Introduction de la troisième partie
p. 179-180
Texte intégral
1Dans les sociétés contemporaines, l’armée apparaît comme un conservatoire des valeurs de l’honneur et l’honneur militaire peut sembler l’ultime héritier de ce modèle ancestral. Mais son fonctionnement n’est pas obligatoirement identique dans le cadre respectif des armées civiques et des armées de métier. À des périodes diverses, la Grèce et Rome ont connu les deux types d’organisation militaire. Il n’est pas non plus évident que les chefs et les hommes du rang aient obéi au même code, surtout dans des sociétés où les officiers se recrutaient dans l’aristocratie. Honneur civique, honneur aristocratique, honneur corporatif, autant de versions différentes qui révèlent la complexité de l’honneur militaire. Dans les cités grecques comme à Rome, l’éthique guerrière joua un rôle crucial dans l’élaboration d’un code de l’honneur. La guerre y définissait un espace privilégié où se donnait à voir l’arétè/virtus de l’individu, mais selon des modalités très différentes. Pour les Grecs, la guerre était une compétition entre deux communautés civiques, pour lesquelles la défaite était toujours envisageable. L’honneur du guerrier s’y exprimait à travers le groupe, dans la phalange, à la place que chacun se mettait un point d’honneur à garder.
2À l’époque républicaine, l’éthique guerrière romaine, plus âpre, pour laquelle la défaite était un impensé, laissait davantage la place au courage individuel et à l’intrépidité. Une certaine historiographie a eu tendance à opposer, au sein des armées civiques, la discipline collective, attendue du citoyen, à l’héroïsme individuel, reliquat archaïque de l’aristocratie. En réalité, à Rome, les valeurs collectives de l’armée civique et les obligations de la discipline laissaient sa place à l’exploit personnel, sans doute en raison de la prégnance toujours forte du modèle aristocratique. On comprend que celui-ci, constaté par les camarades de combat et plus encore par le général, ait été source d’honneur, bien qu’il n’ait jamais constitué une obligation. Il est significatif que les héros en question aient été en général des aristocrates, parfois des centurions, mais rarement des hommes du rang. Si les officiers, sénateurs ou chevaliers, possédaient, de par leur statut, un honneur individuel à défendre et à accroître, les simples légionnaires ne pouvaient espérer en acquérir qu’en accomplissant un exploit.
3La défaite constituait pour les chefs mais aussi pour la troupe une épreuve autant délicate que redoutable. En cas de défaite, de la même façon, généraux ou officiers pouvaient sacrifier leur vie pour conserver leur honneur, soit en se faisant tuer dans la mêlée, soit en accomplissant le rite de la devotio (mais il avait pour but originel d’assurer la victoire) soit en se suicidant après la défaite. Courante dans les récits, plus ou moins légendaires, des premiers temps de Rome, la mort volontaire des généraux vaincus marqua si profondément l’âme aristocratique qu’elle modela les conduites de Catilina, Brutus et Cassius à la fin de la République. Face à un tel code, l’attitude du Sénat, qui accueillit avec honneur Varron après la défaite de Cannes, ne laisse pas d’interroger. Dans ce contexte dramatique, l’exigence de l’honneur s’appliquait à la troupe, comme le montre le refus de ce même Sénat de racheter les prisonniers romains de Cannes, qui avaient préféré la capture à la mort.
4Sous l’Empire, la réorganisation de l’armée et sa professionnalisation ont redéfini le code de l’honneur selon des modalités complexes. Cette mutation est d’ailleurs intervenue au moment même où la mort volontaire subissait un discrédit croissant au sein des élites, sous l’influence de la morale stoïcienne comme de la disparition des grandes familles de la noblesse républicaine. Les légions ont développé une conscience de soi, un « esprit de corps », qui ne les portait pas automatiquement au sacrifice ultime. La volonté de « persévérer dans son être » a souvent conduit les différents corps à passer dans le camp du vainqueur après la défaite de leur champion lors des crises de succession. Mais les unités d’élite, particulièrement les prétoriens, obéissaient à un autre code, qui pouvait les amener à suivre leur empereur dans la mort. Plus que l’attachement au souverain, l’image qu’elles se faisaient d’elles-mêmes a guidé leur choix suicidaire.
5La diversité des conduites comme des attentes indique clairement que l’historien ne peut considérer l’honneur militaire comme un bloc monolithique. Dans l’Antiquité, il connaissait une infinité de modulations en raison du statut, du rang et de la période. À cet égard, on peut se demander s’il constitue vraiment une catégorie pertinente plutôt qu’une facette de l’honneur aristocratique, de l’honneur civique ou de l’honneur corporatif.
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