1Les guerres de la Révolution portent à leur bilan un grand nombre de ruines qui parsèment le territoire français, particulièrement au lendemain de la première phase de ce conflit, entre 1792 et 1795, au moment où la guerre est autant intérieure qu’extérieure.

2La présence de ruines, au sens de dégâts matériels qui affectent les constructions civiles ou militaires, est inhérente à la guerre en raison de sa nature destructrice. Cependant, la référence aux ruines, si elle n’est pas spécifique à la période, est fréquente dans le discours de l’époque, pendant et après les faits. Ces ruines deviennent en effet un argument mis en avant dans les affrontements idéologiques qui caractérisent la Révolution.

3Dans le cadre de cette communication, afin préciser notre objet d’étude – les ruines engendrées par la guerre – et pour mettre en évidence leur instrumentalisation par le discours, nous nous appuierons sur deux exemples significatifs : le siège de Lille en 1792 et le siège de Lyon en 1793. Les ruines consécutives à ces deux épisodes des guerres (guerre extérieure et guerre intérieure) ont fait l’objet d’une abondante production, écrite surtout, mais aussi iconographique, à caractère politique.

Lille 1792 : des ruines provoquées par un ennemi barbare

4Le siège de Lille par les Autrichiens en septembre-octobre 1792 s’inscrit dans un contexte difficile pour la France en révolution. Le 19 août, Prussiens et émigrés passent la frontière. Le 23 août, la place de Longwy, assiégée et bombardée, capitule. Puis, c’est le tour de Verdun, qui ouvre ses portes au roi de Prusse le 2 septembre1.

5Plus au nord, à la frontière de l’actuelle Belgique, l’archiduc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur des Pays-Bas autrichiens, qui commande l’armée autrichienne, entreprend de faire le siège de Lille. Le 29 septembre au matin, les batteries sont en place à l’est de la ville. Une demande de reddition est rejetée par le commandant Ruault qui répond à l’émissaire autrichien :

« La garnison que j’ai l’honneur de commander et moi sommes résolus de nous ensevelir sous les ruines de cette place plutôt que de la rendre à nos ennemis ; et ses citoyens, fidèles comme nous à leur serment de vivre libres ou de mourir, partagent nos sentiments et nous seconderont de tous leurs efforts. »

6Le bombardement de Lille débute à 15 heures et se poursuit presque sans interruption jusqu’au 6 octobre. Le 8, dans la matinée, on apprend que l’ennemi s’est retiré. Au 6 octobre, à la fin du bombardement, 30 000 boulets rouges et 6 000 bombes auraient été jetés sur la ville.

Un amas de ruines

7Au lendemain de la levée du siège, dans une lettre datée de Lille du 6 octobre et lue en séance de la Convention, les députés envoyés par cette assemblée dans le département du Nord, rapportent qu’ils sont entrés la veille

« dans cette ville, où l’on rencontre à chaque pas les traces de la barbarie et de la vengeance des tyrans […] Le quartier Saint-Sauveur n’est, à la vérité, qu’un amas de ruines : 500 maisons sont entièrement détruites, 2 000 sont endommagées par un feu d’artillerie souvent aussi nourri qu’un feu de file […] ».

8Ils avancent l’idée que les Autrichiens ont volontairement détruit les quartiers populaires de la ville, pour obtenir sa reddition tout en ménageant les remparts qui « appartiennent au roi de France ».

9C’est après la lecture de cette lettre que le député Gossuin propose un projet de texte, en vertu duquel la Convention décrète que « la ville de Lille a bien mérité de la patrie » et qu’elle « applaudit à la bravoure et au civisme de ses habitants et de sa garnison2 ». Le décret prévoit aussi d’accorder immédiatement à la ville de Lille un « secours provisoire », les commissaires de la Convention à l’armée du Nord, présents sur place, ayant à charge de constater « les dommages occasionnés dans Lille et ses faubourgs par le feu de l’ennemi ».

La barbarie de l’ennemi qui s’en prend aux populations

10Dès le lendemain du siège, se développe donc un discours qui décrit les violences dont sont victimes les habitants de Lille, à travers leurs effets : la ruine, la dévastation, les décombres.

11Les rapports des représentants de la Convention, la presse locale et nationale, ne manquent pas de souligner les effets dévastateurs des bombes incendiaires. Le village, le faubourg de Fives et celui de Saint Maurice, détruits par le feu, « ne sont plus que des plaines remplies de ruines3 ». Ces descriptions mettent en évidence le courage des Lillois qui ont su résister à l’offensive ennemie et l’ont contraint à renoncer à ses projets. On dénonce la barbarie des Autrichiens qui s’en prennent aux civils, « cette rage destructrice qui change en bêtes féroces des hommes nés pour vivre en frères », les « déprédations atroces », les « cruautés » du « féroce tyran4 ». Le duc Albert de Saxe est considéré comme responsable de l’incendie des habitations lors du siège de Lille. Il est mis en accusation car il a « contre tous les principes, manifestement violé le droit des gens et de la guerre » et on envisage à la Convention de mettre sa tête à prix.

12Dans le même temps, la Convention fait rembourser les dommages occasionnés par les bombardements. Cette indemnisation des victimes dont les habitations ne sont plus que des ruines se généralise après le siège de Lille. Un décret du 31 décembre 1792 organise l’affectation de dons patriotiques « au soulagement de villes et communes assiégées ou qui ont souffert des ravages de la guerre ». Le 27 février 1793, la Convention déclare qu’« au nom de la nation, elle indemnisera tous les citoyens des pertes qu’ils ont éprouvées ou qu’ils éprouveront par l’invasion de l’ennemi sur le territoire français5 ». Parmi les critères retenus comme « pertes éprouvées », il y a « l’incendie ou la démolition des bâtiments », maisons, fabriques, manufactures et moulins, bâtiments servant aux exploitations rurales. Ce décret, qui concerne l’indemnisation des pertes matérielles, vient compléter les secours qui indemnisent les pertes humaines6.

13Le siège de Lille marque le point de départ d’un discours sur les victimes civiles de la guerre, atteintes dans leur personne et dans leurs biens, discours qui se développe pendant les guerres de la période révolutionnaire dans le cadre d’une vaste opération de mobilisation des esprits qui est un aspect majeur de l’effort de guerre organisé par la Convention et qui met en évidence le caractère idéologique du conflit.

Les Lillois debouts sur les ruines de leur ville

14Dès le lendemain du siège aussi, une production à caractère artistique montre en exemple aux Français ces Lillois, debouts sur les ruines de leur ville. Jean-François de Laharpe leur fait explicitement référence dans un hymne à la liberté, daté du 3 décembre 1792, récité sur la scène du Théâtre français :

Et Lille et ses remparts, ce peuple de héros,
Tranquille dans les feux qui creusent ses tombeaux,
Défiant de l’Enfer les brûlantes machines,
Et souriant sur des ruines7 !…

15Ce texte, qui débute par le mot « Vengeance » et s’achève par celui de « Liberté », recourt assez largement au vocabulaire de la violence et de la destruction. Les « murs démolis », les « remparts ensevelis » y sont le résultat de l’acharnement des tyrans contre les Français qui veulent vivre libres.

16En 1794-1795, le peintre lillois Louis-Joseph Watteau réalise plusieurs tableaux sur le siège de sa ville : Le bombardement de Lille de 17928, Le quartier Saint-Sauveur à Lille pendant le bombardement9 et Cérémonie civique sur les ruines du bombardement (fig. 1)10. Ces représentations véhiculent le même message qu’au lendemain du siège. L’attitude héroïque des défenseurs de Lille doit servir d’exemple aux défenseurs de la Liberté. Cette attitude est soulignée en grande partie par la dénonciation des procédés employés par l’ennemi criminel, d’où l’attention portée par le peintre aux dégâts occasionnés dans la ville et aux victimes civiles du siège. Les tableaux mettent particulièrement en évidence la violence de l’attaque : choix de scènes nocturnes, épaisse fumée ou ciel rougeoyant, étendue des foyers d’incendie, font ressortir l’ampleur du désastre. Et c’est dans un quartier dévasté que se tient la cérémonie civique au cours de laquelle est proclamé le décret de la Convention « Lille a bien mérité de la patrie11 ».

Fig. 1. – Louis-Joseph Watteau, La proclamation dans les ruines de Lille du décret de la convention « Lille a bien mérité de la patrie », 1793.

© RMN-GP – clichés Stéphane Maréchalle.

17Ce comportement de la garnison et des habitants de Lille sert ainsi de ligne de conduite à ceux qui, placés dans les mêmes circonstances, doivent affronter un ennemi présenté comme la Tyrannie voulant étouffer la Liberté. À Valenciennes, par exemple, après l’investissement de la ville par les Coalisés, au cours d’une grande cérémonie républicaine tenue le 30 mai 1793, les représentants du peuple, le commandant la place et toutes les autorités de la commune réitèrent leur serment de fidélité à la République et jurent « de mourir à leur poste, et de s’ensevelir sous les ruines de la ville, plutôt que de l’abandonner aux ennemis de la patrie12 ».

18Le sens qui est alors donné aux ruines de guerre perdure après la Révolution. Dans le contexte du combat pour imposer la République en France tout au long du xix^e siècle, l’attitude de ces Français des premières heures de la République devient en effet une référence. Une production à caractère mémoriel qui se réfère à la crise de 1792, fait la part belle aux exploits des Lillois :

« Des rues entières ne présentaient plus qu’un monceau de décombres, au milieu desquels se dressaient çà et là quelques pignons noircis par le feu. Seuls le courage et la constance des Lillois étaient restés debout, et le patriotisme et la liberté éclairaient d’un reflet divin ces ruines éloquentes13. »

Lyon 1793 : des ruines de représailles

19À Lyon, le 29 mai 1793, la municipalité montagnarde est renversée par les républicains modérés, les Girondins et les royalistes. Maîtres du terrain, les Girondins sont rapidement dépassés par les royalistes à la tête du mouvement contre révolutionnaire. La Convention envoie contre Lyon l’armée des Alpes commandée par Kellermann. Le siège commence le 8 août. Un bombardement intensif débute dans la nuit du 22 au 23 août 1793. La ville doit capituler le 9 octobre.

Lyon sera détruite

20À la Convention, Barère réclame « vengeance » contre la « ville rebelle » qui « a fait couler le sang des patriotes ». « Habitée par des conspirateurs », celle-ci doit être « ensevelie sous ses ruines ». C’est donc pour la châtier que la Convention décrète le 12 octobre que :

« La ville de Lyon sera détruite ; tout ce qui fut habité par le riche sera démoli […] il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices spécialement employés à l’industrie et les monuments consacrés à l’humanité et à l’instruction publique.
Le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la république. La réunion des maisons conservées portera désormais le nom de Ville-Affranchie. Il sera élevé sur les ruines de Lyon une colonne qui attestera à la postérité les crimes et la punition des royalistes de cette ville, avec cette inscription : Lyon fit la guerre à la liberté ; Lyon n’est plus14. »

21Sur place, la répression est organisée par les conventionnels en mission. Couthon et Maignet mettent en place des juridictions d’exception qui conduisent à la condamnation et à l’exécution de plusieurs centaines d’habitants. Le 25 octobre, les représentants du peuple Couthon, Maignet, Châteauneuf-Randonet, et Sébastien Delaporte, accompagnés de la municipalité de Ville-affranchie, se rendent devant une des maisons de la place Bellecour où les attendent « un grand nombre d’ouvriers armés de marteaux, pioches, haches et autres instruments propres à la démolition », dit le procès-verbal15. Les représentants proclament le décret de la Convention. Ils se munissent d’un marteau et l’un d’eux, le bras levé et prêt à frapper dit :

« Au nom de la souveraineté du peuple outragée dans cette ville, en exécution du décret de la convention nationale et de nos arrêtés, nous frappons de mort ces habitations du crime, dont la royale magnificence insulterait à la misère du peuple et à la simplicité des moeurs républicaines. Puisse cet exemple terrible effrayer les générations futures, et apprendre à l’univers que si la Nation française, toujours grande et juste, sait honorer et récompenser la vertu, elle sait aussi abhorrer le crime et punir les rebelles ! »

22Et là les représentants portent à la maison proscrite plusieurs coups de marteaux, « suivis aussitôt par les ouvriers impatients ». Ils se rendent ensuite au fort de Pierre Scize, propriété royale qui a enfermé quelques prisonniers illustres. Là aussi, à leur signal « des milliers de bras se sont levés pour écraser cet édifice hideux dont l’existence fit frémir la nature, et ne fut cependant qu’un des moindres crimes des Rois ».

23Le 30 octobre, Couthon et Maignet sont remplacés par Fouché et Collot d’Herbois, qui poursuivent la répression. Ils écrivent à la Convention que rien ne peut désarmer leur sévérité, car les décrets leur demandent « de donner un grand exemple ». Il faut « que tout le sang des patriotes soit vengé une fois d’une manière prompte et terrible, pour que l’humanité n’ait plus à pleurer de le voir couler de nouveau ». Le 16 novembre, les représentants du peuple déplorent que « les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à l’impatience républicaine. L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute puissance du peuple […]16 ». D’importantes sommes sont débloquées pour rémunérer un millier de travailleurs, hommes et femmes de tous âges affectés aux travaux de démolition.

24Dans une proclamation aux Lyonnais le 5 décembre 1793, les représentants marquent la nécessité de poursuivre la répression car : « [C]’est sur les ruines de tout ce que le vice et le crime avaient élevé, que nous devons établir la prospérité générale. » C’est « avec les ruines, avec les destructions des édifices de l’orgueil et de la cupidité » que l’on élèvera « aux amis de l’égalité », aux serviteurs de la liberté, « aux guerriers retirés des combats », « d’humbles demeures pour le repos de leur vieillesse ou de leur malheur ». Les représentants « auront le courage de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs, et de marcher sur des ruines, pour arriver au bonheur des nations et à la régénération du monde17 ».

Les ruines de Lyon doivent servir d’exemple aux rebelles

25Le 13 février 1794, ce sont les représentants Fouché, Méaulle et Laporte qui mandent au Comité de salut public que leurs opérations seront conformes aux principes du décret de la Convention avec la résolution forte que le peuple a manifesté

« de faire servir cette ville rebelle d’exemple à toutes les communes qui voudraient imiter sa criminelle audace et d’offrir à la postérité le tableau effrayant de ses vastes ruines, comme le témoignage terrible de la colère républicaine et du pouvoir démocratique18 ».

26Dans le cas de Lyon, les ruines sont donc celles de la ville après le bombardement, mais, à la différence de Lille, ce sont aussi celles de la ville après l’opération de représailles lancée par la Convention. Elles sont instrumentalisées par les Montagnards dans ce sens. Et c’est la même lecture que l’on peut faire des mesures visant à détruire Toulon et la Vendée.

27En effet ce qui se passe à Lyon est reproduit à Toulon. Les fédéralistes y chassent les Jacobins, mais les royalistes s’emparent de la ville. À l’annonce de la reprise de Marseille par les troupes de la Convention et des représailles qui y ont eu lieu, ils livrent Toulon aux Britanniques (28 août 1793). Le siège de Toulon par les troupes de la Convention a lieu de septembre à décembre 1793. La répression, dirigée par Barras et Fréron, est sanglante : 7 à 800 personnes arrêtées sont fusillées sommairement jusqu’au 31 décembre. Le 24 décembre 1793, la Convention vote un décret disposant que : « Le nom infâme de Toulon est supprimé. Cette commune portera désormais le nom de Port-la-Montagne. » Le représentant Fréron écrit à son collègue Bayle le 26 décembre : « Cela va bien ici ; nous avons requis 12 000 maçons des départements environnants, pour démolir et raser la ville19. »

28En Vendée, c’est la région entière qui est dévastée, par la guerre et par les opérations de représailles. Face aux développements de l’insurrection vendéenne pendant les mois du printemps et de l’été 1793, la Convention prend le 1^er août, à la demande de Barère, un décret qui vise à rendre la région inhabitable. On enverra en Vendée « des matières combustibles de toute espèce pour incendier les bois, les taillis et les genêts. […] Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles seront détruits ». On détruira aussi les maisons et les récoltes. On saisira le bétail20. Les représentants en mission se chargent de le mettre en application. Puis, à partir du 21 janvier 1794 ce sont les colonnes infernales du général Turreau, qui mènent une campagne de dévastation pour éliminer ce qui reste des forces rebelles21.

29Il s’agit bien dans tous ces cas, pour les Montagnards au pouvoir, de représailles à caractère exemplaire. Le représentant Merlin écrit de Saint-Florent le 20 octobre 1793 au Comité de salut public : « Faites une proclamation, montrez Lyon rasé, la Vendée en cendre, et le sang des traîtres inondant le pays. » Thureau raconte dans ses mémoires qu’il fallait

« porter la hache et le feu dans les repaires de la Vendée […], détruire entièrement le pays, et ne laisser dans cette contrée perfide que des monceaux de morts, de ruines et de cendres, effrayants monuments de la vengeance nationale22 ».

30Quel que soit le contexte, pour les Montagnards au pouvoir, les ruines marquent le triomphe de la République sur ses ennemis, de l’extérieur et de l’intérieur. Le 1^er janvier 1794, Barère fait à la Convention le bilan des succès remportés par les armées républicaines :

« Ainsi les triomphes de la liberté paraissent à la fois aux portes de l’Italie et de l’Allemagne ; ainsi la république prend des forces au nord et au midi, comme elle s’affermit au centre sur les ruines de la Vendée23. »

L’instrumentalisation des ruines par la réaction

Quelles ruines ?

31À Lyon, en dépit de la violente répression qui suit la reprise en main de la ville par la Convention, le décret d’anéantissement de la ville n’est pas exécuté. Les « ruines de Lyon », conséquence du siège, restent limitées à la fois dans l’espace et dans leur nature. Si l’on fait exception de la démolition symbolique des façades de la place Bellecour, les destructions matérielles entreprises après le siège sont limitées aux fortifications de la ville (dont le fort de Pierre Scize) et aux bâtiments menaçant la sécurité publique24. En effet, dans la ville, les travaux entrepris consistent surtout à réparer ou démolir les bâtiments endommagés par les bombardements. La municipalité de Lyon affecte les milliers de travailleurs qui ont été engagés à des travaux d’aménagement urbain. Le décret de la Convention ne touche qu’une trentaine de maisons sur une estimation qui va jusqu’à 1 600 maisons détruites au début de 179425. Les ruines conséquences des représailles sont donc au final moins importantes que celles consécutives au siège26.

32En Vendée, si les destructions engendrées par les ordres de la Convention sont indéniables, il faut y ajouter celles qui ont été provoquées par les rebelles, qui sont aussi à prendre en compte dans le bilan. En 1806, Alphonse de Beauchamp, reconnu pour son impartialité et son exactitude, écrit dans son Histoire de Vendée que

« des sites variés, et l’ensemble d’un paysage poétique, en feraient un séjour enchanteur, si des débris teints de sang ne rappelaient encore d’horribles souvenirs. Clisson, Legé, Machecoul et Le Louroux furent des bourgs riches et populeux ; il n’en resta longtemps que des ruines fumantes, tristes monuments de la fureur des partis27 ».

33On peut citer l’exemple de Châtillon-sur-Sèvres et de Cholet, villes qui sont l’enjeu et le théâtre de plusieurs batailles, prises et reprises tour à tour par les insurgés et les républicains. En 1794 les deux villes ne sont plus que ruines et il est difficile d’identifier la part qui en revient à chacun. Ce sont néanmoins ces ruines qui sont instrumentalisés par la réaction après Thermidor.

Des ruines provoquées par la politique de terreur

34Le 3 mars 1795, une adresse signée par des milliers de Lyonnais est présentée à la Convention par une délégation de la ville :

« Législateurs, jetez vos regards sur cette ville, naguère rivalisée de toutes celles de l’Europe par ses manufactures et son commerce. Vous y verrez des ruines et des monceaux de cadavres28. »

35Cette adresse, représentative d’une rhétorique qui fait le tableau des malheurs engendrés par la politique de terreur, intervient dans un contexte où la réaction à la terreur est particulièrement marquée à Lyon. À partir de janvier février 1795, les violences et les assassinats s’y multiplient, faisant entre 70 et 100 victimes parmi les « terroristes » et dénonciateurs29.

36C’est en 1795 que Pierre-Édouard Lémontey écrit son ode « les ruines de Lyon ». Député du Rhône à l’Assemblée législative, il quitte Paris aux approches de la terreur et se réfugie en Suisse. Son frère Thomas prend part à la défense de Lyon contre les troupes de la Convention et fait partie des victimes du siège. Pierre-Édouard Lémontey, homme de lettres30, écrit aussi dans des journaux royalistes et c’est à son retour à Lyon qu’il publie cette ode sur les malheurs dont sa ville natale a été le théâtre :

D’une grande cité c’est là tout ce qui reste.
Contemple en frémissant ce rivage funeste
Habité désormais par la misère en deuil ;
Et, dans les longs amas de ces hideux décombres ;
Entends gémir les ombres
D’un peuple assassiné qui se cherche un cercueil31.

37Dans ce texte, Lémontey compare les défenseurs de Lyon aux 300 Spartiates des Termopyles, la ville de Lyon à la cité de Messine, et fait du Lyonnais victime de la répression un « martyr de sa patrie ». De la ville de Lyon, il voit les « hideux décombres », les « débris silencieux », un « vaste amas de ruines », des « murs dépouillés », des « cendres », des « remparts détruits ». Les Lyonnais sont un « peuple assassiné », ce qui fait du site une « plaine effrayante », un « rivage funeste » dont le « fleuve rapide de leurs corps palpitants dispersa les lambeaux32 ». Il utilise le vocabulaire habituel des contre-révolutionnaires pour désigner les Jacobins responsables : « scélérats » « peuple cannibale », « horde impure », « rebut de la nature », « monstre famélique », « vampires », « hommes de proie », « buveurs de sang ». Ces « Débris silencieux, vaste amas de ruines, déplorables témoins des guerres intestines », serviront à instruire sur les excès qu’ils ont commis33.

38C’est aussi « au milieu des ruines sanglantes qui défigurent encore la seconde ville de France » que le chevalier de Fonvielle écrit en quinze jours en 1795, pour l’anniversaire de la chute des terroristes, sa tragédie en vers et en cinq actes Collot dans Lyon34.

La mise en place d’une mémoire de la répression

39Ces œuvres sont des « chants d’expiation », comme l’indique l’une d’entre-elles, Le Siège de Lyon, poème historico-didactique en cinq chants, de Perenon, publiée à Lyon en 182535, à la suite d’un concours lancé par l’académie de Lyon qui reçoit alors 61 pièces en vers sur le siège. Le premier monument des victimes du siège de Lyon, construit en 1795, et le second dit « Monument des Brotteaux » édifié en 1817 sur le modèle de la chapelle expiatoire parisienne, s’inscrivent aussi dans cette tradition.

40Se met ainsi en place une mémoire de la répression qui veut mettre en évidence la folie destructrice de la terreur. Sous la Restauration, dans son Voyage pittoresque et historique à Lyon, l’avocat François-Marie Fortis, nous rapporte que le « terrible exécuteur du fatal décret […] le cruel Couthon […] » vient sur la place Bellecour, « donner à la France et aux nations épouvantées le spectacle des funérailles d’une des plus grandes cités de l’Europe », accompagné d’une « troupe de démolisseurs ». On croit voir, dit l’auteur, « le génie du mal sortant des ténèbres de la barbarie pour renverser les monuments élevés par les hommes et précipiter les uns et les autres et tous ensemble dans l’abyme du chaos ». Il note encore plus loin : « La place était encore couverte de débris lorsque le pape Pie VII y parut au mois d’avril 1805 » et l’on vit « le vénérable pontife appelant les bénédictions du ciel sur un peuple immense, à genoux sur des ruines36 ».

41En Vendée comme à Lyon la réaction s’empare de l’image des ruines pour dénoncer la répression conduite par les Républicains. L’un des premiers est Chateaubriand :

« Nous traversâmes la Vendée en 1803. Sa population n’était pas encore rétablie. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient çà et là les regards dans des champs abandonnés. […] La plupart des villes et des villages, Argenton, Bressuire, Châtillon, Chollet, Montaigu, Tiffauges, etc., sont à peine rebâtis à moitié37. »

42Comme Chateaubriand de retour d’émigration, ce sont d’abord les voyageurs qui traversent la Vendée plusieurs années après la guerre, qui soulignent les destructions, d’ailleurs attribuées aux Républicains. Dans son Voyage dans les départements de la France connus sous le nom de Vendée, publié en 1821, Eugène Genoude, qui sous-titre son livre « Dieu et le Roi » et ne cache pas son parti pris pour « les héros vendéens », relève à Clisson « ses ruines anciennes et ses nouvelles ruines, les maisons brûlées par les Bleus38 ». Il rapporte les propos d’un paysan qui parle avec attendrissement de ses maîtres, la famille Chabot, dont le château a été trois fois incendié et qui « crient vive le roi au milieu de leurs ruines39 », pour conclure que « les ruines se relèveront peu à peu dans la Vendée ; les souvenirs s’affaibliront aussi40 ».

Conclusion

43L’évocation des ruines de guerre est récurrente pendant et après la période dans un discours qui délivre plusieurs messages. Elles sont une arme de mobilisation des Français pour défendre la Révolution menacée, un élément de l’effort de guerre. Elles appuient le discours de la réaction pour souligner les excès des Jacobins et participent à la mise en place d’une tradition victimaire. Ces différentes lectures de l’instrumentalisation des ruines les inscrivent dans la dimension idéologique des guerres de la Révolution.

44Au xix^e siècle, la production d’écrits et d’œuvres à caractère mémoriel s’appuie encore sur les ruines, pour rappeler l’attitude des Français des premières heures de la République dans le cas de Lille et pour dénoncer les crimes de la Terreur dans le cas de Lyon et de la Vendée, constituant un élément de construction d’une contre-mémoire de la Révolution.