Préface
p. 11-14
Texte intégral
1La vie de Jean de Bretagne, duc d’Étampes, a bien de quoi inspirer un romancier car il connaît un destin tout à fait atypique, dont A. Rivault nous donne les principales clefs au début de ce livre. Héritier d’une famille alliée politiquement aux Valois, il est fils de traître aux Valois. Il devient ensuite l’époux d’une maîtresse de François Ier qui est l’ennemie politique de ses propres « patrons » à la cour. La carrière de ce « miraculé politique » a incontestablement un côté fascinant. Pour autant, le travail d’A. Rivault n’est pas une biographie. Étampes lui sert à analyser comment se combinent, dans la France de la Renaissance, une carrière, une charge et un réseau mis au service de la monarchie.
2C’est en effet avant tout du « métier de gouverneur » que veut rendre compte l’auteur. Un métier exigeant – ce qui fait écho au « dur métier de roi » étudié par Michel Antoine dans un ouvrage paru en 1986 – abordé ici comme une institution liant cadre juridique, acteurs et pratiques sociopolitiques. Désormais, et c’est heureux, histoire institutionnelle et histoire sociale ne sont plus dans un face-à-face grincheux mais s’enrichissent mutuellement.
3Bien qu’il soit sensible aux évolutions de la période – on y reviendra – A. Rivault choisit pour rendre compte des activités du gouverneur, une nécessaire approche thématique, suivant une logique fonctionnelle. Un gouverneur, dans sa province, est potentiellement chargé d’à peu près tout ce qui regarde l’exercice du pouvoir d’un roi dont il est le lieu-tenant, au sens étymologique. De façon significative, les lettres qui le désignent se refusent à délimiter les pouvoirs qui lui reviennent : tous y sont, au moins implicitement, « spécifiez, déclairez et exprimez ». A. Rivault analyse successivement les grands domaines d’intervention que sont la guerre, la mer, les finances, la justice, le religieux. Il se penche ensuite – ou parallèlement, pour la mobilisation des fonds –, sur les modalités de l’exercice du pouvoir : recours au crédit, personnel, usages de l’écrit, voyages. À chaque fois, l’analyse est précise et nuancée : ainsi quand il étudie la lettre comme outil, il souligne bien les limites du « gouvernement de plume », en rappelant l’importance de l’oralité et celle du déplacement physique des acteurs. Dans le cas d’Étampes, la détention d’un patrimoine important dans la province qu’il gouverne s’avère non seulement une raison pour faire appel à lui, mais aussi un atout pour réussir dans sa tâche. L’auteur démontre pour finir que la fonction d’arbitrage est centrale dans sa pratique. Mais à le lire, on comprend qu’elle ne fonctionne pas tout le temps et surtout qu’elle ne peut pas fonctionner en ne faisant que des heureux, ce qui en montre bien les limites. Mais celles-ci feront sentir leurs effets négatifs surtout après les années Étampes.
4C’est que l’exercice du pouvoir n’est pas qu’affaire de rouages désincarnés. Et la réussite d’Étampes comme gouverneur tient d’abord aux bons rapports personnels qu’il entretient avec les souverains. Cette situation est facilitée par le fait qu’il ne semble pas viser de carrière à l’échelle du royaume et se concentre sur son gouvernement, qu’il n’utilise jamais comme tremplin pour un autre projet politique. Notons que les relations avec le souverain sont médiatisées, comme souvent, par un personnage placé au centre du pouvoir. Pour Étampes, Montmorency joue durablement ce rôle, puis Catherine de Médicis et peut-être le cardinal de Lorraine, mais celui-ci est moins mis en valeur par les sources disponibles.
5Bon serviteur, Étampes peut à son tour s’appuyer sur d’importants réseaux, tant civils que militaires, qui constituent de précieux relais et d’indispensables courroies de transmission. A. Rivault excelle à faire émerger les parcours de ces hommes, par exemple en croisant, sans en confondre le statut, une minute notariale parisienne, une missive bretonne et une montre en armes en Picardie. Son travail nous vaut de considérables apports prosopographiques sur les agents et serviteurs des gouverneurs.
⁂
6Si l’approche du livre n’est pas, comme on l’a dit, chronologique, il n’en reste pas moins que le gouvernement d’Étampes offre un intérêt supplémentaire en ce qu’il constitue un laboratoire presque idéal pour l’historien du xvie siècle. Il couvre en effet, d’abord la retombée de la phase de l’intégration politique bretonne sous François Ier, puis le règne de Henri II, fondamental dans la construction monarchique, en particulier en Bretagne avec la création d’un parlement, et enfin l’entrée dans la crise des guerres de Religion en trois phases : les tensions initiales, la première guerre, la première paix. Sur ces différents aspects, la contribution du livre est marquante.
7En fait, le projet de recherche initial d’A. Rivault englobait tout le siècle, de la perte de l’indépendance au temps de la Ligue. Il lui a fallu en rabattre, en raison de l’ampleur de la documentation à manipuler. Pour autant, l’auteur a pris soin de faire place à des approches comparatives avec les autres gouverneurs bretons du xvie siècle. Il en reste des traces dans ce livre, mais les exigences de l’édition ont imposé ici des raccourcissements : à qui veut prendre la véritable mesure de cette démarche comparative, on ne peut que conseiller de se reporter à la thèse qui est à l’origine de cette publication… en attendant d’autres travaux de l’auteur.
8Celui-ci ne s’est pas privé non plus de procéder à des comparaisons avec la situation des gouverneurs d’autres provinces. En effet, il ne faut pas regarder la Bretagne en cours d’intégration comme un cas à part dans la géographie politique et humaine du royaume. Bien sûr, ceux que la grande province de l’ouest intéresse particulièrement trouveront ici des analyses précieuses sur la façon, finalement très apaisée, dont cette intégration se produit, alors que le gouverneur, rappelons-le au passage, descend d’une branche de la maison ducale de Bretagne rivale de celle qui s’est fondue dans la dynastie Valois. Mais on doit souligner par ailleurs que les processus en cours ont des correspondances dans tout le royaume, qu’il s’agisse de la mise en œuvre de « libertés et privilèges », renforcés plutôt que rognés pour l’heure en Bretagne, ou de l’étoffement du maillage institutionnel, avec la création des présidiaux et d’un parlement. Là comme dans d’autres parties du royaume, l’auteur constate une consolidation de l’échelle provinciale. Cette provincialisation – que j’ai observé moi-même en son temps pour le personnel financier – est un atout pour la monarchie tant que l’ordre intérieur règne, mais un risque en cas de troubles si des acteurs locaux s’appuient sur elle pour s’opposer au souverain. La Bretagne observée depuis le gouvernement d’Étampes peut donc faire figure de laboratoire plutôt que d’exception.
9Dans la logique de ce qui précède, A. Rivault met en évidence la croissance du pouvoir d’Étampes. Il souligne d’ailleurs que ce phénomène, souvent associé au temps des guerres de Religion, vaut déjà dans certains domaines sous Henri II. Souvent résident, Étampes parvient aussi à se rendre relativement visible dans le duché. Mais qu’en est-il de l’impact de son action et plus largement, de celle de la monarchie ? Le gouvernement des populations est encore en bonne part tangentiel pour les habitants. Pour ce qui relève du gouverneur ex officio, on observe un peu de sécurité, une police (au sens actuel comme au sens du temps) peu envahissante, des guerres frôleuses, une fiscalité pas très lourde, une pincée de commerce maritime, pas d’assistance… C’est donc fort logiquement que la plupart des 1,5 million de membres de la société bretonne sont finalement assez peu visibles dans la thèse. Reste qu’il s’avère encore délicat de déceler les effets de l’action sociopolitique sur la situation socio-économique et réciproquement : il y a là une piste à creuser. Cependant, on doit supposer que l’action menée rencontre un certain consensus, tant par ses dispositions positives que par ses limites intrinsèques, sans quoi des voix discordantes ou des mouvements de protestation n’auraient pas manqué de se frayer un chemin dans les sources qu’exploite A. Rivault. Fort de son approche minutieuse des pratiques, il était à même de repérer ces tensions et ces oppositions : elles sont globalement absentes.
10Mais la première guerre de Religion ne met-elle pas à mal ce schéma ? A. Rivault montre bien que, confrontés à l’enjeu protestant, le gouverneur et ses subordonnés déclarent faire face à un problème avant tout politique : il n’est pas question pour eux d’hérésie mais bien de sédition et de rébellion. Car leurs craintes ne sont pas seulement politiques mais aussi sociales. On retrouve ici ce grand fantasme des dominants : le risque de subversion sociofiscale. C’est dans cette logique qu’il faut situer la « tolérance » prêtée à Étampes : paix, ordre et sécurité constituent son objectif essentiel. A. Rivault apporte donc une utile contribution au débat sur la relativisation de la place du clivage religieux dans les guerres de Religion, ce dont témoigne aussi l’existence de camps interconfessionnels lors des débats sur la localisation du parlement, en pleine période de tensions. Cependant il est certain que le faible niveau de ces tensions, dans le cas breton, facilite les choses pour le gouverneur. À l’échelle du royaume, il meurt en 1565 à un moment où on peut croire que la monarchie a retrouvé une forme d’équilibre.
11Si les apports du livre sont importants, c’est parce que l’auteur a réussi à combiner une analyse pertinente de l’historiographie et une impressionnante quête documentaire. Or la tâche ici ne lui était pas facilitée, d’autant qu’il n’y a pas de fonds d’archives propres aux gouverneurs. Ajoutons que celui des États de Bretagne a largement disparu pour la période avant 1567, que le parlement n’émerge qu’à la fin de son mandat et que le hasard veut qu’il n’y ait à l’époque en Bretagne quasiment pas de chroniques et journaux utilisables pour ses analyses. L’histoire politique du xvie siècle breton, qui connaît un vrai renouveau, souffre donc de la rareté relative des sources, comme en témoigne la grande misère de celles qui sont mobilisables pour comprendre le moment de l’Union, en 1532.
12Or A. Rivault a su déjouer cet obstacle pour son sujet, grâce à une prospection d’une ampleur inhabituelle, dont témoigne la liste des fonds explorés. Cela nous vaut de très belles trouvailles, comme le fonds La Caunelaye aux archives départementales du Morbihan ou, mieux encore, les « placards » nantais de 1560, qu’on pensait perdus, et qu’il a retrouvés dans la correspondance des Guise à la Bibliothèque nationale de France. Le corpus de lettres d’Étampes qu’il a réussi à rassembler est impressionnant et justifiera une publication particulière. Mais par-delà les découvertes, ce qui impressionne le plus, c’est la maitrise de cette documentation finalement plus riche que ce qu’on pouvait craindre. Approche fine des sources, questionnements nouveaux, réflexions enrichies sur les pratiques d’un exceptionnel acteur du pouvoir et celles de toute la galaxie qui gravite autour de lui : lecteurs et lectrices du livre d’A. Rivault vont trouver dans les pages qui suivent beaucoup à apprendre et à comprendre !
Auteur
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