« Rien n’est, au fond, plus secret que l’Armée, tant que la guerre ne vient pas y porter sa sanglante lumière. »
Charles de Gaulle, La Condition des cadres dans l’armée, 19311.

1Raoul Girardet a écrit qu’« en ce qui concerne l’histoire de la société militaire française, ce sont […] les facteurs de permanence ou, si l’on préfère, les phénomènes de répétition qui semblent dominer la période de l’entre-deux-guerres2 ». Cette affirmation peut également s’appliquer, mais pour une part seulement, au positionnement de l’institution militaire face au communisme au cours du second conflit mondial. D’abord dans une première phase, du déclenchement de la guerre jusqu’à la dissolution de l’armée de Vichy, la continuité l’emporte, mais pourtant, dès les lendemains de la débâcle, de nouvelles problématiques émergent qui amorcent discrètement une prise en compte différente du communisme au sein de l’armée de Vichy. Du côté de la France libre, cette évolution se vérifie aussi mais sur un mode nettement plus affirmé et systématique. On constate donc une certaine convergence des préoccupations et des réflexions suscitées par le communisme entre les militaires gaullistes et des éléments de l’armée de Vichy. Dans une deuxième phase, à partir de novembre 1942, cette mutation s’accélère et le cadre dans lequel s’inscrit la question communiste se fixe progressivement jusqu’à la fin de la guerre. Pourtant persistent certains éléments de continuité avec l’entre-deux-guerres qui, en particulier, jouent un rôle déterminant tout au long du conflit dans la politique soviétique du général de Gaulle. Au total, entre 1939 et 1945, les crises, mutations et recompositions qui impactent l’armée française sont souvent corrélées à l’enjeu communiste qui tend à s’affirmer au cours du conflit.

2À l’automne 1939, le changement de contexte apporté par la guerre, par le tournant diplomatique soviétique, puis secondairement par la nouvelle orientation suivie par le PCF entraîne une modification sensible des rapports de force au sein de l’armée sur la question communiste. Les partisans d’une répression impitoyable contre le PCF et de la politique de force contre l’URSS font sentir leur influence avec d’autant plus d’arguments que le facteur communiste occupe une place croissante dans le déroulement du conflit. En août-septembre 1939, l’enchaînement du pacte germano-soviétique, de la déclaration de guerre, de la neutralité proclamée par Moscou, puis du partage de la Pologne, met fin au cycle entamé depuis 1933 quand le Kremlin avait nettement distendu ses relations diplomatiques avec le Reich et mis fin aux contacts militaires. Dans le contexte du conflit qui commence, ce tournant abrupt semble faire à nouveau de l’URSS et du Komintern un allié de l’Allemagne, c’est-à-dire un ennemi à part entière pour la France. Pourtant, cette nouvelle situation ne conduit pas mécaniquement l’armée française à revenir au système explicatif de la collusion germano-bolchevik qui, avec des nuances notables toutefois, s’était imposé de 1918 à 1933. Tandis que l’attitude du haut-commandement reste marquée par la prudence face à l’URSS et par une relative modération dans la lutte contre l’ennemi intérieur, la frange la plus anticommuniste de l’armée estime qu’avec l’éclatement du conflit a sonné l’heure de vérité, que le moment est venu de faire la guerre au communisme, tant sur le plan intérieur que par l’ouverture d’un front oriental tourné contre l’URSS. Ces attitudes ne sont pas nouvelles mais s’inscrivent dans la continuité des controverses stratégiques, politiques et idéologiques de l’entre-deux-guerres.

3Dès le déclenchement de la guerre, la nomination du général Héring comme gouverneur militaire de Paris est un succès majeur pour les partisans d’une lutte à outrance contre le PCF. En effet, Héring met rapidement en œuvre une véritable politique contre-insurrectionnelle, conforme aux principes défendus par Pétain et ses proches au cours des années 1930, tout en exerçant une pression constante sur le gouvernement et le haut-commandement pour obtenir un durcissement sensible de la législation contre le PCF et un net renforcement sur l’ensemble du territoire national des prérogatives de l’armée en matière de maintien de l’ordre et de répression anticommuniste. Parallèlement, à partir de la guerre de Finlande, les pressions en faveur d’une intervention militaire contre l’URSS s’accentuent, sans succès cependant, le général Weygand tenant ici le rôle principal.

4Les projets offensifs concoctés contre l’URSS au cours de la drôle de guerre relèvent d’un aveuglement collectif porté par la résurgence de l’ancien stéréotype du colosse aux pieds d’argile, jadis incarné par la Russie tsariste et transposé alors à l’État soviétique. Le mirage d’un effondrement rapide de l’URSS, qui permettrait à la fois de résoudre définitivement le problème bolchevik et d’affaiblir sensiblement l’Allemagne, conduit à élaborer, sans études sérieuses préalables, nombre de projets, vite avortés, qui présupposent que l’URSS, en raison de sa grande vulnérabilité, pourrait être le facteur clé d’une stratégie indirecte tournée contre l’Allemagne. Mais la mise en œuvre des plans établis ne dépasse pas le stade des velléités, les moyens réunis demeurant insuffisants et les préparatifs avançant fort lentement. Il est vrai que le Grand Quartier général, très réticent à s’engager dans ces aventures, s’emploie à entraver la préparation de ces opérations qui ont pourtant reçu l’accord du gouvernement. Pour le haut commandement, il s’agit par ces préparatifs d’exercer une pression sur le Kremlin et non de mener une véritable guerre contre les soviets.

5Puis, la défaite de 1940 provoque parmi les militaires une brutale flambée de la peur du communisme, qui va peser en faveur de l’armistice et dont le traumatisme va laisser une profonde empreinte sur l’armée de Vichy. Dans L’Étrange défaite, Marc Bloch estime que la débâcle de 1940 a d’abord été une défaite intellectuelle3. Ce jugement est applicable à ceux des chefs militaires qui ont surestimé dans des proportions démesurées le facteur communiste sur le plan intérieur au cours de la drôle de guerre et plus encore au moment de la défaite, et qui ont simultanément sous-estimé de manière caricaturale le potentiel économique et militaire soviétique. Ainsi, les fantasmes du général Weygand en juin 1940 ne peuvent se réduire à la vision particulière d’une haute personnalité militaire, mais ils participent d’une vision collective qui est celle d’une bonne partie des cadres de l’armée au cours des années 1930 et que Marc Bloch avait décrite en une phrase abrupte : « Au fond de leur cœur, ils étaient prêts, d’avance, à désespérer du pays même qu’ils avaient à défendre et du peuple qui leur fournissait leurs soldats4. » Cette absence au sein de l’armée d’une vision positive et consensuelle de la communauté nationale montre que la crise d’identité qui caractérise la France de l’avant-guerre affecte particulièrement l’institution militaire, un constat d’ailleurs souligné par Pierre Laborie5. Cette crise n’a fait que s’aggraver à la suite de la déclaration de guerre pour culminer dans la période de Vichy.

6Si la crainte du complot communiste est loin d’être spécifique au corps des officiers, elle a été parmi eux d’une virulence particulière lors de la crise de 1936 et sa résurgence est spectaculaire au moment de la débâcle. Ayant vécu la fin des années 1930 comme une période marquée par la montée d’une redoutable menace communiste, accentuée par le pacte germano-soviétique puis surtout par le déclenchement de la guerre, le risque de révolution ne pouvait que culminer dans un contexte de défaite et d’invasion. Le communisme redevient alors, comme dans la période 1920-1933, un problème essentiellement intérieur, d’une gravité sans précédent, puisque la mécanique de la défaite semble actionner l’engrenage de la révolution. L’instauration du régime de Vichy ne met pas fin à cette résurgence spectaculaire de la crainte de l’ennemi intérieur. Au contraire, la psychologie de la défaite entretient au sein du nouveau régime, et tout particulièrement dans l’armée, la conviction que la subversion demeure un péril majeur pour le pays.

7Ainsi, dans les premiers mois du régime, une insurrection communiste est considérée comme un risque sérieux ; par la suite, elle est envisagée comme le contrecoup prévisible d’une évacuation rapide par les Allemands de la zone occupée ou comme une opération militaire coordonnée avec un débarquement des alliés. Cette vision fantasmatique du péril intérieur participe du syndrome de la défaite qui va marquer l’histoire de l’armée de Vichy. Cette dimension traumatique explique sans nul doute ce « silence de la mémoire » repéré par Pierre Laborie dans les milieux militaires et qui se vérifie tout particulièrement à propos du communisme6.

8En effet, les témoignages de militaires sur juin 1940 et les années d’Occupation ignorent la crainte d’un soulèvement communiste, et, lorsqu’ils sont évoqués, les préparatifs contre-insurrectionnels menés par l’armée d’armistice sont présentés comme une couverture des plans de guerre dirigés contre les Allemands. Or, si jusqu’à l’été 1941, il est vrai que les chefs de l’armée préparent la revanche, il est également exact qu’ils prennent parallèlement en compte le risque d’insurrection et que cette préoccupation reste une constante pour l’armée d’armistice jusqu’en novembre 1942. Cette distorsion entre la mémoire et le contenu des archives est symptomatique d’un phénomène d’occultation : la mémoire des militaires de Vichy se réduit pour l’essentiel au récit de la préparation de la revanche contre les Allemands, et fait silence sur les aspects de l’histoire de l’armée d’Armistice qui pourraient apparaître comme des éléments de diversion ou, pire, de compromission dans la collaboration.

9La signature de l’armistice et la mise en place du régime de Vichy permettent aux thèses anticommunistes les plus radicales de s’imposer et de guider la politique menée sur le plan intérieur, leur répercussion sur la politique internationale française demeurant plus floue. Ainsi, à partir de l’été 1940, les fluctuations du risque révolutionnaire sont, selon la conjoncture, considérées comme un facteur qui joue dans un sens favorable à l’Allemagne, ou dans la direction inverse. On constate qu’au sein de l’armée française, entre septembre 1939 et novembre 1942, la révolution est considérée, selon les périodes, comme une menace pour la France ou pour l’Allemagne, voire simultanément pour les deux pays. Dans tous les cas, elle reste de façon constante une variable qui pèse dans l’appréciation de la situation militaire et politique, et, dans des périodes particulièrement sensibles, elle devient un facteur déterminant dans les choix qui sont faits. Si, comme dans l’entre-deux-guerres, la prise en compte des relations entre le communisme et l’Allemagne influe fortement sur la perception du risque révolutionnaire, des facteurs spécifiques, résultant du cours de la guerre, jouent un rôle sans cesse croissant et contribuent à approfondir les divisions qui affectent l’armée française dans la période de Vichy. L’institution militaire est d’autant plus soumise à ces tensions que son rôle éminemment politique au sein du nouveau régime et l’élargissement de ses compétences en matière répressive lui donne un rôle sensiblement majoré dans la lutte contre le communisme. Officiellement qualifiée d’instrument du maintien de l’ordre, l’armée d’armistice conserve jusqu’à sa dissolution une vocation contre-révolutionnaire qui participe de l’identité que le régime s’efforce de lui donner. Le poids des militaires dans le gouvernement, l’apologie de l’armée qui caractérise la propagande officielle donnent jusqu’à l’été 1942 un rôle politique sans précédent à l’institution militaire. Mais ce militarisme politique et idéologique, surtout affiché dans les premiers mois du régime, doit cependant être relativisé sur le terrain de la lutte anticommuniste.

10En effet, pour l’armée, l’ennemi intérieur se réduit pour l’essentiel au risque insurrectionnel considéré comme un problème essentiellement militaire. L’apolitisme traditionnellement affiché par l’institution militaire favorise cette approche et, dans la période juillet 1940-novembre 1942, on constate une autolimitation dans sa lutte contre l’ennemi intérieur. Ainsi, l’opposition résolue du haut commandement à l’instauration en zone libre des sections spéciales comme tribunaux militaires est symptomatique de la volonté de rester en retrait dans la lutte contre le communisme. De même, on ne constate pas l’organisation d’une traque aux communistes dans les régiments ou les chantiers de jeunesse. Si le SMA participe sans état d’âme à la répression contre le PCF, son activité reste centrée sur la lutte contre les SR allemand et italien. Si les services spéciaux continuent de prendre au sérieux les faux renseignements provenant d’informateurs fictifs, ces opérations d’intoxication semblent n’avoir qu’un impact limité sur le service et le haut commandement par comparaison avec la période 1936-1937. Au total, l’anticommunisme mobilise davantage les administrations préfectorale et policière que l’institution militaire qui s’efforce de rester cantonnée à sa vocation contre-insurrectionnelle. Ce constat illustre que le drame de juin 1940 ne marque pour l’armée qu’une rupture relative avec l’héritage de l’entre-deux-guerres, une tendance nette à propos du communisme.

11Continuité d’abord, en raison d’une certaine indifférence et d’une attitude modérée vis-à-vis de l’URSS, qui reste considérée jusqu’en juin 1941 comme un acteur marginal, mais qui mérite cependant d’être ménagé. Continuité également et surtout, par le rôle central du facteur allemand pour déterminer le positionnement face au communisme. Cet impératif conduit le capitaine Beaufre à produire une étude iconoclaste qui fait de l’URSS le facteur décisif des rapports de force et des enjeux stratégiques dans une Europe soumise à l’hégémonie germanique. Il paraît toutefois improbable qu’il s’agisse d’une initiative strictement individuelle, mais plutôt de la conceptualisation par un spécialiste de la Russie des préoccupations de milieux militaires qui veulent régénérer l’armée et cherchent de nouvelles voies pour rétablir la France au rang des puissances. Leur intérêt pour les Soviétiques est d’autant plus vif que dès l’automne 1940 et plus encore à partir des premiers mois de 1941, le déclenchement de la guerre entre l’Allemagne et l’URSS paraît de plus en plus probable et proche.

12Lorsqu’en juin 1941, la Wehrmacht envahit l’Union soviétique et qu’aussitôt la France s’engage plus avant dans la voie de la collaboration, une alternative va rapidement s’imposer aux militaires français face à la reconstitution soudaine du front oriental : faut-il souhaiter l’effondrement de l’Armée rouge, c’est-à-dire la ruine du communisme, ou au contraire espérer un enlisement désastreux pour les Allemands obligés de mener la guerre sur deux fronts ? Début 1942, lorsque se dessine la possibilité d’une victoire des Soviétiques, jugée d’autant plus probable que les difficultés allemandes sont assez systématiquement surévaluées, l’alternative devient plus radicale : la France doit-elle renforcer son aide au Reich dans la lutte contre le bolchevisme, ou doit-elle au contraire se préparer à faire du communisme un allié, à la fois sur le front des armées, mais également sur le plan intérieur où la perception hypertrophiée de l’influence du PCF dans la France occupée joue dans le même sens ? Ainsi, la question du communisme devient-elle étroitement liée à la question des alliances, et lorsque l’heure de vérité sonnera en novembre 1942 au moment du débarquement des alliés au Maghreb, le communisme sera l’un des facteurs décisifs pris en compte pour choisir son camp.

13Toutefois, parmi la minorité de chefs et de cadres de l’armée d’armistice favorables à une collaboration étroite, y compris militaire, avec les Allemands, bien peu seront volontaires pour le front russe et rares seront ceux qui exprimeront la velléité de le faire. Pour eux, combattre le communisme, c’est d’abord combattre l’ennemi intérieur. Ultérieurement, cette conviction sera probablement pour nombre d’officiers attentistes un frein puissant à l’engagement dans la Résistance. Quant aux militaires qui rompent avec Vichy à partir de novembre 1942, leur objectif est de vaincre l’Allemagne, mais les plus lucides d’entre eux visent aussi à renforcer le bloc anglo-saxon face à la montée en puissance du communisme. Pourtant, dans l’année qui suit le débarquement en Afrique du Nord, ce sont les gaullistes qui parviennent à imposer leur conception de l’alliance avec le communisme.

14Effets différés des événements de novembre 1942, c’est surtout à partir du premier semestre 1943 que la question communiste est envisagée par la France libre selon de nouvelles perspectives et de nouveaux concepts. Tout un ensemble de faisceaux joue dans ce sens, avec en premier lieu le cours favorable de la politique de guerre de Staline qui confirme l’adhésion de l’URSS à la Grande Alliance et le soutien inconditionnel des partis communistes au camp allié, symbolisés par la dissolution du Komintern. L’orientation communiste rompt alors ostensiblement avec l’héritage léniniste de la dialectique guerre-révolution et évolue en rapport étroit avec la marche des événements.

15Jusqu’à l’hiver 1942-1943, le communisme lutte pour sa survie et le facteur politique est alors subordonné aux impératifs militaires ; par la suite, les calculs politiques s’affirment avec des objectifs stratégiques qui se précisent et des manœuvres tactiques qui s’affinent, mais jusqu’en septembre 1945, les priorités militaires continuent de dominer. Ainsi, Moscou tempère le radicalisme des communistes européens qui tend à s’accentuer au fur et à mesure que les mouvements de résistance se renforcent et que les armées alliées prennent l’avantage sur tous les fronts. À l’échelle française, l’entrée du PCF au CFLN est une étape politique importante, car il marque sa réintégration dans les institutions et sa reconnaissance de l’autorité de de Gaulle. Désormais, sur le terrain politique, la priorité pour le PCF jusqu’à l’après-guerre est d’acquérir les meilleures positions possibles dans les institutions centrales et locales, ce qui implique aussi de peser au mieux dans les organismes unifiés de la Résistance. En conséquence, les dirigeants communistes français, en accord avec Moscou, excluent de leurs objectifs la prise du pouvoir, car l’application d’une ligne révolutionnaire ou putschiste était incompatible avec les principes fixés par la direction soviétique depuis l’été 1941. La politique militaire du PCF est conforme à cette orientation générale qui relie étroitement situation intérieure française et évolution d’ensemble de la guerre. En conséquence, la ligne politique fixée par la direction du PCF reste jusqu’à la fin de la guerre étroitement corrélée à l’évolution de la situation militaire.

16Face au communisme, l’articulation enjeux intérieurs-extérieurs joue aussi inévitablement pour la France libre, mais l’évolution diplomatique fluctuante avec l’URSS est relativement désynchronisée du resserrement compliqué des relations avec le PCF. Ainsi, jusqu’à la fin de 1942, de Gaulle attache plus d’importance aux relations avec l’URSS qu’au développement des contacts avec le PCF. Mais, par la suite, le développement de la France combattante, puis la création du CFLN et des institutions d’Alger fait du PCF un interlocuteur et un concurrent incontournables qui impose de nouer avec lui une alliance. Si la logique du rapprochement avec l’URSS reposait pour l’essentiel sur des principes géopolitiques et des considérations stratégiques remontant aux années 1930, l’entente avec les communistes français marquait un tournant rendu possible par la réorientation patriotique du PCF et considéré comme nécessaire au vu des réalités nouvelles imposées aux Français par la guerre et l’occupation. Même s’il revêt selon les cas des formes différentes et un engagement inégal, ce tournant n’est pas propre à la France libre, car il implique peu ou prou la majorité des organisations de résistance, OMA comprise, ainsi que les giraudistes.

17La capacité d’adaptation aux circonstances n’explique pas à elle seule que, de 1943 à 1945, la peur du communisme ait été aussi modérée dans les milieux militaires engagés dans le combat contre les Allemands et la collaboration. Une pluralité de facteurs a également joué avec une force particulière : la résistance inattendue de la Russie en 1941, puis son redressement, qui étonnent d’autant plus qu’ils contrastent avec l’effondrement français de 1940 et les échecs récurrents des Anglais jusqu’à l’automne 1942 ; la vague d’exécutions d’otages et l’action de la résistance communistes ébranlent les certitudes sur l’antipatriotisme et le défaitisme consubstantiels au PCF et sur sa subordination à l’Allemagne. Ce retournement est d’autant plus net que l’anticommunisme viscéral est souvent politiquement superficiel. Si « à l’exception notable de Muselier et de Catroux, la plupart des premiers cadres militaires [de la France libre] viennent de l’Action française et des Croix-de-Feu, ou en ont subi l’influence7 », à l’échelle du corps des officiers français l’intérêt pour le champ politique est limité. Il est vrai que la diffusion de l’anticommunisme dans les milieux militaires de l’entre-deux-guerres a été la principale source de politisation de l’armée et ce processus s’amplifiera dans la période de Vichy. Or, si cette tendance a joué précédemment comme facteur d’homogénéisation du corps des officiers, à la suite de la défaite, s’amorce une dynamique inverse, car la question communiste, étroitement corrélée aux enjeux de la collaboration, contribue à accroître les fractures qui apparaissent au sein de l’armée de Vichy.

18La guerre met en lumière certaines proximités entre communisme et culture militaire : le patriotisme, l’acceptation d’un ordre hiérarchique et de la discipline, le volontarisme dans l’action et la valorisation du résultat pratique. Pour les officiers qui au cours du conflit se trouvent au contact des réalités du communisme, la dominante est le respect, voire l’estime, mais rarement l’attraction, au moins pour une part. C’est en URSS que ces tendances sont les plus nettes parmi les officiers de la MMF et chez une minorité d’aviateurs pour la plupart issus des FFL8, surtout celui du noyau d’origine autour de Lefèvre, Albert et Risso qui manifestent leur sympathie pour l’État soviétique9. Si l’hostilité au système communiste perdure parmi les aviateurs, se manifestant surtout dans les périodes de crise de l’unité aérienne, elle est souvent ambivalente et s’atténue parfois au cours du temps comme le montre le cas de Delfino. La trajectoire du général Petit se détache d’autant plus nettement qu’une historiographie expéditive la décrit comme marquée très tôt par l’inflexion vers le communisme. En réalité, ce rapprochement est tardif, le moment décisif se situant probablement fin 1944-début 1945. Le cas Petit mériterait d’ailleurs une étude à part entière compte tenu d’une évolution incontestablement singulière, mais aussi d’une perception de l’État soviétique qui reste longtemps similaire à celles des officiers français qui ont connu la Russie après 191710. Lorsque Petit part pour l’URSS, c’est « un néophyte en politique », selon l’expression d’André Marty, et sa mission, essentiellement militaire, doit être brève puisque de Gaulle lui a garanti qu’il recevrait rapidement le commandement d’une unité combattante. La réalité de sa mission sera tout autre par sa durée et sa connotation politique. Ilya Ehrenbourg rapporte que Petit lui a confié que « son séjour en URSS avait fait de lui un homme nouveau11 », une formulation confirmée par l’évolution d’écriture de ses Carnets. La trajectoire de Petit est d’autant plus instructive que lorsqu’il rejoint la FL, son profil est conforme à celui des officiers de sa génération, passés par Saint-Cyr puis par l’école de Guerre. Sa proximité ultérieure avec le communisme paraît résulter de la conjonction de son expérience exceptionnelle de l’URSS en guerre et d’une évolution plus difficile à cerner qui aboutira à faire de lui un déçu du gaullisme et de de Gaulle. Mais le cas du général Petit fait figure d’exception, car, rétrospectivement, l’attraction du communisme sur le corps des officiers apparaît très limitée.

19Parmi les officiers de carrière français engagés dans le conflit mondial, la proximité avec le communisme ne concerne qu’une infime minorité dont l’évolution relève d’une trajectoire individuelle, leur comparaison révélant la diversité des cheminements. Parmi les généraux, trois sont concernés, mais un seul, le général Jean Vincent, adhérera au PCF après la guerre12 ; les autres, les généraux Petit et Tubert, deviendront des « compagnons de route », le premier étant probablement davantage prosoviétique que philocommuniste. Excepté peut-être Tubert, rien n’indique que le programme militaire du PCF influe sur leur rapprochement avec le communisme, un constat révélateur du faible écho des communistes dans les milieux militaires, une imperméabilité déjà constaté dans la période du Front populaire, en dépit de leurs efforts conceptuels et propagandistes sur le terrain de la défense nationale.

20C’est probablement dans la conjoncture du printemps 1942-printemps 1943, que le rayonnement du communisme est le plus fort parmi les officiers français engagés dans le camp allié, ainsi que tendent à l’indiquer quelques cas aussi significatifs qu’éclectiques, tels de Gaulle, Bergeret, Rémy, Kayl et Hutinet. Les prises de position de de Gaulle dans cette période suscitent d’ailleurs l’inquiétude chez les socialistes de la France libre. Ainsi, en juin 1942, Georges Boris évoque explicitement le risque d’une évolution de de Gaulle vers le communisme à une époque où l’élément militaire reste prééminent au sein de la France libre. Il écrit :

« On a dit, et c’est juste, qu’il [de Gaulle] n’inclinait pas naturellement aux idées démocratiques. Il y est venu par raisonnement et par expérience, parce qu’il méprise les anciennes élites, parce qu’il a reconnu que tout ce qui était sain en France se trouvait dans le peuple […] Il va très loin dans cette voie, ayant le sens, au surplus, que cette guerre est un acte d’une grande révolution qui se poursuivra après la victoire. Dans un cas comme celui-là, quand il n’y a pas de préjugé démocratique de longue date, il y a un danger, c’est le saut d’un bon jusqu’à l’extrême, je veux dire jusqu’au communisme. Il y a, chez ce militaire, une grande admiration pour ce qu’ont réalisé les Russes, et il est enclin à comparer ces résultats à ceux de la France et de l’Angleterre. J’ajoute que les Russes ont été très habiles et qu’au moment où, du côté anglo-saxon, américain surtout, on tenait la France libre à l’écart, ils l’ont appuyé vigoureusement13. »

21Cette citation, qui repère avec perspicacité une possible voie de passage au communisme, entre en concordance avec la perspective tracée par André Marty dans son rapport de janvier 194314. Boris et Marty soulignent aussi très justement qu’à cette époque, pour de Gaulle et la France libre, le communisme est principalement assimilé à l’Union soviétique. Par là suite, le communisme français sera davantage pris en compte, mais les deux versants du communisme, le national et le soviétique, restent assez largement perçus selon des logiques distinctes en raison d’enjeux de natures différentes, même si leur interrelation relève de l’évidence.

22Chez les gaullistes, la volonté de rupture avec la politique française velléitaire et sinueuse des années 1930 en direction de Moscou est incontestable, mais elle s’exprime également au sein de l’armée de Vichy. Si ce rejet trouve son origine dans des conceptions stratégiques et diplomatiques remontant à l’entre-deux-guerres, sa vigueur naît de la réaction à la défaite de 1940 et son argumentation découle surtout d’une réflexion globale sur l’effondrement français, qui est sous tendue par la conviction qu’il faut rompre avec les anciens schémas diplomatiques et stratégiques pour reconstruire la puissance française. Sur le terrain international, de Gaulle s’en était déjà émancipé puisque, dès l’automne 1940, il se tournait secrètement vers l’URSS, suivant ainsi l’orientation à laquelle il était déjà favorable avant la guerre. Mais l’absence d’opposition à cette politique jusqu’au printemps 1943, en particulier des chefs militaires, montre qu’au sein de la France libre le principe de l’alliance avec l’URSS a été admis. Dans l’armée de Vichy, la rupture avec la problématique soviétique antérieure reste limitée, mais elle existe néanmoins : l’enjeu majeur que constitue l’URSS en Europe et secondairement en Asie est explicitement posé. Son impact sur le haut commandement semble être resté limité, mais on en repère des indices au sein du 2^e bureau et des services spéciaux, ainsi que dans l’état-major Air. Dans tous les cas, l’anticommunisme radical n’est pas le fil directeur de l’armée de Vichy dans sa perception de l’URSS.

23Toutefois, des tendances lourdes demeurent dans la continuité de l’entre-deux-guerres. Ainsi, la diplomatie soviétique des Français garde un caractère velléitaire et contingent. On le constate au cours de la drôle de guerre, à l’époque de Vichy jusqu’en juin 1941, mais également de la part de l’appareil diplomatique et militaire de la France libre, puis du CFLN et du GPRF. Car si de Gaulle garde dans la durée le cap du rapprochement avec l’URSS, les organismes chargés des relations avec Moscou n’en font manifestement pas une priorité, surtout à partir de l’été 1943. L’histoire du régiment Normandie-Niemen en fournit le meilleur exemple avec la difficulté récurrente à stabiliser l’unité et à en assurer le suivi, à laquelle s’ajoutent les multiples intrigues et rivalités qui interfèrent dans l’histoire du régiment.

24Mais, le principal élément de continuité avec la période d’avant-guerre reste la subordination du facteur soviétique au problème allemand, y compris à Vichy où l’anticommunisme de principe, par-delà les discours, ne joue qu’un rôle secondaire sur le terrain international. Ainsi, si Darlan s’engage à partir de juin 1941 dans une politique antisoviétique résolue, c’est parce qu’il joue le jeu d’une victoire de l’Allemagne qui présuppose l’écrasement de l’URSS. Il est vrai que si de Gaulle voit dans l’alliance russe la solution au problème allemand, il cherche aussi, avec des résultats très inégaux, l’appui du Kremlin face aux Anglo-Saxons. Cette politique gaulliste aboutit au pacte franco-soviétique qui résulte

« d’une volonté d’équilibre en face d’une alliance avec les pays anglo-saxons qui n’avaient que trop tendance à invoquer des prétextes divers pour tenir trop juste compte des intérêts français, notamment en ce qui concerne nos sphères d’influence dans les autres continents. C’était aussi et avant tout pour assurer la construction d’une Europe équilibrée15 »,

neutralisant le risque d’une renaissance de la puissance allemande. Mais les prémices de la bipolarisation jouent contre cette politique, surtout parce que, comme l’a écrit François Lévêque,

« le Kremlin n’oubliait pas que les politiques extérieures et intérieure de la France à la fin des années trente expliquaient à l’évidence la défaite de 1940 et il en gardait un jugement très prudent et plutôt sceptique sur la capacité des milieux dirigeants français à rénover le pays16 ».

25Pour l’essentiel et dans le prolongement des années 1930, la question soviétique relevait pour de Gaulle et pour les militaires d’une logique westphalienne qui était aussi celle de Moscou, d’où la portée limitée de la politique prosoviétique de de Gaulle qui n’intéresse qu’à la marge le Kremlin. Dans la situation française, le PCF posait un problème politique et intellectuel plus compliqué qui exigeait de rompre avec les conceptions de l’ennemi intérieur qui s’étaient affirmées durant l’entre-deux-guerres et qui réduisaient pour l’essentiel le rôle de l’armée à l’action contre-insurrectionnelle face à une nouvelle Commune.

26Pourtant, la mobilisation contre-insurrectionnelle de l’armée d’Armistice ne laisse guère d’empreintes dans les milieux militaires de métropole, puisqu’après novembre 1942, et tout particulièrement au cours de l’été 1944, la crainte d’une prise du pouvoir par le PCF reste limitée, alors que les communistes sont en position de force dans la Résistance, à commencer par la région parisienne. Les fantasmes d’une nouvelle Commune s’estompent donc assez vite dans cette deuxième phase de la guerre et, en conséquence, la représentation de prolétariat comme classe révolutionnaire et antipatriotique tend à s’effacer.

27Ce recul sensible de l’anticommunisme est un mouvement d’ensemble, même s’il comporte d’importantes nuances. Le témoignage du capitaine Peynaud, représentant de l’ORA dans les négociations avec les FTP, est révélateur de l’ambivalence de cette évolution chez nombre d’officiers résistants : « Je ne cachai pas mon admiration et ma méfiance pour le rôle que jouaient les communistes [dans la Résistance] : “Des patriotes, oui, mais citoyens d’un autre monde”17. » La rupture avec l’assimilation des communistes à l’ennemi intérieur prend d’autres formes : les FTP peuvent être perçus comme l’avant-garde de la résistance intérieure (général Dassault) ou au contraire dénigrés comme force combattante (général Valette d’Osia) ; dans les FFL, l’intégration des volontaires communistes, y compris des officiers, a été complète, sans suspicion ou discrimination ; du côté du giraudisme, la création des corps francs permet l’engagement de volontaires dans les forces armées, mais avec un statut de combattant qui les cantonnent hors de l’armée. À l’inverse, il est probable que pour la grande majorité des officiers de métropole, qui n’ont pas eu d’engagement résistant ou très tardivement au cours de l’été 1944, le PCF est resté l’ennemi intérieur. Ils sont d’autant plus confortés dans leur conviction que les propagandes gouvernementale et allemande ciblent le bolchevisme comme l’ennemi absolu qui doit être combattus sur tous les fronts.

28Par-delà la diversité des attitudes et des jugements exprimés, le recul sensible de l’anticommunisme apparaît comme un mouvement de fond actionné par des mécanismes puissants dont les ressorts relèvent de la marche des événements, mais également de la culture militaire et de la diversité des expériences collectives et individuelles. La reconnaissance des communistes comme patriotes et authentiques combattants ne se réduit donc pas à un simple processus d’adaptation aux circonstances, un simple calcul tactique fondé sur la seule prise en compte des capacités d’action militaire des communistes. Cette attitude sera initialement celle de Giraud, mais l’expérience Corse démontre rapidement son irréalisme, puisque le capitaine Colonna d’Istria mène sa mission avec succès en intégrant à sa stratégie militaire des tractations politiques qui s’avéreront décisives.

29Comme pour la majorité de l’opinion publique, les victoires alliées, et avant tout celles de l’URSS, ainsi que l’abaissement de la France occupée, créent un mouvement d’ensemble favorable aux communistes en tant que force dynamique de résistance et d’affirmation nationale. Parallèlement l’horizon de la victoire qui se précise mois après mois affaiblit progressivement la prégnance de la dialectique défaite-révolution qui fondait le mythe de la Commune. Si la reconnaissance des communistes comme patriotes a pour beaucoup de militaires un caractère transgressif, il est facilité par le brouillage des repères qui affecte la masse des officiers depuis 1940. Il s’agit en effet du corps professionnel le plus traumatisé au cours de la période et c’est au prix d’une double transgression, la désobéissance et l’engagement à résister, qu’une minorité d’entre eux rejoint la France libre, que d’autres s’engagent plus tard dans la Résistance ou, sur un mode plus atténué, suivent Darlan et Giraud en Afrique du Nord18. Cet ébranlement des traditions militaires les mieux ancrées et la diffusion du doute dans un corps militaire déjà en crise larvée au cours des années 1930 ouvraient la voie à des révisions de principes, et c’est dans cette dynamique de bouleversements émotionnels, intellectuels et identitaire qu’il faut resituer ce recul de l’anticommunisme. En regard des dissonances cognitives qui s’enchaînent, l’expérience des groupes joue un rôle essentiel et c’est parmi les officiers résistants que les évolutions ont été les plus radicales. D’abord leur engagement, en raison de la clandestinité, de l’illégalité et de la confrontation avec les forces répressives de l’État français, a une dimension subversive qui en fait des hors-la-loi et abolit ainsi le fossé infranchissable entre, d’une part, la fonction militaire garante de l’ordre et de l’intégrité de l’État et, d’autre part, l’ennemi intérieur assimilé au désordre ou au chaos révolutionnaire19. Ensuite, la double humiliation de 1940 et de novembre 1942, le constat décevant que les officiers résistants restent une minorité, la confrontation avec l’antimilitarisme ambiant au sein de la Résistance ne peuvent que renforcer la volonté de regagner les consciences et les cœurs et de jouer un rôle décisif dans le futur renouveau national en assurant l’encadrement des forces militaires de la Résistance. En outre, l’assimilation des collaborateurs à l’ennemi intérieur facilite aussi le rapprochement avec les communistes.

30Dans la trajectoire des officiers résistants, non seulement les combats de la Libération et l’expérience FFI amplifient les évolutions en cours, mais ils sont aussi perçus comme le creuset qui doit permettre de refonder l’institution militaire en amalgamant l’expérience et le professionnalisme de l’armée régulière avec l’enthousiasme et le sursaut patriotique de la jeunesse qui alimentent la dynamique FFI. À l’inverse, cette conviction ne concerne qu’une minorité de cadres de l’armée régulière, principalement autour du général de Lattre et secondairement du général de Larminat dans le Sud-Ouest, l’ensemble de l’appareil militaire se montrant indifférent ou hostile. S’il existe différentes conceptions de l’amalgame, dans tous les cas, la période de l’après-Libération est considérée par nombre d’officiers comme l’occasion de rénover l’institution militaire et de réconcilier l’armée et la nation.

31Plus qu’un glissement à gauche de ces officiers, cette aspiration à la formation d’une armée nouvelle correspond à la résurgence sous une forme renouvelée de ce militarisme particulier à l’entre-deux-guerres, inspiré par les idées de Lyautey et dont la prégnance marqua les milieux militaires, particulièrement ses éléments les plus jeunes. Le contexte de la Résistance puis de la Libération semble alors offrir l’opportunité à une institution militaire réformée et modernisée d’inspirer les jeunes générations engagées dans les combats de la fin de la guerre et par-delà d’insuffler ses valeurs à la société. Cette ambition de rénovation militaire s’inscrit par conséquent dans une perspective plus large de renouveau national.

32Au cours des polémiques autour de l’amalgame et des réformes militaires, les lignes de clivages sont loin de recouper les antagonismes politiques de la période, mais résultent bien davantage de la diversité des expériences collectives et personnelles. Ainsi, on ne repère pas de différenciation entre officiers résistants gaullistes ou issus de l’armée de Vichy au sujet de l’amalgame et de l’emploi par l’institution militaire des masses FFI.

33Alors que l’historiographie de la période met encore trop souvent en avant les antagonismes politiques, sur le terrain militaire et l’avenir des FFI, les confrontations PCF/de Gaulle, gouvernement provisoire/Résistance, COMAC/haut commandement ne peuvent être systématisées, car les réalités sont fluides, les positions respectives évoluent, en particulier parce que les contraintes de la guerre priment et que les exigences des Anglo-Saxons orientent pour une bonne part les choix qui doivent être faits. Dans le domaine militaire, il existe un dualisme qui ne relève pas d’une situation de double pouvoir ou de la tentative d’en créer une, mais qui résulte des divergences de fond sur l’architecture de l’armée à reconstruire. La réforme militaire ne participe donc pas d’une lutte pour le pouvoir et, pour cette raison, elle reste principalement l’affaire de l’armée appuyée par de Gaulle, parce que le COMAC et ses soutiens échouent à imposer leurs thèses, faute en particulier de relais parmi les forces politiques. En effet, malgré son importance, la reconstruction de l’outil militaire ne mobilise guère les partis et le PCF lui-même ne fait pas de la réforme de l’armée l’une de ses priorités, puisqu’il ne fait pas preuve d’activisme pour défendre son programme militaire. Les controverses et les compromis suscités par la Défense nationale au moment de la Libération et dans les mois qui suivent ne font que refléter une situation générale dans laquelle le communisme n’est pas la ligne de clivage principale, alors que la question FFI est la grande source de divergences sur les enjeux militaires et politiques de la période. Lorsque de Gaulle affirme a posteriori qu’en août 1944, il a mis en échec la tentative de prise du pouvoir par les communistes, il s’agit d’une reconstruction destinée surtout à grandir sa légitimité et sa stature d’homme d’État et, peut être aussi, à contrebalancer un philosoviétisme trop radical dans la période 1942-mi 1943. En réalité, la crainte d’un coup de force communiste n’est, dans l’ensemble, pas d’une très forte intensité au moment de la Libération et la majorité des témoignages des dirigeants politiques et militaires convergent pour contredire la thèse d’un plan communiste de prise du pouvoir. En particulier, le cas du Sud-Ouest, où l’agitation et l’emprise FFI sont maximales et où les communistes suscitent une réelle inquiétude, confirme cette tendance générale.

34Le rapport de fin de mission du major Davies, officier du SOE qui connaît bien les maquis du Sud-Ouest et qui porte le regard d’un militaire étranger sur la situation dans la région, concorde avec les observations consignées par nombre d’officiers français qui encadrent les FFI :

« À un moment on a pu croire que les FTP étaient en train d’amasser des armes dans des buts révolutionnaires, mais c’est une opinion tout à fait superficielle. Le désir de garder des armes personnelles était général et dû, surtout chez beaucoup de jeunes, au plaisir de se promener avec leurs stens sur l’épaule […] Les FTP sont indubitablement une organisation de gauche, mais ils étaient les plus actifs, ont attiré de ce fait beaucoup d’adhérents non politisés et fait de l’excellent travail20. »

35En définitive, la cohésion du corps des officiers sort sensiblement diminuée du conflit, car son expérience éclatée de la guerre se superpose aux clivages principiels qui se sont additionnés depuis 1940, d’abord entre ceux qui rallient les FFL et ceux qui restent légalistes, puis en novembre 1942, entre les militaires de métropole et l’armée d’Afrique du Nord, et enfin entre les officiers résistants et ceux qui restent attentistes ou fidèles à Vichy. Mais, parallèlement, la lutte contre les Allemands et la collaboration, puis les combats de la Libération, qui culminent avec l’insurrection parisienne, vont dans le sens de ramener plus de lucidité et de rationalité dans les consciences : l’ennemi est clairement identifié, l’objectif de libération et de renouveau national fait consensus et la perspective de la victoire accroît le sentiment de légitimité des choix difficiles faits depuis 1940. Ainsi, dans le corps des officiers, la crise d’identité nationale a perdu de son intensité en comparaison des années 1930 et des premières années de guerre.

36Il s’agit d’une parenthèse vite refermée par les effets combinés de la guerre froide et de la décolonisation qui fracturent à nouveau le pays et remettent la question de l’ennemi intérieur au premier plan des préoccupations de l’armée, tandis que l’URSS devient la menace majeure. La perception du communisme devient alors sensiblement différente de la période 1917-1942 : plus systématique, plus homogène, souvent plus manichéenne, parce que la perception de la menace est devenue beaucoup plus intense et multiforme21. Le communisme est alors clairement identifié comme l’ennemi absolu à l’échelle mondiale22.