1En juin 1940, l’État républicain intimait aux soldats « de déposer les armes, de rester à leur poste et d’assurer leur mission même s’ils devaient tomber dans les mains de l’ennemi1 ». Gaston Duplat tomba aux mains de l’ennemi le 23 juin. Il ne combattit pas, n’appartenant pas à une unité combattante ; il ne résista pas ; il ne tenta pas de s’évader. Peut-on juger cela ? Mais, comme tant d’autres, il devint une victime militaire de la guerre. Victime reconnue le 19 février 1979 par l’obtention de la carte d’ancien combattant soit trente-quatre ans après la fin du conflit, soit aussi trois ans avant sa mort ! Victime militaire, Gaston Duplat devint le prisonnier de guerre, matricule 2677. Détenu d’abord au camp de Coëtquidan (Frontstalag 135), puis à Vannes (Frontstalag 183), entre le 23 juin 1940 et le 18 mai 1941, il fut transféré à partir de cette date au Stalag XVIII C de Markt Pongau (Autriche) où il vécut la captivité jusqu’à sa libération, le 7 mai 1945. Rattaché au Stalag XVIII C, il travailla dans plusieurs Kommandos : à Spullersee, à Rauris, à Salzbourg, à Bischofshofen. Dans ce drame, sa famille fut entraînée, victime civile du conflit. Cette captivité allait bouleverser toute une vie, toute leur vie.

2Comment oublier la souffrance endurée, la privation de liberté pendant cinq ans, la rupture de la famille ? Gaston et Andrée, encore jeunes, mariés en 1937, parents en 1938 puis en février 1941 auraient dû voir leur famille s’épanouir. Plus de mari, plus d’épouse et pour lui plus d’enfants à caresser. Et puis cette conscience du temps perdu. « Je pense aux douces heures que l’on nous a volées2 », du vieillissement accéléré marqué par « les rides, les cheveux blancs » et la calvitie précoce3 : « Inexorablement nous vieillissons4. » Et puis tous ces doutes, ces interrogations : « Je me demande quelle sera notre joie, notre attitude à notre réunion. Cela fait si longtemps. Ce sera devenir fou. Comment retrouverai-je mes chéris ? Que diront-ils de leur papa ? Quel sera leur accueil5 ». Même angoisse à l’égard de sa femme et de lui-même : « Quel va être ton accueil. Par moment je doute de moi. Il me semble que tu seras déçue6. » Une captivité formulée de manière lapidaire dans une lettre du 2 septembre 1944 : « Nous vivons dans la mort. » Ce destin singulier reste singulier par essence mais derrière cette histoire se profile celle de centaines de milliers de ses camarades d’infortune. Histoire personnelle sans doute, mais histoire des autres aussi et donc histoire universelle au-delà des parcours et des souffrances intimes.

3Quand je me suis lancé dans ce travail, je me suis posé plusieurs questions. Pourquoi, après le long silence, avoir laissé en héritage cette mémoire qui me permettait de reconstituer cette histoire, qui me permettait de descendre au plus près de leur vie, de leur intimité d’homme et de femme pris dans cette tourmente ? Je ne possède pas de réponse. Il me fallut près de quinze ans avant d’entrer dans cet univers et plus de vingt ans avant d’en écrire l’essentiel. Ce fut une lecture difficile que cette lecture de la correspondance et de ces carnets de captivité. Comment lire sans être impudique ? Comment ensuite écrire sans trahir ? Comment enfin témoigner sans falsifier ? Et puis de recherches en recherches, je les ai suivis sur leur itinéraire, j’ai fréquenté leurs lieux de vie, j’ai trouvé des documents inattendus comme ce rapport rédigé par le délégué de la mission Scapini après sa rencontre avec Gaston Duplat, homme de confiance du Kommando n^o 27 355 GW de Bischofshofen7, j’ai croisé les hommes et les femmes qu’ils avaient côtoyés ou leurs descendants. D’archives en archives, de lectures en lectures, de rencontres en rencontres, de lieux en lieux, j’ai tenté de restituer leur histoire mais aussi celle de tout un système extrêmement organisé, un système où les hommes et les femmes pris au piège vont se révéler : détresse, angoisse, doute, goût du pouvoir, cruauté, duperie, calcul mais aussi générosité, solidarité, sensibilité. J’entends encore mon père me dire : « Il y avait des braves types chez les Allemands. » Je reconnais en ces mots cette part d’Humanité qui devait l’habiter même au plus profond de la détresse.

4Sans doute restera-t-il des pans inexplorés, faute de confidences, faute d’archives ou le fait d’une correspondance unilatérale ou mal lue, de carnets autocensurés et d’un travail non exhaustif, mais il me semble avoir tenté l’essentiel : montrer comment la Grande Histoire s’abat un jour de juin 1940 sur une famille, l’emporte dans le drame, comment elle pénètre au plus profond de chacun jusqu’à l’intime. J’espère aussi, par ce travail, avoir fait œuvre de mémoire et répondu au vœu des anciens de l’Amicale du XVIII C : « Souvenez-vous des prisonniers. »