1« Il a été cloué au pilori… », tout le monde connaît cette phrase, et l’utilise ; mais qui est en mesure de dire ce qui se cache derrière cette réalité venue tout droit du « sombre » Moyen Âge ? Quand et comment le pilori est apparu, ce qu’ont été ses usages, ce qu’il était matériellement… ? Le pilori attendait son historien ; il l’a trouvé en Isabelle d’Artagnan ; toutes les réponses à ces questions se trouvent dans son livre à la fois brillant et savant, issu d’une thèse de doctorat en histoire, profondément remaniée pour la publication, et qui fournit l’étude historique digne de ce nom que l’on attendait sur ce « lieu de mémoire » du Moyen Âge.

2S’attaquer à ce sujet n’allait pourtant pas de soi. L’étude du pilori pose de redoutables difficultés à l’historien qui ne peut s’appuyer sur un corpus de sources préétabli mais doit le constituer lui-même. Isabelle d’Artagnan a donc poursuivi le pilori non seulement dans l’océan des sources normatives et issues de la pratique judiciaire, publiées ou inédites, mais aussi dans les textes historiographiques, les œuvres littéraires ou encore les comptes financiers, les sources archéologiques et iconographiques. Cette véritable traque du pilori – avec son lot de belles découvertes réalisées chemin faisant en explorant des registres inédits conservés aux Archives nationales et départementales – lui a ainsi permis de constituer un important corpus d’attestations, préalable obligé à toute reconstitution sur des bases solides de l’histoire de cette institution. Le corpus réuni ne cherche pas à revendiquer une illusoire exhaustivité, mais il donne toutes les garanties nécessaires pour être considéré comme représentatif, et c’est ce qui compte.

3Ce livre se recommande toutefois avant tout par l’intelligence avec laquelle l’autrice a abordé son sujet. Tout en ayant acquis une parfaite connaissance des normes et des pratiques judiciaires médiévales, elle a su ne pas se laisser enfermer dans une approche étroitement juridique qui aurait réduit le pilori à sa seule fonction d’institution judiciaire. Utilisant au mieux les acquis de l’anthropologie historique, elle a au contraire montré que l’apparition du pilori et l’histoire de ses usages ne pouvaient être retracées et comprises qu’en les reliant aux transformations de l’économie, de la société et des représentations. Le pilori a été en effet au Moyen Âge, bien sûr, une institution judiciaire au service des pouvoirs et du contrôle de la société mais il a aussi exercé une fonction primordiale de régulation sociale. Le livre montre parfaitement que ces deux aspects sont indissociables. Le pilori a été à la fois un rituel au service d’une communauté civique que l’on voit s’affirmer dès le xii^e siècle dans les villes d’Artois et de Flandre et qui leur permet d’assurer la sécurité du marché sur lequel repose leur prospérité. Il a été un « outil pénal » mis en œuvre par les institutions justicières et les justiciers soucieux de punir les malfaiteurs en les frappant d’infamie. Il a été enfin un « symbole de pouvoir » qui permettait aux autorités, du seigneur un peu en déclin à la commune urbaine et au puissant souverain, de s’afficher et de se faire reconnaître comme des autorités « supérieures », heureux possesseurs d’un pilori souvent bien décoré et affichant leurs armes. C’est dans la tension entre ces trois pôles que s’est développée la peine du pilori, qu’elle a pénétré de nouveaux territoires depuis ses terres septentrionales d’origine, qu’elle a progressivement investi toutes les juridictions, pourvu toutefois qu’elles relèvent de seigneurs hauts justiciers, qu’elle s’est constituée en rituel efficace qui, depuis le champ judiciaire, a exercé son action au Moyen Âge dans les champs économique, social, religieux et politique.

4Combinant des analyses de détail très vivantes, qui montrent avec brio à partir de cas précis la mise en œuvre et les enjeux du rituel du pilori, et des mises en série permettant de reconstituer des évolutions de fond, c’est finalement l’histoire globale d’une « culture du pilori » que reconstitue Isabelle d’Artagnan. Refonder la communauté en frappant d’infamie celles et ceux qui en faisaient partie mais ont commis le « scandale » de violer ses normes, tel a été en fin de compte le rôle que les pouvoirs ont assigné au pilori.

5Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français vient donc assurément combler un vide historiographique et enrichir notablement nos connaissances sur le fonctionnement des rituels judiciaires et les rapports entre justice et société. Mais il n’est pas que cela. C’est aussi un livre qui mérite de trouver un écho dans l’actualité la plus contemporaine. À l’heure où des pays, pensons à la Chine, commencent à mettre en œuvre à grande échelle des techniques de reconnaissance faciale qui permettent de « clouer au pilori » celles et ceux qui ne respectent pas les normes imposées, il n’est pas inutile de revenir sur la longue histoire médiévale du pilori. Derrière les piloris d’hier, sachons reconnaître les nouveaux piloris qui nous menacent…