Chapitre III. Des conquêtes pour régner (1352-1355)
p. 63-72
Texte intégral
« Tout le succès d’une opération réside dans sa préparation. »
Sun Tzu, L’art de la guerre (vie siècle av. J.-C.).
1À la mort d’Aymon de Savoie, en 1343, le jeune Amédée VI lui succède. Jusqu’en 1348, âge de sa maturité, le comté sera toutefois gouverné par ses oncles et tuteurs, Amédée III de Genève et Louis II de Savoie-Vaud. Cette période coïncide avec un événement de première importance dans le contexte de la guerre de Septante Ans, l’annexion du Dauphiné au royaume de France, processus qui se concrétise en 1349 grâce à l’intervention diplomatique de Clément VII1. Cette transaction modifie la dynamique de la guerre. L’ennemi des Savoie ne sera plus directement le dauphin, désormais un membre de la famille royale, mais son lieutenant, le précité Hugues de Genève. Ce dernier parvient à aligner à ses côtés la petite noblesse hostile aux princes à la croix d’argent, en transformant la guerre de Septante Ans en un conflit opposant des seigneurs locaux aux prétentions de souveraineté d’Amédée VI dans le pays de Gex et en Faucigny2.
2Pour la première partie du principat du Comte Vert, nous disposons d’une série très dense de comptes militaires (sept entre 1352 et 1355). Cette abondante documentation témoigne à la fois de l’augmentation exponentielle des coûts liés à la guerre, d’une tendance à une stabilisation des effectifs militaires, ainsi que d’une politique territoriale conduite de manière plus structurée, réalisée à travers la mobilisation de moyens humains et financiers inédits.
L’expédition d’Amédée VI en Valais
3Les années 1340 seront plutôt pacifiques pour le comté de Savoie. Des traités de paix sont scellés avec les Savoie-Achaïe, le comte de Genève ainsi que les Visconti. Des conflits avec ces derniers surgiront néanmoins dès la dédition aux Savoie de Chieri en 13463. La seule opération significative à signaler en cette période est celle menée par Humbert, le bâtard de Savoie, qui conduit en Bresse entre octobre et novembre 1347 une troupe de 87 hommes d’armes, dans le but de soutenir le duc Eudes IV, en guerre avec le contre Jean II de Chalon-Arlay4. Il s’agit pour les Savoie de respecter le traité d’alliance signé avec la Bourgogne en 1330 et d’affaiblir la maison des Chalon-Arlay, l’une des plus importantes alliées du dauphin.
4L’épisode de la peste noire, qui en Savoie tuera dans certaines régions jusqu’à la moitié de la population, a sûrement ralenti le déroulement de la guerre de Septante Ans5. Par ailleurs, la première expédition menée par le jeune Amédée VI (1348-1383), ne s’inscrit pas dans les trames de ce conflit. Depuis la nomination en 1342 de Guichard Tavel, ancien chancelier savoyard, au siège épiscopal de Sion, des querelles étaient survenues avec les communautés du Haut-Valais, opposées depuis toujours à l’expansion savoyarde dans la vallée du Rhône6. À la fin de l’été 1352, Amédée VI se décide à convoquer une armée, qui le suivra, entre octobre et novembre, dans une chevauchée de vingt-cinq jours. La découverte d’un document comptable inédit nous permet de mieux comprendre l’ampleur de cet affrontement, se terminant par l’adoubement du jeune comte devant les murs de Sion7.
5Le compte de la guerre en Valais est conservé dans l’inventaire 32 des Archives camérales de Turin, dans lequel nous retrouvons généralement les dépenses pour les travaux de fortification8. Il dénombre environ 400 hommes d’armes ainsi que des dizaines de fantassins et plusieurs charpentiers, provenant tous du pays de Vaud9. Des contingents d’« Alamans » – vraisemblablement des Bernois – sont également présents10. Dans le livre de paie du trésorier Nicod François, il est fait mention d’une trentaine de Bourguignons dirigés par Guillaume de Thoiry, sommés d’accélérer la marche en direction de Sion alors qu’ils sont cantonnés à Belley11. La concentration des troupes s’effectue à Saint-Maurice, d’où proviennent les ravitaillements et les engins de siège. L’attaque des fortifications de Sion est dirigée par Guillaume de Grandson, pour lequel fut construit un « manteau », soit un engin couvert en bois qui lui permettait l’approche des murailles12. Des tailleurs de pierres sont rétribués pour fabriquer les projectiles lancés contre la ville13. Comme le suggère Cabaret, il est probable que le choc des deux armées ait bien eu lieu avant le siège, commencé seulement au mois de novembre. La brutalité de l’affrontement, pendant lequel les Savoyards auraient miz pied a terre avant de rentrer dans la mêlée, est attestée par les paiements versés à certains « goujats », chargés d’ensevelir les corps des morts tombés sur le champ de bataille14.
6L’issue positive du siège de Sion n’aura toutefois pas les répercussions politiques espérées. L’influence savoyarde à Sion reste très fragile, suite à l’intervention, en 1354, de l’empereur Charles IV en faveur des Dizains, menant à un traité de paix fort défavorable à Amédée VI. Dès lors, seul face aux rebelles, Guichard Tavel est emprisonné à Ernen en 1361 par Antoine de La Tour et ses partisans, avant de se faire défenestrer du château de La Soie à Savièse15. Les Savoie essayeront à nouveau d’installer leur assise dans la vallée du Rhône pendant le principat d’Amédée VII (1383-1391), en déployant à nouveau des efforts considérables dans cette région qu’ils ne parviendront jamais à maîtriser véritablement.
Les guerres au pays de Gex, à la chasse d’Hugues de Genève
7Malgré la médiation offerte par Clément VI, la guerre contre Hugues de Genève se ranime au pays de Gex, seigneurie héritée par ce dernier lors de son mariage avec Éléonore de Joinville en 1351. Au printemps 1352, des offensives du lieutenant du dauphin et de son neveu, Pierre de Genève, gouverneur de Gex, sont simultanément lancées à Saint-Germain, à Ambronay et à Monthoux, en Faucigny16. En riposte, Humbert le Bâtard, demi-frère d’Amédée VI, se déplace en Genevois, au pays de Vaud et au Chablais pour recruter une armée à la fin de l’été 135217. Au quartier général de Versoix se présentent plusieurs vassaux, chacun suivi d’un nombre variable de cavaliers : Henri de Quart en dirige 28, Pierre de Gruyère 25, Jean de Neuchâtel 36, Othon de Grandson 21, Jean de Cossonay 15, pour un total de 22 chevaliers et 341 hommes d’armes. Quelques dizaines de charpentiers et de mineurs, pour la plupart originaires de la ville de Fribourg sont également de la partie18. La ville de Gex est prise autour du 11 octobre 1352.
8Au printemps 1353, Hugues de Genève riposte avec une incursion éclair qui lui permet de récupérer à son avantage plusieurs châteaux forts19. C’est la raison pour laquelle Amédée VI, de retour du siège de Sion, organise une offensive beaucoup plus conséquente, avec la ferme intention de prendre le territoire qui aurait finalement relié le pays de Vaud au Bugey savoyard. Pour ce faire, il charge Nicod François, premier trésorier général de Savoie, d’enrégimenter son armée, cantonnée en trois garnisons : Genève, Versoix et Belley. En octobre, un contingent fort de 51 chevaliers, 837 hommes d’armes et 2 252 fantassins encercle progressivement les forces ennemies, retranchées dans les châteaux de Gex et de Florimont. Le comte de Savoie est assisté dans la coordination de l’opération par Guillaume de La Baume, son conseiller, Jean de Blonay, bailli de Vaud, et François de La Sarraz, bailli du Chablais, qui regroupent autour de leurs bannières une grande partie de la cavalerie. L’armée savoyarde est renforcée par les troupes de Jacques de Savoie-Achaïe ainsi que par 300 brigands piémontais. La ville de Berne, quant à elle, fournit la plupart des charpentiers et des mineurs20.
9Les comptes donnent des renseignements au sujet de la stratégie adoptée par Amédée VI. Tandis que des gardes sont placés sur les cols du Jura, à l’ouest, l’isolement de Gex est assuré par les galères gouvernées par Richard de Dompierre, vice-châtelain de Chillon, patrouillant le lac Léman pendant toute la durée des hostilités21. Le matériel de siège est transporté depuis Chillon et Genève jusqu’aux enceintes de Gex, dont l’assaut commence à la fin du mois d’octobre. Le chevalier Aymon de Challant et Jean de Longecombe, maître des engins, s’occupent de fabriquer et de manœuvrer les machines de guerre22. Les sièges durent environ dix jours et les garnisons capitulent plus au moins simultanément. Le 11 novembre, Amédée VI place à Florimont et à Gex des châtelains savoyards23. Une fois le conflit terminé, trente grandes arbalètes seront achetées pour renforcer l’arsenal balistique de ces deux garnisons24.
La bataille des Abrets (avril 1354) : escarmouche, embuscade ou débandade de l’ennemi ?
10Ces événements nous amènent au règlement de compte final entre Amédée VI et Hugues de Genève. En janvier 1354, après avoir ravagé la Bresse depuis Lagnieu, une armée commandée par Jean de Grolée se réunit à La Tour-du-Pin avec l’intention de franchir le Rhône et de pénétrer dans le Bugey savoyard25. Parallèlement, Henri II de Villars, archevêque de Lyon et vicaire du Dauphiné, se procure rapidement des gens d’armes en préparation de l’invasion de la Bresse26. La tactique savoyarde est dans un premier temps défensive et repose surtout sur le renforcement des garnisons les plus vulnérables aux attaques ennemies : sept bannières de brigands, soit environ 200 piétons, seront cantonnées en Viennois notamment à Châbons, à La Côte-Saint-André, à Saint-Symphorien-d’Ozon et à Saint-Georges-d’Espéranche27.
11Une fois sur le pied de guerre, Amédée VI aurait, selon la chronique de Cabaret, réuni un corps de troupe plus considérable dans l’intention de donner un coup décisif à Hugues de Genève, qui s’était entre-temps retranché à Dolomieu. Ses cavaliers surprennent les hommes du dauphin de retour d’une razzia pendant qu’un deuxième détachement dirigé par Guillaume de La Baume encercle le reste de l’armée adverse vers la bâtie des Abrets. Ce dernier fait descendre les siens de cheval pour le combat et remporte une victoire écrasante28. C’est la célèbre bataille des Abrets, le fait d’armes probablement le plus connu de l’histoire médiévale savoyarde29.
12Les sources administratives se révèlent malheureusement assez avares de renseignements au sujet de cet épisode crucial dans l’issue de la guerre de Septante Ans30. Elles n’évoquent pas de grand rassemblement de troupes pendant le mois d’avril 1354. En revanche, un registre conservé aux archives de Grenoble dénombre, de janvier 1353 à mai 1354, la levée d’un contingent dauphinois d’environ 1 300 hommes d’armes, disposant pour la plupart de deux montures31. Une armée composée, donc, de plus de 2 000 chevaux, sans compter les fantassins, dont la quantité fluctue entre 400 et 600 unités. En avril 1354, seuls 765 cavaliers sont encore opérationnels, un effectif réduit mais vraisemblablement supérieur à celui des Savoyards. Comment dès lors Amédée VI et Guillaume de La Baume ont-ils réussi à infliger une défaite si décisive à leurs adversaires ? Toujours selon Cabaret, il semblerait qu’Amédée VI n’ait pas cherché à débusquer l’ennemi pour l’affronter en rase campagne. L’issue de la bataille des Abrets semble alors être le résultat de circonstances heureuses exploitées par Guillaume de La Baume, ayant tendu une embuscade à un ennemi sans cohésion ni discipline après le pillage du château et du bourg de Bonnevaux. Les comptes ne mentionnent ni morts ni remboursement de chevaux pour le mois d’avril 1354. En revanche, ils dénombrent énormément de prisonniers, parmi lesquels se retrouve le gratin de la noblesse dauphinoise (Jean et Gui de Grolée, Amédée de Rossillon, etc.), qui restera enfermé au château du Bourget pendant plusieurs mois32.
13La victoire des Abrets favorise l’avancée des Savoyards vers le cœur du Dauphiné. Les troupes d’Amédée VI assiègent le château des Marches et poursuivent jusqu’à Chapareillan. Charles de Valois tente alors de rassembler les siens à Grenoble, mais il doit se résigner et abandonner l’espoir de regagner du terrain33. Le traité de Paris du 5 janvier 1355, conclu entre le roi de France et le comte de Savoie met ainsi fin à la guerre séculaire et aux représailles d’Hugues de Genève. En échange du Viennois, les territoires dauphinois au nord du Rhône sont cédés à Amédée VI, qui possède désormais l’intégralité de la plaine de l’Ain34. Ces acquisitions donnent à la principauté savoyarde une cohérence territoriale, d’autant plus que la baronnie de Vaud sera bientôt réintégrée aux terres domaniales (1359). Suite au même traité, le Faucigny doit aussi formellement passer à Amédée VI. Dans la pratique, toutefois, les Faucignerans n’accepteront pas le verdict, en opposant dès le départ un refus catégorique à la domination savoyarde. C’est l’éclatement de la campagne du Faucigny, épisode menant à une mobilisation de capitaux et de guerriers sans précédent de la part du pouvoir savoyard35.
La conquête du Faucigny, une opération réfléchie
14Jusqu’en 1355, le Faucigny avait fait partie des domaines de différentes principautés de l’ancien royaume de Bourgogne : des comtes de Genève jusqu’au premier tiers du xiiie siècle ; de la Maison de Savoie pendant une trentaine d’années (1234-1268) ; des dauphins de Viennois et ses successeurs jusqu’au traité de Paris. Tout au long de la guerre de Septante Ans, cette baronnie a ainsi été une enclave ennemie gênante à l’intérieur des possessions savoyardes, et de ce fait elle a vécu un état de guerre constant. Par ailleurs, les difficultés que le comte de Savoie a rencontrées pour annexer le Faucigny paraissent être surtout « un effet des stigmates laissés par plus d’un siècle de guerre36 ». L’historien Nicolas Carrier explique que la mission des commissaires chargés d’obtenir des Faucignerans les serments de fidélité au comte de Savoie a non seulement été rendue difficile par la noblesse locale, qui avait jusque-là fourni à Hugues de Genève l’essentiel de ses troupes, mais aussi et surtout par les communautés paysannes, qui auraient logiquement préféré un seigneur éloigné à un souverain tout proche37.
15La guerre en Faucigny a occasionné la levée d’une imposante armée, la plus massive enregistrée par la comptabilité savoyarde à la fin du Moyen Âge. Amédée VI, en janvier 1355 déjà, avait envoyé de nombreux messagers afin de convoquer ses vassaux mais aussi des renforts de Bourgogne, de Lombardie et des territoires suisses38. Tous les bailliages au nord des Alpes, hormis la Bresse et le Bugey, furent astreints à lui fournir des contingents armés, tant à pied qu’à cheval39. L’importante affluence de gens d’armes est attestée par les trois comptes concernant cette entreprise40. Nous y retrouvons d’abord les dépenses liées à l’armée employée pour le siège d’Hermance – endroit stratégique en tant que point d’observation sur le Chablais – commencé au mois de mars. Les dépenses du trésorier Nicod François, dénombrent environ 2 000 combattants à cheval, dont 20 chevaliers bannerets et 66 chevaliers bacheliers, ainsi que 13 000 fantassins41. À ceux-ci s’ajoutent 11 maîtres des charpentiers et 102 ouvriers dirigés par Jean de Fribourg et Martino de Lanzo, qui dépêchera cinq maîtres des mineurs à quérir les pierres nécessaires à l’action des engins de siège, transportés depuis Genève et Versoix42. Hermance, isolée dans le Chablais, tombe au début du mois de juin. Quant à l’armée d’invasion, elle déferle dans la vallée de l’Arve et conquiert les dernières châtellenies de Bonne et Châtelet-de-Crédoz, respectivement le 15 et le 16 juillet43. Pour cette deuxième chevauchée, l’armée comtale dispose de 31 chevaliers bannerets, 63 chevaliers bacheliers, 168 cavaliers armés par les châtellenies et 704 hommes d’armes (969 combattants à cheval au total), auxquels s’ajoutent encore environ 10 000 fantassins, principalement des arbalétriers et des pavesiers, cantonnés dans les garnisons conquises44. Étant donné la dimension de ce contingent, il semblerait probable que la plupart des vassaux du comte de Savoie se soient présentés sans rechigner au quartier général de Genève.
16La stratégie militaire employée reste similaire à celle mise en place deux années auparavant pour envahir le pays de Gex, un encerclement de la région suivi d’une chevauchée visant à faire tomber l’une après l’autre les places fortes ennemies. Les comptes attestent d’un véritable service d’espions (exploratores) et de gardiens postés dans les passages et les cols aboutissant au Faucigny (custodes passuum), pour empêcher les Faucignerans de se replier ou de recevoir renforts et approvisionnements45. Amédée VI fait également barricader les routes et les sentiers du Jura, à Châtillon-en-Michaille, à Saint-Cergues, Gex et Saint-Claude, en positionnant des hommes le long du Rhône, entre le pont d’Arlod et Seyssel46. Il s’agit d’un blocus complet de la vallée, prélude à une opération réussie de conquête territoriale.
17Il est difficile de quantifier la portée des combats en Faucigny, d’autant plus que Cabaret, étonnamment, ne dit rien de cette expédition. Les comptes signalent que les troupes savoyardes auraient trompé l’ennemi en portant des drapeaux aux armes dauphinoises, afin de donner l’illusion d’une aide militaire provenant de l’ancien souverain47. Des affrontements ont sans doute eu lieu lors du siège d’Hermance, pour lequel 16 chevaux morts sont comptabilisés48. L’armée d’occupation accuse, en revanche, 45 pertes et blessures de chevaux, ce qui représente environ 2 % des montures49. Quoi qu’il en soit, la résistance des Faucignerans ne parviendra pas à empêcher leur capitulation, suivie des serments de fidélité prêtés le 2 juillet 1355 à Amédée VI par les communautés et les nobles déconfits50.
Bilan
18En dépit des épidémies de peste qui frappent la Savoie à partir de 1348, nous observons une certaine croissance des armées, enrôlées pour des périodes toujours plus longues. Si pendant la première moitié du xive siècle les châtelains n’arrivent généralement à entretenir leurs hommes que pour quelques semaines, le trésorier Nicod François réussit, en 1355, à rétribuer environ 2 000 combattants à cheval et plus de 10 000 piétons pendant environ six mois. Pour donner un ordre de grandeur, à Crécy, en 1346, l’armée d’Edouard III compte 2 800 hommes d’armes, le même nombre d’archers à cheval, environ 8 000 fantassins et quelques centaines de hobelards51. Du côté français, 12 000 hommes d’armes, 6 000 arbalétriers génois et 5 000 fantassins sont présents52. Une dizaine d’années plus tard, à la bataille de Poitiers (1356), Jean II dispose de 8 000 hommes à cheval et 3 000 piétons, arbalétriers et lanciers, alors que l’armée du Prince Noir s’élève à 3 000 hommes d’armes seulement, 2 000 archers et 1 000 sergents à pied53. Au milieu du xive siècle, il semblerait que le potentiel militaire du comté de Savoie, proportionnellement à l’extension de son territoire, n’avait rien à envier à celui des grandes monarchies occidentales54.
Tableau 3. – Effectifs militaires savoyards (1347-1355).
Guerre | Durée | Combattants à cheval | Fantassins | |
1347 | Bourgogne (Jean de Chalon-Arlay) | 1 mois 22 jours (oct.-nov.) | 87 hommes d’armes | |
1352 | Valais (Dizains) | 25 jours (oct.-nov.) | 399 hommes d’armes | 75 arbalétriers |
1352 | Pays de Gex (Hugues de Genève) | 28 jours (octobre) | 22 chevaliers 341 hommes d’armes | |
1353 | Pays de Gex (Hugues de Genève) | 1 mois 8 jours (oct.-nov.) | 51 chevaliers 837 hommes d’armes | 2 252 clients 300 brigands |
1355 | Faucigny (nobles et communautés) | env. 2 mois (fév.-mars) | 40 chevaliers bannerets 66 chevaliers bacheliers 220 hommes d’armes (châtellenies) 1 677 hommes d’armes | 13 030 clients 225 brigands |
1355 | Faucigny (nobles et communautés) | env. 4 mois (avril-juillet) | 31 chevaliers bannerets 63 chevaliers bacheliers 168 hommes d’armes (châtellenies) 704 hommes d’armes | 10 010 clients 225 brigands |
19En ce qui concerne la typologie de la guerre, le siège et la chevauchée restent toujours les solutions privilégiées. Des batailles ont eu lieu à Sion, en 1352, et aux Abrets, en 1354, affrontement impliquant apparemment peu de combattants, mais dont les conséquences politiques ont été néanmoins capitales. Ce sont d’ailleurs ces dernières qui alimenteront les récits du chroniqueur Cabaret, en contribuant à la construction du mythe d’une bataille épique. Les campagnes du pays de Gex et du Faucigny, quant à elles, annoncent un nouveau type de conflit : la guerre d’occupation.
20Cette aptitude nouvelle a des résonances dans le langage employé par l’administration savoyarde, qui situe de façon globale les limites d’un territoire qu’il s’agit de maîtriser dans son ensemble. Elle s’exprime également par l’emploi d’un lexique nouveau, de type géostratégique, notamment dans les dépenses destinées à payer des gardes, des explorateurs, des messagers ainsi que des ambassadeurs. Ce qui frappe dans la conquête du Faucigny, c’est avant tout l’ampleur des moyens engagés, humains et financiers, ainsi que la mise en œuvre d’une plus grande rationalité des opérations, se manifestant à travers une perception plus précise de l’espace. La conduite de la guerre connaît ainsi à cette époque un tournant décisif, révélé et probablement aussi stimulé par le perfectionnement des techniques financières savoyardes.
Notes de bas de page
1 L’ensemble des possessions de Humbert II de la Tour-du-Pin, dernier dauphin de Viennois, est cédé aux mains du petit-fils de Philippe VI, Charles. Sur cette question, cf. Lemonde A., Le temps des libertés, op. cit., p. 13-36.
2 Kersuzan A., Défendre la Bresse, op. cit., p. 103-105.
3 Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 305-307 ; Guichenon S., Histoire généalogique, op. cit., vol. 1, p. 329.
4 L’expédition prend fin le 20 novembre 1347, AST/SR, CS, inv. 19, 7 (1347) ; Guilleré C., Biolzi R. et Macherat S., Les sources du financement, op. cit., 161-164.
5 Brondy R., « La population savoyarde, étude démographique », dans R. Brondy, B. Demotz et J.-P. Leguay, La Savoie de l’an mil à la Réforme, Rennes, Ouest-France, 1984, p. 180-191. Les taux de pertes humaines sont quasi identiques en Faucigny, Carrier N., La vie montagnarde, op. cit., p. 75-92, et dans le diocèse de Genève, Binz L., « La population du diocèse de Genève à la fin du Moyen Âge », Mélanges d’histoire économique et sociale en hommage à Anthony Babel à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, Genève, université de Genève, 1963, vol. 1, p. 145-196. En Valais, dans l’Entremont et à Saint-Maurice, on a estimé les pertes de 1349 entre un quart et la moitié de la population, Dubuis P., Le jeu de la vie et de la mort. La population du Valais (xive-xvie siècle), Lausanne, CLHM, 1994, p. 97-179 ; id., Une économie alpine à la fin du Moyen Âge. Orsières, l’Entremont et les régions voisines, 1250-1500, Sion, Vallesia/Archives de l’État du Valais, 1990, vol. 2, p. 45-48.
6 Sur ce contexte, cf. Van Berchem V., « Guichard Tavel évêque de Sion, 1342-1375. Étude sur le Valais au xive siècle », Jahrbuch für Schweizerische Geschichte, 24 (1899), p. 29-395. Dès 1345, les comptes de châtellenies relatent des destructions de récoltes, ainsi que la désorganisation des échanges commerciaux, en particulier à Saillon, Dubuis P., « Aspects de la vie quotidienne sur une frontière chaude : le Valais central à la fin du Moyen Âge d’après le témoignage des comptes des châtelains savoyards », Annales valaisannes, 1997, p. 10-12.
7 Selon Cabaret, Amédée VI est fait chevalier par Guillaume de Grandson et Hugues de Boczozel. Sur cet adoubement, Andenmatten B., La Maison de Savoie, op. cit., p. 308.
8 AST/SR, CS, inv. 32, 75 (1352), f. 4-7.
9 AST/SR, CS, inv. 32, 75 (1352), f. 6-7. Les 155 cavaliers vaudois sont dirigés par le bailli de Vaud, Jean de Blonay, Andenmatten B., La Maison de Savoie, op. cit., p. 296.
10 Cabaret, La Chronique de Savoye [173], p. 174-175.
11 Cabaret atteste également de la présence de Bourguignons au siège de Sion, ibid. En revanche, une grande partie des seigneurs mentionnés par le chroniqueur (Neuchâtel, Montfaucon, Valpergue, etc.) n’est pas signalée par la comptabilité savoyarde.
12 Ménabréa L., « De l’organisation militaire au Moyen Âge », art. cité, p. 32.
13 AST/SR, CS, inv. 32, 75 (1352), f. 6-7.
14 AST/SR, CS, inv. 32, 75 (1352), f. 6. Le chiffre de 4 000 morts du côté des Valaisans, avancé par Cabaret, paraît toutefois excessif, Cabaret, La Chronique de Savoye [174], p. 175.
15 Van Berchem V., « Guichard Tavel, évêque de Sion », art. cité.
16 Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 113-114.
17 AST/SR, CS, inv. 29, 8 (1352), f. 2.
18 Guilleré C., Biolzi R. et Macherat S., Les sources du financement, op. cit., 167-173.
19 Kersuzan A., Défendre la Bresse, op. cit., p. 90.
20 AST/SR, CS, inv. 29, 9 (1353) et 11 (1353) ; Guilleré C., Biolzi R. et Macherat S., Les sources du financement, op. cit., p. 177-202 et 213-216.
21 Des dépenses pour des espions et des gardes sont signalées dans les comptes de châtellenies, Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 115-116.
22 AST/SR, CS, inv. 29, 11 (1353), f. 1.
23 Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 117-118.
24 AST/SR, CS, inv. 29, 9 (1353), f. 7.
25 Kersuzan A., Défendre la Bresse, op. cit., p. 91.
26 Durant l’hiver 1353-1354, des affrontements sont attestés à Fléchère, Saint-Trivier en Dombes, Voiron, Gillonay, Thonon et Allinges, Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 119-120.
27 C’est Nicolas de Mouxy qui s’occupe de l’entretien de ces troupes, dont certaines sont restées à la solde d’Amédée VI jusqu’en octobre 1354, AST/SR, CS, inv. 29, 10 (1353-1354) ; Guilleré C., Biolzi R. et Macherat S., Les sources du financement, op. cit., 205-209 ; fig. 6, cahier d’ill. XI.
28 Cabaret, La Chronique de Savoye [182], p. 180-181.
29 La tradition historiographique savoyarde a souvent reconstitué ces faits à partir de la chronique de Cabaret, Guichenon S., Histoire généalogique, op. cit., vol. 1, p. 407-408 ; Ménabréa L., Histoire de Chambéry d’après des documents inédits, Paris, s. n., 1847, p. 152 ; Hayward F., Histoire de la Maison de Savoie, Paris, Denoël, 1941-1943, vol. 1. p. 143.
30 Grâce aux comptes de châtellenies, nous savons que le regroupement de l’armée savoyarde a lieu à Yenne, à Bourg et à Saint-Genis, avant de se diriger à Chambéry au début du mois d’avril 1354, Kersuzan A., Défendre la Bresse, op. cit., p. 91-92.
31 Archives départementales de l’Isère, Série B, 4359, pièce 1. Il s’agit d’un cahier (62 folios) qui présente l’ensemble des dépenses militaires occasionnées par les guerres menées par le dauphin dans les années 1353 et 1354. Je remercie chaleureusement Paolo Buffo de m’avoir signalé ce document.
32 Un document daté du 4 mai 1355, dénombre les noms de six chevaliers, quatorze damoiseaux et quelques dizaines d’autres hommes d’armes de rangs inférieurs, tous capturés à la bataille de Abrets, AST/Corte, PC, 65 (1355), f. 42 ro-43 vo.
33 Après ces faits, Amédée VI profite de la situation favorable pour se rendre au pays de Gex et recevoir les hommages de la noblesse et des nouvelles villes conquises, Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 123.
34 Pour les détails du traité, Kersuzan A., Défendre la Bresse, op. cit., p. 91-92 ; Lemonde A., Le temps, op. cit., p. 54-70.
35 Cf. infra, p. 195-196.
36 Carrier N., La vie montagnarde, op. cit., p. 47.
37 Ibid.
38 Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 140.
39 Cf. infra, p. 260-261.
40 AST/SR, CS, inv. 29, 12, 13 et 14 (1355).
41 AST/SR, CS, inv. 29, 12 (1355), f. 4-6.
42 AST/SR, CS, inv. 29, 13 (1355), f. 10.
43 Carrier N., La vie montagnarde, op. cit., p. 48, note 47.
44 Le pavesier est un fantassin muni d’un grand bouclier (le pavois) servant à protéger l’arbalétrier pendant la recharge. En ce qui concerne le nombre fantassins (clients), les officiers savoyards les estiment à 17 000 unités au total, AST/SR, CS, inv. 29, 13 (1355), f. 9. Sur l’effectif de l’armée en Faucigny, cf. également Menabrea L., « De l’organisation militaire », art. cité, p. 16-26.
45 Les sentinelles sont opérationnelles dans les passages donnant accès au Faucigny, AST/CS, SR, inv. 29, 14 (1355), f. 8-9 ; carte 2, cahier d’ill. II.
46 AST/CS, SR, inv. 29, 14 (1355), f. 9.
47 AST/SR, CS, inv. 29, 13 (1355), f. 11.
48 AST/SR, CS, inv. 29, 12 (1355), f. 4.
49 Biolzi R., « De l’écuyer au prince », art. cité, p. 110-117.
50 Cordey J., Les comtes de Savoie, op. cit., p. 144.
51 Ayton A., « The English Army at Crécy », dans A. Ayton et P. Preston (dir.), The Battle of Crécy, 1346, Woodbridge, Boydell Press, 2005, p. 159-252.
52 Toureille V. et alii (dir.), Guerre et société, op. cit., p. 303, qui cite Sumption J., The Hundred Years War, vol. 1 : Trial by Battle (1328-1347), Londres, Faber & Faber, 1990.
53 Toureille V. et alii (dir.), Guerre et société, op. cit., p. 320, qui reprend les chiffres proposés par Favier J., La guerre de Cent Ans, Paris, Fayard, 1980.
54 Au milieu du xive siècle, l’armée d’Eudes IV, comte de Bourgogne, compte 1 683 hommes d’armes, désignés pour la plupart en tant que chevaliers bacheliers et écuyers, Schnerb B., « Le recrutement social et géographique des armées des ducs de Bourgogne (1340-1477) », dans J.-M. Cauchies (dir.), Guerre, pouvoir, principauté, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 54.
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