1Le front occidental de la Grande Guerre est passé d’Ypres à Armentières, et de là il descendait vers Lens avant de poursuivre jusqu’à la Somme. Il a été très dévastateur. Lorsque les soldats allemands se sont retirés en octobre 1918, il n’y avait que trous de mines, barbelés, longues saignées parallèles des lignes des tranchées, décombres et routes défoncées. En apparence, un siècle après, en traversant l’endroit le plus marqué, à l’époque, dans son territoire, la « zone rouge » du Nord, on ne voit plus de traces de cette guerre sanglante.

2Pourtant, des stigmates subsistent pour qui s’intéresse à la Première Guerre mondiale. D’abord, la quantité de cimetières militaires y est impressionnante ; en effet, à l’arrière des villages de cette bande étroite qui fut le champ de bataille, souvent, se trouvent nombre de cimetières allemands ou alliés, repérables aux arbres qui garnissent les enclosures des tombes. Ensuite les musées consacrés à la Grande Guerre y sont plus importants qu’ailleurs, tel celui de la bataille de Fromelles qui a été inauguré le 18 juillet 2014 ; il occupe symboliquement le centre de la petite commune qui a vu la perte de 5 533 Australiens en un seul jour. Et enfin des blockhaus subsistent encore, incongrus sur des terres travaillées depuis plus d’un millénaire et que les sillons des tracteurs doivent contourner pour emblaver les champs.

3Ce sont ces blockhaus qui interrogent aujourd’hui. Restes allemands de la Première Guerre mondiale, ils sont éminemment une question politique.

Pourquoi les blockhaus, témoins gênants de la Grande Guerre, sont-ils encore là ?

4Même si deux, voire trois, de ces édifices bétonnés sont repérés ici ou là par des historiens locaux comme étant britanniques, le reste, c’est-à-dire la quasi-totalité des centaines de casemates et autres fortins, est de construction allemande. Ne subsistent donc, comme témoins matériels maintenus en place depuis un siècle, que des vestiges « ennemis » du conflit mondial. C’est cette place de témoins gênants de la Grande Guerre qui confère à ces blockhaus un rôle de relique très particulier.

À l’origine de l’édification de ces blockhaus, la constitution d’une seconde ligne allemande impénétrable

5La guerre sur le terrain commence, entre Armentières et Lens, le 9 octobre 1914 quand Allemands et Britanniques se rencontrent sur le rebord du talus des Weppes (40 mètres d’altitude), dominant la plaine de l’Alloeu où coule la Lys. Les Prussiens et les Bavarois viennent de l’est et du sud ; les alliés débarquent depuis Belgique ou par l’ouest du train de Saint-Pol afin de stopper l’avance ennemie. Les combats de la bataille de La Bassée ne changent pas ces premiers acquis territoriaux : la ligne de partage, qui s’installe alors, deviendra le front occidental ; elle ne bougera plus durant toute la durée du conflit. Le 10 octobre 1914 au soir, le commandant de Pardieu a beau écrire sur son rapport qu’il a pu « résister » aux Allemands ; en réalité, les quelques positions avancées des Britanniques et des Français, trop précaires, doivent être évacuées, laissant aux nouveaux occupants la plaine allant de Lille à Lens. Voici le témoignage d’une habitante, Yvonne Gille-Lecompte, qui raconte ces premières confrontations dans son village :

« Le 9 octobre, on avait eu la visite des uhlans à Illies. Les uhlans étaient des troupes d’avant-garde. Au lieu du casque à pointe, ils portaient un plateau dessus. Le même jour, les Anglais sont arrivés avec des chevaux. On les a vus. Ils avaient débarqué du train de Saint-Pol sur Ternoise, et de là ils étaient arrivés à toute charge avec des chevaux blancs d’écume. Il y en avait tout plein sur la place d’Illies1. »

6Malgré les actions des 11^e et 12^e cuirassiers français qui reçoivent la mission « dérisoire », dirait Céline, de « tout au moins ralentir le mouvement des colonnes ennemies vers le nord2 », les troupes allemandes, déjà implantées, s’installent durablement pendant tout l’hiver 1914-1915. Les populations locales s’enfuient et se réfugient vers le sud en se dirigeant sur Paris, ou encore vers l’ouest et la côte atlantique. Certains, parmi les habitants du territoire devenu champ de bataille, sont convoyés sur ordre allemand par les trains de la Croix-Rouge jusqu’à la Suisse et les Alpes françaises tandis que ceux qui sont obligés de rester sur place subissent la loi d’occupation. Réquisitions, travail obligatoire, interdiction de sortir des villages envahis : les femmes, les enfants et les personnes âgées découvrent un nouveau régime de vie. Mais, pour faire sauter ce barrage des barbelés et des tranchées ennemies qui immobilisent leurs soldats dans les terres basses de l’Alloeu, les Britanniques tentent des percées. La première, de grande envergure, la bataille de Neuve-Chapelle des 10-11 et 12 mars 1915, se déroule au début du printemps 1915. Elle sera appelée par Sir Douglas Haig qui la coordonne « la mère des batailles3 ».

7Le désastre humain des deux côtés de la ligne de front est tel que l’examen critique de l’organisation et du déroulement des combats sert de base pour améliorer ultérieurement la préparation des tentatives de percée. Il apparaît premièrement, côté britannique, qu’il faudra un appui d’artillerie beaucoup plus conséquent, accompagné de repérages d’aviation, afin de situer l’avancée des fantassins et de circonscrire le champ opérationnel4. Il s’ensuit, deuxièmement, côté bavarois, des réflexions sur la prise en compte des hommes autant que des conditions militaires. C’est de cette analyse globale que sort l’idée allemande d’une seconde ligne de front, parallèle à la première et impénétrable aux ennemis. Le système des blockhaus en série est né. Des abris bétonnés sont construits à l’arrière des parapets du front pour protéger les hommes avant les assauts, pour stocker le matériel et les munitions de proximité et pour gérer au plus près les ripostes aux tentatives britanniques de percée. L’état-major allemand a mis en place, désormais, un espace opérationnel, vaste et profond parfois deux ou trois mille mètres en arrière, constitué de rangées de blockhaus multiples et modulés. On verra l’efficacité du nouveau système lors de la bataille de Fromelles des 19 et 20 juillet 1916 : aux endroits où ils ont franchi les lignes allemandes, les soldats alliés ne trouvent pour se protéger que quelques fossés à demi comblés et, plus loin, dressées devant eux, les redoutables fortifications en béton hérissées de mitrailleuses qui tirent dans la direction des assaillants pris au piège. La ligne des blockhaus forme le mur allemand du front occidental qui, après s’être installé, va s’étoffer et se diversifier. Ce complexe de fortins bétonnés est combiné aux chemins de fer qui alimentent directement le front depuis l’Allemagne et ainsi qu’aux voies d’eau et aux routes qui renforcent l’espace de défense5.

À l’origine du maintien sur site de ces abris, l’immense détresse des habitants durant la sortie de guerre

8Les habitants des territoires qui furent dédiés au large front allemand bétonné reviennent peu à peu dans leurs villages à partir de début 1919, au gré des autorisations de retour accordées par l’administration. Ils découvrent la dévastation des clochers, les ruines de leurs maisons, le désastre agricole et industriel, les routes trouées, les fossés et les canaux éventrées, les voies ferrées démolies. Mais surtout leur étonnement est grand de voir en quoi consistait la ligne de défense du front allemand qui traversait leurs communes : des tranchées étayées de bois, encore intactes, sillonnent l’espace de ce qui était avant leurs champs et leurs jardins ; des barbelés en boules, en ligne, en parapets barrent toute possibilité de circulation ; et surtout des abris en béton, savamment placés en lignes zigzagantes face aux terres de l’Alloeu, raient et strient les horizons, faisant des sortes d’énormes verrues grises qui ferment le paysage6. Tel abri, sans doute à vocation d’hôpital de campagne, conserve encore ses lits de fer ; tel autre, faisant probablement office de casino pour la détente des troupes, est jonché de centaines de bouteilles vides, aussi bien de bière que de vin ou de champagne ; celui-ci, dans le bourg d’Illies, est si vaste que les voisins le surnomment « le géant des Weppes » ; l’autre, recouvert à l’intérieur de carreaux bleus de Desvres, contient encore baignoire et accessoires de soin ; et celui-là, par son échelle intérieure, permet de découvrir au loin l’horizon dégagé en direction de l’ancien front britannique7. La nouvelle frontière installée par l’armée bavaroise, séparant « la France » des territoires occupés, a tenu au-delà de la défaite allemande. Elle forme l’essentiel des constructions debout lors de la sortie de guerre.

9Les évacués revenus en 1919, privés de leurs anciens logements démolis, et pas encore fournis en baraquements promis par l’État pour leur retour sur place, s’installent, pour une bonne partie d’entre eux, dans ces blockhaus ennemis8. Abris de fortune, provisoires, temporaires, en principe. Mais, faute d’argent pour rebâtir, privés des bras qui auraient permis de déblayer leur ancienne propriété, nombreuses sont les familles qui font du cantonnement passager un habitat se prolongeant sur deux, trois, voire quatre années. Les casemates et abris connaissent une nouvelle vie, adaptée aux civils qui y logent maintenant. Ainsi, l’ancienne ligne du front allemand, « sorte de limes jamais vu depuis la chute de Rome9 », perdure durant les années 1920. Désormais, les communes de la « zone rouge », qui furent dédiées à la préservation de l’armée allemande avec ses alignements bétonnés inscrits dans le territoire, sont des sortes de conservatoires non prévus du système de défense ennemi. Bien que les blockhaus aient été « une violation du territoire national, une atteinte au droit des gens et un grave préjudice à la vie économique10 », ils deviennent un secours ultime pour repartir dans les conditions extrêmes du dénuement des rapatriés de l’ancien front.

10Si, pour beaucoup, les abris bétonnés allemands présentent donc une voie de salut pour trouver où dormir à leur retour, pour bien d’autres habitants les blockhaus sont des empêcheurs de normalité. Les territoires des fermes et les jardins des particuliers oscillent entre désolation et délabrement : la circulation est impossible, d’un espace à l’autre ; le sol en friche est tellement envahi de mauvaises herbes qu’il a l’air couvert d’une lèpre vert-de-gris ; les asiles en béton anéantissent l’espoir de cultiver à nouveau les sols11. L’État fait venir des artilleurs et des marchands de fer pour désosser et débarrasser les communes de la zone rouge de ces restes de la guerre. Ou bien, autre solution, chacun des propriétaires, lésé par la présence des blockhaus, peut toucher une somme conséquente s’il détruit lui-même les fortins. La tentation est grande de garder l’argent et de contourner ces redoutes en béton avec les sillons des charrues qui font les premiers labours de la sortie de guerre. C’est ainsi que, si quantité de blockhaus disparaissent, une partie non négligeable d’entre eux subsiste, et plus les villages étaient en ruine et désolés, plus le retour à la norme s’avérait difficile, plus les anciennes lignes allemandes ont été maintenues.

À l’origine de leur conservation durant un siècle, l’exceptionnelle solidité de leur édifice

11Depuis un siècle, « ces terriers d’hommes », où les soldats occupants puis les civils rentrés d’évacuation ont vécu, sont devenus des cagnas acceptées, mais gênants. Il arrive que des raisons spécifiques obligent à les retirer. Cela entraîne un processus long, dangereux et très coûteux. C’est que leur exceptionnelle solidité en fait dorénavant des objets presque impossibles à expurger du sol. Il faut attaquer le béton en de multiples endroits avec des mèches qui trouent les parois ; les artificiers introduisent ensuite dans les interstices ainsi créés de petits bâtons d’explosif qui fractionnent l’édifice ; ce n’est qu’ensuite que le blockhaus peut être achevé. À coup de bulldozers et de pelleteuses, les blocs sont désolidarisés de leur armature de fer et, enfin, il peut être question de leur évacuation de la région. Cette longue histoire de la démolition des blockhaus gênants est celle de quelques-uns, remarquables. « Le géant des Weppes », du lieu-dit « le Parfum » à Illies, a duré jusque dans les années 1980 ; là, un promoteur immobilier ayant acquis un terrain à vendre en lots, il n’était plus question de laisser un tel décor paysager pour les acheteurs des nouvelles maisons à construire ; le blockhaus a ainsi été démoli à la dynamite, laissant les habitants du quartier pantois devant ce vide nouveau hérité de la Grande Guerre. « Le blockhaus Goret », un autre fortin de taille remarquable, installé cette fois à Ligny-le-Grand, n’a pas résisté non plus au progrès qui consistait à redresser la route CD 141. « La tour de l’observatoire », rue d’Houdringue à Aubers, est en train de subir le même sort, les propriétaires du terrain ayant envie de disposer d’un supplément de jardin, voire d’un terrain à bâtir.

12En dépit de ces destructions nombreuses et motivées par des raisons justifiées comme une construction individuelle, un passage de route ou une gêne agricole, les relevés exécutés par les historiens amateurs locaux donnent un listing de plusieurs centaines de blockhaus dont la majorité en 2015 se situe à Illies et à Aubers. Leur recension se veut scientifique : photos face, arrière et profil, taille, localisation géographique, numéro cadastral, propriétaire, description, anecdote recueillie à leur propos. Ainsi, cent ans après le conflit, le canton de La Bassée contient-il encore quantité de casemates-vestiges de la Première Guerre mondiale. Tantôt ce sont des abris profonds, enterrés de dix mètres, les Stollen, qui ont été capables de résister aux violents bombardements britanniques ; ils sont reliés entre eux par des sapes12, comme on en voit trace à Illies, au hameau du Hus. Tantôt ce sont des fortifications anti-obus et des postes de mitrailleuses en béton, observables aujourd’hui au hameau de la Bouchaine13. Et enfin il existe, comme à Aubers-bourg, des asiles plus confortables, munis de lumière, sortes de casemates avec planchers et cloisons intérieures, isolées du dehors par des murs très épais14. Ils sont reconnaissables à leurs salles de bains carrelées, à leurs installations électriques et à leurs chambres avec lits sur sommier15.

13L’armistice signé, les habitants, qui avaient obtenu des subsides afin de détruire les blockhaus et qui ne s’étaient pas exécutés, se trouvaient donc en possession de ces vestiges sans guère avoir cherché à les préserver. C’est leur stabilité qui a joué ce rôle. Le résultat, évident aujourd’hui, c’est que ces villages de l’ancien front présentent un catalogue in situ et assez complet des abris de la Grande Guerre. On découvre qu’il n’y a pas de spécimen type, répété uniformément le long des kilomètres de lignes, mais des modèles différents selon la nature du terrain et le positionnement des abris, la densité des troupes et le point de vue des chefs, les circonstances des batailles et la proximité du no man’s land16. On peut remarquer également que les blockhaus allemands de Lannoy et de Montécouvé, à Illies, distants de 2 000 mètres des lignes alliées, représentent une grande variété de spécimens dont certains pourtant sont identiques17 : fortins bétonnés appuyés sur des ruines de maisons et de fermes, demi-lunes abritant des réserves de munitions, abris permettant aux troupes de se reposer, hôpitaux de terrain, refuges avec visière ouverte aux mitrailleuses et permettant de tirer à 180^o, observatoires avec tourelle surélevée, asiles pour signaux lumineux. Le maintien en l’état de ces lignes avait exigé, durant la guerre, l’emploi massif de boisages et de fascines pour tenir les parois, de rondins tirés des arbres pour consolider les murs et les plafonds, et de caillebotis pour épargner le contact entre le béton et l’eau stagnante18. Les blockhaus, depuis, ont traversé le xx^e siècle sans plus de consolidation, leur construction soignée leur permettant de résister aux avanies de la météorologie et aux coups des engins agricoles.

L’évolution des représentations des blockhaus durant le xx^e siècle

14Le blockhaus, c’est la représentation de l’Allemand fauteur de guerre. Il en est ainsi durant la sortie de guerre où sa découverte est associée à l’horreur des villages détruits, des habitants évacués, et des civils occupés obligés de suivre les lois de restriction et de dure réglementation. Mais il en est ainsi aussi tout au long de xx^e siècle et encore aujourd’hui où les blockhaus sauvegardés parlent de la Grande Guerre du côté allemand dans les terrains où ils sont conservés. La représentation guerrière y est plus lourde qu’ailleurs où la mémoire s’agrémente des arbres et des parterres des cimetières militaires ou bien des mises en scène pédagogiques des musées des batailles. Le blockhaus est donc certainement à la fois emblème et allégorie de cette Première Guerre mondiale qui fut particulièrement dévastatrice sur la zone rouge du front occidental. Pour autant, l’idée de la guerre allemande véhiculée par les blockhaus a évolué en cent ans. Ce sera l’objet de la seconde partie de cette réflexion.

Évolution de la représentation du blockhaus depuis les années 1920 jusqu’aux années 1970

15Très vite, les réfugiés revenus dans le canton se mettent à l’ouvrage. Leur idée première est de redonner l’image d’autrefois aux villages détruits. Aussi, une des tâches liminaires consiste à déminer les champs, les pâtures et les jardins. Les Chinois et les « Sidi » enlèvent les barbelés et les piquets ; l’armée et les artificiers ont pour rôle de détruire les blockhaus. Tous les matériaux sont placés en tas au bord des routes et des chemins ; des camions passent pour les emmener19. Les traces principales de la guerre sont donc ôtées relativement vite. À tel point que les guides Michelin du front occidental, datant de 1920 (« Lille avant et pendant la guerre » et « Ypres et les batailles d’Ypres »), présentent bientôt des « lieux absents », autrement dit des lieux qui ne sont plus significatifs de la guerre telle qu’elle est montrée avec force émotivité dans les descriptions de la zone rouge. Les deux guides Michelin se donnent d’ailleurs pour objet de « constituer un spectacle dans son fauteuil20 » en dépeignant ce que fut l’enfer des quatre années de combat :

« On entre dans ce qui fut Radinghem. Après l’église en ruines, on prendra à droite, le long d’un abri blindé qui défendait la route. Passer sous la voie ferrée et, au hameau de la Vallée, après une chapelle, tourner à droite pour entrer dans Ennetières. La route se poursuit au milieu des ruines d’Englos et d’Haubourdin21. »

16Le texte cité évoque UN blockhaus appelé ici « abri blindé » alors que les cartes allemandes de la Grande Guerre22 localisent des dizaines de fortins en alignements parallèles sur la commune de Radinghem.

17Des dizaines, voire des centaines de blockhaus ont donc déjà disparu au début des années 1920. Et encore les lieux concernés par les deux guides Michelin parlent-ils d’un front qui fut moins bétonné et moins âprement disputé que celui du canton de La Bassée dont les communes de la zone rouge ont été « croix de guerre » avec des démolitions et des ruines voisinant les 100 % partout. Les blockhaus sont alors investis de deux images concurrentes. La première : le blockhaus est une signature allemande que l’on cherche à voir, à montrer, à valoriser comme étant la trace des batailles et des organisations ennemies sur le territoire du secteur dévasté. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule « le long d’un abri blindé qui défendait la route ». La fortification est de dimension importante puisqu’on la longe, d’une part, et elle est placée avec une bonne expertise des lieux puisqu’elle « défendait la route ». La seconde : le blockhaus est devenu un intrus qui empêche les reconstitution et reconstruction des villages sinistrés. À cet effet, peu de personnes, à moins d’être dans le besoin pécuniaire, se posent la question de la pérennité de ces édifices qui sont allègrement détruits.

18C’est cette double représentation – admiration pour un mur de défense aussi efficace, et refus pour cause de gêne au redémarrage économique du territoire – qui a été investie par les habitants de la zone rouge jusqu’à la fin du xx^e siècle. Avec des nuances. La décennie de l’entre-deux-guerres est celle de la démolition, sans états d’âme. Les seuls fortins conservés sont placés dans des pâtures, hors des exigences de passage des routes ou loin des plans d’ensemble du bâti rural. Le reste, les abris bétonnés placés près des maisons qui se réédifient, est systématiquement détruit. La Seconde Guerre mondiale n’a pas vu s’élever de casemates allemandes à l’endroit de l’ancien front de la Grande Guerre donc il n’y a pas à se tromper : les blockhaus placés entre Armentières et Lens sont bien des vestiges du premier conflit mondial. Les Trente Glorieuses et la fin du second xx^e siècle n’ont rien changé à la donne : ce qui subsistait a été conservé.

La modification des représentations des blockhaus des années 1970 à la fin du xx^e siècle

19Différents phénomènes liés à l’urbanistique, et en particulier à l’extension périurbaine de l’agglomération lilloise, interviennent à la fin des Trente Glorieuses. Alors que les villages du sud-ouest de Lille étaient restés, durant les trois premiers quarts du xx^e siècle, des communes rurales n’augmentant quasiment pas leur population, voilà que des permis de construire sont accordés sur des champs jusque-là dédiés à l’agriculture, sur des prairies plus envahies de ronces qu’occupées par des troupeaux de vaches laitières et dans des hameaux éloignés des centres bourgs. Ces diverses parcelles, délaissées pour l’urbanisme car considérées comme trop excentrées, suscitent désormais un intérêt qui ne fait que se renforcer au fil des décennies. Un meilleur bien-être financier, le développement de l’automobile, l’élargissement et le redressement des routes départementales participent de ce courant d’accroissement du périmètre habité. Des zones, jusque-là préservées du développement urbain, se couvrent d’habitations résidentielles par la vague du nouvel attrait des périphéries. Les hameaux de Gravelin et du Transloy à Illies, la rue Delval à Aubers, le bas de Fromelles sont significatifs de cette évolution23.

20Or ces lieux inédits d’habitat récent sont justement les conservatoires des blockhaus de la Grande Guerre, intouchés jusque-là. Les abris bétonnés allemands avaient été gardés en 1919-1920 avec comme motifs principaux autant la pauvreté des propriétaires de terrains que leur emplacement à l’écart des lieux habités. À présent, ces deux raisons de leur maintien sur site volent en éclat. Les enfants et petits-enfants des cultivateurs de jadis ont fait des études, leur travail les amène à travailler en ville, mais leur envie de cadre vert les incite à vouloir vivre à la campagne, surtout que les voies de liaison vers les grands centres se sont considérablement améliorées. L’écart des bourgs n’est pas non plus un inconvénient ; au contraire, le POS (plan d’occupation des sols) des années 197024, obligeant à posséder au moins 2 000 m² pour bâtir, incite les villageois et les néoruraux à édifier des propriétés confortables dans un environnement de pelouses et de haies vives. Les nouveaux arrivants sont dans la perspective « tondeuse le samedi – barbecue le dimanche ».

21Les blockhaus allemands sont alors vus comme incommodants s’ils se situent dans l’endroit préempté par ces amateurs d’espace et de végétation. Dans cet état d’esprit, les blockhaus sont perçus, au-delà de la représentation de vestiges militaires, comme des atteintes à l’environnement. Leur disparition est par conséquent programmée partout où leur emplacement entraîne une réduction de la liberté d’entreprendre et du plaisir des étendues vertes. L’exemple du « Géant des Weppes », abattu en janvier 1990 à Illies, est symptomatique de cette époque. Mesuré par le géomètre Lehembre de La Bassée, ce vestige était de taille impressionnante : 27,40 mètres sur sa façade la plus longue et 10 mètres sur l’autre façade ; 6,30 mètres sur un côté et 5 mètres à l’opposé. Ces dimensions indiquent que les Allemands avaient là une nécessité majeure de bâtiment solide et de grande envergure, juste en regard du front allié, installé à une centaine de mètres. Comme le signale la rédactrice de l’article Béatrice Lerouge-Dubusse dans le journal Au fil d’Illies, la démolition s’est faite sans aucune consultation de la population ou des organismes patrimoniaux, les habitants ayant simplement entendu que la destruction était en cours grâce au bruit des détonations et du marteau-piqueur qui a duré des jours et qui s’est entendu dans tous les villages environnants25. Dans cet exemple, la destruction a été faite sur un terrain à vendre appartenant à Éric Decramer, maire de la commune, à la demande du maire lui-même. On comprend que les inhibitions patrimoniales qui auraient pu exister pour les autres blockhaus privés aient vite sauté.

Le changement radical de la représentation des blockhaus à la fin du xx^e siècle

22Les blockhaus ont aussi disparu en tant que traces de la Grande Guerre ; c’est leur signification elle-même de vestiges allemands qui a été supprimée des consciences. Le « blockhaus Goret », à Ligny-le-Grand, fait partie de cet oubli de sens lié, ici, au réemploi. Ce fortin avait, en effet, la particularité, à l’instar d’autres abris bétonnés, d’avoir été édifié sur les ruines d’une habitation. De ce fait, aménagé intérieurement dès l’origine, et de grande taille, il est vite devenu, durant la sortie de guerre, le centre de vacances des jeunes adolescents des familles protestantes réformées de la région lilloise. Les soldats allemands du génie ayant utilisé les murs encore debout pour en faire l’ossature de la fortification dont les pans verticaux ont servi à asseoir la casemate, la maison du docteur Goret a été, en quelque sorte, préservée durant un siècle sous le formidable enrobage de l’abri qui la recouvrait. Le blockhaus a donc caché sous le béton l’ancienne maison qui a subsisté de manière inopinée. Dans le terrain appartenant à la communauté protestante du secteur, la communauté des Réformés de Lille et des environs y a régulièrement, durant des décennies, envoyé ses enfants faire des camps à la campagne. La représentation de ce blockhaus est devenue peu à peu devenue l’image d’un édifice solide, propice à des sorties de jeunes adolescents ; elle a été l’emblème d’un environnement apaisé et vert puisqu’un parc entourait l’édifice ; elle a même porté la signification de l’œcuménisme dans le transport de ces jeunes gens au sein des villages catholiques du pays de Weppes. Mais voilà que le CD 141 a dû être rectifié. Le « blockhaus Goret », inscrit sur la trajectoire de la future route, a fait les frais du projet départemental. Il a été dynamité durant la fin du xx^e siècle sans que sa construction originale durant la guerre et son rôle durant le xx^e siècle aient pu jouer en faveur de sa survie.

23Le « blockhaus Caron », tout près de l’ancien « blockhaus Goret » à Ligny-le-Grand, a, lui aussi, participé à la déréalisation de la guerre qui a accompagné les fortins allemands à la fin du xx^e siècle. Situé à l’arrière de la maison et du terrain des époux Caron, le « blockhaus Caron » a, en premier, servi d’entrepôt. Elle cabaretière et épicière, lui planteur de tabac, ont eu besoin tous deux d’espace de rangement. Ils devaient mettre à l’abri soit des bouteilles pour le commerce, soit du matériel pour la plantation de tabac. L’abri bétonné a donc été bienvenu ; c’était une pièce d’habitation et de rangement supplémentaire. Ensuite, les occupants suivants y ont fait pousser des champignons, l’entrée voûtée permettant de descendre facilement dans la fortification fraîche et semi-enterrée. Et puis sont arrivés d’autres nouveaux venus qui ne voyaient plus de profit à réutiliser cet abri à demi souterrain, alors l’excavation a été délaissée et elle a fini par se remplir d’eau. Enfin, depuis peu, les actuels propriétaires des lieux, soucieux d’écarter leurs enfants du danger de noyade, ont cherché à rayer ce creux de leur paysage : divers détritus jetés dans la fosse sont parvenus à combler la cavité qui, après, a été recouverte de terre puis ensemencé d’herbe. Ne reste que la présence d’un léger tertre faisant onduler la pelouse pour rappeler – mais qui s’en souvient ? – qu’un blockhaus gît là en dessous.

24Il faut aussi noter que l’absence de réglementation contraignante a contribué également à la perte de sens de bien des blockhaus. La plupart des fermiers ont « versé » les abris dans le sol : un coup de pelleteuse pour creuser un trou ; un bulldozer qui exerce une poussée suffisante ; et l’édifice s’incline puis se renverse dans le creux vite comblé, vite oublié. Si le blockhaus est situé en milieu de champ, un peu de dynamitage préalable permet de fractionner les parois qui sont plus facilement enterrées. Si, au contraire, le blockhaus est placé en bordure de fossé, il suffit de renverser le fortin et les sols meubles finissent bientôt le travail d’enfouissement : en quelques heures, sans plus d’efforts, les paysages redeviennent lisses. Et c’est ainsi que, durant les années 1990-2000, les abris bétonnés sont niés dans leur signification de vestiges patrimoniaux. Ce que la propagande des guides populaires, le déblaiement des démineurs et la reconstruction des évacués de retour n’avaient pas réussi à faire durant la sortie de guerre, le réemploi, l’oubli et l’envie de faire disparaître ces objets encombrants sont parvenus à le réaliser : les blockhaus sont devenus, au tournant de l’année 2000, des constructions témoin d’un passé privé de signification militaire et historique.

Les blockhaus : une relique devenue politique

25Les blockhaus, comme le montre l’étude de la presse régionale26 durant le second xx^e siècle et au tournant du xxi^e siècle, sont les absents des considérations sur la Première Guerre mondiale. Les édifices de la Grande Guerre semblent relégués dans un passé révolu. Désormais les abris bétonnés qui ont la vedette sont ceux du Mur de l’Atlantique qui, sur les littoraux et sur les écrans, célèbrent la victoire des Américains. Les fortins fabriqués par les Allemands pour tenir face aux attaques des alliés de 1914-1918 ne soulèvent plus l’intérêt. Surviennent alors dans la région lilloise divers événements qui vont tout modifier : la découverte en 2000, à Fromelles, des fosses des soldats australiens qui ont succombé lors de la bataille des 19 et 20 juillet 1916 ; l’intérêt, aussitôt, des autorités du Commonwealth qui font exhumer, analyser puis réenterrer les corps des victimes ; la venue d’avions entiers d’Australiens qui parcourent le sol des Weppes, là où l’âme de leur jeune nation s’est constituée. Dorénavant, ce qui a trait à la Grande Guerre redevient objet de réflexion et d’exposition. Les blockhaus participent de ce regain.

Retour de l’intérêt historique pour les blockhaus et la Grande Guerre

26Le village de Fromelles reflète le changement des représentations de la Grande Guerre dans le canton de La Bassée. Tout passe par Pheasant Wood. Ce lieu de découverte des corps des soldats australiens n’était que « le bois au fond du village » comme disaient les habitants de Fromelles. L’endroit était un petit bosquet à l’écart du bourg, sans attractivité particulière, comme il en existe assez bien dans le pays de Weppes. Depuis 2000, c’est la référence touristique, un but pour randonneurs, un nom connu aux antipodes. Tout a été métamorphosé quand, du dehors, des réécritures de la Grande Guerre ont fait entrer le canton dans une histoire qu’il avait occultée – ou qu’il avait tenté d’oublier. Le témoignage de la journaliste australienne Bridie Smith, visitant Fromelles pour The Age, montre ce changement.

« Il y a un boomerang derrière le comptoir du magasin de coin, à Fromelles. Au premier coup d’œil, il ne semble pas être à sa place, appuyé sur une étagère dans ce minuscule magasin d’un village du nord de la France. Mais portez votre regard sur le reste et vous remarquerez qu’il accompagne la pièce de vingt cents australiens qui est également exposée.
Ce sont des hommages qui montrent à l’évidence que les habitants de ce village agricole qui n’a qu’une seule église tiennent leur promesse. Ils n’ont jamais oublié “les soldats” (en français dans le texte) qui combattirent et moururent il y a plus de 90 ans sur leurs champs de glaise27. »

27Bridie Smith observe Fromelles depuis que la découverte des corps des soldats australiens, tués les 19 et 20 juillet 1916, et inhumés dans les fosses funéraires allemandes du Bois du Faisan, a soulevé une grande vague touristique mémorielle en Australie. Nombreux viennent à Fromelles pour découvrir le lieu de la bataille, aussi les magasins et estaminets du village se mettent à l’heure australienne dans leur décoration. Cet impact, récent, concerne aussi les blockhaus. Pierre Nora, dès 1978, notait d’ailleurs que « l’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives28 ». Son diagnostic se révèle approprié au cas des blockhaus du canton de La Bassée où la pression australienne aboutit à la résurgence de la Première Guerre mondiale et à l’intérêt réactivé pour la ligne du front Armentières-Lens.

28Pierre Nora ajoute, en 1997, que « la disparition rapide de notre mémoire nationale appelle aujourd’hui un inventaire des lieux où elle s’est électivement incarnée29 ». La Grande Guerre, dans le canton de La Bassée particulièrement, a été territorialisée dans des communes qui ont cherché durant la sortie de guerre à déblayer, le plus rapidement et le plus complètement possible, les vestiges du front. Ensuite, beaucoup de fortins ont été pulvérisés ou versés dans la terre des champs. Pourtant, en 2000, bien des blockhaus étaient restés, certes délaissés durant des décennies, mais encore debout, présents, évocateurs d’une histoire redevenue attractive. Ces traces de la Grande Guerre sont à nouveau visibles et vues sur la ligne d’horizon de la campagne verte et dans les pâtures basses ennoyées. Ces blockhaus, qui se comptent encore par centaines à Illies et à Aubers, vont dorénavant servir à l’exploration d’un sujet redevenu actuel : « les vestiges de la Première Guerre mondiale dans la zone rouge du front occidental ».

Le pouvoir politique à la poursuite de la mémoire des blockhaus

29Fromelles est l’exemple de la valorisation d’un passé par le pouvoir politique, d’abord surpris par l’intrusion d’une Grande Guerre qui ne faisait pas partie de ses projets, mais qui, ensuite, parvient à enclencher la vitesse qui entraîne désormais un fort mouvement mémoriel autour du Centenaire de la Première Guerre mondiale. La mairie, les sociétés locales et la population ont su réagir et s’adapter. Le village est en effet entré soudainement dans une commémoration mondialisée qui n’était en rien préparée et prévue auparavant. Le passé de Fromelles, avant les années 1990-2000, n’était pas vécu comme un avantage pour la commune. Et voici que l’Australien Lambis Englezos, à force de travailler sur les archives militaires de Munich et de sillonner le territoire de la commune de Fromelles, en arrive à la découverte des fosses allemandes de Pheasant Wood. Elles ont été creusées pour ses compatriotes décédés les 19 et 20 juillet 1916 lors de la bataille périphérique de Fromelles et, oubliées durant un siècle, voilà qu’un amateur d’histoire parvient à les localiser et à faire exhumer les restes pour analyse. L’événement a un retentissement considérable en Australie et dans tout le Commonwealth tandis que l’affaire des soldats australiens fait moins parler en France.

30Depuis, Fromelles est sillonné de camping-cars ; l’unique restaurant ne désemplit pas ; les scolaires viennent pique-niquer aux abords du Memorial Park ; ceux qui parlent anglais sont sans cesse sollicités pour accompagner des visites ; des guides improvisés organisent des parcours de découverte dans les champs ; chacun des habitants se fait expliquer la « bataille de Fromelles » qui était ôtée des esprits depuis un siècle de tentative d’oubli. Ces changements impromptus, survenus si soudainement, n’ont en rien détérioré l’ambiance du village qui, au contraire, a gagné en aisance relationnelle autant qu’en gain financier. Le maire, Hubert Huchette, s’est rendu en Australie tandis qu’en retour la gouverneure d’Australie Quentin Brice est venue s’incliner sur les restes des soldats, ses compatriotes, décédés il y a cent ans dans cette modeste localité. Voir que cette internationalisation de Fromelles n’a pas altéré la communauté villageoise est un déclic pour les autres communes des environs. Si, à Fromelles, chacun avait gagné à ces échanges, pourquoi les maires des localités voisines ne chercheraient-ils pas aussi à miser sur l’histoire de leur territoire durant la Grande Guerre qui, jusque-là, n’était guère magnifiée ?

31Et les édiles des villages de la zone rouge du front, à leur tour, cherchent à valoriser leurs vestiges de la Grande Guerre qui, dans leurs communes aussi, pourraient amener des emplois touristiques, créer des postes dans l’environnement paysager et compenser l’angoisse devant l’avenir incertain dû au chômage de plus en plus présent dans la banlieue sud-ouest de Lille. Alors, quelle mise en valeur des traces mémorielles du conflit est-elle possible ? Si Fromelles possède les fosses de Pheasant Wood, de quoi disposent les autres localités ? C’est ainsi que tout naturellement les blockhaus ressurgissent dans le paysage mental des populations et du pouvoir politique qui les représente. Ces abris bétonnés encore existants sont désormais la manne inattendue à l’heure des préparatifs des commémorations du Centenaire de la Grande Guerre. Voilà par conséquent que de grandes espérances sont placées dans les alignements d’abris bétonnés qui, à l’heure du Centenaire de Première Guerre mondiale, pourraient donner de la consistance à l’anniversaire 1914-2014. Aubers30 et Illies, justement, disposent chacun d’une centaine de ces fortins allemands, ultimes vestiges de l’occupation et des méthodes de défense prussienne et bavaroise sur le sol du Nord.

Le pactole illusoire des blockhaus allemands de la Grande Guerre

32Les pouvoirs civils des communes de la zone rouge, suivant en cela l’exemple de Fromelles, envisagent d’établir, eux aussi, chacun sur le territoire de leur village, des lieux de mémoire31. Si Fromelles gère les arrivées fructueuses des Australiens, les autres localités se préparent aussi à donner de la consistance à de nouveaux lieux mémoriels. Des érudits locaux travaillent dans les archives communales et départementales sur les faits militaires, le réseau Internet est sollicité pour réunir des documents, les vestiges des édifices allemands sont débarrassés de leur lierre et de leurs ronces : il faut préparer des dossiers sérieux afin d’attirer à la fois l’intérêt des décideurs, les subsides du département, de la région et de l’État et les visiteurs locaux et étrangers.

33À cet égard, remarquables ont été les recherches et les nouveaux récits sur la Grande Guerre nés de cette ambiance précentenaire. Aubers a réactivé d’anciens contacts avec Wadhurst, en Angleterre, d’où de nombreux habitants sont venus mourir sur le sol aubersois durant la bataille de la crête d’Aubers du 9 mars 1916. Les historiens amateurs d’Herlies ont recréé l’histoire de la bataille du Pilly des 18 et 19 octobre 1914 où quantité d’Irlandais ont perdu la vie. À Illies, le travail a consisté à relever et à identifier les blockhaus allemands des secondes lignes du front encore très visibles dans leur orientation et souvent dans leur aménagement intérieur. Ces recherches, dans les villages de la zone rouge, fécondes et judicieuses, ont eu des fruits bien différents selon les communes. Elles ont abouti soit à un demi-succès, soit à une grande désillusion. Demi-succès pour les contacts avec les Anglais et les Irlandais qui sont venus assister à des inaugurations et ont accepté parfois de donner des conférences sur les thèmes locaux sollicités. Grande désillusion pour les blockhaus-reliques qui se sont heurtés à un problème que les pouvoirs politiques sur place n’avaient pas vu venir : le non-engagement allemand dans la célébration du Centenaire et dans la commémoration de la Grande Guerre.

34Il est avéré, à présent, que l’intérêt pour les blockhaus allemands de la zone rouge du front occidental, uniques vestiges matériels encore en place, a été très faible. Pourtant, les dossiers municipaux, envoyés au comité de la Mission du Centenaire afin de solliciter des crédits d’aménagement des sites, avaient été élaborés avec soin à l’aide des documents tirés des diverses archives françaises, britanniques et allemandes. Pourtant, des blockhaus spécifiques ont été rachetés par la municipalité d’Illies qui envisage ici une table d’orientation de la bataille de La Bassée d’octobre 1914 et là une reconstitution des tranchées et des boyaux reliant les parapets du front à l’arrière. Pourtant, des militaires allemands de la Force de l’Otan, en poste à Lille, sont venus sur le terrain et ont été sollicités afin qu’ils témoignent des efforts des politiques pour ouvrir les commémorations aux deux camps en présence, celui des alliés et celui des Allemands. Pour l’instant, il n’y a guère de mouvement, ni en France, ni en Allemagne, en direction de ces blockhaus, vestiges militaires volontairement oubliés et reliques politiques arbitrairement écartées. Après un siècle d’existence, les fortins du front devaient être considérés comme des pactoles de visibilité pour faire rayonner les communes au-delà des cercles habituels qui les fréquentent. Au lieu de cela, autant les alliés sont désireux de participer à la mémoire de la zone rouge du front, autant les autorités militaires et politiques allemandes sont réticentes à s’associer à ce qui est pour eux une défaite.

Bilan

35L’objet blockhaus a une histoire séculaire bien différente si on la considère durant la sortie de guerre ou dans le courant du xx^e siècle ou encore si l’on regarde aujourd’hui la politique consumériste des élus cherchant à faire tirer un profit politique ou financier des abris bétonnés encore in situ.

36En 1920, il fallait détruire ces fortins vus comme des obstacles à la reconstruction et au redémarrage économique des zones touchées par la Grande Guerre. Durant les Trente Glorieuses, les blockhaus n’ont pas de visibilité : ni la presse, ni les historiens locaux ne s’y intéressent ; ils sont l’angle mort de la Première Guerre mondiale. Le changement survient avec d’une part le décollage de Fromelles comme centre international de la mémoire locale et d’autre part les incitations de la Mission du Centenaire qui cherche à créer des chemins commémoratifs et à retrouver des récits militaires originaux. Les blockhaus ne se sont pas intégrés dans cette « politique de pèlerinage ». La mise à distance de l’Allemagne, de ses dirigeants politiques et militaires et de sa population à fait échouer les projets historico-touristiques dont l’objectif était de valoriser des sites tandis qu’outre-Rhin il est davantage question d’oublier et de faire oublier une guerre trop dévastatrice.

37Finalement, les blockhaus-reliques disent que le processus d’acceptation de la Grande Guerre ne s’est pas effectué à égalité dans les deux anciens camps en dépit d’apparences très conviviales. Les sites mémoriels d’Illies sont les témoins de cet écart entre la réserve allemande et l’envie de célébrer des alliés d’autrefois. Les ambitions patrimoniales d’Illies resteront encore longtemps à l’état d’ébauche, au grand regret de la municipalité.