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Conclusion. Un gouverneur aux mille visages
p. 345-354
Texte intégral
1Gouverneur de guerre, d’argent, de justice, de concorde, de plume, de voyage ; gouverneur seigneur, chevalier, architecte, marinier, enquêteur, recruteur, conseiller, courtisan, commissaire. Autant de qualificatifs qui montrent à quel point, au xvie siècle, le métier de gouverneur de province touche à tout et est, par sa nature même de représentation de la personne royale, extrêmement étendu, divers et varié et n’a donc pas vocation à se cantonner au seul domaine guerrier. Alors qu’au premier abord, l’absence de fonds d’archives propres aux gouverneurs – comme il peut en exister pour les intendants du siècle suivant – laissait perplexe sur la masse documentaire exploitable, c’est au contraire la dispersion documentaire, en France comme à l’étranger, qui illustre aussi bien toute la diversité d’un pouvoir provincial large et étendu que la place occupée par le gouverneur au sein du paysage institutionnel qui l’entoure. C’est précisément ce que soulignait Claude Tiévant à propos d’Henri de Montmorency en Languedoc : « Apparemment, le gouverneur n’était nulle part. En fait, il était partout1. » Mais on est loin d’un « gouverneur absolu » par qui tout passe automatiquement2. Plus loin encore d’un « demi-roi » qui se serait arrogé localement des pouvoirs régaliens3. Se dessine davantage une figure tutélaire, d’autorité plutôt qu’autoritaire, qui n’hésite pas à déléguer et qui n’intervient seulement qu’en cas de blocage ou de conflit. Aussi, des objets (son épée, sa bourse, son collier de Saint-Michel), des lieux (ses châteaux, ses logis, sa chambre), des parties de son corps (ses bras, ses yeux, ses oreilles, son sang), des états physiques ou intellectuels (sa conscience, son secret, sa sagesse, ses maladies, sa mort), des pratiques (ses bals, ses dîners, ses chasses, ses audiences, ses levers), bref des « traces » (son sceau, ses mots, sa signature) a priori éloignées du propos ou plutôt relevant de l’histoire culturelle, des mentalités et des sensibilités, se sont, au contraire, révélées être des enjeux au cœur même de la pratique de gouverner : ce sont là des métonymies autant que des allégories et des métaphores du pouvoir. Résolument, c’est cette perspective d’une histoire culturelle du pouvoir observée à travers la figure du duc d’Étampes qui a permis de dégager plusieurs grandes constantes du métier de gouverneur à la Renaissance.
Entreprise collective et polyvalence des services
2Tout d’abord, la dimension seigneuriale et patrimoniale de l’autorité d’un gouverneur de province est primordiale. Le duc d’Étampes est l’exemple type du gouverneur-seigneur local et il est sans doute possible, à son échelle, de renvoyer aux catégories qu’utilise Robert Descimon pour le monarque : l’homme combine ainsi féodalité et sacerdoce, figure de gouverneur-seigneur et de gouverneur-magistrat4. Gouverneur-seigneur, il l’est d’autant plus qu’il possède une partie non négligeable de la province qu’il gouverne. Il n’en est pas moins également magistrat, détenteur d’une « charge publique » qui lui survit après sa mort, sans pour autant relever de l’office ou de la commission. Son pouvoir est donc à la fois public et privé, et on ne saurait distinguer complètement ces deux dimensions, entre puissance féodale et service du Prince5. De plus, les serviteurs du roi inscrivent leurs dignités, leurs états et leurs titres partout où ils le peuvent6. Étampes, même au sein de textes qui ne relèvent pas du gouvernement de Bretagne – tels que des documents féodaux tout à fait privés –, rappelle constamment son état de gouverneur de la province car il s’agit d’une dignité qui fait partie de son identité politique la plus profonde. Ainsi, son destin, sa trajectoire de vie, se confondent-ils complètement avec l’institution qu’il représente7. Rien d’étonnant alors, d’observer autour de lui des agents eux-mêmes polyvalents, qui servent le grand seigneur le matin et le gouverneur le soir. Placer un vassal ou un serviteur dans les rouages de la monarchie est, pour cette dernière, un bon moyen de capter les talents au service du gouverneur, et inversement pour lui, de faire fonctionner sa capacité de distribution des faveurs royales et ainsi de conforter et maintenir son rang sinon sa puissance. Des officiers de justice, de finance, de marine, des fortifications, des capitaines de places fortes, de l’arrière-ban ou des membres des États : autant de profils qui sont loin d’être incompatibles avec son service domestique, qu’il soit durable ou plus occasionnel. En tant que représentant du monarque, le servir, c’est toujours continuer et prolonger le service du Prince.
3Ainsi ont pu être identifiés avec précision les réseaux du gouverneur Étampes. En cela, cette monographie n’est pas une biographie classique : ici, point d’« illusion biographique8 ». Car il s’agit moins de l’étude d’un individu isolé que d’un « système » de gouvernement basé sur des « réseaux d’acteurs sociaux », système collectif à bien des égards9. En définitive, le gouvernement de Bretagne est donc bien une institution collective. Bien sûr, le gouverneur lui-même est la clé de voûte de ce système, mais l’étude au plus près de sa personne et de ses activités fait apparaître un monde socio-institutionnel bien plus vaste que ne le laissait entrevoir le seul texte de sa lettre de provision10. Sa correspondance, source la plus à même de révéler le regard qu’il porte sur l’institution qu’il représente, laisse en réalité entrevoir une vaste toile d’araignée tissée au fil des années. Tout l’intérêt d’analyser son étendue et son fonctionnement a été de comprendre qu’il s’agit d’un réseau loin d’être uniforme tant la diversité des rapports de pouvoir entretenus reste de mise. Le constat de cette diversité plaide pour une présence élargie dans les affaires de la province : le duc d’Étampes est bien, dans ce contexte, le premier serviteur du roi en Bretagne.
4Si l’on varie d’échelle, le gouverneur de Bretagne fait, avec ses homologues, partie prenante de ce « maître collectif » du royaume composé d’un petit groupe de gouvernants, et s’insère pleinement dans les jeux de pouvoirs présents à ce niveau, et donc dans un ou des réseau(x) plus vaste(s)11. En 1543, c’est une faveur toute delphinale qui le propulse en Bretagne, en lien avec l’installation de réseaux d’« amis » et de fidèles du jeune dauphin Henri, puisqu’en quittant l’Auvergne, il laissait la place libre aux Albon de Saint-André – ce qui, au passage, amène à nuancer et repenser la rupture politique communément retenue pour l’année 1547, car le dauphin Henri est bien parvenu à placer ses hommes aux responsabilités avant même la mort du roi son père. Henricien dès la première heure et parfaitement inséré dans le cercle du Dauphin-duc de Bretagne, Étampes est également un grand protégé d’Anne de Montmorency, déjà solidement installé dans les affaires bretonnes et devenu baron de Châteaubriant en cette même année 1543. Le connétable est partout, à tel point que l’ouvrage aurait éventuellement pu s’intituler Étampes, Montmorency et la Bretagne. En 1549, le connétable se réjouit ainsi d’ouvrir au duc d’Étampes sa demeure de Châteaubriant, ajoutant : « [Je] vous mercye bien fort des honnestes offices qu’en récompense de cela vous me faictes12. » Ainsi, la Bretagne est-elle un horizon essentiel pour le favori du Prince comme la Champagne, la Bourgogne ou la Normandie ont pu l’être pour les Guises. Et si l’on s’en tient à l’expression des historiens britanniques, c’est dans cette mesure que The Montmorency Affinity in Brittany répond et fait contrepoids à The Guise Affinity and the Catholic Cause in Normandy13. C’est donc aussi à travers son gouverneur que la Bretagne intègre pleinement cette « France montmorencéenne », selon l’expression de Thierry Rentet14. Dans ce jeu de pouvoirs et des influences beaucoup plus vaste, celui qui se mène à l’échelle du royaume tout entier, les gouverneurs des provinces sont des éléments-clés dans la mesure où s’exprime toujours une forte réciprocité d’intérêts entre eux et le centre politique incarné par les favoris du Prince. Et si l’on peut avoir le sentiment que le duc d’Étampes, ce montmorencéen de toujours, profite constamment de l’influence de son mentor et protecteur pour obtenir ou conserver une faveur royale, au reste définitivement acquise en 1547, il faut aussi considérer qu’il est absolument primordial pour le connétable de protéger son homme afin de s’appuyer sur lui et la province qu’il contrôle, le tout dans l’objectif conscient et assumé de jouer au mieux sa partie au service de la monarchie et de ses intérêts.
La mise en scène de l’unicité du pouvoir
5Les sources montrent également que le gouverneur est loin de disposer d’un pouvoir sans entraves dans sa province. Ces limites n’ont pas eu besoin de lui être rappelées, il les connaît et les énonce de lui-même dans ses lettres : impossibilité de se mêler d’affaires étrangères à la Bretagne sans autorisation ou sollicitation du Conseil royal, respect de la coutume bretonne et des institutions locales, interdiction de sortir en armes de sa province sans mandement royal, etc. Au reste, même s’il peut rendre des ordonnances locales en son nom, bon nombre d’entre elles découlent de demandes du centre politique ou de requêtes qu’on lui a demandé de traiter. Là encore, on a pu voir dans la signature de ces documents une forme de pouvoir démesuré15. Mais la question de l’excès des pouvoirs ne se pose que si la confiance se rompt entre le Prince et son serviteur, ce qui n’a pas été le cas pour le duc d’Étampes. Bien au contraire, c’est sur la base de cette confiance que le roi lui délègue une quantité d’affaires jugées secondaires et qui feraient embouteillage au Conseil royal. Ainsi, le gouverneur aux mille visages, dédoublement et véritable alter ego du Prince, présent et compétent sur bien des affaires, participe en réalité du bon fonctionnement de la monarchie en province. Comme le note justement Dominique Le Page à propos des gouverneurs et des Grands, « il n’y a pas eu de démission du pouvoir royal face à eux16 ».
6Mais la confiance n’exclut pas le contrôle, les pratiques de la monarchie le montrent bien. Pendant son gouvernement, le duc d’Étampes a régulièrement été commissaire royal. Encadrement des troupes, suppression du vieux convoi maritime, répartition des emprunts, enquête sur la résidence du Parlement, choix des lieux de culte des protestants, etc., sont autant d’occasions de recevoir une lettre de commission signée du roi. Et si l’on pense au fait que la lettre de provision rédigée en 1543 s’avère très courte et particulièrement vague sur l’étendue précise de ses pouvoirs, l’on saisit mieux les subtilités des modalités d’action de la monarchie : il s’agit là d’un efficace moyen de contrôle, le roi se réservant à chaque fois la possibilité de nommer un autre commissaire – et parfois le duc le demande de lui-même. En réalité, Étampes a été si souvent commissaire royal dans sa province qu’on peut surtout y voir la marque d’une confiance renouvelée. À travers une certaine forme de contrôle et d’impulsion, le souverain, in fine, redit un soutien et affiche une faveur.
7Gouverneur en grâce, il est aussi fréquent que le duc d’Étampes, lorsqu’il est en cour, se trouve au plus près du Prince. Cette proximité joue assurément dans la prise de décision : il n’est en effet pas rare que les deux hommes, assistés de leurs secrétaires respectifs, font rédiger deux actes ayant trait au même objet. Le roi fait de son gouverneur son commissaire et ce dernier fait appliquer la volonté royale par une ordonnance prise en son nom. Pourquoi alors avoir besoin de deux actes de même teneur ? Si une ordonnance du gouverneur est réputée compétente, pourquoi ne pas se contenter d’un seul ordre oral du roi ? Inversement, pourquoi passer par le biais d’un représentant lorsqu’un acte signé par le souverain suffirait ? Cette pratique des ordonnances et mandements qui fonctionnent en doublon répond en réalité à la volonté de faire passer un message d’unicité du pouvoir. En effet, un mandement royal rendu à destination du duc d’Étampes vise à montrer aux yeux de tous que l’ordonnance provinciale qui sera ensuite donnée en son nom, en plus d’ajouter une très utile auctoritas locale, s’inscrit pleinement dans la volonté du monarque. Car, à travers cette pratique singulière de gouvernement se pose la question de l’initiative de la décision politique et c’est toute la part de proposition, plus ou moins appuyée, de la part d’un gouverneur de province qui est à prendre en considération dans le processus de prise de décision. Autrement dit, si le Prince décide de tout, il n’est pas toujours à l’origine de toutes ses décisions.
8Ainsi, quand pour une même nomination à un poste de pouvoir local, l’historien dispose d’un mandement du roi adressé au gouverneur, puis d’un autre du gouverneur au sénéchal, et enfin d’un troisième du sénéchal à l’alloué, c’est toute la chaîne de commandement qui se déroule sous ses yeux, c’est tout l’affichage de la cohérence et de l’unicité du pouvoir que l’on s’efforce d’imaginer se déployer, de la salle du Conseil royal tenu à Fontainebleau jusqu’à la plus modeste des circonscriptions locales, telle une petite capitainerie garde-côte de paroisse littorale. En ayant à l’esprit le légalisme ambiant qui règne alors, l’on saisit combien il en va de même aux yeux des administrés : beaucoup n’obéissent aux ordres écrits qu’une fois vue la signature du roi, souvent par crainte de mal agir. Faire commissaire royal un gouverneur de province, c’est donc lui éviter autant de blocages et lenteurs liés à ce légalisme dont il est par ailleurs lui-même largement imprégné. C’est dans cette mesure que le gouvernement par actes légaux vient renforcer, appuyer et favoriser celui qui s’opère par les réseaux et les relations interpersonnelles. Car c’est aussi par les textes royaux que le duc d’Étampes dispose de moyens on ne peut plus efficaces pour entretenir une nébuleuse de subordonnés, à première vue éloignés de la domesticité mais captés à son service via les tâches de gouvernement. À l’inverse, le gouvernement de Bretagne permet l’entretien, la faveur et l’avancement d’une foule de serviteurs. Cette forte imbrication du gouvernement domestique et du gouvernement prébureaucratique17, l’un favorisant l’autre, ressort d’autant plus qu’au début des années 1540, la Bretagne est encore une province en cours d’intégration au royaume des Valois et que les jeux de pouvoirs, les rapports entre périphérie et centre politique, y sont loin d’être figés.
Intégration et provincialisation, centralisation et décentralisation
9Le fait d’être à la tête d’une telle province, dotée en outre d’une forte identité, façonne en partie l’exercice de la charge. La présence d’institutions provinciales puissantes et encore vivaces, voire revendicatives (les États provinciaux, mais aussi dans une moindre mesure, l’arrière-ban), explique sans doute le recours à un membre de la haute aristocratie locale, capable de se présenter comme partie prenante, si ce n’est tête, du corps provincial. Arrivé en 1543, Étampes est un gouverneur – pour le duc puis pour le roi – qui accompagne l’intégration politique du duché au royaume. Dans cette perspective s’observe une provincialisation des personnels, phénomène qu’il encourage d’ailleurs tout personnellement. Puisant dans ses propres réseaux, mais aussi en dehors d’eux, parmi des hommes qui lui sont parfois moins attachés, il n’est pas rare qu’il propose des candidats locaux au roi, quand ce ne sont pas eux-mêmes qui sollicitent son entremise, le tout dans un objectif de meilleure efficacité et tout en favorisant une autonomie croissante de son action. Entre 1543 et 1565, force est de constater un renforcement de cette provincialisation qui témoigne de la « “médiatisation” progressive par les puissants des contacts entre les sujets et le pouvoir royal18 ». De plus, provincialiser le service du roi c’est, pour le duc d’Étampes, le rendre plus performant mais aussi assurer une participation plus large et, par conséquent, susciter une solide adhésion au projet politique monarchique. À coup sûr, cette provincialisation interroge la dimension spatiale de l’exercice du pouvoir. Soucieux de gouverner efficacement une nouvelle province pour les Valois, Étampes choisit d’être un gouverneur résident et itinérant. Par la correspondance et les déplacements, il apparaît comme les yeux et les oreilles d’un roi qui ne connaît pas personnellement la situation sur le terrain, de même qu’un intermédiaire proche et accessible pour ses gouvernés. D’autant plus accessible que les moyens humains de la monarchie restent encore limités. Au siècle suivant, la spectaculaire croissance du nombre d’agents royaux, prélude à l’avènement de la « monarchie administrative », creusera un peu plus la distance entre les gouverneurs et leurs gouvernés, qui se tourneront dès lors plus fréquemment vers ces intermédiaires que sont les officiers petits et moyens.
10C’est donc aussi l’organisation spatiale de la monarchie française elle-même qui s’est dévoilée à travers l’analyse du gouvernement d’Étampes. Ici, la distinction opérée par Bernard Guenée entre centralisation institutionnelle et centralisation géographique s’avère particulièrement éclairante19 : le duc d’Étampes est l’exemple-type d’un gouverneur acteur d’une certaine centralisation institutionnelle autant que d’une décentralisation géographique, ces deux phénomènes étant loin d’être incompatibles20. Centralisation institutionnelle d’abord, car, de même que pour les parlements du royaume, l’on assiste à une uniformisation des institutions – sur le modèle des autres provinces, la Bretagne dispose désormais d’un gouverneur royal qui correspond avec un secrétaire d’État à la cour – ; décentralisation géographique ensuite, dans la mesure où le duc d’Étampes, comme encore un grand nombre de ses homologues, est un gouverneur issu du cru local, qui réside dans sa province et à qui l’on délègue localement quantité d’affaires selon un subtil principe de subsidiarité. Finalement, ce sont les gouverneurs du siècle suivant, absents et installés à Versailles, qui participeront à une double centralisation, institutionnelle et géographique21.
11Dès lors, cette décentralisation géographique propre à l’État de la Renaissance induit la prise en compte des particularismes locaux, des coutumes et des spécificités provinciales qui rendent parfois singulière et unique la manière même de gouverner22. C’est dans cette mesure qu’un gouverneur « breton » est le plus à même de bien gouverner la Bretagne, qui se distingue assurément des autres provinces par une originalité qui ressort peut-être avec plus de vigueur encore lors des premières guerres de Religion. Malgré un protestantisme plus vivace qu’on ne l’a parfois pensé, du moins en Haute-Bretagne, la province s’avère finalement assez peu clivée par la première guerre, particulièrement sur le plan militaire. En effet, les affrontements armés des Bretons derrière leur gouverneur – toujours loué pour sa capacité à établir un dialogue – se jouent aux frontières orientales du duché, un temps ressuscitées, et en Normandie, soit aux marges et en dehors de la société provinciale. En cela, la traditionnelle coupure de 1559 que l’on retient avec une commodité certaine est, dans une certaine mesure, et notamment locale, à réévaluer. Ici, la continuité des carrières que l’on observe chez les uns et les autres entre les années 1550 et les années 1560 participe pleinement du succès initial de la concorde provinciale : catholiques et huguenots, avant de se séparer et de s’affronter, partagent une histoire commune, en particulier celle d’avoir fait leurs premières armes pendant les guerres d’Italie, et celle-ci ne saurait être complètement oubliée au moment du déclenchement des guerres civiles. Pourtant, la crise des années 1560-1563 n’est pas sans inquiéter les gouvernants. Car la nature composite des troubles – craintes religieuses, politiques et sociales – ne risque-t-elle pas de perturber une intégration politique finalement assez récente ? C’est pourquoi les moments de crise apparaissent aussi comme des révélateurs de carences, de dérèglements ou, au contraire, de stabilité institutionnelle. Ainsi en va-t-il, selon des modalités différentes, pour l’arrière-ban, très fortement touché par les divisions confessionnelles et que le duc n’ose plus convoquer entièrement, pour les francs-archers, réformés et au contraire mobilisés lors de la campagne de Normandie, voire pour la provincialisation du personnel financier ou maritime. Les troubles religieux font ainsi émerger de nouveaux rapports politiques entre la province et le centre, ou en transforment la nature. En son temps, Robert Harding avait mis l’accent sur la crise des réseaux des gouverneurs, éclatés par les guerres civiles et supplantés par les partis religieux23. Mais avec Étampes, qui conserve de solides réseaux à son service, c’est au contraire la figure d’une intermédiation renforcée, au service de la concorde religieuse et civile, qui s’impose pour le moment.
Un intercesseur efficace et « populaire »
12Cette étude tente ainsi de prendre place dans la réflexion sur la définition du système monarchique et de la société politique de la Renaissance. Notre gouverneur, qui doit assurer l’intégration d’une province et faire face aux troubles religieux, est pendant plus d’une vingtaine d’années un « pilier du royaume », pour reprendre l’expression de Robert Harding. En outre, l’exemple du duc d’Étampes confirme pour la Bretagne les constats de Michel Antoine, à savoir qu’il est, dès le règne de François Ier, un rouage central du dialogue entre le Prince et ses sujets. À la lecture des sources, ce statut d’intermédiaire ressort de manière récurrente. Intermédiaire d’autant plus efficace qu’Étampes, en plus d’être un homme du roi, s’estime, se pense et apparaît aussi comme un homme de la province : il est à la fois serviteur du roi et élite de sa province, un « serviteur-dominant » pour reprendre les mots de Denis Richet24.
13En cela, et tout en se défiant des dangers de la psychologie historique, le duc d’Étampes apparaît véritablement comme un gouverneur de Bretagne populaire. Il est ici l’exact opposé d’un César de Vendôme, gouverneur largement impopulaire dont les États de Bretagne demanderont à plusieurs reprises le départ25. Le mot est résolument polysémique : populaire, Étampes l’est d’abord parce qu’il n’est pas tumultueux, à l’inverse d’un Mercœur ou d’un Vendôme – pourtant aussi héritiers des Penthièvre –, car il est particulièrement apprécié pour sa capacité à faire respecter la paix civile dans un esprit de concorde approuvé par un très grand nombre de ses gouvernés. Mercœur sera beaucoup plus clivant, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas apprécié – il l’est des ligueurs. L’habile tour politique d’Étampes est d’avoir su plaire aux modérés de tous bords, huguenots comme catholiques, en somme, aux gens de bien des deux confessions qui le perçoivent comme un homme du moindre mal, le tout dans un contexte où les radicalismes ne triomphent pas encore et ne s’en prennent pas à une telle attitude modératrice, du moins pas frontalement et à ce niveau. Autre atout politique, il se situe au point nodal du dialogue entre le roi et ses sujets en apparaissant assez Breton pour sa province et assez Français pour la cour, à l’inverse de son prédécesseur, le baron de Châteaubriant, dont la sœur du roi pouvait rapporter lors d’un voyage en Bretagne que « ceux de la Basse Bretaigne le tiennent pour mauvais Breton, mès [mais] pour trop bon Françoys26 ». Gouverneur de province provincial, sa présence non continue mais régulière dans son gouvernement joue en sa faveur et il peut ainsi se faire le porte-parole d’un grand nombre de requêtes de ses administrés qui voient en lui un relais assez proche et en même temps assez puissant27. Populaire, il l’est donc aussi en tant qu’excellent intermédiaire auprès du monarque, en tant qu’intercesseur. Par sa correspondance, grâce à d’efficaces réseaux28 – Montmorency au premier chef –, par sa présence physique au Conseil du roi, ou par l’accès au plus près de la personne royale, Étampes est un efficace gouverneur d’intercession entre sa province et le souverain-suzerain, le « seigneur central » comme le désigne Norbert Elias.
14Lorsqu’il s’éteint en 1565, sa succession préparée pour son neveu est acceptée de tous – et ce bien avant l’enregistrement officiel de ses lettres royales – car ce dernier se retrouve à la tête des mêmes réseaux efficaces de redistribution de la faveur royale et de ses bienfaits, que son oncle. C’est bien grâce à la structuration de ces réseaux qu’arrivé en Bretagne vingt-deux ans plus tôt dans des conditions spectaculaires, Étampes s’est véritablement enraciné dans sa province, et plus largement, a imposé son lignage. Le choix fait par la monarchie de nommer gouverneurs de Bretagne les comtes de Penthièvre par alliance que sont Mercœur et Vendôme est en ce point éclairant. En dépit des aventures ligueuses du premier et des révoltes nobiliaires du second, la famille gouverne la Bretagne quasiment sans interruption de 1543 à 1626 (une seule entre 1569 et 1582), telle une « dynastie » de gouverneurs.
15Présent, proche et enraciné, Étampes fut aussi apprécié et aimé. C’est dans cette « civilisation du cœur » où l’ordre public est teinté d’affect, que se dessine une forme d’amour des gouvernés pour leur gouverneur, selon les divers témoignages recueillis avant et après sa mort29. Mais plus que cet amour, aussi sincère soit-il, c’est l’espoir de ne pas perdre son influence auprès du roi qui anime les Bretons. C’est en cela que le duc d’Étampes, comme tant d’autres, est utile à une monarchie de la Renaissance basée sur le consensus et le dialogue, car un amour réciproque entre gouvernés et gouvernant empli de la reconnaissance des premiers permet un bon fonctionnement du système. Le souverain-suzerain trouve ici un intérêt certain à avoir recours à un gouverneur bien aimé du peuple, dans la mesure où celui-ci lui apparaît comme un parfait procureur des Bretons et régule avec efficacité l’appel et la requête à destination de sa personne. En 1628, lorsqu’il faut trouver un nouveau gouverneur – poste qui sera offert au cardinal de Richelieu – un contemporain peut ainsi affirmer que « la Bretagne a besoing d’un homme d’esprit et de courage qui la tienne entre l’amour et la crainte, et cela estant, il se peut tirer de cette province de grands advantages en toutes façons30 ». Ainsi, alors que l’on a souvent considéré l’amour du peuple envers certains gouverneurs comme propice au soulèvement d’une province au service d’une ambition politique toute personnelle, il faudrait aussi le penser comme véritablement utile au système monarchique. Pour la Couronne, la popularité d’un duc d’Étampes est avant tout le témoignage d’un amour qui apparaît comme une vertu politique et une source d’harmonie sociale à entretenir et à cultiver31. En outre, la figure assez modérée et réservée d’Étampes est moins à même de susciter un amour politiquement signifiant que des aristocrates plus charismatiques, ou engagés, comme le sont par exemple les ducs de Guise. Il est donc nécessaire de distinguer les popularités : le bon gouverneur, le non turbulent, est celui qui est aimé des « hommes de bien », le mauvais l’est des « méchants », c’est-à-dire de ceux qui menacent l’ordre public et sont susceptibles de venir troubler l’harmonie sociale.
16Osons aller un peu plus loin : Étampes, en plus d’avoir été aimé et populaire, a été utile. Utile par son sang : héritier des ducs de Bretagne, il représente personnellement un enjeu pour consolider l’Union de 1532. Premier personnage d’une province récemment arrimée au navire français, il est le mieux placé pour faire le lien entre le roi et ses nouveaux sujets. Véritablement, sa puissance, son aura et sa popularité ont été détournées et mises au profit de la monarchie32. Que ce soit pour lever des troupes, pour avancer des fonds, financer des projets maritimes, entretenir le dialogue avec les divers corps de la société provinciale, ce sont bien toutes ses possibilités d’action qui ont été offertes et mises au service de la Couronne. En retour, il a pu bénéficier d’une puissance féodale retrouvée, de charges qui l’associent au fonctionnement interne de la monarchie et de faveurs royales des plus profitables. Voilà une destinée exceptionnelle, commencée dans l’exil et achevée au Conseil du roi et au sommet de la province d’origine. Cette incroyable capacité à rebondir a fait de ce petit-fils du célèbre Philippe de Commynes – c’est tout un symbole – une figure un peu spéciale de Grand issu d’une dynastie régnante, mais qui doit tous ses honneurs au roi… un homo novus, la critique sociale en moins ! Mais, contrairement à son père, Étampes n’entre jamais dans une logique de « devoir de révolte » et finalement, le jeu entretenu avec le roi en est un « de type gagnant-gagnant, chacun apportant à l’autre ce qu’il n’a pas et le renforçant dans ce qu’il a déjà33 ». Là encore, lointaine est l’image jacobine du grand féodal turbulent et structurellement opposé à une prétendue centralisation géographique du système monarchique, qui n’est d’ailleurs pas véritablement pensée comme un projet politique par les Valois, qui se contentent très bien de la seule centralisation institutionnelle34.
17En réalité, l’auctoritas naturelle du premier gentilhomme de la province se combine parfaitement avec l’auctoritas et la potestas regia, c’est-à-dire la souveraineté déléguée du Prince. Pour la monarchie, c’est bien tout l’enjeu territorial et politique d’une telle institution, celui de ne pas apparaître aussi éloignée du peuple que lorsque Montaigne affirme qu’un seigneur breton « oyt parler de son maistre une fois l’an, comme du Roy de Perse35 ». Entre le roi et le peuple, entre la Couronne et la province, entre la République et la petite patrie se dresse un homme à la fois représentant du monarque et moteur d’un système collectif de gouvernement. Grâce à son gouverneur, le roi de France est bien présent en sa province de Bretagne.
Notes de bas de page
1 Claude Tiévant, Le Gouverneur de Languedoc…, op. cit., p. 16.
2 Jean du Tillet affirme que les gouverneurs des provinces éloignées « ont un pouvoir absolu à cause de leur distance et esloignement » (BnF, Fr. 5929, fo 10). Saint-Simon parle quant à lui de « gouverneur absolu » à propos du maréchal de Belle-Île à Metz (Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1856, t. 7, p. 205).
3 Léo Mouton, Un demi-roi, le duc d’Épernon, Paris, Perrin, 1922, 275 p. La Satyre ménipée évoque « ces petits demis Roys de Bretaigne, de Languedoc, de Provence, de Lyonnois, de Bourgongne et de Champagne », c’est-à-dire les gouverneurs (Martial Martin [éd.], Satyre ménipée, Saint-Étienne, PUSE, 2010, p. 186).
4 Robert Descimon, « La royauté française entre féodalité et sacerdoce. Roi-seigneur ou roi-magistrat ? », Revue de synthèse, 1991, p. 460-461.
5 Même constat fait par Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers…, op. cit., p. 19.
6 Philippe Contamine, « Le Moyen Âge Occidental a-t-il connu des “serviteurs de l’État” ? », art. cité, p. 17.
7 Denis Richet note que « ce que nous appelons la “fonction publique” faisait tellement corps avec son titulaire qu’il est impossible de retracer l’histoire de tel conseil ou de tel poste sans écrire celle des individus qui l’ont présidé ou occupé » (Denis Richet, La France moderne…, op. cit., p. 79).
8 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, 1986, p. 69-72.
9 Thierry Rentet, Anne de Montmorency…, op. cit., p. 390.
10 Critique générale établie par Denis Richet, La France moderne…, op. cit., p. 6.
11 Mikhaël Harsgor, « Maîtres d’un royaume. Le groupe dirigeant français à la fin du xve siècle », art. cité, p. 135.
12 BnF, Fr. 20510, fo 28 : Montmorency à Étampes, camp de Nourvillier, 15 août 1549.
13 Stuart Carroll, Noble Power…, op. cit.
14 Thierry Rentet, Anne de Montmorency…, op. cit., p. 147.
15 Matthew A. Verster, Jacques de Savoie-Nemours, Genève, Droz, 2008, p. 135, qui conclut qu’avec ces ordonnances « les gouverneurs provinciaux en France bénéficiaient à la Renaissance d’un statut presque similaire à celui de roi ».
16 Dominique Le Page, « Noblesse et pouvoir royal en Bretagne (1480-1540) », art. cité, p. 147.
17 Robert Descimon, « La vénalité des offices et la construction de l’État dans la France moderne : Des problèmes de la représentation symbolique aux problèmes du coût social du pouvoir », art. cité, p. 83.
18 Philippe Hamon, « Messieurs des finances », art. cité, p. 358 ; Arlette Jouanna, Le devoir de révolte…, op. cit., p. 246.
19 Bernard Guenée, « Espace et État dans la France du bas Moyen Âge », Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 4, 23e année, 1968, p. 744-758.
20 « Il faut parler de centralisation institutionnelle et de décentralisation géographique, et il ne faut y voir ni faiblesse, ni ruse, mais sagesse d’un roi désormais sûr de lui-même et de ses sujets », écrit Bernard Guenée (ibid, p. 758).
21 Sur ce point et surtout sur la place des intendants, voir : Jean-François Dubost, « Absolutisme et centralisation en Languedoc au xviie siècle (1620-1690) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 37, 1990, p. 369-397 ; Michel Biard, Les Lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets : les hésitations d’un « modèle français », Seyssel, Champ Vallon, 2007, 414 p.
22 Comme le souligne Bernard Guenée, les agents du roi « purent à la fois le servir et défendre la personnalité de leur province » car désormais « les particularismes provinciaux peuvent s’appuyer sur les officiers royaux eux-mêmes » (art. cité, p. 754).
23 Robert Harding, Anatomy of a power elite…, op. cit., p. 106-107.
24 Denis Richet, La France moderne…, op. cit., p. 79.
25 James Collins, La Bretagne dans l’État royal…, op. cit., p. 16.
26 BnF, Fr. 6624, fo 125 : Marguerite à François Ier, Basse-Bretagne, oct.-nov. 1537.
27 Au contraire ici, d’un duc de Montpensier, prince du sang mais gouverneur absentéiste qui exerce principalement depuis son fief de Champigny (1569-1582), ou d’un maréchal de Thémines (1626-1627), qui n’a rien d’un Grand et est originaire du Quercy, dont il a été sénéchal.
28 Mark Greengrass, « Functions and Limits of Political Clientelism in France before Cardinal Richelieu », in Robert Descimon, Neithard Bulst et Alain Guerreau (dir.), L’État ou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique (xive-xviiie siècles), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 69-82.
29 Sur cette notion d’amour des gouvernés pour leurs gouvernants voir Jean Nagle, La civilisation du cœur. Histoire du sentiment politique en France du xiie au xixe siècle, Paris, Fayard, 1998, 413 p.
30 Pierre Grillon (éd.), Les papiers de Richelieu…, t. 3, op. cit., p. 251 : mémoire anonyme sur la Bretagne, [avr.] 1628. Quatre ans plus tard, le lieutenant général La Meilleraye rapportait au gouverneur Richelieu vouloir « concilier les cœurs de tous ceus de cete province, qui est maintenant l’estude qui m’occupe le plus » (Archives du ministère des Affaires étrangères, coll. « Mémoires et Documents », France, vol. 1505, fo 74-75 : La Meilleraye à Richelieu, Rennes, 17 avr. 1632).
31 Jacques Krynen, en conclusion de son bel ouvrage sur les idées politiques en France écrit à juste titre que « l’étude de l’amour comme vertu politique reste à faire » (Jacques Krynen, L’Empire du roi : idées et croyances politiques en France, xiiie-xve siècle, Paris, Gallimard, 1993, p. 458).
32 Laurent Bourquin, Noblesse seconde…, op. cit., p. 20.
33 Cédric Michon, « Introduction », in Cédric Michon (dir.), Conseils et conseillers dans l’Europe de la Renaissance (vers 1450-vers 1550), Rennes/Tours, PUR/PUFR, 2012, p. 7 ; Arlette Jouanna, Le devoir de révolte…, op. cit., 504 p.
34 Bernard Guenée, « Espace et État dans la France du bas Moyen Âge », art. cité, p. 756 : « Les officiers royaux parisiens ne voyaient de salut qu’en une centralisation géographique ; le roi et son Conseil ne se souciaient au fond, comme ses officiers provinciaux, que d’une centralisation institutionnelle. »
35 Michel de Montaigne, Les Essais, Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (éd.), Paris, Gallimard, 2007, p. 287.
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Le duc d’Étampes et la Bretagne
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