Introduction

1Le temps est venu, pour les historiens, de dresser le bilan de l’Église catholique au xx^e siècle. Pour ma part, je présente celui de la morale sexuelle en France. L’enseignement traditionnel du magistère a connu son apogée dans la première moitié du siècle. En effet, si les manuels de théologie morale n’ont jamais manqué d’enseigner aux clercs la droite doctrine de l’Église et de guider les confesseurs, le xx^e siècle est marqué par une préoccupation nouvelle du magistère catholique, celle de contrôler effectivement la sexualité de ses fidèles. Certaines condamnations n’étaient pas nouvelles mais elles furent renouvelées avec solennité par les Souverains Pontifes. Déjà, en 1880, Léon XIII avait rappelé la condamnation du divorce dans l’encyclique Arcanum divinae sapientiae. Puis en 1930, Pie XI intervenait contre toute manœuvre contraceptive ; Claude Langlois note que « c’est sans doute la première fois qu’un pape lie, aussi solennellement, revendication ecclésiologique et prise de position éthique1 ». Après lui, Pie XII accorda une vive attention au maintien de la doctrine mais, dès les années cinquante, l’enseignement traditionnel apparut en crise. Les théologiens en témoignent.

2Cependant, Paul VI à partir d’Humanae vitae (1968) et Jean-Paul II tout au long de son pontificat donnèrent des directives particulièrement rigoureuses. Toutes les pratiques sexuelles considérées comme déviantes par l’Église, de la masturbation à l’homosexualité, en passant par la contraception, l’avortement, le divorce et la procréation médicalement assistée, furent condamnées par le pape2, soulignant la continuité et l’immuabilité de la doctrine catholique depuis la Bible et les Pères de l’Église. Seul l’acte sexuel dans le cadre du mariage est permis, et encore à condition d’être toujours potentiellement procréateur.

3Dans mes travaux antérieurs, j’arrêtais mes explorations en 1978, à la mort de Paul VI ; cette fois, j’inclus le long pontificat de Jean-Paul II (1978-2005) qui a achevé de bâtir et d’exposer un édifice moral impressionnant, fondé sur une théologie sans faille mais contestée par de nombreux théologiens. Et pourtant, on ne saurait passer sous silence qu’aujourd’hui, ce bel édifice menace de s’écrouler. Comment toutes les lois de l’Église sur la pureté, la chasteté, le mariage, le célibat sacerdotal, enseignées au catéchisme, prêchées et exposées dans de multiples ouvrages, pourraient-elles rester crédibles face aux révélations sur les actes pédophiles de clercs dont, jour après jour, on mesure mieux l’ampleur et l’extension à l’échelle mondiale3 ? Il y a là une immense question qui déborde les limites chronologiques de cet ouvrage4 mais qu’on ne peut manquer de signaler quand on écrit en 2021.

4Revenons au xx^e siècle. Dès ses premières années, on voit apparaître et se développer une production littéraire nouvelle destinée aux laïcs. Curieusement, alors que les livres et brochures concernant le mariage chrétien étaient encore très rares5, les publications destinées à l’éducation sexuelle, qualifiée de préférence d’« éducation à la pureté » ou d’« éducation à la chasteté » se multiplièrent. À l’initiative de médecins, de prêtres et de laïcs, cet enseignement prudent n’en contrastait pas moins avec la pruderie de la plupart des parents, croyants ou incroyants. Il s’agissait de mettre en garde les jeunes catholiques, et surtout les garçons, contre l’abominable « vice solitaire » et de les préparer à leur rôle de futurs époux. Un premier chapitre présentera cette étonnante et rigoureuse éducation qui témoigne d’une volonté de contrôler les corps des enfants. Quant aux professeurs de séminaires, il leur revenait de former les jeunes gens qui, se destinant à l’état sacerdotal, devraient garder la chasteté tout au long de leur existence. Le chapitre ii montrera que leur tâche de formation se doublait d’une difficile tâche de discernement pour écarter ceux qui seraient incapables de tenir leur engagement et pourraient causer le scandale. En annexe de ce chapitre, on montrera comment l’Église, dans sa campagne de recrutement, a accordé un rôle particulier aux mères.

5Venons-en au mariage. L’encyclique Casti connubii de Pie XI fut, à la fin de 1930, la première de l’histoire entièrement consacrée à cet état ; elle condamnait solennellement toute manœuvre permettant de rendre infécond l’acte sexuel des époux. Déjà, l’on se demanda si l’interdit prononcé par Pie XI ne relevait pas de l’infaillibilité. Pendant vingt ans, de 1939 à 1958, Pie XII, sans publier d’encyclique sur le mariage, exposa, consolida et élargit, avec ses discours, radio-messages et allocutions, la doctrine du « chaste mariage » de Pie XI. Son pontificat marqua l’apogée de la morale sexuelle traditionnelle. On examinera l’enseignement de ces deux pontifes sur la morale conjugale au chapitre iii.

6Pourtant, l’historien Sylvio De Franceschi nous alerte : « au cours du second après-guerre, des voix s’élevèrent, de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes au fil des années, pour exiger un complet changement de paradigme en morale au sein du catholicisme6 ». Des failles et des doutes s’étaient déjà insinués à partir des années trente. Selon l’historien Étienne Fouilloux, la guerre provoqua ensuite une « distorsion des liens hiérarchiques7 » et l’Église de France prit des libertés de toutes sortes vis-à-vis de Rome8. Il en résulta après guerre l’affrontement de deux courants catholiques. L’un était passionnément attaché à l’enseignement du Pape. Paul Airiau, un de ses historiens, écrit : « Le renouveau de la méfiance anti-moderniste et l’inquiétude à l’égard des nouveautés françaises issues de la guerre profitent donc à des hommes qui ont conservé des relations à Rome9. » Au chapitre iv, j’étudierai une personnalité peu connue, Pierre Lemaire (1903-1995), « père de famille nombreuse », qui est bien représentative de ce courant. Il fut de ceux qui, auprès des instances romaines et en particulier du Saint-Office, dénoncèrent l’invasion d’une littérature sexuelle… autorisée par l’épiscopat français. En revanche, l’abbé Oraison illustre une de ces nouveautés françaises. Dans sa thèse soutenue en 1951 à l’Institut catholique de Paris, il s’efforçait d’introduire la psychanalyse dans la morale sexuelle et fut bientôt appelé à intervenir dans des séminaires, et même dans quelques monastères, en faveur d’un discernement psychologique des vocations. Au chapitre v, on découvrira cette partie restée discrète de son activité au point d’être ignorée des historiens qui ont écrit sur lui10. Elle répondait manifestement à une attente, mais elle ne pouvait que scandaliser un grand nombre de catholiques et d’abord Pie XII ainsi que les milieux romains. Malgré les condamnations, l’abbé Oraison ne s’imposa pas moins ensuite comme un moraliste catholique de renom. Pierre Lemaire et Marc Oraison présentent donc deux perceptions catholiques opposées de la sexualité : l’une menace la foi, l’autre peut être assumée par la foi.

7Une deuxième partie porte sur la période 1958-1978. Dès avant la disparition de Pie XII, l’« aggiornamento » voulu par Jean XXIII, d’éminents théologiens, conscients de la crise de morale traditionnelle, commencèrent à travailler avec bonheur à la déconstruction de cette théologie morale. J’ai donc dépouillé systématiquement cinq grandes revues catholiques francophones11. Je l’ai fait en historienne consciente de s’aventurer sur un terrain peu familier mais qui fait aussi partie de l’histoire12. Bien sûr, ce mouvement idéologique doit être replacé dans un ensemble plus vaste de changements des sociétés, de l’économique au spirituel. Ces théologiens avaient d’ailleurs conscience de répondre aux attentes de leurs contemporains. De fait, la religion changeait, même sans théologiens ni prêtres d’avant-garde, comme l’a si bien montré le sociologue Yves Lambert dans la paroisse bretonne de Limerzel13. Le chapitre vi montrera comment la théologie morale s’acheminait vers un renouvellement radical et comment presque tout s’est joué, dans les années soixante, autour de la question de la pilule de progestérone ; en annexe de ce chapitre, des extraits d’un rapport d’enquête menée auprès de catholiques très fervents soulignera combien cette question était dramatique pour les couples catholiques.

8En répondant négativement en 1968 avec l’encyclique Humanae vitae, Paul VI a voulu clore un débat de théologie morale ; en fait, il a mis fin à la période d’ouverture du magistère légitimée par le Concile. Mais laïcs et théologiens accepteront de moins en moins de se soumettre et de se taire : la rupture entre l’opinion publique et l’Église hiérarchique est consommée. En 1974, deux théologiens, Franz Böckle et Jacques Pohier, soulignaient ainsi qu’il y a « moins de vingt ans », la quasi-totalité des fidèles étaient d’accord entre eux et avec la hiérarchie sur l’enseignement moral qui leur était proposé ; aujourd’hui, « les laïcs sont souvent profondément divisés sur la plupart des problèmes de morale sexuelle14 » et « le corps sacerdotal est lui aussi parfois très divisé ». De son côté, Émile Poulat écrivait en 1980 : « En dix ans, celui-ci [le catholicisme] a sans doute plus changé qu’en quatre siècles, c’est l’édifice mental et disciplinaire mis en place par le concile de Trente (1545-1563) et sa Contre-Réforme qui est en train de disparaître en quelques années15. » Avec Humanae vitae, l’année 1968 marque un tournant décisif dans l’histoire de l’Église au xx^e siècle. Avec cette encyclique, c’est une autre histoire qui s’ouvre au chapitre vii, celle d’un magistère catholique désormais acculé à la défensive et forcé de constater, désormais, le pluralisme théologique. En annexe, trois courts extraits, entre 1968 et 1993, attesteront qu’un théologien de renom a pu changer de position sur la régulation des naissances.

9En maintenant l’interdit de la contraception avec l’encyclique Humanae vitae, on peut dire que Paul VI se prononçait d’avance sur toutes les autres questions : les relations préconjugales, l’avortement, la procréation artificielle, le statut des divorcés remariés, l’homosexualité et le statut de la femme dans l’Église, sans oublier l’obligation du célibat sacerdotal. Sur cette dernière question, Paul VI avait déjà renouvelé, le 24 juin 1967, son obligation pour les prêtres en publiant l’encyclique Sacerdotalis caelibatus. Je reviens au chapitre viii sur le célibat sacerdotal que j’avais déjà abordée dans mon ouvrage Vers une Église sans prêtres16 ; je l’aborde de nouveau avec des sources neuves, en particulier les archives de M^gr Schmitt, évêque de Metz, qui participa au Synode de 1971. Certes, la crise du clergé ne peut être attribuée à la seule question du célibat obligatoire, mais ce dernier pesa cependant lourd dans les désertions. Pour l’Église romaine, s’il est contraire à toute la tradition de laisser des prêtres se marier, l’ordination d’hommes mariés était envisageable et fut envisagée : l’interdiction n’était-elle pas une simple discipline en Occident et l’Église d’Orient n’a-t-elle pas ses propres prêtres mariés ?

10Les réactions contre Humanae vitae étaient à peine éteintes que, dès 1970, certains théologiens français en vinrent à mettre en cause la doctrine catholique sur l’avortement, pourtant solidement fondée sur des condamnations émanant des Pères de l’Église. Ils abordèrent l’avortement d’une manière nouvelle, ouverte à la société et aux acquis scientifiques de leur temps (chapitre ix). Ce furent des théologiens de renom, surtout des dominicains, mais d’autres aussi, qui révélèrent à l’opinion publique française qu’on pouvait être catholique et ne pas souscrire à la condamnation de l’avortement comme d’un crime. En annexe, de ce chapitre, une lettre du P. Congar – qui n’était certes pas un théologien moraliste – n’en exprimait pas moins discrètement à un confrère dominicain l’urgence d’une réflexion nouvelle sur cette question. Désavoués, ces théologiens durent bientôt se taire mais ils avaient contribué, à leur manière, au vote de la loi Veil (janvier 1975).

11Enfin, au début des années soixante-dix encore, malgré la loi française réprimant leurs actes, des homosexuels chrétiens, surtout catholiques, et même des prêtres, osèrent apparaître au grand jour en fondant, en 1973, une association, « David et Jonathan ». Au chapitre x, on suivra l’itinéraire d’un de ces prêtres, cofondateur de l’association, grâce à son carnet intime, un document particulièrement précieux et révélateur. Paradoxe inquiétant : cet homme choisit de devenir prêtre parce qu’il eut, très tôt, conscience de son orientation sexuelle. Il expose, dans son carnet, ses drames de conscience jusqu’à ce qu’il assume enfin avec sérénité son sacerdoce et sa sexualité. Or pour lui et, semble-t-il, pour sa hiérarchie, nulle distinction entre homosexualité et pédophilie.

12Comment Paul VI ne se serait-il pas affolé ? Le 29 juin 1972, il déclarait : « Nous avons le sentiment que par quelque fissure la fumée de Satan est entrée dans le peuple de Dieu. […] On n’a plus confiance dans l’Église. » Ce pape angoissé, mais sûr de représenter « l’Église » et d’enseigner la bonne doctrine, ne pouvait admettre la transformation des mœurs et chercher la signification humaine – et donc peut-être chrétienne – à des comportements sexuels déviants de plus en plus répandus. À l’extrême fin de 1975, par la voix de la congrégation de la doctrine de la Foi, Rome renouvelait solennellement dans la déclaration Persona humana, « sur quelques questions d’éthique sexuelle », la condamnation des déviances traditionnelles : les relations préconjugales, ainsi que la masturbation et l’homosexualité qualifiées d’« aberrantes » et « intrinsèquement perverses » parce que contraires à la « loi naturelle » (chapitre xi). Si ce texte du magistère est aujourd’hui oublié par les fidèles (sauf des homosexuels), il n’en figure pas moins parmi les documents que le Magistère ne manque pas de rappeler de temps à autre dans ses textes majeurs.

13Avec l’élection de Karol Wojtyla au siège de Pierre, c’est une troisième partie qui nous conduit au seuil du siècle présent. On sait que la sexualité occupa une place obsessionnelle dans l’enseignement et la pastorale de ce pape venu d’un autre univers. Jean-Paul II entendait conforter définitivement l’enseignement de Paul VI dans l’encyclique Humanae vitae. Bien qu’elle fût très controversée, cette encyclique n’en devint pas moins la clé de voûte de la morale sexuelle traditionnelle. Au chapitre xii, sera présentée l’étonnante tentative du pape polonais pour établir cette morale comme « définitive » voire infaillible. Et on étudiera la résistance des théologiens : a-t-elle été assez ferme pour interdire un consensus ecclésial autour de cette entreprise ?

14Au début de son pontificat, entre septembre 1979 et novembre 1984, Jean-Paul II donna, lors de ses audiences du mercredi, quelques 130 catéchèses sur ce qu’il nomma lui-même « théologie du corps ». À partir d’une philosophie personnaliste, le pape présentait la sexualité d’une manière tout à la fois neuve par sa spiritualité et traditionnelle par ses conclusions. Quelle portée et quelle autorité faut-il accorder à cette « théologie » dès lors que ces causeries n’ont pas été publiées dans les Acta Apostolicae Sedis ? Le chapitre xiii sera consacré à cette théologie du corps qui, depuis quelques années, intéresse passionnément certains groupes catholiques.

15Tout au long de son pontificat, Jean-Paul II est intervenu à de multiples reprises sur toutes les questions concrètes de la morale sexuelle et jusqu’au statut des femmes dans l’Église ; cet enseignement culmina dans le Catéchisme de l’Église catholique (1992), l’acte le plus solennel de son pontificat. Mais c’est avec l’encyclique Veritatis splendor que Jean-Paul II put avoir le sentiment d’établir dans l’Église la Vérité morale sur les bases inébranlables (chapitre xiv).

16Que devenaient, dans ces contextes si différents, les notions de « chasteté », de « concupiscence » et de « plaisir » ? (chapitre xv). Dans les premiers siècles chrétiens, l’activité sexuelle n’avait été justifiée que par la procréation dans le mariage. Seule la chasteté pouvait sauver le chrétien du péché et le plaisir devait être contenu dans d’étroites limites. Or cet enseignement se retrouve encore au début du xx^e siècle ; on se demandera si et quand les théologiens moralistes ont fait place aux revendications par les laïcs d’un droit au plaisir.