovales, surmontées d’un toit brisé percé de lucarnes. De fait, il présente davantage l’allure d’une chapelle que d’une salle profane.
13Ces deux cas ne sont assurément pas isolés23. Exemplaire de ce point de vue est le projet de transformation de la forteresse de Bad Godesberg en château de plaisance pour le prince évêque de Cologne, Joseph-Clemens de Bavière, datable des années 1725. Le très expérimenté Robert de Cotte, sollicité pour l’entreprise, fait du donjon circulaire, unique relique de la forteresse, le corps central d’un bâtiment en U dont le plan typiquement français rappelle grandement l’hôtel de Biron, construit au même moment par Jean Aubert, un rival de Robert de Cotte. L’absence d’élévation ne permet pas de se rendre compte de l’effet esthétique de l’ensemble, mais il est clair que le donjon, qu’il ait été conservé sur toute sa hauteur ou qu’il ait été tronqué, constituait un coeur névralgique dans un complet décalage à la fois avec l’architecture baroque et la fonction récréative du nouveau pavillon, clairement assumé par le maître d’œuvre du projet24. La fonction symbolique de la tour, comme le montre Matthias Müller dans plusieurs exemples de châteaux de la renaissance germanique qui sollicitent un élément architectural considéré dès l’époque tardo-médiévale comme archaïque, est clairement d’invoquer une antériorité de l’autorité politique comme moyen d’affirmation du pouvoir seigneurial et politique du commanditaire25.
Fig. 3. – Château de Vranov, salle des ancêtres (vue extérieure).

Cliché de l’auteur.
14Contrairement aux exemples développés par Matthias Müller qui reconstituent l’élément architectural ex-nihilo, les donjons de Vranov et Prugg ne sont pas factices mais originaux et, en tant que tels témoignent d’un passé historique et d’une fonction seigneuriale forte que les propriétaires entendent vraisemblablement rappeler. En conséquence, leur statut de relique amplifie leur dimension symbolique en rapportant le politique à une antériorité médiévale, quand bien même les deux lignages propriétaires n’en seraient que les récipiendaires, voire les héritiers. En héritant et en conservant ces reliques politiques, les Althann comme les Harrach prétendent s’inscrire dans une continuité seigneuriale qui leur confère une autorité légitime, tant à l’échelle locale que parmi les autres lignages d’illustration similaire avec lesquels ils prétendent former une caste aristocratique qui tend à la fermeture au cours du xviie siècle26. Rappeler l’éminence de la fonction seigneuriale, en particulier sur les anciennes marches de la monarchie – encore que l’avancée ottomane du début des années 1680 leur ait redonné une actualité – permet également de réaffirmer la place de ces lignages au sein de la monarchie autrichienne et leurs prétentions à gouverner aux côtés du prince qui reste contraint par des diètes provinciales globalement aux mains de l’aristocratie. C’est enfin rappeler le rôle structurel du pouvoir seigneurial qui demeure une courroie de transmission essentielle dans le système politique habsbourgeois27.
15Dans le cas présent, le processus à l’œuvre est toutefois plus complexe car il ne s’agit pas seulement pour ces lignages de conserver un passé qui n’est pas le leur en s’inscrivant dans une succession de lignages, mais davantage d’inscrire l’histoire du lignage dans ces murs, non sans opportunisme et au prix d’une reconstruction, voire d’une falsification historique, non pas architecturale puisque les donjons existent, mais symbolique. Ces châteaux sont en effet très clairement réinvestis par un passé familial qui leur est pourtant historiquement étranger, en particulier à travers le culte des ancêtres. Celui-ci est entretenu à Vranov, que le comte Althann entend transformer en nouveau panthéon familial avec la construction de la chapelle, érigée très rapidement – c’est assez significatif – comme un autre médium symbolique avec la salle des ancêtres.
La salle des ancêtres
16Second élément constitutif de ces châteaux, la salle des ancêtres apparaît comme une quasi-constante des demeures seigneuriales d’Europe centrale28. Héritière de la grande salle (Saal) médiévale, elle occupe généralement le centre du corps principal du château et joue le rôle de pivot entre les appartements mais aussi de centre névralgique de la vie aristocratique : espace de divertissement, elle est aussi un lieu de mémoire dynastique. Cet espace d’apparat a pour objectif de produire une glorification collective du lignage par l’illustration acquise par ses membres les plus éminents. Conjuguant représentations des ancêtres du commanditaire, allégories mythologiques ou bibliques, évocation des vertus cardinales et du bon gouvernement seigneurial, elle déploie un décorum fastueux qui emprunte à l’art total (Gesamtkunstwerk) baroque.
17La salle de Vranov, qui compte parmi les chefs-d’œuvre du baroque morave, est l’objet de toutes les attentions du comte Althann, nous l’avons souligné, à travers le choix d’un architecte prestigieux. Friedrich Polleross a étudié de manière approfondie la genèse de cet espace, et notamment les nombreux projets d’un Fischer von Erlach largement influencé par sa récente expérience romaine. Le motif du panthéon est ainsi récurrent dans ses réflexions quant aux formes de ce dont il veut faire un « temple des vertus29 ». L’analogie avec la tour est d’autant plus frappante ici que cette dernière est fréquemment associée aux vertus dans l’imaginaire nobiliaire tardo-médiéval30. La relation entre la dynastie et le lieu est ici illustré par une représentation de la forteresse surmontant la statue du commanditaire. Cette analogie renforce encore le lien évident entre le lignage et son « nouveau » centre dynastique auquel l’aspect médiéval, comme l’assimilation de la salle des ancêtres au donjon, procurent cependant une patine à la fois factice et pourtant exacte si l’on considère l’ancienneté du lignage lui-même dont témoignent les ancêtres ici convoqués. Le plus ancien, Gebhard von Thann aurait ainsi vécu en 330 de notre ère. La délocalisation du panthéon dans la chapelle castrale ne fait alors que renforcer ce lien désormais intrinsèque entre la dynastie et la forteresse.
Fig. 4. – Château de Vranov, salle des ancêtres (vue intérieure).

Cliché de l’auteur.
18La salle des ancêtres du château de Prugg a, en revanche, fait les frais des changements de mode, à l’image du château, rhabillé dans le style troubadour au xixe siècle. Elle est de fait très mal documentée, mais nous savons qu’elle était vaste et d’élévation considérable et richement ornée31. Était-elle située initialement dans la tour dont la salle du premier étage est nommée Rittersaal ou plus probablement dans la Festsaal ? Sont toutefois attestés une succession de vingt-deux portraits, depuis l’ancêtre Thomas qui aurait vécu au xiie siècle32 et une fresque plafonnante33 exécutée par le peintre Altomonte, connu pour des réalisations similaires exaltant le bon gouvernement de la maison comtale, dans d’autres demeures familiales34. Quoi qu’il en soit, son existence renforce, là encore, le lien entre la conservation des vestiges médiévaux et la fonction dynastique du château.
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19Ces deux demeures seigneuriales sont deux exemples parmi d’autres. Le cercle de lignages illustres auquel appartiennent les Harrach comme les Althann se caractérise par la possession d’un nombre important de seigneuries qui comptent autant de demeures. Un comptage rapide fait apparaître la grande flexibilité du marché foncier et notamment des ruines : une trentaine de forteresses en ruines changent ainsi de main entre 1620 et 1740 pour les seuls duchés autrichiens au profit de familles qui cherchent à affirmer toujours plus leur appartenance territoriale avec des pratiques diverses qui visent au renforcement de l’ancrage géographique originel et à la réaffirmation de l’enracinement local, ou au contraire à la diversification des implantations territoriales au gré des nouvelles agrégations aux états provinciaux des différentes couronnes de l’Archimaison. Les tentatives de captation de l’illustration du lignage précédent permettent alors de puiser dans une ascendance symbolique la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir local. La conservation des vestiges médiévaux facilite alors grandement la transition entre les lignages en gommant les césures et en renforçant la légitimité du lignage à s’agréger au cercle des familles illustres.
20L’élaboration de lieux de mémoire dynastique atteste des liens étroits que ces commanditaires établissaient entre lignages et autorité seigneuriale et de sa médiatisation par l’architecture. La conservation de vestiges médiévaux, au mépris d’un quelconque souci esthétique, avait donc pour objectif de témoigner de l’ancienneté du lignage, et plus encore de son rôle politique éminent, quand bien même il ne s’agissait que d’une réappropriation architecturale comme mémorielle finalement spécieuse. Cette pratique, assumée et quasi généralisée, met en lumière les mécanismes complexes de fabrication de l’illustration nobiliaire par réinvestissement de strates historiques antérieures afin de solidifier l’ancrage territorial du lignage et, au-delà, de fortifier sa légitimité à participer au gouvernement de la monarchie, au prix d’un nouveau trafic de reliques, politiques celles-là.
Notes de bas de page
1 Friedrich Carl von Moser, Teutsches Hofrecht, Leipzig, 1745, p. 274 : « In der Residenz erscheinet der Fürst als Haupt seines Volcks und in dem Glanz der angebohrnen oder erlangten Würde. »
2 Hellmut Lorenz, « The Imperial Hofburg. The Theory and Practice of Architectural Representation in baroque Vienna », in Charles W. Ingrao (dir.), State and Society in Early Modern Austria, West-Lafayette, Purdue UP, 1994, p. 93-103 ; Matthias Müller, « Der Anachronismus als Modernität. Die Wiener Hofburg als programmatisches Leitbild für den frühneuzeitlichen Residenzbau im Alten Reich », in Evamaria Engel et al. (dir.), Krakau, Prag und Wien, Metropolen im Wandel: Zentralität in Ostmitteleuropa an der Wende vom Mittelalter zur Neuzeit, Berlin, De Gruyter, 1995, p. 313.
3 Thomas Winkelbauer, « Krise der Aristokratie? Zum Strukturwandel des Adels in den böhmischen und niederösterreichischen Ländern im 16. und 17. Jahrhundert », in Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 100, 1992, p. 328-353. Ces acquisitions se doublent d’une intégration plus ou moins poussée dans les diètes et les cercles nobiliaires locaux.
4 Éric Hassler, « Les Harrach face à la disgrâce. Les stratégies matrimoniales d’un lignage aristocratique à la fin du xviie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine no 61-2, 2014, p. 176-201.
5 Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven, Yale UP, 1992.
6 Matthias Müller, Das Schloß als Bild des Fürsten. Herrschaftliche Metaphorik in der Residenzarchitektur des Alten Reichs (1470-1618), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004. Voir Ulrich Schütte, Ordnung und Verzierung. Untersuchungen zur deutschsprachigen Architekturtheorie des 18. Jahrhundert, Brunswick, Vieweg & Sohn, 1986 et id., Das Schloß als Wehranlage. Befestigte Schloßbauten der frühen Neuzeit im alten Reich, Darmstadt, WB, 1994.
7 Österreichisches Staatsarchiv (OeStA) Allgemeines Verwaltungsarchiv (AVA) Familienarchiv (FA) Harrach, K. 761.
8 Christa Harlander, Schloss Prugg: Von der (Kastell-)Burg zum Wohnschloss. Die Baugeschichte des Schlosses vom 13.-19. Jahrhundert, thèse dactyl., Vienne, 2012.
9 C. Harlander, op. cit., p. 153 : acte de vente du 16 janvier 1625.
10 OeStA AVA FA Harrach K 760, Dok Nr 2 Akt 773.1 : Ansicht von der Gartenseite vor dem Jahr 1625 ; Georg Matthäeus Vischer, Topographia archiducatus Austriae Inferioris modernae, 1672 : planches représentant le château et la ville de Bruck an der Leitha.
11 Salomon Kleiner, Schloss Prugg, perspektivische Ansicht, 1738.
12 Dalibor Kusak, Státní zámek Vranov nad Dyjí, Prague, CTK Pressfoto, 1988.
13 Wilfried Rogasch, Schlösser & Gärten in Böhmen und Mähren, Cologne, Könemann, 2001, p. 179 : correspondance entre Althann et Maximilian Jacob Moritz Liechtenstein du 15 avril 1688.
14 Sur la question des transferts artistiques de la péninsule italienne vers l’Europe centrale : Hellmut Lorenz, « L’Italie et les débuts de la maturité en Europe centrale », in Édouard Pommier (dir.), Les soleils du baroque, Paris, Les Éditions de Paris/Max Chaleil, 2002, p. 91-113.
15 Ahnensaal des Schlosses in Frain an der Thaya, Brno, 2003, ill. 21 : Chr. F. Moser von Filseck, plan, vers 1710-1720.
16 Ibid., p. 158. Il s’agit de Michael Johann III Althann (1679-1722) qui a épousé une marquise Pignatelli.
17 Ibid., ill. 22 : F. B. Werner, Vue de Vranov depuis le Nord, dessin, après 1740.
18 C. Harlander, op. cit., note 402.
19 Ibid., ill. 15 et 16.
20 OeStA AVA FA Harrach, K. 83 : correspondance avec le Kammerdiener Friedrich Koch.
21 M. Müller, Das Schloß…, op. cit.
22 C. Harlander, op. cit., p. 70 sqq.
23 En France, on peut citer les châteaux de Talmay et Misery (Bourgogne), Montgeoffroy (Anjou), Laroque (Aquitaine). Le château d’Haroué (Lorraine), reconstruit en style classique, conserve quant à lui le plan castral à tours d’angles et douves. Je remercie Michel Figeac pour ces indications. Voir Michel Figeac, Châteaux et vie quotidienne de la noblesse. De la Renaissance à la douceur des Lumières, Paris, Armand Colin, 2006, p. 125-128.
24 François Fossier (éd.), Les dessins du fonds Robert de Cotte de la Bibliothèque nationale de France. Architecture et décor, Paris/Rome, Bibliothèque nationale de France/École française de Rome, 1997 (BEFAR 293) : cat. 351, p. 637.
25 M. Müller, Das Schloß…, op. cit., p. 125-134.
26 Voir notamment Joachim Bahlcke et Arno Strohmeyer (dir.), Die Konstruktion der Vergangenheit. Geschichtsdenken, Traditionsbildung und Selbstdarstellung im frühneuzeitlichen Ostmitteleuropa, Berlin, Duncker & Humblot, 2002.
27 Sur ces questions complexes, on renverra essentiellement à la synthèse de Thomas Winkelbauer, Ständefreiheit und Fürstenlacht. Länder und Untertanen des Hauses Habsburg im konfessionellen Zeitalter, Vienne, Böhlau, 2003.
28 Éric Hassler, « “Stemmata quid faciunt?” Représentations et idéologies familiales des maisons aristocratiques entre cour et provinces austro-bohêmes », Revue historique, no 643, 2007, p. 595-621.
29 Friedrich Polleross, « Virtutum exercita sunt gradus ad gloriam. Zum concetto des Ahnensaales in Frain an der Thaya », Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, 51, 1998, p. 105-114 ; id., « Der Tugendtempel des Hauses Althann », in Ahnensaal…, op. cit., p. 43-69.
30 M. Müller, Das Schloß…, op. cit., p. 259-263.
31 Quelques allusions dans la correspondance de son commanditaire, le comte Aloys Thomas Harrach : OeStA AVA FA Harrach, K 79.
32 OeStA AVA FA Harrach K 775 : Beschreibung alle sich in den Herrschafftlichen Saal befindlichen Portraiten bey der Herrschafft Prugg an der Leytha, daté du 1er juillet 1757.
33 OeStA AVA FA Harrach K 79, lettre du 28 mars 1733 : le comte Gundacker Althann, intendant des collections et des bâtiments impériaux, juge la fresque d’Altomonte assez peu réussie, comme le frère du commanditaire, le feld-maréchal Philipp Joseph qui a manifestement eu des mots avec le peintre.
34 Wilhelm Georg Rizzi, « Das Palais Harrach auf der Freyung », in Palais Harrach. Geschichte, Revitalisierung und Restaurierung des Hauses an der Freyung in Wien, Vienne, Universitätsverlag R. Trauner, 1995, p. 11-40, en particulier p. 25 sqq.
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