Introduction de la deuxième partie
p. 81-84
Texte intégral
1Tel que le caractérise le modèle anthropologique, l’honneur familial ne présente guère de mystère. C’est un ensemble de contraintes et d’obligations qui font agir et réagir les acteurs du drame. La scène en est la famille. Un père subit-il d’un individu extérieur au cercle familial un outrage, c’est son fils qui se charge, le plus souvent par le sang versé, de réparer l’injustice subie. Une sœur ou une mère subit-elle un viol ou commet-elle un adultère, c’est la chasteté, un trésor jalousement gardé, qui est mise en péril. Ont-elles été contraintes ? Ont-elles agi de leur plein gré ? Peu importe en définitive. Le constat est là. La souillure appelle la vengeance, et la parenté se doit de réagir pour exiger réparation en versant le sang du coupable (l’amant ou le violeur identifié), à défaut de quoi le suicide de la femme souillée (une souillure objectivement constatée dans son corps) est réparateur de la honte subie. L’honneur familial se caractérise par deux aspects principaux : son obéissance à des règles mécaniques infrangibles et son hostilité à toute intervention d’un pouvoir tiers pour régler le différend.
2Ce « modèle méditerranéen » s’applique-t-il aux sociétés grecque et romaine de l’Antiquité ? La question n’a cessé de nourrir les débats des historiens. Trois questions se posent, celle de l’honneur comme norme absolue dans la conduite individuelle ; celle de la nature de l’honneur féminin, pièce centrale de l’honneur familial ; celle enfin du rôle de la famille.
3Avait-on un devoir de vengeance ? La référence homérique pourrait donner encore une fois l’exemple de ce que devait être l’honneur et sa défense dans une société qu’une certaine tradition historiographique a qualifiée de « société de la honte ». Achille et sa fureur en seraient l’archétype. N’en serait-il pas au contraire l’exception, ses congénères lui reprochant son acharnement à vouloir se venger de l’outrage au prix d’un aveuglement destructeur ? Cela ne veut nullement dire que les Grecs n’aient pas été insensibles à la question de l’honneur et notamment, cela va sans dire, à celle de l’honneur de leurs femmes. Les législateurs de l’époque archaïque s’étaient préoccupés de prévenir toute conduite déviante qui eût pu faire violence à l’honneur féminin : l’ivresse, le luxe, et naturellement l’adultère1. Aux dires d’Eschine, un père avait droit de vie et de mort sur sa fille dès lors qu’elle ne conservait pas « honorablement sa virginité jusqu’au jour de son mariage2 ». Pour autant, l’honneur masculin comme l’honneur féminin ne présentent pas de valeur en soi. Ils sont conditionnés par le regard d’autrui3. L’honneur d’une mère ? Elle n’est qu’un prétexte surtout quand on est dans l’arène politique4. Les insultes ont un but précis : flétrir, dégrader le statut public de l’individu et de sa parenté. Il importe de répondre à la rumeur qui court dans la cité, en faisant passer à la barre des témoins de moralité. Mais ce que l’on observe, c’est que très rapidement les plaidoiries abordent un autre niveau, beaucoup plus important, celui des services rendus à la patrie. On a l’impression d’un jeu politique constant, où c’est sur le plan de leur statut et de leur rôle de citoyen que les individus mettent le plus d’ardeur à se défendre.
4La remarque vaut tout autant pour les nobiles romains de la république. L’inimicitia, à la base de l’honneur et de sa défense, l’emporte-t-elle sur toute autre considération ? La vengeance est-elle une nécessité impérieuse ou un moyen parmi d’autres, pour l’offensé, de faire prévaloir ses intérêts en fonction des situations politiques ? À la vérité, le cadre civique, valorisant la prédominance de l’intérêt public et le recours aux tribunaux, interdit la présence du modèle anthropologique d’une vengeance automatique et sanguinaire. Un sénateur romain est tout entier tourné vers la défense ou l’accroissement de sa dignitas, qui peut être considérée comme l’équivalent de l’honneur dans ce contexte, et l’intérêt bien compris de cette dignitas ne passe pas forcément par l’exercice aveugle de la vengeance. En allant plus loin, on peut s’interroger sur la pertinence d’un discours de l’honneur, confronté, le cas échéant, à des stratégies personnelles qui privilégieraient des considérations avant tout pragmatiques. Dans quelle mesure l’outrage fait à la dignité d’un père était-il attentatoire à l’honneur d’un fils ? Animal politique, le sénateur romain se doit de peser soigneusement le pour et le contre, dans le cadre d’une stratégie globale, dont la vengeance n’est que l’un des instruments potentiels.
5L’honneur féminin n’est pas sans poser, lui aussi, une série de problèmes, et tout d’abord celui de son lexique. L’honneur féminin est-il un sentiment intime, une attitude ? Doit-on lui préférer une définition morale ou physique ? Le viol et l’adultère sont-ils placés sur le même plan ? On verra que l’ambiguïté des réponses à de telles questions ne postule pas en faveur de la pertinence de l’« honneur méditerranéen » comme grille de lecture. Les termes grecs et latins pour l’identifier sont assez nombreux ; certains sont privilégiés par rapport à d’autres en fonction des périodes et de la nature des œuvres qui les utilisent : ceux employés par des historiens ou des moralistes comme Tite Live ou Valère Maxime ne sont pas ceux des sources épigraphiques. Doit-on y voir le reflet de conceptions différentes ? L’honneur féminin ne se définirait-il pas en creux par ce que la femme ne doit pas faire et par ce qu’elle doit cacher ? Ou, au contraire et dans un contexte différent, celui des magistratures assumées par des femmes dans l’Orient grec, par ce qu’elles doivent accomplir en tant que prêtresses au même titre que ce que l’on attend des hommes ? Dans les deux cas, c’est la considération sociale et l’exemplarité qui sont des critères décisifs.
6L’exemplarité de l’individu prévaut avant toute chose. On peut douter en conséquence de la nécessité, voire de l’opportunité de convoquer l’honneur familial en vue d’une vendetta vengeresse. Le doute s’avère d’autant plus fort que la structure familiale grecque ou romaine n’était pas similaire à celle des sociétés méditerranéennes du xixe siècle ou du début du xxe. Dans le cas romain, la nature essentiellement nucléaire de la famille ne favorisait pas la formation de vastes groupes de parentèles engagés dans une vendetta pour venger l’offense sexuelle commise sur une fille ou une épouse, comme d’ailleurs dans toute entreprise de vengeance. Du moins la question doit être posée à la lumière de quelques exemples choisis : celui des aristocrates romains de l’époque républicaine, ou celui des affaires de viol et d’adultère rapportées par Tite Live et Valère Maxime.
Notes de bas de page
1 Par exemple dans la législation de Zaleucos de Locres : Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XII, 21.
2 Eschine, Contre Timarque, 182.
3 Homère, Odyssée, VI, 276-274. Nausicaa refuse d’accompagner Ulysse jusqu’en ville par peur du qu’en-dira-t-on : « Il me faut éviter leurs propos sans douceur, car il ne manque pas d’insolents dans ce peuple, pour blâmer par-derrière ; il suffirait qu’un plus méchant nous rencontrât !… J’en porterais la honte. Moi-même je n’aurais que blâme pour la fille ayant cette conduite. »
4 Aux dires de Démosthène, le politicien Androtion ne ménageait pas ses insultes, reprochant à un tel d’avoir eu des enfants d’une putain (παῖδας ἐκ πόρνης), à tel autre d’en avoir eu une pour mère : Démosthène, Contre Androtion, 61. Autre exemple, Isée, La succession de Philoctémon, 49.
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