Introduction de la quatrième partie

p. 223-226


Texte intégral

1Dans la cité antique, l’honneur était-il l’affaire de l’individu ou de la communauté ? Au départ, l’honneur est une affaire privée car elle intéresse l’individu et son entourage. Mais le cadre civique, en particulier dans la cité grecque, était si prégnant que toute question afférente à l’honneur d’un individu devenait plus ou moins l’affaire de la communauté tout entière. Le rapport de force entre la cité et l’individu, car il s’agit bien finalement d’un rapport de force, était aussi fonction de la capacité de la communauté à encadrer les conduites individuelles.

2On sait combien aux époques archaïque et classique, dans bon nombre de cités grecques, les communautés eurent le souci de protéger et de garantir l’honneur de leurs enfants car il en allait de leur cohésion. Il s’agissait non seulement de punir le déshonneur mais aussi de le prévenir. D’une part, châtier toutes les formes de déshonneur pouvant rejaillir sur la dignité du groupe : l’adultère, la couardise. Les législations s’y sont appliquées, comme celle de Zaleucos de Locres qui voulut punir les femmes de petite vertu1. La cité était à chaque fois prise à témoin des fautes commises : le coupable était rabaissé, humilié, déshonoré dans son corps, dans son accoutrement. Un citoyen avait-il failli dans son devoir de soldat, on l’obligeait parfois à porter un accoutrement efféminé2. Une épouse de citoyen trompait-elle la fidélité conjugale, on l’autorisait, comme à Locres en Italie, à sortir de la ville la nuit, à une heure et dans des circonstances interdites aux femmes de vertu. La mesure, pour paradoxale qu’elle fût, révélerait à tous l’ignominie des coupables. À Athènes, la législation de Solon prévoyait un traitement infamant à la femme fautive, « en évitant toutefois de la faire mourir ou de l’estropier3 ».

3Châtier, c’était en même temps prévenir, empêcher la contamination par le coupable de la totalité du corps civique. Le châtiment était-il définitif ? Solon, selon Eschine, en frappant la femme adultère d’une peine déshonorante, aurait voulu « lui préparer une vie intolérable » (τὸν βίον ἀβίωτον αὐτῇ παρασκευάζων)4. Toutefois, le déshonneur décrété par la cité pouvait n’être parfois qu’un état transitoire. C’est une différence fondamentale avec le caractère définitif de la réparation exigée par l’honneur dans sa définition anthropologique. Toute stratégie du déshonneur, entreprise par la cité, visait à faire prendre conscience les fautifs de leurs erreurs. Ceux-ci intériorisaient le sens de l’honneur après en avoir oublié provisoirement le sens. Les uns revenaient dans le droit chemin, les autres préféraient la mort à la flétrissure publique. Les peines humiliantes avaient une vertu pédagogique. Ainsi à propos des lâches : « … en même temps [Charondas] les conserva à l’État pour les besoins de la guerre, car l’infamie de leur peine devait les amender et ils devaient désormais aspirer à effacer par des prouesses leur tâche passée5 ». Le regard des autres était le juge de paix en la matière : « Car personne ne voulait, en avouant un dérèglement infamant, être la risée de ses concitoyens6. »

4Dans les sociétés de l’honneur, le corps, physique et non pas civique, est souvent la cible de stratégies d’humiliation. De ce fait, il est particulièrement exposé au déshonneur. De toutes les parties du « corps de l’honneur », la tête était la plus à même d’attester la dignité ou, au contraire, le déshonneur. Si on lui portait atteinte, que se passait-il ? Les réponses à apporter à cette question ne sont pas évidentes. Elles sont fonction de l’époque à laquelle on se situe. Sous la République ? sous l’Empire ? C’est sans compter avec les conséquences, à l’époque de l’Antiquité tardive, de l’ascétisme chrétien et des coutumes barbares sur les normes jusqu’alors en vigueur. Le premier préconise la tonsure mais les secondes valorisent les cheveux longs, spécialement chez les souverains et les guerriers. Le traitement de la chevelure, pas si anodin qu’il n’y semble, révélera les incidences insoupçonnées de la question pour l’aristocratie gallo-romaine du temps.

5Pourtant, la cité était toujours dans son bon droit pour recourir à des stratégies de déshonneur, dès lors que ces dernières visaient à garantir la dignité et les intérêts de la communauté civique. La cité pouvait-elle toutefois être prise en faute ? Le but recherché justifiait-il tous les moyens ? La cité pouvait-elle continuer de gérer à sa convenance des honneurs (en particulier son parc de statues honorifiques) que les « Premiers de la cité » eurent de plus en plus tendance à considérer comme leurs biens propres, sans risquer de déshonorer ces derniers ? La cité ne se rendait-elle pas coupable d’une forme de violence d’État ?

6Comment, d’autre part, répondait-on aux atteintes de l’honneur dans l’arène politique ? Car il importait de s’affirmer comme homme libre et citoyen, seuls les esclaves endurant l’injure sans réagir7. Dans les cités grecques, si dans la sphère privée on pouvait aller jusqu’à verser le sang8, dans l’espace public l’insulte était une arme politique. Certes, de telles insanités devaient « remuer » les sentiments profonds des protagonistes. Androtion, rapporte Démosthène, avait suscité par ses injures beaucoup de haines et s’était fait de nombreux ennemis9. Combien n’ont-ils pas nourri le désir secret de lui « régler son compte » ? Mais à ces procédés radicaux on préférait d’autres modalités, en particulier les voies judiciaires.

7De même à Rome les nobiles romains de l’époque républicaine paraissent avoir fait montre d’une indifférence remarquable à l’égard de l’insulte, comme si celle-ci n’était pas en mesure d’entamer leur être, leur estime de soi. Si la mise et la gestuelle, toutes deux sources de dignité, étaient flétries par un importun, la honte en rejaillissait avant tout sur ce dernier. Plus grave : qu’en était-il de la défaite électorale qu’on pourrait croire source de honte dans une société aristocratique ? Si la douleur de l’intéressé n’est pas niable et si le détachement d’un Caton d’Utique apparaît exceptionnel, le déshonneur subséquent n’apparaît pas si évident. Caton estimait qu’un homme politique n’avait pas à éprouver de honte si le peuple refusait ses services mais il ne bouda pas la carrière des honneurs. Qu’en était-il lorsqu’un sénateur se détournait de la brigue des magistratures, source de dignité et d’honneur par excellence ? Dans la République finissante du ier siècle av. J.-C., après avoir adhéré à ce modèle des honores, Cicéron fut amené le mettre à distance sans renoncer pour autant à son honneur.

Notes de bas de page

1 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XII, 21, 1.

2 Diodore de Sicile, ibid., XII, 16, 1.

3 Eschine, Contre Timarque, 183.

4 Eschine, Contre Timarque, 183.

5 Diodore de Sicile, ibid., XII, 16, 2.

6 Diodore de Sicile, ibid., XII, 21, 2.

7 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 5, 1126 a 7-8.

8 Démosthène donne dans son Contre Midias (§ 71 et 73) deux exemples de réunions privées au cours desquelles il y eut meurtre.

9 Démosthène, Contre Androtion, 61.


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