« Allemagne et nazisme, Russie et bolchevisme : ces facteurs qui nous paraissent confondus n’étaient pas, obligatoirement et par essence, les mêmes forces. En tout cas, elles ne jouaient pas toujours pour nous dans le même sens. »
Général Gamelin, procès de Riom, 2 février 19431.

« Désormais et pour tous les peuples, Allemagne comprise, une lourde défaite fera surgir quelque part le spectre de la révolution. »
Colonel Fabry, octobre 19392.

1Le pacte germano-soviétique et, plus encore, la neutralité de l’URSS dans la guerre suivie de l’effondrement de la Pologne laissent la France sans emprise sur la situation en Europe orientale où les deux seuls acteurs d’influence sont désormais l’Allemagne et l’Union soviétique. Le scénario optimiste imaginé lors des exercices de défense nationale de 1938-1939 se révèle donc rapidement caduc3, la France se trouvant désormais sans véritable perspective à l’Est. Ce constat marque une aggravation de l’isolement qui caractérise la situation des Franco-Britanniques dès le début de la drôle de guerre, puisqu’au même moment, la confirmation de l’isolationnisme américain exclut pour longtemps tout appui d’envergure provenant d’outre-Atlantique.

2Dans un tel contexte, les militaires restent divisés sur la question du communisme. Pour les uns, en premier lieu le haut commandement, il demeure avant tout, comme dans l’avant-guerre, un facteur international et stratégique : le PCF, très affaibli par la mobilisation et la répression, n’a guère d’influence sur la situation intérieure4 ; par contre, le rôle de l’URSS sur la scène mondiale et l’attitude que les alliés doivent adopter à son égard sont des problèmes complexes d’autant plus délicats à traiter qu’ils se posent en relation avec les projets de stratégie indirecte qui sont échafaudés dans la perspective d’une guerre longue. Aussi, jusqu’en mai 1940, la prudence et l’attentisme vis-à-vis de l’URSS prévalent, de crainte de voir Moscou se rapprocher plus étroitement de Berlin en réaction à une attitude hostile des alliés.

3À l’inverse, se manifeste au sein de l’institution militaire une sensibilité qui veut élargir la guerre contre l’Allemagne en une guerre au communisme, à la fois comme allié de Berlin et menace subversive. Au plan intérieur, le général Héring, gouverneur militaire de Paris, joue de son influence pour conduire le gouvernement à mener une répression à outrance contre le PCF afin d’éradiquer le communisme du pays. Parallèlement, le général Weygand fait figure de chef de file des partisans d’une stratégie indirecte ambitieuse qui consisterait à abattre le régime soviétique par une série d’actions militaires. Weygand est en effet convaincu que la chute de l’État communiste permettrait d’isoler davantage l’Allemagne, mais également, et peut-être surtout, de reconstituer un front oriental dont la Russie serait partie prenante suite à l’instauration d’un gouvernement anticommuniste prooccidental. Ce volontarisme ne répond pas seulement à des considérations directement stratégiques, mais également à la conviction qu’il est nécessaire de mener un combat préventif contre le communisme, car, à défaut de l’écraser à brève échéance, la guerre risquerait fort d’accoucher de la révolution dans les pays vaincus ou traumatisés par le conflit.

4Puis lorsque survient la débâcle, le communisme devient un problème essentiellement intérieur et la crainte d’une insurrection communiste pèse alors incontestablement dans le choix du haut commandement en faveur de l’armistice.

L’expectative face au communisme (septembre-novembre 1939)

5Dans les premiers mois de la guerre, on constate au sein de l’armée trois évaluations différentes de l’attitude soviétique face aux belligérants. Les uns reprennent la vieille thématique de la collusion germano-bolchevik, d’autres celle de la ligne révolutionnaire appliquée à l’occasion de la guerre impérialiste, y compris en Allemagne, mais la thèse qui prédomine est celle de la neutralité attentiste adoptée par le Kremlin dès le début du conflit. Cette distinction est particulièrement nette jusqu’à la fin novembre. Ensuite, elle devient plus floue, mais perdure toutefois jusqu’à la débâcle. Dans tous les cas, l’ennemi intérieur ne suscite pas de crainte particulière jusqu’à la fin de l’année 1939.

L’URSS, neutre ou ennemie ?

6La conviction qu’une alliance secrète lie Moscou et Berlin reste répandue au sein de l’institution militaire5. Ainsi, le général Héring, gouverneur militaire de Paris du 7 septembre 1939 au 12 juin 1940, croit que l’armée allemande attend le déclenchement d’une insurrection communiste pour lancer une offensive de grande envergure contre la France6. En novembre, le rapport de synthèse sur le moral dans le pays et dans l’armée estime que les propagandes allemande et soviétique s’exercent de concert, que « les agents de cette propagande [en France] sont ou se font les agents de l’ennemi » et que le Komintern est un allié à part entière de l’Allemagne7. Même s’ils ne vont pas jusqu’à reprendre à leur compte le thème de la collusion, les 2^e et 5^e bureaux de l’EMA relèvent les convergences entre les propagandes communiste et allemande, en particulier par l’appel à une paix immédiate.

7Toutefois, en novembre, le contre-espionnage militaire exprime un point de vue différent qui marque, soit une inflexion, soit un désaccord au sein du service. Il accorde en effet crédit aux renseignements qui rendent compte du projet de Moscou de transformer les hostilités en guerre civile pour étendre le communisme en Europe. Selon ces sources, les Soviétiques veulent dans l’immédiat « aggraver et généraliser le conflit armé entre les États totalitaires et les puissances démocratiques, et en même temps intensifier l’agitation subversive8 ». L’apparente collusion germano-soviétique ne serait donc qu’une ruse de Staline qui compte sur l’effet de surprise pour envahir l’Allemagne9. La France militaire publie un article qui reprend cette thèse de l’expansionnisme soviétique dirigé contre l’Allemagne10. Mais à la même époque, le quotidien de l’armée véhicule surtout la thèse de la neutralité, défendue en particulier par un nouveau chroniqueur, Henri Mélot.

8Très hostile au régime soviétique, ce dernier affirme que l’URSS, incapable de faire la guerre, a choisi de manœuvrer sur le terrain diplomatique en menant une « activité sournoise, dissimulée, retorse » propre à « l’âme slave11 ! » D’une part, il reprend à son compte le stéréotype d’une Armée rouge dans un état déplorable, commandée par des officiers incompétents et recrutée en majorité dans une masse paysanne analphabète, sous-alimentée, abêtie par le travail forcé et prête à se révolter dès que les circonstances s’y prêteront ; le régime, conscient de cette faiblesse militaire et de ce risque politique, a peur de son armée et plus encore d’une défaite en cas de guerre, ce qui exclut tout retournement de Moscou contre l’Allemagne12. D’autre part, il affirme que l’URSS n’a pas les moyens d’être l’allié de Berlin, car, outre son impuissance militaire, elle est incapable de lui fournir une quelconque aide économique13. Pour toutes ces raisons, Mélot estime que le Kremlin veut impérativement se tenir à l’écart du conflit. Aussi, courant novembre, il affirme que l’URSS n’attaquera jamais la Finlande14 ! Toutefois, cette explication d’une neutralité désespérée des Soviétiques en raison de leur incapacité à faire la guerre ne semble avoir rencontré qu’un écho limité. Ainsi, au mois d’octobre, le général Gamelin estime que l’URSS pratique une politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de l’Allemagne, mais il pense encore possible de l’infléchir dans le sens d’un rapprochement avec la France15. À la même époque, le général Decamp, chef du cabinet militaire de Daladier, estime que le pétrole russe n’alimente pas l’Allemagne16. Ces deux exemples montrent que parmi les chefs militaires, tout au moins au début de la guerre, l’URSS est loin d’être unanimement désignée comme un allié de l’Allemagne ou un État révolutionnaire expansionniste en quête d’opportunités offertes par la guerre européenne.

9Comme dans l’avant-guerre, l’attaché militaire français en URSS, le général Palasse, reste convaincu que si les Soviétiques s’efforcent de ne pas être entraînés dans le conflit, l’Allemagne demeure toutefois la principale préoccupation de Staline. Pour cette raison, l’attaché militaire estime que les progrès de l’influence soviétique dans la zone baltique s’effectuent au détriment des Allemands. Il ne condamne donc pas les pressions de Moscou contre la Finlande, car il juge Helsinki trop liée à Berlin17. Palasse conservera le même point de vue dans les mois qui suivent. Au printemps 1940, il analyse encore la politique internationale soviétique dans la continuité de celle des années d’avant-guerre :

« Si […] j’étais amené à définir la politique de l’URSS, je la résumerais ainsi : une politique de convoitise inspirée par le désir de saisir l’occasion présente pour récupérer les territoires perdus à la révolution, mais surtout une politique dominée par le sentiment de faiblesse présente et la crainte d’être attaquée18. »

10Au total, dans les premiers mois de la guerre, le haut commandement prône la modération face à l’URSS. Cette attitude, qu’encourage Palasse, concorde avec celle du gouvernement, qui, à la même époque et en accord avec Londres, cherche à ménager les Soviétiques, car il ne croit pas une véritable collusion entre Moscou et Berlin19. Cette convergence de vue entre pouvoir politique et haut commandement n’a pourtant pas d’effet mécanique sur les choix stratégiques qui sont faits à la même époque. On constate en effet un décalage entre l’appréciation portée sur la politique internationale soviétique et la place attribuée à l’URSS dans la stratégie française.

11Le 15 octobre, le projet de plan interallié prêt à être soumis aux Britanniques classe l’Union soviétique parmi les États ennemis et prévoit d’exercer contre elle des pressions suffisamment vigoureuses pour l’amener « à susciter des difficultés à l’Allemagne » et « s’opposer à toute extension de sa part vers les Balkans20 ». Ainsi, dès les premières semaines de la guerre, des actions offensives sont déjà envisagées contre l’URSS, mais leur contenu n’est pas précisé. Ceci montre qu’au début du conflit, le haut commandement n’a pas fixé d’attitude précise face à l’URSS. Comme dans l’avant-guerre, la question russe est marquée par le flou et reste de fait extérieure à la stratégie de guerre de la France. Par comparaison, la question du front intérieur est plus précisément cernée et fait l’objet de choix qui ont des conséquences concrètes immédiates.

L’organisation du front intérieur dans la drôle de guerre

12En dépit des campagnes de presse et des rumeurs sur les manœuvres occultes du PCF qui viserait à profiter de la guerre pour prendre le pouvoir, l’hypothèque subversive n’est pas prise en compte, ni par le gouvernement, ni par l’EMA, comme facteur déterminant dans la situation politico-militaire du pays21. Mais, en temps de guerre, l’armée joue un rôle plus important dans la lutte contre le communisme qu’en temps de paix. En effet, la surveillance et la répression des communistes s’effectuent dans le cadre de l’état de siège et des dispositions de la loi de 1938 sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre, applicables dès le déclenchement du conflit. Ce cadre juridique attribue à l’autorité militaire des pouvoirs exceptionnels, en particulier lui sont transférés les pouvoirs de police et de maintien de l’ordre normalement exercés par les autorités civiles. Toutefois, les généraux commandant les divisions militaires laissent ou restituent aux autorités civiles leurs pouvoirs de police normaux, à l’exclusion du droit de réquisition des troupes, mais il s’agit d’une simple délégation que l’autorité militaire peut annuler si elle estime que les événements le rendent nécessaires22. Ces dispositions sont ensuite complétées par différents textes, en particulier par le décret du 18 novembre 1939 qui autorise l’internement administratif des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique. En dépit de ce cadre juridique d’exception qui majore sensiblement le rôle de l’armée, le pouvoir politique s’emploie à conserver un contrôle étroit sur le maintien de l’ordre et la répression des entreprises hostiles à la défense nationale. Dans l’ensemble, les prérogatives de l’armée sont donc sensiblement renforcées dans la lutte contre les menées subversives, mais dans des limites bien circonscrites.

13Ainsi, la législation prévoit un accroissement sensible des capacités et des prérogatives du contre-espionnage militaire, puisque dès la déclaration de guerre le 2^bis de la rue de Tourville devient le 5^e bureau de l’état-major qui intègre les services spéciaux et prend la direction du CGST et du contrôle postal23. Cette réorganisation du contre-espionnage avait été codifiée par le décret du 10 février 1939 sur « l’organisation des services de contre-espionnage en temps de paix et en temps de guerre ». Par conséquent, le contre-espionnage militaire voit son rôle sensiblement majoré sur l’ensemble du territoire, en particulier parce que le contre-espionnage civil passe officiellement sous sa tutelle et que le 5^e bureau coiffe les bureaux de centralisation du renseignement (BCR) dont les effectifs sont renforcés dès le début du conflit, conformément à la législation élaborée dans les années d’avant-guerre24.

14Les BCR bénéficient d’effectifs relativement nombreux en raison de l’importance qui leur est attribuée comme instrument de contre-espionnage et de lutte contre la subversion. Pour accomplir leurs missions, ils disposent d’un fichier alimenté par plusieurs sources : le carnet B d’origine préfectorale, la liste des « suspects » fournis par le 5^e bureau25 ou, à la suite d’arrestations, les individus classés « réservés », « nuls » et « douteux » sur la base des renseignements qui ont été recueillis par le BCR. L’exemple des BCR de Lyon (14^e région) et de Clermont-Ferrand (13^e région) donne probablement un bon aperçu de l’organisation, du fonctionnement et des priorités des BCR dans l’ensemble des régions militaires.

15Au cours de la drôle de guerre, celui de Lyon est commandé par un capitaine et compte jusqu’à 73 hommes26. Il est organisé en quatre services spécialisés : une section offensive, qui compte trois lieutenants, trois sous-officiers, un soldat de 2^e classe, un secrétaire et trois dactylographes ; une section défensive avec un capitaine, deux lieutenants, un sous-lieutenant, un sous-officier, 13 secrétaires, quatre dactylographes ; une section archives dotée d’un lieutenant, cinq sous-officiers, 25 secrétaires ; un service général avec un sous-officier, un secrétaire et six plantons27. Cette répartition montre que le BCR donne la priorité à l’action défensive, c’est-à-dire à la protection des secrets et des points vulnérables de la région, l’action offensive, c’est-à-dire la neutralisation des agents ennemis et la traque des « facteurs de désordre », ne venant qu’au deuxième rang.

16En dépit de ce schéma général, la lutte contre le communisme fait en réalité partie des principales missions du BCR et il semble que, au moins durant certaines périodes, elle ait mobilisé l’essentiel du service. Dans la présentation des missions du BCR de Lyon, les objectifs idéologiques et antisubversifs occupent le premier rang :

« Le BCR doit enregistrer tous les faits moraux, psychologiques et matériels dont la connaissance va permettre :
– l’établissement d’un réseau aux articulations à la fois souples et solides dont les extrémités reposeront sur tous les “seuils” nerveux de la région.
– l’anéantissement rapide des foyers d’infection, soit suscités de l’extérieur, soit spontanément germés de l’intérieur28. »

17Toutefois le service a une conception de sa mission qui dépasse ces objectifs puisque dans le rapport mensuel de novembre, le chef du BCR écrit que, face à l’agitation larvée qui s’efforce de propager le défaitisme et de démoraliser la population, il est nécessaire de « créer une véritable contre-offensive de propagande29 ». Plus explicite encore, le chef du BCR de Clermont-Ferrand affirme :

« Le BCR est à la fois un organe de renseignement et un organe de combat, qui doit permettre de lutter contre l’ennemi de l’intérieur. À ce double titre, il semble que la lutte contre le communisme ou le défaitisme devrait être une de ses principales préoccupations […] Il paraîtrait donc conforme à l’intérêt du pays que la lutte contre le communisme ou le défaitisme soit confiée sans restriction au BCR30. »

18Ce zèle déployé dans la lutte contre le communisme peut conduire à des excès contraires à la loi. Ainsi, le BCR de Lyon considère les individus classés « douteux » comme « non pas entendu au sens cartésien du mot » mais comme « culpabilité certaine31 » ! Toutefois, les cas des BCR lyonnais et clermontois ne permettent pas d’extrapoler à tous les BCR un engagement aussi militant dans la lutte contre l’ennemi intérieur, car les sources ne fournissent aucune vue d’ensemble de leurs pratiques et tendent plutôt à révéler des faiblesses structurelles et une certaine hétérogénéité des situations et des pratiques selon les régions militaires.

19En effet, en dépit du volontarisme souvent affiché, les BCR se mettent difficilement en place et, plusieurs mois après le début de la guerre, leurs multiples carences suscitent les critiques de l’EMA32. Il semble qu’il faille attendre le printemps 1940 pour qu’une amélioration se fasse sentir. Il est vrai que dans les premiers mois de la guerre, les BCR ne sont pas une priorité pour le haut commandement et le 5^e bureau n’a pas les moyens d’exercer sur eux une véritable tutelle. Ils souffrent de faiblesses évidentes qui résultent surtout d’une autonomie de fait qui les laissent trop souvent livrés à eux-mêmes. Pour cette raison, ils connaissent une grande diversité d’orientation et d’actions, d’autant plus importante qu’en raison de leurs compétences ils sont directement soumis aux influences locales. Cette situation résulte pour une bonne part du recrutement des BCR. La très grande majorité des affectés sont en effet des réservistes dont la sélection ne semble pas avoir été effectuée avec beaucoup de rigueur et il est peu probable que ces hommes aient reçu une formation au contre-espionnage au cours de leur service militaire. Le cas du BCR de Lyon fournit une bonne illustration de cette situation33.

20Sur un total de 95 hommes passés par le service au cours de la drôle de guerre, on ne compte que deux militaires de carrière, deux sous-officiers, dont un seul a une expérience du renseignement puisqu’il est issu du 2^e bureau de la région militaire. L’intégralité du commandement et de l’encadrement est donc fournie par des officiers de réserve, ce qui ne peut que nuire au professionnalisme du BCR. En outre, cette faiblesse est accrue par la relative hétérogénéité socioprofessionnelle du personnel. Alors que les professions susceptibles de fournir des éléments peu sûrs aux plans politiques et idéologiques sont sous-représentées, avec un seul instituteur, un métallurgiste, deux cheminots, un linotypiste, deux mécaniciens, soit 7 % du total, l’écrasante majorité de l’effectif exerce des métiers qui ne préparent nullement à assumer des tâches délicates de surveillance et de répression, et encore moins de renseignement. Il est vrai que l’on compte parmi les officiers trois magistrats, un procureur, un président de tribunal et un juge d’instruction, qui forme très probablement le noyau dirigeant du service, renforcé par les deux sous-officiers de carrière34. Par leur expérience professionnelle, ils possèdent certes les aptitudes nécessaires pour remplir correctement une partie des missions du BCR, mais certainement pas celle du renseignement.

21Les carences des BCR expliquent probablement le renforcement de leurs effectifs au printemps 1940. Ainsi, début mars, le personnel du BCR d’Orléans (5^e région) est sensiblement augmenté, en particulier dans l’encadrement puisque sept officiers et trois sous-officiers supplémentaires y sont affectés35. Le chef du service tire un bilan satisfaisant de ces mesures puisqu’il note une amélioration des capacités du BCR, qui, « traité tout d’abord en parent pauvre, dispose aujourd’hui de moyens supérieurs à ceux de n’importe quel autre service » : devenu « le centralisateur du renseignement » sur la région, « son importance ne fait que croître à l’intérieur de l’état-major36 ». Les relations avec la gendarmerie, les diverses commissions de contrôle et la justice militaire sont jugées bonnes. Par contre, celles avec la préfecture et les commissaires spéciaux sont qualifiées de « lâches », ce qui sous-entend qu’elles sont médiocres37.

22Cette situation, qui n’est probablement pas propre à la 5^e région, tend à montrer que la lutte contre le communisme et le passage de la Surveillance du territoire sous la tutelle du 5^e bureau, des BCR et des 2^e bureaux des armées ne fait pas disparaître les frictions, voire les tensions, qui existaient avant-guerre entre les contre-espionnages militaire et civil38. La Sûreté nationale conserve en effet un rôle essentiel dans le contre-espionnage et, en région parisienne, les débuts de la guerre voient les renseignements généraux de la Préfecture de police, sous l’impulsion du préfet Langeron, prendre une importance nouvelle dans la répression politique avec la création d’une brigade spécialisée dans la lutte contre le PCF et l’engagement de la police judiciaire et de la police municipale dans l’action anticommuniste39. En outre, la protection et la surveillance des entreprises travaillant pour la défense nationale sont pour l’essentiel assurées par les services de la police d’État et secondairement par la gendarmerie en zone rurale40. La police conserve donc des prérogatives importantes dans la lutte contre le communisme. Si les militaires ont en principe la mainmise sur le contre-espionnage et l’action antisubversive, ils doivent cependant compter avec l’autorité civile. Ceci reste vrai dans l’application des mesures contre-insurrectionnelles.

23Comme par le passé, c’est dans la région parisienne que les dispositions les plus sérieuses ont été prises, avec en particulier le stationnement permanent de troupes destinées au maintien de l’ordre. Ces forces d’un effectif total d’environ 20 000 hommes constituent un ensemble imposant41 : trois régiments régionaux, les 211^e, 212^e et 213^e, affectés surtout à la défense de postes fixes, auxquels s’ajoutent les effectifs de la police, de la garde républicaine mobile, de la gendarmerie et de la garde républicaine de Paris. L’ensemble de ces effectifs, essentiellement statique, est à la disposition immédiate du préfet de police. Par ailleurs, existe une force d’intervention de 6 000 hommes placée sous l’autorité directe du général Héring, gouverneur militaire de Paris.

24Cette « réserve mobile » comprend trois groupes basés respectivement à Courbevoie, Montrouge et Drancy. Chacun de ces groupes, conçu pour mener des actions offensives, constitue un ensemble autonome doté d’un centre de commandement, d’un détachement de motocyclistes et d’automitrailleuses, d’une section de chars, d’une section de fusiliers, d’une section de mitrailleuses et d’engins, d’un groupe de transmissions, de fourgons à vivres et à munitions, et des ambulances. L’ensemble, entièrement motorisé, peut être renforcé par une batterie d’artillerie portée de 65 mm et une escadrille est également disponible pour intervenir en soutien. De plus, dans les régiments régionaux ont été créées sept compagnies cyclistes armées de fusils-mitrailleurs, destinées à éventuellement renforcer les groupes d’intervention. Ce dispositif est tout à fait semblable par son importance et sa composition à celui décrit dans la note Voiriot de 1932 qui conceptualisait le maintien de l’ordre selon une logique de contre-insurrection inspirée par l’expérience de la Commune de 1871 et de sa répression42.

25Le général Héring, qui estime très probable le déclenchement de troubles graves fomentés par le PCF, ordonne des exercices de cadres et des manœuvres pour préparer ses troupes au combat de rue. En outre, dans un but dissuasif, « quelques revues et parades » permettent de « montrer la force aux Parisiens43 » et le général Héring fait savoir « qu’au cas où il serait obligé de les faire intervenir, [ses troupes] ouvriraient le feu à la première résistance sans sommation ». Cette déclaration n’est pas de pure forme car le gouverneur militaire de Paris est convaincu que le communisme représente une menace grave et croissante dans la région parisienne.

26Depuis septembre 1939, il presse le gouvernement de durcir sensiblement la répression, au point de lui transmettre sept projets de décrets-lois qui visent surtout les communistes. Ainsi, il demande, dès le 27 octobre, « l’envoi des indésirables de tous bords dans des camps de travail en Afrique du Nord et aux colonies », puis la mise en place d’une garde étroite de toutes les usines d’armement. Le 5 décembre, il propose de punir « de la peine de mort tout acte de nature à diminuer, arrêter ou apporter un trouble grave dans la production ou la vie économique du pays, les opérations militaires ou l’ordre public44 ». À toutes ses demandes, le pouvoir civil soit oppose son refus, soit retarde ou modère l’application des mesures demandées. Cette attitude temporisatrice du gouvernement s’explique en grande partie par l’affaiblissement du PCF dont les capacités de nuisances semblent très limitées45. Les renseignements recueillis par le 5^e bureau concluent pour une bonne part en ce sens et le haut commandement en tient compte. Ainsi, tout au moins dans les premiers mois de la guerre, l’ennemi intérieur ne paraît pas un véritable danger, ni dans les régions à forte implantation communiste, ni dans les usines travaillant pour la défense nationale, ni dans les forces armées.

L’ennemi intérieur marginalisé

27Cette analyse s’avère tout à fait pertinente, car, dès les premières semaines de la guerre, le PCF connaît un véritable effondrement de son potentiel militant et de son influence politique. Son activité se trouve en effet réduite à peu de choses du fait de l’application du décret du 26 septembre 1939 qui interdit toute activité liée au communisme ou tendant à la diffusion de sa doctrine46. Outre la répression, le PCF est frappé par les défections de militants, d’élus et, dans une moindre mesure, de cadres et dirigeants, qui condamnent le pacte germano-soviétique, la neutralité de l’URSS dans la guerre et la nouvelle orientation pacifiste adoptée par leur parti. De plus, la mobilisation générale prive le PCF de la majeure partie de ses militants et des membres de la direction et de l’appareil appelés sous les drapeaux. Au total, de 280 000 membres avant la guerre, le PCF chute à un effectif estimé à 5 000 militants actifs par le ministère de l’Intérieur au printemps 194047. Toutefois, les communistes conservent quelques bastions, même s’ils sont sensiblement affaiblis, qui sont en majorité situés dans des régions et des branches industrielles vitales pour la défense nationale, en premier lieu la métallurgie et la région parisienne48. Assez rapidement, dès la fin octobre, le PCF parvient à se réorganiser et à relancer son activité de propagande, mais avec des moyens qui restent limités.

28Le contre-espionnage militaire dispose de renseignements, certes fragmentaires mais précis, sur l’affaiblissement et la démoralisation des milieux communistes au début de la guerre. Ainsi, dans une lettre interceptée par le contrôle postal, un fils écrit à son père :

« La trahison des soviets m’a complètement dégoûté du communisme. Staline est un véritable salaud, un criminel […] Je ne comprends pas les communistes français qui l’approuvent encore. Ce sont des fous49. »

29Au mois d’octobre, un « informateur bien placé » rapporte qu’à cause de la mobilisation, l’implantation communiste à l’arsenal de Toulon a été presque divisée par deux, puisque de 400 militants sur 10 000 ouvriers, elle est passée à 200, un recul atténué il est vrai par l’arrivée d’autres militants, en particulier des métallurgistes de Renault, mobilisés dans des compagnies d’ouvriers. L’informateur précise que, depuis le pacte germano-soviétique, les communistes ont perdu leur autorité sur les ouvriers et qu’isolés et repérés, « ils ne sont pas dangereux50 ». Ce même mois, une longue note, qui paraît bien informée, rapporte le désarroi et les divisions qui affectent les milieux « influents et cultivés » du communisme français en région parisienne.

30Selon ce document, la plupart admettent que la lettre à Herriot était maladroite, car elle n’insistait pas suffisamment sur le caractère national de la politique du PCF51. Par ailleurs, l’attitude de l’Union soviétique depuis la fin août suscite des divisions importantes, mais tous sont unanimes pour considérer que la nouvelle politique internationale adoptée par Staline a pour but « d’étrangler » l’Allemagne le moment venu. Les militants ayant séjourné en URSS n’ont pas une bonne opinion de l’Armée rouge et estiment qu’« elle ne désire pas se battre ». Selon eux, « conscients de leur faiblesse militaire, […] les dirigeants soviétiques […] ont voulu profiter de la situation pour prendre des gages terrestres et maritimes. » Dans l’ensemble, les dirigeants communistes parisiens considèrent encore l’Angleterre comme un ennemi irréductible, mais ils ne désespèrent pas « de voir les soviets, lorsque l’Allemagne paraîtra suffisamment affaiblie, rechercher d’eux-mêmes une entente avec la France ». Parmi les dirigeants, la disparition de Thorez a provoqué un grand désarroi. Certains se refusent à croire qu’il ait déserté, car il

« se déclarait profondément national, était en bon terme avec ses officiers et ne manifestait aucune inquiétude. Ses amis croient qu’il est séquestré par des ennemis politiques ou peut-être même qu’il a été attiré dans un guet-apens et assassiné ».

31Ils pensent que la disparition de Thorez a décapité leur parti, car il était « le seul à avoir de l’influence sur les masses52 ».

32Ces renseignements, qui indiquent qu’un net flottement affecte les cercles dirigeants du PCF, contribuent à alimenter l’impression générale que le communisme ne constitue pas un danger majeur dans le pays puisque son activité ne se manifeste guère. En effet, au cours de l’automne 1939, on constate un repérage limité de l’action du PCF et de l’agitation entretenue par les communistes. Ainsi, à la mi-septembre, la gendarmerie signale qu’excepté des distributions de tracts, aucune action de propagande n’a été menée en région parisienne depuis le début de la mobilisation53. Ce même mois, suite à un renseignement portant sur la présence notable et active des communistes dans l’usine Lorraine d’Argenteuil, le contre-espionnage militaire se montre sceptique, estimant que « l’informateur est sérieux, mais peut se laisser entraîner par ses sentiments personnels anticommunistes54 ». Par la suite, la plupart des faits rapportés sont localisés et n’ont aucun caractère de gravité. Dans le Nord, le commissaire spécial de Douai informe le contre-espionnage militaire que certaines sociétés colombophiles de la région sont contrôlées par les communistes, ce qui représente un danger pour la défense nationale55 ; selon un renseignement d’« origine incertaine », la plupart des cellules communistes se transformeraient en sociétés sportives, comme la cellule de Saint-Jean-de-Luz qui serait devenue une société de joueurs de pétanque56.

33Dans la deuxième moitié d’octobre, la gendarmerie de la région parisienne rapporte des faits davantage vérifiés et plus inquiétants, mais qui restent toutefois limités. De nombreux cas de propagande communiste ont été relevés, en particulier dans les usines, avec des inscriptions du style « Raynaud, Bonnet, Daladier au poteau » et des manifestations individuelles, souvent injurieuses pour le président du Conseil, sont énumérées57. Parmi les ouvriers, les actes d’indiscipline paraissent de plus en plus nombreux, allant jusqu’à des voies de fait contre les contremaîtres58. Somme toute, les renseignements précis sur l’activité organisée du PCF sont en augmentation mais restent peu nombreux, pas nécessairement vérifiables et parfois anodins. Ainsi, la SCR est informée que le PCF se préparerait à transférer ses archives en URSS, via la Turquie59 ! Les chiffres de la répression contre la propagande défaitiste montrent que le communisme reste un problème très secondaire jusqu’à la fin de l’année. Ainsi, dans la 14^e région militaire, de fin août à fin décembre, pour 159 enquêtes déclenchées à la suite de dénonciations ou de faits avérés de propagande défaitiste, 8 inculpations seulement sont prononcées60.

34De même, la question des étrangers, étroitement reliée à la menace subversive tout au long de l’entre-deux-guerres, n’est pas considérée sur un mode alarmiste. Les lettres écrites par des Italiens installés en France et ouvertes par le contrôle postal ne révèlent pas d’intentions hostiles contre la France. Il en est de même des républicains espagnols internés, qui se plaignent essentiellement de leurs conditions de détention. Nombre d’entre eux, ainsi que d’autres réfugiés laissés en liberté, expriment des sentiments favorables à la France, tel l’un d’eux qui écrit : « Je suis décidé à prendre les armes contre les fascistes, […] calme et courageux pour défendre la France démocratique menacée par un criminel ambitieux61. » Le contrôle postal intercepte également une lettre dans laquelle le Comité espagnol du fonds international de solidarité donne cette consigne à ses adhérents : « Nous considérons comme un devoir pour tous d’offrir nos services […] à cette noble France, abri de tous les exilés du monde et qui a tant fait pour les réfugiés espagnols62. »

35La faible activité du PCF n’exclut pas la crainte persistante de la subversion. Le rapport du commissaire spécial de Douai, transmis début octobre au BCR de Lille et au 5^e bureau, reste pondéré, mais incite à la vigilance : « La plupart des militants paraissent, sous une apparence résignée, garder l’esprit de combat et devront faire l’objet d’une très active surveillance63. » Du côté des militaires, les inquiétudes sont souvent beaucoup plus vives. Le 28 septembre, lorsque le général Georges formule de sérieuses réserves quant à la décision de Gamelin d’installer le Grand Quartier général près de Paris, son premier argument est la proximité des banlieues ouvrières64. D’autres documents montrent que la croyance au complot communiste demeure présente au sein de l’institution militaire, alimentée par des renseignements particulièrement inquiétants, telle la circulaire, diffusée par le ministère de l’Intérieur début octobre en métropole et en Algérie, qui informe que des agents soviétiques ont été envoyés dans les ports français pour placer des bombes à retardement à bord de navires marchands65. Suite à la distribution en octobre de tracts communistes dans l’usine SNCM d’Argenteuil, une entreprise où le PCF reste particulièrement bien implanté, le général commandant de la région aérienne écrit : « Là comme ailleurs, le premier objectif des révolutionnaires semble être de se procurer l’armement nécessaire à leur action66. » Le contrôle postal relève qu’un officier d’active écrit à ses parents que « la situation intérieure est mauvaise », en particulier à cause de « l’agitation ouvrière fomentée dans les usines par les pro-russes67 ».

36Toutefois, durant cette période, le PCF n’est pas systématiquement dénoncé comme ayant partie liée avec l’Allemagne, ce qui confirme que la peur du communisme reste somme toute limitée. Par conséquent, la déclaration de guerre n’a pas déclenché une psychose de la révolution, vraisemblablement parce que l’interdiction du PCF et les mesures répressives mises en application ont rassuré la majeure partie de l’opinion publique, les milieux politiques, ainsi que la majeure partie de l’institution militaire. Cette hypothèse est d’autant plus probable, qu’au sein de l’armée, la propagande communiste hostile à la guerre reste imperceptible, l’agitation nulle, ce qui ne peut que conforter l’impression dans l’encadrement et le haut commandement que l’influence communiste a fortement régressé dans le pays.

L’antimilitarisme introuvable

37Jean-Louis Crémieux-Brilhac a montré qu’au cours de la drôle de guerre, les communistes mobilisés dans l’armée s’étaient dans leur grande majorité abstenus de toute activité de propagande et ne s’étaient pas distingués de la masse des soldats par leur comportement et leur manière de servir68. Cette attitude s’explique à la fois par les consignes données par le PCF, qui demande aux militants sous les drapeaux de se soumettre à leur devoir de combattant, et par les conditions propres à la vie militaire.

38La directive de se comporter en bon soldat est d’autant plus aisée à mettre en pratique par les militants mobilisés que la politique de lutte contre la guerre impérialiste et l’appel à la paix immédiate ne va pas jusqu’au défaitisme et n’implique pas un retour à l’antimilitarisme antérieur à 193669. Le jugement que porte Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur la conduite des cadres et dirigeants communistes mobilisés peut être également appliqué aux simples militants : « Présents au corps, les responsables communistes se montrent généralement disciplinés, soucieux d’échapper aux provocations et attentifs à ne pas être pris en défaut dans le service70. » Les désertions de Maurice Thorez le 3 octobre et de Raymond Guyot fin janvier, sur ordre de Moscou, font exception à cette règle générale71. Au total,

« contrairement à ce qui se passe dans les usines, il n’y a pas de noyau dur de communistes aux armées ; il n’y a que des soldats communistes plus ou moins isolés, vivant chacun à sa façon l’expérience de la guerre72 ».

39Les services de renseignement militaire sont conscients de la faible organisation et de l’activité négligeable des communistes dans les régiments. Ainsi, le 5^e bureau considère, de même que le 2^e Bureau de la région militaire de Paris, que les communistes n’ont pas d’implantation notable dans l’armée73. Plus tard, au procès de Riom, le général Gamelin exprimera le point de vue du haut commandement durant la drôle de guerre :

« Grâce à la vigilance du commandement, toutes les tentatives de propagande ont été arrêtées à temps. S’il y eût quelques actes d’indiscipline sporadiques et isolés dominés sans retard, nous ne connûmes rien pourtant pouvant se comparer, même du plus loin, aux manifestations de 1913 à l’occasion de la loi des 3 ans, encore moins aux graves mutineries du printemps 1917 ou à celles de la flotte de la mer Noire74. […] Je puis dire que je n’ai été saisi par le Grand Quartier Général d’aucune affaire réellement d’importance spéciale et générale concernant des cas de propagande communiste dans les armées. Je n’en ai jamais également été saisi au cours de mes inspections ou à l’occasion des grands rapports, malgré que je m’en sois enquis à plusieurs reprises75. »

40Ce témoignage est corroboré par celui du commandant Jacquot, officier particulièrement bien informé puisqu’il a été le principal responsable du suivi des militaires classés PR (propagandistes révolutionnaires)76 au cours de la drôle de guerre :

« Les unités soient disant troublées par des menées révolutionnaires étaient presque toujours des unités mal commandées et abandonnées à elles-mêmes […] La propagande révolutionnaire dans l’armée n’a été qu’un facteur de peu d’importance, qui n’en aurait eu aucune si tous les cadres avaient eu, au moment voulu, l’énergie nécessaire77. »

41La documentation conservée dans les archives confirme ces témoignages. En effet, les renseignements recueillis en octobre sur la présence communiste dans l’armée sont en général anodins, relevant souvent davantage de la rumeur que de faits établis : un certain Georges Caurier, fils de bonne famille présenté comme un ex-Croix-de-Feu passé au PCF en 1936, a été affecté à l’état-major du général Réquin, avec lequel il serait très lié78 ; à l’arsenal de Toulon, fonctionneraient plusieurs cellules militaires et, au 155^e régiment de réserve, les communistes auraient adopté comme signe de reconnaissance un morceau de drap rouge placé au bonnet de police79. Une seule note de renseignement rapporte des faits réellement graves : au camp de Gurs, les communistes inciteraient les soldats de l’armée républicaine espagnole à s’engager dans la Légion étrangère pour « saboter l’esprit Légion », détériorer les armes et préparer des révoltes sur le front80.

42À partir du mois de novembre, les renseignements recueillis rapportent une augmentation sensible de l’activité communiste au sein des régiments et l’apparition de manifestations de propagande visant l’armée ou l’effort de défense dans les régions d’implantation du PCF. Cette recrudescence est d’autant plus sensible qu’elle s’accompagne d’une radicalisation des mots d’ordre qui sont désormais centrés sur la dénonciation de « l’ennemi intérieur » et des gouvernements franco-britanniques comme les principaux responsables de la guerre. Le gouvernement s’en inquiète et Daladier recevant le sénateur Marcel Rambaud lui déclare : « On se trouve devant un complot prémédité et minutieux81. » Des signes d’inquiétude apparaissent également parmi les chefs de corps : l’un s’alarme du développement de la propagande communiste « payée par Hitler et Staline » et du risque de destruction ou de paralysie de la manufacture de Tulle par des sabotages82 ; un autre dénonce l’activisme des communistes d’Halluin qui s’efforcent d’aviver l’animosité entre soldats français et britanniques83. Les BCR des 13^e et 5^e régions, de même que les renseignements obtenus par le 5^e bureau, confirment cette tendance générale84 : des employés des postes glisseraient des tracts dans les colis destinés aux troupes de la ligne Maginot85 ; les communistes formeraient dans les régiments des clubs sportifs qui serviraient de couverture aux cellules de soldats86 et ils seraient parvenus à organiser au 450^e régiment de pionniers « une grève sur le tas » suivie par un groupe de 25 soldats87. Aucun résultat d’enquête n’ayant été conservé à la suite de tous ces faits, il n’est pas possible de savoir s’ils ont été correctement rapportés, mais leur réalité n’est pas improbable.

43Quoi qu’il en soit, la perception d’une accentuation de la pression communiste a des effets importants au sein de l’institution militaire : dans La France militaire, le très influent général Niessel signe un article pour dénoncer le retour des communistes à l’antimilitarisme révolutionnaire et appeler à la vigilance face aux attaques du PCF contre la défense nationale et l’armée88 ; plus révélateur encore, car rédigé à partir des rapports remontés de l’ensemble des régions militaires et de la zone des armées, le rapport de synthèse de novembre sur le moral dans le pays et dans l’armée est particulièrement alarmiste, très marqué par la thématique du complot et de la collusion germano-communiste. Ce document part du constat que « de tous côtés, on signale le réveil de l’activité communiste » et que « les formations militaires ne sont pas épargnées89 ». Le rapport en tire les conclusions suivantes :

« Toutes ces informations par leur concordance sont impressionnantes […] La propagande se fait dans le plus grand secret, de “bouche à oreille” […] On croit sentir qu’une énorme infiltration soviétique pénètre tous les rouages. »

44C’est la présence communiste dans les usines qui est jugée la plus préoccupante à cause surtout des affectés spéciaux qui chercheraient à susciter le mécontentement systématique et inciteraient à effectuer en 10 heures le travail antérieurement exécuté en huit. Le rapport reprend à son compte la déclaration faite par le président d’une commission de contrôle postal :

« Si le moral du front est très élevé, celui de la population est moins bon. Il existe en liberté trop d’individus aux idées subversives. Ils sont dangereux. Ils ne se gênent pas pour tenir des propos défaitistes, et même menaçants. Ce danger […] ne consiste pas seulement dans la désorganisation des usines et la diminution de leur rendement, ou encore dans le risque d’un mouvement révolutionnaire. Il consiste surtout dans la menace pressante de graves sabotages et l’organisation permanente d’entreprises de sabotages et de trahison ».

45Le rapport poursuit :

« On apprend la création à Moscou d’un centre international de sabotage chargé d’organiser des grèves et de provoquer des actes de sabotage dans les usines et les entreprises travaillant pour la Défense nationale, ou sur les navires commerciaux, ou sur les voies ferrées, ou dans les ports90. »

46Il est précisé qu’André Marty serait l’un de ses dirigeants91 ! En conclusion, le rapport estime que le PCF prépare un mouvement insurrectionnel et cherche à paralyser la production ; par les mots d’ordre qu’il diffuse, il agit en agent de l’ennemi, ce qui démontre que le Komintern est l’allié de l’Allemagne puisqu’il existe une incontestable « intimité entre les organes de propagande des deux pays ».

47Ce document est symptomatique du retour en force de la croyance au complot fomenté par l’ennemi intérieur en relation étroite avec l’Allemagne. Ce regain d’inquiétude résulte, au moins pour une bonne part, de la relance de la propagande communiste au cours du mois de novembre. Toutefois, il ne s’agit pas d’un mouvement général au sein de l’institution militaire, car plusieurs documents contredisent la thèse du complot, en particulier à propos des problèmes posés par la production dans les usines92. La crainte des sabotages ne semble d’ailleurs pas à cette époque particulièrement préoccuper les organismes militaires chargés de la lutte anticommuniste. De même, des renseignements portant sur des militants socialistes, français ou étrangers, n’expriment pas une suspicion systématique93. Ainsi, à propos du groupe social-démocrate allemand, qui édite le journal Neuer Vorwärts, une note du 5^e bureau conclut : « Il n’y a rien qui puisse empêcher de s’intéresser à ces publications, intéressantes en soi et même utiles à lire, car elles donnent une idée assez exacte de la véritable situation en Allemagne94. » Mais plus significatif encore du caractère relativement limité de la paranoïa anticommuniste au sein de l’institution militaire, la répression reste relativement modérée, surtout au sein de l’armée, et le haut commandement ne se montre pas favorable à son intensification.

Répression et surveillance en demi-teinte

48Les bilans d’activité établis en région parisienne par la gendarmerie donnent un bon aperçu de l’importance très relative accordée à la répression contre le PCF. Pour la deuxième moitié du mois d’octobre, l’ensemble des procès-verbaux établis par la Légion de Paris pour cause d’activités nuisibles à la défense nationale montre que l’action anticommuniste occupe une place marginale95. Sur un total de 8 127 procès-verbaux, aux motifs des plus hétérogènes puisque sont par exemple comptabilisées des poursuites pour infractions aux lois sur l’ivresse, la chasse, les finances, on n’en trouve que trois établis pour propos défaitistes, six pour distribution de tracts et de journaux, cinq pour des perquisitions et saisies effectuées chez des militants communistes, soit 14 procès-verbaux au maximum pouvant impliquer le PCF. Parmi les affaires concernant directement la Défense nationale, ce sont les 163 cas d’insoumission, les 152 cas de désertion, les 58 « absences illégales » et les 84 « suspects au point de vue national », c’est-à-dire relevant de l’espionnage, qui pèsent le plus lourd dans le bilan de la gendarmerie. De même, sur un total de 369 arrestations, cinq seulement sont dues à une action de propagande nuisible à la défense nationale, deux à des propos défaitistes, alors que 27 insoumis et 35 déserteurs ont été arrêtés.

49Par comparaison, les chiffres de la deuxième quinzaine de décembre montrent une augmentation sensible de l’activité de la Légion de Paris : sur 12 496 procès-verbaux, 487 ont été motivés par la recherche d’insoumis, 254 par la recherche de déserteurs, 34 au sujet de « suspects au point de vue national » et 46 pour « propagande nuisible à la défense nationale, propos défaitistes, militants de la propagande révolutionnaire ». Concernant les arrestations, le bilan est au contraire à la baisse : sur un total de 255, on trouve 24 insoumis, 26 déserteurs, trois propagandistes défaitistes ou révolutionnaires et un distributeur de tracts96 !

50Dans tous les cas, on constate que la lutte contre le communisme ne représente qu’une part très modeste de l’activité de la gendarmerie en région parisienne : soit 0,17 % des procès-verbaux en octobre et 0,5 % en décembre ; 1,9 % des arrestations en octobre et 1,5 % en décembre. Ces données ne concernent pas toujours explicitement les communistes, mais l’on peut raisonnablement supposer qu’elles désignent très majoritairement des membres du PCF97. Le rapport du BCR de Lyon pour la période septembre-décembre 1939 montre lui aussi un résultat limité : 159 enquêtes effectuées pour propagande défaitiste ont débouché sur le résultat insignifiant de huit inculpations98. Ces chiffres reflètent l’activité limitée du PCF, mais ils s’expliquent aussi par la volonté des autorités de ne pas tomber dans une logique de répression politique tous azimuts.

51Ce choix apparaît nettement dans les usines où les communistes sont loin d’être systématiquement pourchassés99. Pragmatique, Raoul Dautry, ministre de l’Armement, estime qu’il y a trop d’ouvriers communistes pour qu’on puisse se passer d’eux. Faisant confiance à la conscience professionnelle des travailleurs, il recommande de frapper « fort et juste » les provocateurs et les trublions, mais se refuse à sévir pour délit d’opinions100. Le ministre du Travail, Anatole de Monzie, et les patrons de l’aéronautique, Bloch, Dewoitine et Potez, ont le même point de vue.

52Dans l’armée, la situation est comparable, la surveillance et la répression restant limitées, assez élastiques et pas toujours efficaces. Cette tendance se vérifie dans la tenue des « listes spéciales PR », qui restent strictement réglementées conformément aux textes de 1937 et soumises comme avant la guerre au contrôle étroit du ministre de la Guerre et de la Défense nationale. Le recensement des PR reste en effet supervisé par le 3^e bureau PR du cabinet du ministère de la Défense nationale qui procède aux inscriptions ou radiations en fonction des décisions prises par le ministre. Le commandant Jacquot, qui jusqu’à la guerre était l’officier responsable du 3^e bureau PR, est, à partir de septembre, affecté au Quartier général où il est chargé de suivre les affaires PR. La coordination de la surveillance des PR et du repérage des suspects susceptibles d’être classés PR relève du 5^e bureau de l’EMA et, localement, ces tâches relèvent dans chaque région militaire des BCR et des 2^es bureaux de la zone des armées. Ces différents organismes réceptionnent aussi les listes de PR affectés dans les unités de leur zone de compétence et les transmettent aux chefs de corps concernés. Les BCR peuvent, si nécessaire, recourir à l’aide de la Gendarmerie et de la Sûreté nationale, et les 2^es bureaux d’armée ont à leur disposition deux commissaires et six inspecteurs. Dans les régiments, le colonel connaît le nom des PR servant sous ses ordres et il doit traiter personnellement toutes questions les concernant avec l’assistance éventuelle d’un officier. Pour des faits précis de propagande révolutionnaire ayant entraîné une sanction, il peut demander par voie hiérarchique l’inscription par le ministre sur les listes PR des militaires repérés. Il est également autorisé à signaler les PR qui lui paraissent susceptibles, en raison de leur attitude et de leur aptitude à servir, d’être rayés des listes.

53Le ministère conserve une pratique restrictive dans la tenue des listes PR, exigeant des faits précis et avérés pour y inscrire des soldats, des réservistes ou de futurs conscrits101. Outre la surveillance dont ils font l’objet, les PR doivent être exclus des promotions à un grade, des pelotons d’élèves gradés, des postes de confiance soumis à une enquête préalable, des postes d’affectés spéciaux dans l’industrie et des affectations dans la marine, l’aviation, la DAT, les chars et les unités de forteresses. Ceci revient, en principe, à les affecter essentiellement dans des régiments d’infanterie, et ils doivent en outre être dispersés dans différentes unités au sein d’un même corps102. Comme avant la guerre, le nombre des PR reste peu élevé et ne concerne pas exclusivement les communistes. En l’absence de données statistiques globales, quelques chiffres disponibles donnent une idée des effectifs relativement réduits inscrits sur les listes PR. Le nombre rajouté jusqu’en avril 1940 à la liste initiale du début de la guerre s’élève seulement à 527 noms, ainsi répartis : 319 communistes, 125 trotskystes considérés comme les plus « dangereux », 65 défaitistes ou objecteurs « sans tendance précise » et 18 autonomistes. Dans l’ensemble, ces chiffres restent très modestes et montrent de manière assez surprenante que les communistes ne représentent que les deux tiers du total, les trotskystes constituant une forte minorité qui paraît vivement inquiéter les autorités103. Autres chiffres significatifs, au sein de la 2^e armée, l’effectif des PR en mai 1940 s’élève à 550 environ, soit une proportion infime de la masse des soldats104.

54Il est fort probable que, comme avant la guerre, nombre de militants parmi les plus actifs ont échappé au recensement et n’apparaissent pas d’emblée comme suspects. De même, les règles d’affectation ne sont pas strictement comme le montrent quelques exemples de communistes notoires : Louis Aragon rejoint comme médecin auxiliaire la 3^e DLM ; Marcel Prenant, capitaine de réserve, est affecté au 2^e bureau de sa division ; plus étonnant encore, Auguste Lecœur, arrêté en septembre 1939 et condamné à trois mois de prison, est ensuite renvoyé dans son unité de forteresse sur la ligne Maginot. À son arrivée, son capitaine lui dit :

« Ici, nous ne faisons pas de distinction entre les soldats. Je ne veux pas savoir ce que vous avez fait. Si vous vous conduisez comme les autres, vous serez traité comme les autres. Sinon, je serai obligé de sévir. Et avec d’autant plus de sévérité que je vous aurais prévenu105. »

55La faiblesse de ces chiffres et ces quelques anecdotes concordent avec le tableau que dresse Jean-Louis Crémieux-Brilhac de l’intégration des soldats communistes dans l’armée de la drôle de guerre :

« Officiers subalternes et soldats ont avec les communistes aux armées des contacts d’homme à homme […] Sévères pour le PCF et ignorant d’ailleurs en général ses prises de position exactes, ils voient en face d’eux des militants ou sympathisants qui portent le même uniforme qu’eux, se plient aux mêmes devoirs, discutent avec des arguments dont certains les touchent et qui ne semblent ni des rebelles, ni des agents de l’étranger […] La plupart des lieutenants et capitaines de réserve […] sont naturellement portés à faire confiance à leurs hommes, sans distinction d’opinion. Au sommet de la hiérarchie militaire, Gamelin et la plupart de ses généraux d’armée […] font confiance à l’image du soldat français qu’ils ont rapportée de la guerre de 14. Au surplus, ayant pris les précautions qu’ils jugent suffisantes, ils ont des raisons de ne pas exagérer la gravité du danger communiste dans l’armée. Ainsi l’armée, en qui les politiques voient pour la plupart – et avec raison – le meilleur instrument de neutralisation des communistes, joue aussi jusqu’à un certain point pour eux un rôle protecteur. Du fait de sa capacité de brassage humain et de sa force d’inertie, elle est un des milieux sociaux où leur intégration est la plus facile et malgré l’anticommunisme des cadres de carrière et la crainte, largement répandue dans les 2^e bureaux, d’un complot ou d’une trahison, c’est aux armées que la réaction de rejet à leur égard est la plus faible106. »

56Pourtant, les partisans d’un durcissement de la lutte anticommuniste exercent de fortes pressions. La commission de l’Armée du Sénat se distingue particulièrement par son activisme en ce sens. En novembre, Daladier accepte à sa demande d’instaurer une « procédure d’exception » permettant de radier les affectés spéciaux à la demande des préfets. Puis, en décembre, les sénateurs finissent par obtenir la création de « compagnies spéciales de passage » où l’on regroupe les éléments considérés comme dangereux. Deux compagnies sont d’abord créées, l’une pour les droits communs, l’autre pour les politiques. D’autres suivront au printemps. Cette rupture avec le principe de dissémination et cette ségrégation de militaires selon des critères politiques, sans précédent sous la III^e République, suscitent les protestations de Jacquot et de Dautry107.

57Au sein de l’armée, outre les prises de position du général Héring, plusieurs documents révèlent l’inquiétude et l’exaspération que provoque une répression jugée inefficace à cause de la légèreté et du laxisme des autorités civiles et militaires face au communisme. Le BCR de Lyon déplore que les 159 enquêtes effectuées depuis le début de la guerre pour atteinte à la défense nationale n’aient abouti qu’à huit inculpations108. Plusieurs notes de la SCR soulignent la faiblesse de la répression : suite à la formation d’une cellule communiste à la cartoucherie de Valence, le préfet est informé, mais aucune mesure n’est prise, alors qu’il y aurait déjà eu plusieurs tentatives de sabotage109 ; des communistes ont obtenu des affectations aux armées incompatibles avec leur engagement politique, tel cet ex-dirigeant du Var, dessinateur à l’artillerie navale, qui est « d’autant plus dangereux qu’il est bon soldat et très zélé », ou ce capitaine d’aviation de Pau, qui écrivait des articles dans la presse communiste d’avant-guerre110 ; au 450^e régiment de pionniers de Toulon, une propagande active a provoqué « une grève sur le tas » dans un groupe de 25 soldats, mais « l’affaire s’est arrangée à l’amiable et aucune sanction n’a été prise111 ». À Tulle, un officier de la garnison prend l’initiative d’écrire au commandant de la place pour dénoncer l’impunité dont profite la propagande communiste au sein de la manufacture d’armes et les risques de destruction ou de paralysie de l’entreprise par les sabotages. Il estime que les autorités restent passives, car elles refusent « de traiter les communistes en ennemis112. »

58Dans les mois suivants, la pression des autorités militaires locales en faveur d’un accroissement de la répression augmente sensiblement, car la menace intérieure est encore revue à la hausse et dénoncée sur un mode de plus en plus passionnel. Cette escalade intervient au cours de la guerre de Finlande, lorsque le communisme devient un ennemi clairement identifié par une bonne partie de l’institution militaire. La question de faire la guerre à l’URSS se trouve alors clairement posée.

La préparation à la guerre contre l’URSS (décembre 1939-mars 1940) ?

59L’attaque de l’URSS contre la Finlande provoque une évolution sensible de l’attitude française face aux Soviétiques, ce qui a des conséquences importantes sur le plan militaire. On constate en effet une réévaluation de la place jusque-là attribuée à l’URSS dans la stratégie suivie par la France, puisque le haut commandement, tirant les conséquences de la nouvelle situation, envisage l’ouverture d’un front oriental tourné contre l’URSS. Cette orientation concorde avec l’attitude interventionniste qu’adopte le gouvernement français dès le début de l’agression soviétique. Il se déclare en effet très favorable à une aide directe des alliés à Helsinki, tandis que Londres se montre plus réservé113.

Les velléités d’intervention et les réticences du haut commandement

60Une note sur la conduite stratégique de la guerre, datée du 31 décembre, estime que « la collusion germano-russe […] apparaît maintenant suffisamment solide » pour supposer qu’un accord a été conclu pour le partage de l’Europe centrale, orientale et balkanique « en zones d’influence ou d’asservissement ». En conséquence, les forces armées françaises doivent agir rapidement contre l’URSS pour affaiblir l’Allemagne. Deux objectifs prioritaires sont définis :

1.  Apporter une aide immédiate à la Finlande, directement par la création d’une « légion française » de volontaires qui combattraient aux côtés des troupes finlandaises, indirectement en instaurant très vite le blocus de Mourmansk et d’Arkhangelsk. Dans un second temps, trois divisions devraient débarquer pour prendre le contrôle des zones minières scandinaves et combattre les Germano-Soviétiques aux côtés des forces norvégiennes et suédoises.

2.  Attaquer les gisements de pétrole du Caucase en donnant la priorité à la destruction du pipe-line Bakou-Batoum. Ces opérations seraient menées par des Tcherkesses et des Kurdes, réfugiés en Syrie, qui effectueraient des raids à partir de la Turquie. La neutralité d’Ankara n’est pas considérée comme un réel obstacle à ce projet, car « il semble possible d’obtenir du gouvernement turc qu’il ferme les yeux sur l’existence de bandes armées114. »

61Cette note ne peut être considérée comme une simple hypothèse de travail, sans véritable portée, car elle recoupe des études partielles rédigées dans la même période qui montre que le haut commandement envisage sérieusement d’agir contre l’URSS. La première, datée du 24 décembre, prévoit une intervention en Scandinavie par l’envoi d’unités d’aviation puis de trois ou quatre divisions115. Début janvier, la prise de contrôle des ports soviétiques de la mer Blanche est mise à l’étude. Cette opération comporterait un double enjeu stratégique : sur le plan militaire, garantir à la Finlande le libre accès à l’océan arctique pour lui permettre de recevoir ravitaillement et armements et fournir aux alliés une bonne base de départ pour progresser ensuite vers l’intérieur de l’URSS ; sur le plan politique, déstabiliser le régime soviétique en suscitant des révoltes, car

« les régions de Mourmansk et de Carélie sont pour le régime soviétique les terres d’internement de milliers de proscrits politiques, dont les camps de concentration sont prêts à se soulever contre les oppresseurs […] La Carélie pourrait servir de base où peu à peu les forces nationales pourraient se concentrer116 ».

62Ces projets très volontaristes, aventureux et optimistes expriment-ils vraiment les intentions du haut commandement, en particulier du commandant en chef ? L’absence d’en-tête sur ces documents ne permet pas de connaître leur origine et encore moins leurs auteurs. Il s’agit probablement d’études n’engageant que le 3^e bureau et destinées à être soumises au général Gamelin. Elles montrent cependant qu’au sein du Grand Quartier général existe la volonté de déclencher des opérations offensives contre l’URSS. La France militaire relaie sans réserve ces projets en insistant sur les capacités militaires quasi nulles de l’Armée rouge117. Les partisans de cette stratégie périphérique tournée contre l’URSS confirmeront par la suite leur influence jusqu’en mai 1940118. Leur poids est d’autant plus grand au moment de la guerre de Finlande qu’Édouard Daladier est partisan d’une action énergique contre l’Union soviétique119.

63Les 4 et 8 janvier, il ordonne au Grand Quartier général de préparer un corps expéditionnaire qui devra être opérationnel deux mois plus tard. Début février, il revient à la charge, ordonnant au haut commandement de préparer le départ pour la Finlande de la Brigade alpine et de troupes polonaises120. Il est vrai que les considérations de politique intérieure le poussent dans cette direction, car dans le pays et au Parlement la pression s’accroît en faveur d’une intervention alliée dans la guerre soviéto-finlandaise121. La dynamique antisoviétique est alors si puissante que le Quai d’Orsay, d’abord réticent à l’option militaire, s’y rallie à la fin du mois de décembre. En raison des échecs répétés de l’Armée rouge face aux Finlandais, les milieux diplomatiques croient à un effondrement rapide du régime soviétique si les Franco-Britanniques lançaient une action militaire résolue122. Toutefois, le ton comminatoire des directives de Daladier montre que le chef du gouvernement veut vaincre les résistances qu’il rencontre au sein du haut commandement, car Gamelin écarte l’option d’une action terrestre sur les territoires soviétiques et finlandais.

64Dans une lettre à Daladier datée du 26 février, le commandant en chef présente au président du Conseil le plan de guerre prévu pour 1940. S’il persiste à ne pas qualifier l’URSS d’allié de Berlin, il estime que « ses échecs répétés en Finlande, en sapant son prestige et en semant le trouble dans son économie, sont de nature à la rejeter de plus en plus vers l’Allemagne ». Compte tenu de cette évolution probable et de la nécessité de réaliser le blocus complet du Reich dans les délais les plus proches, les Franco-Britanniques doivent d’abord mener une action militaire contre l’URSS, avant de prendre le contrôle du fer suédois qui devra permettre d’achever le bouclage économique de l’Allemagne. Gamelin précise ensuite son plan d’action :

« L’un des moyens qu’ont la France et la Grande-Bretagne d’achever l’investissement de l’Allemagne est de provoquer et d’accélérer l’effondrement de l’URSS. Ce moyen s’offre à elles du fait de l’agression soviétique contre la Finlande […] Ce moyen consiste à briser définitivement l’offensive russe en Finlande et à “neutraliser” l’industrie du pétrole au Caucase par une action militaire sur Batoum et Bakou123. »

65Ainsi, le commandant en chef exclut toute intervention directe en Finlande et encore moins sur le littoral arctique de l’URSS. En outre, s’il admet la nécessité de mener des opérations contre les zones pétrolifères du Caucase, ils les subordonnent à la collaboration de la Turquie :

« L’action principale sera dévolue aux forces aériennes franco-britanniques. Elle s’exercera dans les meilleures conditions si les alliés ont pu s’assurer de la coopération turque. L’action aérienne pourra en outre être doublée, dans ce cas, d’une action des forces terrestres turques visant à profiter de tout fléchissement de la résistance russe pour réaliser l’occupation permanente de Batoum et de ses installations124. »

66L’application de ce plan d’opération dans le Caucase repose sur le soutien résolu des Turcs, ce qui d’emblée le fragilise. Le caractère limité et implicitement conditionnel de ce projet d’intervention montre les réticences de Gamelin à engager des forces sur des théâtres d’opérations périphériques et à déclencher des opérations de guerre contre l’URSS. Cette attitude, déjà relevée par René Girault125, est confirmée début mars dans une note qui rappelle que le Conseil suprême interallié du 10 mars a donné la priorité à la prise de contrôle des mines de fer suédois, écartant toute aide militaire directe à la Finlande, et qu’« un effort sur les Balkans [serait] d’un bien plus grand rendement qu’un effort en Scandinavie126 ». Sur le fond, ce point de vue se rapproche de celui du général Palasse qui n’est pas favorable à une action militaire directe contre l’URSS. Le point de vue de l’attaché militaire mérite d’être exposé en détail, car il semble avoir influencé, au moins pour une part, le commandant en chef.

67Dans les semaines qui précèdent la guerre de Finlande, Palasse estime qu’à court terme le principal objectif international de l’URSS est de développer son influence en mer Noire. Aussi, dès le 15 octobre, il recommande la mise en place au Proche-Orient d’une force interalliée, regroupant surtout des moyens navals et aériens permettant d’intervenir rapidement dans le secteur de la mer Noire127. L’éclatement de la guerre d’Hiver ne modifie pas son pronostic. Il estime que le déclenchement du conflit ne constitue pour le Kremlin qu’une péripétie secondaire et non un tournant de sa politique internationale. Il résume son analyse dans un télégramme qu’il adresse le 30 novembre au 2^e bureau : « Une fois le problème finlandais réglé, l’URSS se retournera vers la mer Noire et exercera une pression sur la Bulgarie, la Roumanie et même la Turquie128. »

68Début décembre, en dépit du fiasco de l’offensive soviétique contre la ligne Mannerheim, Palasse ne semble pas croire à une résistance très longue de la Finlande et il continue d’affirmer que la priorité stratégique du Kremlin est d’établir dans les meilleurs délais, « en liaison ou non avec l’Allemagne », sa prépondérance dans la région de la mer Noire. En conséquence, il insiste sur la nécessité pour les alliés de se préparer à faire face à « une poussée impérialiste russe » dans cette direction. À cette fin, il propose de mener vis-à-vis de Moscou une politique énergique de dissuasion :

« Durs réalistes, les dirigeants du Kremlin ne sont sensibles qu’à la force et ne s’arrêteront que s’ils nous supposent en mesure de leur porter des coups vigoureux tant dans le domaine de la propagande que par des actions étudiées et préparées sur les points sensibles de la mer Noire comme Bakou129. »

69Cette position exclut donc de prévoir des opérations de grandes envergures vers le nord de l’URSS, mais elle recommande d’agir, y compris par des opérations offensives ponctuelles, dans le secteur de la mer Noire. Ceci revient à mener une politique de pression sur les Soviétiques sans aller jusqu’à la guerre ouverte. Le 11 février, l’attaché militaire précise son point de vue en envoyant à Paris une synthèse sur l’évolution de la politique internationale soviétique et l’attitude que la France devrait adopter vis-à-vis de Moscou130.

70D’abord, l’attaché militaire met en garde contre les stéréotypes très en vogue sur le potentiel militaire dérisoire de l’URSS. Il rappelle que l’Armée rouge est dotée d’une quantité considérable de matériel moderne et qu’elle reste capable de défendre efficacement ses frontières. Palasse admet que les campagnes de Pologne et plus encore de Finlande ont révélé de graves faiblesses, mais il en relativise l’importance. Il estime que la résistance remarquable de l’armée finlandaise s’explique incontestablement par la qualité de son commandement et la valeur de ses soldats, mais également parce que le terrain où se déroulent les combats est très favorable à la défensive et que, pour préparer l’invasion de la Finlande, le haut commandement soviétique a gravement sous-estimé les capacités de son adversaire. En dépit de ses déboires sur le front finlandais, l’attaché militaire affirme que l’Armée rouge continue de se renforcer et qu’elle est désormais en mesure d’aligner 160 divisions d’infanterie131.

71Au plan politique, Palasse ne croit pas qu’une entente militaire germano-russe soit possible, car la méfiance reste trop grande entre Moscou et Berlin. Pour cette raison, il exclut que l’industrie soviétique fournisse à court ou moyen terme de grandes quantités de matériel de guerre à l’Allemagne. Toutefois, il souligne le danger que constitue selon lui l’évolution des relations entre les deux pays : pour l’heure, la « neutralité bienveillante » pratiquée par l’URSS vis-à-vis de l’Allemagne bat en brèche le blocus mis en place par les alliés, en raison des livraisons de matières premières, de pétrole et de produits agricoles ; à l’avenir, si à cause de l’évolution des événements l’emprise allemande sur l’URSS devenait plus forte, les livraisons soviétiques d’armement pourraient alors devenir massives. En conséquence, l’attaché militaire estime que les alliés doivent agir pour distendre les liens entre Berlin et Moscou en occupant des positions stratégiques proches du territoire soviétique et, si nécessaire, en lançant un ultimatum à l’URSS.

72Palasse avance un autre argument en faveur d’une telle politique : l’URSS, qui ne veut pas d’une action internationale concertée avec Berlin, va poursuivre sa politique d’isolement, ce qui la conduira probablement, une fois la question finlandaise réglée, à commettre de nouvelles « rapines » au détriment de la Roumanie, des pays scandinaves, de la Turquie, de l’Iran ou de l’Irak. Cet expansionnisme, même limité, serait contraire aux intérêts des alliés, car tourné contre des États neutres plus favorables aux Franco-Britanniques qu’à l’Allemagne. Palasse en conclut que Français et Britanniques devraient d’ores et déjà adopter une posture menaçante face à Moscou. Son insistance à prôner une attitude de fermeté le conduit à soutenir courant février la nécessité d’apporter une aide à la Finlande.

73Assez bien informé de l’intensification de l’effort militaire soviétique contre les Finlandais, l’attaché militaire prévient Paris, le 4 février, que le Kremlin veut finir la guerre pour la fin du mois132. Le 15 février, il fait part de son pessimisme sur la capacité de résistance des Finlandais si l’appui des Occidentaux n’intervient pas rapidement. S’il se montre alors nettement favorable à une intervention franco-britannique, c’est parce que, selon lui, la défaite de la Finlande serait un échec pour les alliés : elle inciterait les Soviétiques à agir en mer Noire et découragerait les pays neutres qui penchent en faveur des alliés. Il estime que l’aide la plus rapide et la plus efficace serait l’envoi de forces aériennes qui permettraient de mener des bombardements et des lâchers de tracts à travers le territoire soviétique jusqu’à Moscou133. Cet avis semble toutefois bien tardif. Palasse croit-il son application possible ? La documentation est trop lacunaire pour permettre de trancher sur ce point. On retrouve toutefois dans ce télégramme l’insistance sur la probabilité d’un coup de force soviétique en mer Noire et la nécessité d’une politique dissuasive de la part des alliés afin de contrer les projets expansionnistes du Kremlin134. Quoi qu’il en soit, la fin de la guerre d’Hiver met un terme aux diverses spéculations et projets stratégiques dirigés contre l’URSS à partir de la Scandinavie.

74En définitive, l’engagement français est resté limité, puisque non seulement aucun combattant n’a été envoyé en Finlande, mais le matériel militaire livré à Helsinki s’est réduit à peu de chose au vu des besoins de l’armée finlandaise : du mois de décembre au 10 février, 9 300 tonnes de matériel militaire, essentiellement de l’artillerie et des munitions, ont quitté la France à destination de la Finlande, soit la cargaison de sept cargos de taille modeste135. Ceci démontre à la fois la faible capacité de la France à agir hors de ses frontières, et par conséquent à pouvoir aider ses alliés si nécessaire, mais également la persistance du rôle contingent qui reste attribué à l’hypothétique front oriental. Les moyens dérisoires prévus pour mener les bombardements dans le Caucase confirment cette orientation stratégique qui s’inscrit dans le prolongement des choix effectués dès les années 1920. Côté français, l’affaire finlandaise a surtout consisté à faire beaucoup de bruit pour peu de choses. Son instrumentalisation à des fins de propagande a joué un rôle central, l’anticommunisme permettant de rehausser l’autorité du gouvernement et de renforcer l’unité nationale autour d’Édouard Daladier.

75Cette orientation, dans laquelle la propagande antisoviétique occupe une grande place, inquiète d’ailleurs le Grand Quartier général qui juge que la propagande de guerre doit être tournée, sans diversion, contre l’Allemagne et restée centrée sur la monstruosité indépassable du nazisme. C’est au mois de février, au moment où culmine dans la presse et dans l’opinion la vague de solidarité avec la Finlande et où les préparatifs militaires d’assistance s’accélèrent, que Gamelin adresse au président du Conseil une note dans laquelle il critique vivement la vacuité de la propagande officielle dirigée contre l’Allemagne. Ce document mérite d’être cité, à la fois parce que le commandant en chef affirme que l’enjeu de cette guerre est d’abord idéologique, mais également parce qu’il interpelle le chef du gouvernement dans un contexte marqué par les discours bellicistes contre l’URSS et le communisme :

« La propagande française demeure […] peu active en ce qui concerne les “buts de guerre” de nos ennemis. Ce silence est grave car le peuple français dans son ensemble n’imagine aucunement ni l’esprit de conquête illimité, ni la cruauté presqu’incroyable des Allemands. Ils demeurent sceptiques devant une réalité pourtant certaine. Ils n’arrivent pas à concevoir le régime d’esclavage pur et simple que l’Allemagne rêve d’instaurer en France et en Angleterre et dont notre premier but de guerre est d’écarter la menace […] La tactique même de la propagande ennemie est d’endormir la France. C’est cette tactique qu’il faut déjouer […] [La nation française] doit savoir que le programme de l’Allemagne est la mise en esclavage de tous les autres peuples […] C’est là ce qui domine toute la situation présente136. »

76Au vu du contexte, cette déclaration particulièrement vigoureuse est une critique implicite de l’importance alors accordée aux préparatifs d’opérations contre l’URSS et corrélativement du regain d’attention accordée à la lutte contre l’ennemi intérieur.

Premières alarmes sur le front intérieur

77De la mi-décembre à la fin janvier, le 5^e bureau centralise des rapports de synthèse qui font état d’un très net recul de la propagande communiste, contrecoup probable de l’agression soviétique contre la Finlande. Cette tendance est particulièrement forte dans la région parisienne et le Nord, les deux principaux bastions du PCF137. En Alsace-Lorraine, départements de la ligne de front, la tendance est identique, même si des tracts et quelques exemplaires de L’Humanité ont été saisis138. Paradoxalement, à la même époque, les renseignements recueillis par la SCR et par les régions militaires sur les menées communistes deviennent plus nombreux et surtout rapportent des faits plus graves que dans les mois précédents, qui sont interprétés comme les symptômes d’une relance d’envergure des menées conspiratives communistes. Cette multiplication des renseignements alarmistes montre que dans les échelons intermédiaires de la hiérarchie militaire, le PCF est de plus en plus perçu comme une force qui se reconstitue et qui est capable de mener des actions de mieux en mieux organisées, tant dans l’armée que dans les entreprises. Cette dramatisation du péril subversif participe d’une ambiance générale qui marque l’opinion publique. Ainsi, à cette époque, nombre de journaux, tel Gringoire, redoublent d’efforts dans la dénonciation du complot germano-communiste, présenté comme un fait avéré139.

78Au début du mois de décembre, une note de la SCR rend compte des propos d’un dirigeant communiste lors d’une réunion de cellule qui se serait tenue dans un café à Paris :

« L’URSS aurait un traité secret avec le gouvernement nazi ; son but est de soviétiser le monde entier en commençant par le Nord : Finlande, Suède, Norvège qu’elle veut prendre et où elle veut occuper des bases stratégiques dont elle se servira d’abord contre l’Allemagne, car elle s’attend à un retour offensif de cette dernière […] puis contre l’Angleterre. Ensuite, elle se tournera contre les Balkans et tâchera d’obtenir, par ruse ou par force, la possession des Détroits et de la mer Noire140. »

79Le même mois, le général Giraud informe le Grand Quartier général que 20 000 pistolets automatiques devraient arriver prochainement en Belgique pour être ensuite acheminés en France afin d’y armer les éléments révolutionnaires141. Au même moment, comme dans les périodes de fortes tensions du Front populaire et de la guerre d’Espagne, on constate la multiplication des enquêtes consécutives à la dénonciation de dépôts d’armes qui auraient été constitués par le PCF ou le PSF142. Le 26 décembre, le 5^e bureau de la Marine informe la Sûreté qu’une vague de sabotages des centrales électriques de la région parisienne est en préparation143.

80Au sein de l’armée, la conspiration communiste paraît également en progrès. Le général commandant la 18^e région militaire informe le gouvernement qu’« il semblerait que les militaires communistes aient comme signal de reconnaissance le port du képi à fond rouge ou la jugulaire non ajustée, la coiffure étant inclinée d’une façon caractéristique144. » Divers documents mentionnent la création de cellules dans des régiments145 et plus encore dans des unités d’aviation146. On retrouve dans les usines une tendance générale identique à celle relevée dans les unités militaires. Ainsi, la SCR rapporte que la direction des établissements Dunlop de Montluçon s’inquiète de « la recrudescence très inquiétante de l’agitation dans le personnel ouvrier, susceptible même de se manifester par des sabotages147. » De l’Aveyron, remontent des informations allant dans le même sens : la propagande communiste dans le bassin houiller de Decazeville est particulièrement intense et la diminution des rendements observée par la direction des houillères est attribuée à cette agitation148.

81À partir de la fin janvier et au cours de février, divers documents de synthèse rapportent un net accroissement de la propagande du PCF149. Le général Héring fait état d’une sensible poussée du mécontentement en région parisienne, que la propagande communiste pourrait exploiter efficacement150. Les autorités militaires sont informées des résultats d’une enquête de police qui montre que l’activité communiste dans l’armée de l’Air est en cours de renforcement, surtout en Île-de-France et dans son espace proche : des cellules existent déjà à l’aéroport militaire d’Orly, regroupant des civils et des militaires, et aux aérodromes de Chartres, Évreux et Étampes ; une autre est en formation à l’École de l’Air. Le commissaire spécial insiste sur le risque de « gangrène » :

« On a pu en constater les effets dans certaines bases. Effets qui se sont manifestés par le freinage de la production, par certains petits sabotages […] sur les avions militaires en cours de construction, et aussi par les manifestations d’un mauvais état d’esprit pour des prétextes futiles151. »

82En mars, la SCR fournit une note établie à partir de renseignements recueillis par « un informateur sincère » à l’occasion de conversations avec des permissionnaires. Ce document rapporte un net accroissement de l’influence communiste dans l’armée et la liaison évidente qui existe entre la propagande du PCF et celle de l’Allemagne :

« Dans presque toutes les formations du front, on écoute les émissions de Stuttgart, et certains propagandistes communistes se chargent ensuite de les commenter à leur manière dans la troupe […] C’est, disent-ils aux naïfs qui les écoutent, parce que la radio allemande dit la vérité que les autorités françaises prennent tant de soins à nous empêcher de l’entendre. »

83En outre, pour démoraliser la troupe, « les agents communistes ne reculent devant aucun mensonge pour exciter leurs camarades contre les Anglais », en invoquant par exemple l’inégalité des soldes entre soldats français et britanniques. Assez curieusement, l’informateur ajoute, sans autres précisions, que « leur campagne contre les juifs est violente ». En conclusion, il estime que, dans l’ensemble, ce sont les formations motorisées qui connaissent la propagande communiste la plus active152.

84Dans ce contexte de recrudescence de l’activité communiste et tandis que se précisent les préparatifs d’intervention des alliés en Finlande, la SCR recueille des renseignements sur les directives de Moscou demandant aux communistes français d’accroître sensiblement leur activité contre la guerre, en ciblant particulièrement l’institution militaire. La direction du Komintern serait en effet mécontente des résultats insuffisants obtenus par le PCF et elle lui aurait d’ores et déjà envoyé une instruction prévoyant la diffusion en masse de petits opuscules au sein des régiments, ainsi que l’établissement de listes de soldats susceptibles de pouvoir être gagnés par le parti. Ceux-ci recevraient ensuite des colis contenant du chocolat et du matériel de propagande destinés à être répandus parmi les troupes. Toutefois, ce renseignement ne semble pas avoir impressionné le contre-espionnage militaire puisqu’il est pris en compte avec « réserve153 ». Il est vrai que, dans la continuité des mois précédents, les notes provenant des BCR et centralisées par le 5^e bureau ne rapportent pas une augmentation massive et généralisée de l’agitation communiste, ce qui relativise la portée des renseignements ponctuels recueillis par la SCR. Ainsi, le BCR du Mans signale qu’au mois de février, sur 19 entreprises visitées, deux seulement ont connu quelques actes de propagande et qu’en mars, aucun cas n’a été recensé154.

85Il n’en demeure pas moins que le front intérieur suscite une préoccupation croissante au sein d’une bonne partie de l’institution militaire à partir du déclenchement de la guerre de Finlande. Symptôme particulièrement significatif de cette dégradation, on constate la multiplication de renseignements, tant d’origine policière que militaire, sur le rôle occulte de Maurice Thorez qui, depuis sa désertion, multiplierait les déplacements mystérieux à travers l’Europe occidentale, Allemagne comprise155. Les premiers renseignements datent du 26 décembre. Qualifiés de « très bonne source », ils rapportent que Thorez a déserté muni de faux papiers au nom de Juan Sambeit. Il s’est d’abord rendu au Luxembourg, ensuite en Belgique, pour revenir en France quelques jours plus tard. Après une journée et une nuit passées à Villeurbanne, il est parti pour la Suisse en passant par Annecy. Enfin, deux mois plus tard, il est passé au Lichtenstein. La note se termine par cette précision : « Thorez […] reste le chef communiste pour toute la partie occidentale de l’Europe. C’est lui qui transmet les ordres de Moscou qui arrivent par l’Allemagne en Suisse puis en France. Thorez doit se rendre en Allemagne156. »

86Deux semaines plus tard, la section des télégrammes intercepte un message envoyé par le journaliste et écrivain américain Sherry Angan qui affirme que Thorez se trouve à l’ambassade soviétique à Paris en compagnie d’autres responsables communistes français et qu’on leur servirait du vin contenant du bromure pour « tenir leur sexualité tranquille157 ». Le 24 janvier, une note de la SCR rapporte qu’au début du mois, une réunion regroupant 47 responsables communistes de différents pays se serait tenue à Bâle. Thorez et Ramette auraient fait une brève apparition. Vivement applaudis par la salle entière, ils auraient reçu un bouquet de fleurs, mais n’auraient pas pris la parole158. Trois semaines plus tard, une autre note confirme la présence de Thorez en Suisse peu de temps auparavant et indique qu’il a ensuite fait un séjour en Rhénanie, puis qu’il est probablement parti pour la Suède, mais qu’il effectue régulièrement de brefs passages en Belgique159. Au mois de mars, un renseignement obtenu auprès d’un responsable du SR suisse apprend que Thorez est à Chanzy et Duclos à Genève160. Mais quatre jours avant, le 5^e bureau était informé que Thorez se trouvait en Belgique avec un passeport luxembourgeois au nom de Schannel et qu’il serait « speaker d’une radio clandestine émettant au nom de L’Humanité161 ! » Enfin, le 25 mai, de « bonne source », Thorez est localisé à Munster162 !

87Assez curieusement n’apparaît jamais l’hypothèse que Thorez ait pu partir en URSS, puisqu’il est notoire que, dans l’entre-deux-guerres, les dirigeants communistes occidentaux en fuite partaient s’y réfugier163 ! Ainsi, les renseignements collectés sur Thorez participent du mythe du complot communiste et de la collusion germano-bolchevik, tout en contribuant à l’entretenir en faisant du secrétaire général du PCF un personnage fantastique qui sans relâche sillonne l’Europe pour orchestrer la conspiration révolutionnaire contre la France. Cette vision fantasmagorique des menées occultes de Thorez tout au long de la drôle de guerre perdurera longtemps après la défaite164. Ainsi, le contre-espionnage militaire de Vichy accordera encore foi à des renseignements fantaisistes rapportant que les Allemands auraient ramené secrètement le secrétaire général du PCF en France aux lendemains de la débâcle165.

88Dans l’ensemble, on constate que la période de la guerre d’Hiver est marquée par un retour diffus de la peur du complot communiste, nettement perceptible au sein de l’armée, mais qui semble épargner le haut commandement166 et, de manière moins nette, le 5^e bureau. Cette dégradation du climat intérieur ne résulte pas seulement du jeu de facteurs irrationnels qui joueraient alors d’autant plus fortement que l’hiver 1939-1940 est marqué par une baisse du moral dans le pays et sur le front. L’augmentation et plus encore la radicalisation de l’activité communiste favorisent également cette poussée de fièvre, surtout en février lorsque les menaces d’intervention antisoviétique se précisent semaine après semaine et provoquent par réaction un regain de mobilisation de la mouvance communiste. L’atmosphère passionnelle contribue aussi à la multiplication des signalements qui relèvent souvent davantage du ragot, du bobard ou de la rumeur que de faits vérifiés ou simplement probables. Ces déformations ne peuvent qu’être amplifiées par la propagande du PCF qui rapporte des actions menées par ses militants ou des manifestations de mauvaise humeur en les exagérant, voire en leur donnant une importance démesurée très éloignée de la réalité.

89Jean-Louis Crémieux-Brilhac cite un exemple particulièrement significatif de cette désinformation que pratique le PCF pour galvaniser ses militants et impressionner ses sympathisants, et qui l’amène à frôler le défaitisme au cours du mois de février 1940167. Un numéro spécial de L’Humanité est entièrement consacré à un incident qui s’est déroulé à la gare de l’Est le 23 février. Sous le titre Les soldats contre la guerre, les faits sont ainsi rapportés :

« Ils étaient des centaines, de formations militaires différentes : à peu près tous participèrent à la manifestation. Le silence officiel, le mutisme de la presse asservie n’empêche pas le cri des permissionnaires de retentir sur tous les points du front. Nous pouvons même prédire qu’il traversera les mers et que son retentissement sera énorme dans toute l’armée d’Orient […] À bas la guerre. À bas le gouvernement ! Les soviets partout ! Thorez au pouvoir ! »

90Mais, le rapport établi par le commissariat de la gare se borne à indiquer que des cris et des chants ont retenti dans l’avant-dernier wagon d’un train de permissionnaires au départ, qu’un officier de service a alors sauté dans le wagon pour relever des noms. Il s’avère que la manifestation s’est seulement déroulée dans deux compartiments : dans l’un, les soldats ont chanté L’Internationale, dans l’autre, ils ont crié « les soviets partout168 » !

91Cette propagande contribue à déformer la perception de la politique communiste par l’opinion publique, voire les autorités, qui y voient l’expression d’un radicalisme révolutionnaire, alors qu’il relève largement de l’artifice. En effet, derrière les provocations du PCF apparaît en réalité une orientation beaucoup plus modérée. Le Trait d’Union, journal-tract du PCF destiné au soldat, donne un bon aperçu de l’orientation du communisme français au moment de la guerre de Finlande. Un numéro non daté, très probablement imprimé au vu de son contenu courant janvier, comporte une première partie, dirigée contre la guerre capitaliste, qui se conclut par les mots d’ordre : « Paix immédiate » et « pas un sou, pas un homme pour la guerre antisoviétique » ! Les deux tiers du journal sont ensuite consacrés aux revendications catégorielles (nourriture, transports, permissions) qui sont proches de celles défendues en 1935-début 1936, dans la dernière période de l’orientation antimilitariste du PCF169. Le numéro paru début mars est divisé en deux parties égales : la première, politique, est consacrée à la dénonciation de la guerre antisoviétique ; la seconde regroupe des extraits de lettres écrites au journal par des militants sous les drapeaux, qui critiquent les conditions de vie dans l’armée ou rapportent des incidents anodins. Cette propagande, qui dénonce l’effort de guerre, relève surtout du pacifisme, reste cantonnée à la lisière du défaitisme et emploie un ton beaucoup moins virulent que celui de l’antimilitarisme révolutionnaire de la fin des années 1920 et du début des années 1930170.

92Mais plus que l’action de propagande, ce sont surtout les sabotages attribués aux communistes qui ont fait couler beaucoup d’encre. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, qui a étudié de près cette question sensible, a beaucoup relativisé leur importance :

« Il est indéniable qu’il y a eu des actes de sabotage. Les uns et les autres ont été sur le moment largement surestimés ; ils ont été en réalité de faible importance, à de rares exceptions près, et, en tous les cas, sans effet sur la production et sur l’armement171. »

93Les seules affaires graves sont découvertes en février lorsque les risques d’intervention alliée en Finlande se précisent et que la radicalisation du PCF culmine, sa presse clandestine allant jusqu’à appeler aux sabotages en cas de guerre antisoviétique. Durant ces semaines dramatiques, 16 moteurs de chars B1 et des moteurs Farman sont sabotés. Les auteurs sont arrêtés, condamnés à mort et trois d’entre eux seront vraisemblablement fusillés172. Sur ces épisodes de la période de la guerre de Finlande, Sébastien Albertelli écrit que « les rares appels aux sabotages ne relèvent pas de réseaux organisés, mais d’initiatives isolées dans un contexte singulier173 ».

Le durcissement de la répression

94Ces condamnations, qui sont les sanctions les plus lourdes prononcées contre les communistes au cours de la drôle de guerre, s’inscrivent dans un contexte marqué à partir de la fin de 1939 par un net durcissement de la répression. Le décret du 5 décembre, qui prévoit de punir « de la peine de mort tout acte de nature à diminuer, arrêter ou apporter un trouble grave dans la production ou la vie économique du pays, les opérations militaires ou l’ordre public », constitue le signe le plus fort de cette évolution. Parallèlement, les pressions sur le gouvernement en faveur d’un renforcement de la lutte contre le communisme sont nombreuses. Des directions d’entreprises demandent le renvoi aux armées des affectés spéciaux, suspects ou repérés, et le licenciement des ouvriers communistes174. Les autorités militaires locales appuient ces démarches, fournissant à l’occasion des listes de militants communistes à mettre hors d’état de nuire175. À Toulon, le 2^e bureau de la région militaire va jusqu’à mettre en place un réseau de trois à quatre informateurs par régiment176.

95Autre indice d’une radicalisation anticommuniste au sein de l’armée, des propositions d’épuration du corps des officiers apparaissent. Un officier de la SCR demande la démobilisation d’un capitaine du cadre de réserve, rappelé sous les drapeaux à l’automne 1939, parce qu’il est secrétaire de l’association des Officiers de réserve républicains de Pamiers et qu’il a « manifesté en 1936 en cravate et pochette rouge177 ». Une autre note du contre-espionnage militaire concerne un lieutenant de réserve, affecté comme ingénieur à l’arsenal aéronautique de Villacoublay en Seine-et-Oise, qui a été lieutenant interprète dans les brigades internationales, mais affirme avoir rompu avec le parti communiste. Le rédacteur du document précise que ses parents restent communistes et que, pour cette raison, même s’il donne toute satisfaction dans le service, il doit être considéré comme suspect :

« Quelque puissent être ses sentiments actuels et bien que rien de défavorable ne soit relevé contre lui, il est difficile d’admettre que le lieutenant Poligoroff ne continue pas à subir l’influence de ses parents et du milieu dans lequel il vit. Il y aurait un grand intérêt à lui donner une affectation qui l’éloigne du milieu dans lequel il a vécu jusqu’à présent. En outre, dans toute affectation, il serait prudent de ne pas renoncer à une certaine surveillance à son sujet178. »

96Il est fort probable qu’à la même époque, d’autres notes semblables ont été adressées aux responsables du 5^e bureau, marquant ainsi une escalade dans la volonté d’épurer l’armée de toute influence communiste.

97Comme dans les mois précédents, les demandes de mesures répressives draconiennes s’accompagnent de griefs contre les autorités civiles. S’ils ne sont pas nouveaux, ils tendent à s’aggraver comparés à ceux de l’automne. Si la quasi-impunité dont bénéficieraient les activistes communistes employés à la manufacture de Tulle est une accusation déjà ancienne179, on assiste à la multiplication des dénonciations de complicités dont profiteraient les membres du PCF au sein de l’administration : la SCR signale, à partir d’une source de « valeur inconnue », que le commissaire de police de Gonesse couvrirait les communistes180 ; plus grave, le général Héring fait parvenir au ministre de l’Intérieur un rapport anonyme sur les graves insuffisances de la répression anticommuniste en Seine-et-Oise, en particulier parce que le Préfet est « resté Front populaire181 ». L’institution militaire elle-même n’échappe pas aux critiques puisque la direction de la gendarmerie parisienne estime que la justice militaire n’est pas assez sévère envers les militants du PCF182.

98Il ne semble pas que ces pressions et démarches diverses aient infléchi le cours relativement modéré de la répression anticommuniste. On constate au contraire que les freins à une répression tous azimuts continuent de fonctionner. Ainsi, à la fin du mois de décembre, le directeur du centre départemental d’information du Lot-et-Garonne rend compte au préfet des rapports qu’il a reçus de correspondants locaux relatifs à l’activité et à la surveillance des communistes et des individus suspectés de sympathie pour le PCF. Il en déduit que de nombreux excès sont commis dans la lutte contre le communisme et il demande à la préfecture de chercher à les prévenir :

« Je crois devoir appeler votre attention sur la nécessité qu’il y aurait à mettre en garde les diverses autorités à tous les échelons contre le véritable danger qu’il y aurait à considérer et à traiter comme des communistes des individus qui n’ont jamais appartenu à ce parti. Il m’a été signalé que des officiers et des gradés mobilisés auraient été marqués à l’encre rouge et seraient regardés comme suspects, alors qu’ […] ils n’ont jamais été inscrits qu’au parti socialiste ou même au parti radical183. »

99La fin de la guerre de Finlande ne met pas un terme à ces dérives et le clivage continue de s’accentuer entre les chefs militaires qui veulent éradiquer le communisme en France et les dirigeants politiques et militaires qui estiment suffisante la législation d’avant-guerre applicable en cas de conflit et complétée en 1938 par la loi sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre. Cette ligne de fracture concorde assez largement avec l’interprétation divergente des conséquences de la guerre de Finlande.

Les poussées de fièvre du printemps 1940

100Le traité de Moscou qui le 12 mars 1940 conclut la guerre soviéto-finlandaise ne met pas fin au projet d’actions militaires contre l’URSS et à l’aggravation de la répression contre le PCF. Encore faut-il faire la part dans un cas comme dans l’autre des rodomontades et des faux-semblants engendrés par le jeu politique et diplomatique complexe dû à l’enlisement de la drôle de guerre184. Il n’en demeure pas moins que les tensions qui se développent autour de ces questions font sentir leurs effets sur l’institution militaire.

Bombarder le Caucase ?

101Le 12 avril, le général Palasse transmet au haut commandement une analyse détaillée des effets de la guerre de Finlande sur la politique extérieure soviétique. Il estime que si cette guerre a affaibli l’URSS et nuit à son prestige, elle ne s’est pourtant pas conclue par une victoire à la Pyrrhus. Selon l’attaché militaire, si « la conclusion de la paix avec la Finlande équivaut pour l’URSS à la cicatrisation d’une plaie profonde, absorbant les forces du pays et risquant à chaque instant de provoquer une hémorragie », les clauses du traité de Moscou constituent cependant un réel succès pour les Soviétiques et marquent au contraire un échec pour l’Allemagne : les Soviétiques ont, à l’exception du contrôle des îles Aland, atteint leurs objectifs en Baltique, c’est-à-dire, en dépit des discours officiels, l’amélioration de leurs positions face à la menace allemande ; à l’inverse, Berlin escomptait qu’une victoire soviétique contre la Finlande conduirait l’URSS à se rapprocher de l’Allemagne, tant sur le plan économique que politique, et à adopter une liberté d’action sur le plan international qui nuirait aux intérêts alliés185. La « déception allemande » est donc grande puisque Moscou ne s’est toujours pas engagé dans la voie d’une politique internationale hostile à Londres et à Paris.

102Palasse est convaincu que l’URSS maintient le cap suivi depuis le début de la guerre, c’est dire rester à tout prix en dehors du conflit et secondairement récupérer les territoires perdus depuis 1918, ce qui revient à mener « une politique d’équilibre » entre les belligérants, guidée avant tout par la crainte de la guerre. Pour cette raison, il estime qu’étant donné l’évolution des circonstances, Moscou est devenu plus favorable aux Franco-Britanniques :

« La préparation alliée s’est poursuivie en toute sécurité ; des forces importantes alliées rassemblées dans le Proche-Orient jettent l’inquiétude dans l’esprit des dirigeants du Kremlin dont l’armée a été éprouvée en Finlande. On commence à redouter les alliés à l’égal des Allemands. Et ceci explique le ton, malgré tout conciliant, du discours de Molotov, l’acceptation tacite de l’aide alliée à la Finlande et enfin le ton correct de la communication soviétique, lorsque Moscou a consenti récemment au rappel de M. Souritz186. J’ai signalé, en outre, l’attitude toujours restée plus que correcte de l’état-major soviétique, cette attitude s’est accentuée encore au cours de ces dernières semaines. »

103Palasse exclut donc pour l’immédiat toute manifestation impérialiste de l’URSS par l’annexion de territoires ou l’agression contre un pays limitrophe, en particulier la Roumanie187. En conséquence, il estime qu’il appartient aux alliés de profiter de cette évolution positive et de prendre en compte les nouvelles inquiétudes des Soviétiques en Baltique à la suite de la prise de contrôle du Danemark et des détroits par les Allemands.

104Face à l’enjeu soviétique, Palasse réaffirme que les alliés doivent mener une politique de pression sur Moscou, mais il avance un nouvel argument qui va au-delà de la seule posture dissuasive. Il pense en effet que la constitution d’un front en Europe centrale ou orientale, en menaçant l’Allemagne, constituerait indirectement un facteur de sécurité pour l’URSS. L’attaché militaire se montre catégorique dans la défense de cette politique subtile de dissuasion-protection qui lui paraît la seule réaliste :

« Nous n’arriverons à séparer la politique de l’Allemagne de celle de l’URSS et nous n’obtiendrons de cette dernière puissance qu’elle cesse son aide économique à l’Allemagne que lorsque nous serons en mesure d’adresser un ultimatum efficace au Kremlin. Les conditions les meilleures pour parvenir à un tel résultat consisteraient dans la constitution d’un front interallié solide sur les rivages occidentaux de la mer Noire. La position stratégique ainsi occupée nous permettrait, suivant le cas, de menacer l’URSS dans ses centres vitaux ou de lui donner une protection latente contre une attaque allemande éventuelle188. »

105Cette thèse a-t-elle eu un impact suffisant pour amener le haut commandement à la partager ? Rien ne l’indique précisément. Le 26 février, Gamelin estimait que l’échec des Soviétiques en Finlande allait mécaniquement les conduire à se rapprocher de l’Allemagne et à leur faire des concessions rendues nécessaires par leur affaiblissement189. Il est probable que la défaite des Finlandais, consommée début mars, l’a conduit à abandonner ce pronostic. À la même époque, La France militaire conserve une orientation nettement antisoviétique. Elle publie plusieurs articles consacrés à l’expansionnisme soviétique, décrit comme poursuivant ses propres objectifs tout en desservant pour l’heure les ambitions allemandes190. On constate que les préparatifs de bombardement des pétroles du Caucase et secondairement d’intervention navale en mer Noire se poursuivent jusqu’en mai. Pour les premiers, relevant de la compétence de l’état-major de l’Air, la mise en place des moyens nécessaires s’effectue lentement et avec beaucoup de contretemps191. En outre, le général Gamelin reste d’une prudence qui confine à la réticence, puisque lors du conseil suprême du 28 mars 1940 il rappelle que les opérations ne pourront être déclenchées qu’avec l’assentiment de la Turquie, alors que la volonté d’Ankara de maintenir sa neutralité est à ce moment-là bien établie.

106Il est probable que le point de vue du commandant en chef est proche de celui de Paul Reynaud qui le 22 mars prend la direction du gouvernement. Patrice Buffotot considère que le nouveau président du Conseil est du même avis que Chamberlain et le haut commandement britannique qui ne sont pas favorables au déclenchement d’opérations militaires contre l’URSS. Il écrit à ce sujet :

« Il semble que le pouvoir politique n’ait jamais eu l’intention de mettre en œuvre ce plan de bombardement du pétrole du Caucase, éminemment dangereux sur le plan diplomatique et surtout sur les conséquences de l’entrée en guerre de l’Union Soviétique aux côtés de l’Allemagne. Paul Reynaud s’est rendu compte de la “folie” d’un tel projet. S’il n’a pas fait cesser immédiatement les travaux, c’est uniquement pour laisser planer la menace d’un éventuel bombardement des zones pétrolifères du Caucase à l’égard de l’Union soviétique et l’obliger à adopter une attitude moins “coopérative” vis à vis de l’Allemagne192. »

107La menace des bombardements relève donc surtout d’une manœuvre dissuasive contre l’URSS, un objectif semble-t-il atteint puisque les Soviétiques s’inquiètent des projets offensifs que les alliés préparent contre eux193. La mise en place de ce dispositif ne correspond que pour une part à la stratégie recommandée par Palasse, car il exclut d’engager des moyens terrestres, aériens et navals pour amorcer l’ouverture d’un front oriental proche de la mer Noire. Cette absence de réelle volonté d’engagement du côté de la mer Noire et des Balkans s’explique par le choix du haut commandement de concentrer ses forces dans le nord-est de la France, ce qui implique de n’accorder qu’une place très secondaire aux opérations périphériques qui, au printemps 1940, se limitent à la préparation puis à l’exécution de la campagne de Norvège194. Ce choix est confirmé le 22 avril par Gamelin qui informe Daladier que les alliés n’ont pas les moyens, en particulier à cause de l’attitude incertaine de l’Italie qui fait peser une menace sur les liaisons en Méditerranée, de mener une opération offensive, même limitée, dans les Balkans195. S’ajoutent à ces considérations stratégiques la volonté du gouvernement, et probablement du haut commandement, de ne pas entrer en guerre contre l’URSS.

108Cette orientation a minima s’impose d’autant plus facilement que la vague d’antisoviétisme est assez largement retombée avec la fin de la guerre de Finlande. Dans un tel contexte, les préparatifs aériens pour bombarder Bakou suffisent à satisfaire les chefs militaires favorables à une action militaire énergique contre l’Union soviétique. Ainsi, les généraux Weygand et Vuillemin, qui sont les maîtres d’œuvre de la mise en place du dispositif d’action au Proche-Orient, non seulement n’expriment aucune réserve sur le principe du projet, mais ils se prononcent pour le déclenchement des opérations sans l’accord de la Turquie, de l’Iran et de l’Irak196 ! En dépit de ce volontarisme, les pressions en faveur d’une intervention contre l’URSS ont donc été facilement contenues au cours du printemps 1940. On constate la situation inverse sur le front intérieur, où les partisans de la lutte à outrance contre le PCF accroissent leurs exigences et marquent des points, en particulier dans les premières semaines du gouvernement de Paul Reynaud197.

La cinquième colonne, source de tensions

109Au mois de mars, l’accentuation de la lutte contre le communisme entraîne la formation de trois « compagnies spéciales de travailleurs indésirables », une mesure réclamée dès les débuts de la guerre par les adversaires les plus acharnés du PCF198. Dans la même période, 2 570 radiations d’affectations spéciales par mesures disciplinaires sont prononcées, entraînant le renvoi des ouvriers concernés dans des unités combattantes199. Puis, le décret Sérol du 9 avril 1940 marque une escalade dans la répression anticommuniste puisqu’il prévoit d’appliquer la peine de mort à tous les condamnés reconnus coupables d’avoir « participé sciemment à une entreprise de démoralisation de l’armée ou de la nation ayant pour objet de nuire à la Défense nationale200. » Cette modification du Code pénal est un succès majeur pour le général Héring qui, depuis plusieurs mois, avait pressé le gouvernement de modifier la loi pour permettre aux tribunaux de sanctionner de la peine capitale les actions de propagande dirigées contre la défense nationale et l’effort de guerre. L’acceptation de la demande de Héring n’est pas politiquement anodine, car le gouverneur militaire de Paris fait figure depuis l’automne 1939 de chef de file des éléments anticommunistes les plus durs au sein de l’armée.

110Très actif dès l’automne pour faire de la lutte contre l’ennemi intérieur une des priorités de l’effort de guerre, il a adressé début janvier au gouvernement une Note sur la sécurité intérieure de Paris. D’une teneur à la fois alarmiste et très critique vis-à-vis du pouvoir politique, cette note qualifie « le communisme, d’ennemi numéro un » à cause de sa collusion avec les Allemands. Son argumentation repose pour l’essentiel sur cette citation de Mein Kampf :

« Notre stratégie consistera à détruire l’ennemi de l’intérieur […]. En même temps que nous interviendrons avec toutes nos armes, nous démoraliserons l’adversaire par la guerre des nerfs. Nous provoquerons une révolution en France201. »

111Cette position extrême du général Héring traduit la forte inquiétude provoquée par la grande capacité de nuisance qu’il attribue aux communistes. Il est en effet convaincu que le PCF a conservé l’essentiel de son organisation :

« La propagande communiste est restée très active, notamment dans les masses ouvrières travaillant pour la Défense nationale, la répression exercée depuis le mois de septembre 1939 n’ayant pas touchée les chefs du communisme202. »

112Ensuite, le général pense que dans le seul département de la Seine, « 400 000 étrangers dont 30 000 Espagnols et 60 000 Italiens plus ou moins rouges [représentent] de quoi recruter une cinquième colonne importante203. » Le gouverneur militaire de Paris affirme que la tenue du front intérieur exige de briser définitivement le PCF, ce qui implique au préalable d’effectuer d’importantes modifications législatives destinées à mettre fin à des procédures judiciaires inefficaces, formalistes, « trop compliquées », qui débouchent le plus souvent sur « l’enlisement des affaires ».

113Admettant toutefois que la situation a été fort calme en région parisienne depuis septembre, Héring estime que s’« il n’y a eu à Paris, ni grèves, ni émeutes, même pas d’attentats », c’est grâce aux effets dissuasifs du dispositif militaire mis en place : « C’est à la présence de cette force de choc […] qu’on doit attribuer, pour une large part, la tranquillité quasi absolue qui n’a cessé de régner dans la capitale204. » Cette affirmation sous-entend que seule l’armée a pu véritablement circonscrire le danger communiste, y compris par l’effet psychologique des démonstrations de force qu’il a ordonné d’organiser à travers Paris205. En conclusion, il interpelle vivement le pouvoir politique : « En temps de paix de même qu’en temps de guerre, la manière forte est la seule efficace, comme aussi la moins coûteuse. Faut-il encore que le gouvernement ait le courage de l’imposer206. » Cette remarque revient à sous-entendre que le pouvoir politique manque de détermination face au communisme et que l’armée est la seule institution capable de mettre en échec l’ennemi intérieur, surtout en cas d’insurrection.

114Ces affirmations ne sont pas pure rhétorique, car le gouverneur militaire de Paris a adressé successivement au gouvernement pas moins de sept projets de décrets-lois destinés à écraser l’ennemi intérieur. Ainsi, il a demandé instamment le 5 janvier 1939 un durcissement sensible de l’article 75 du Code pénal qui définit et réprime le crime de trahison. Il obtiendra satisfaction quatre mois plus tard, puisque le contenu du décret Sérol reprend exactement sa proposition de janvier. Le gouverneur militaire de Paris a également réclamé, mais cette fois sans succès, « l’envoi des indésirables de tous bords dans des camps de travail en Afrique du Nord et aux colonies » et la mise en place d’une garde systématique des usines d’armement207.

115Les interventions de Héring auprès du gouvernement sont confortées à partir de la fin avril par une nouvelle poussée de la peur du complot communiste qui est alimentée par de multiples renseignements alarmants centralisés par le 5^e bureau. Pourtant l’activité du PCF reste limitée et les faits rapportés ne marquent pas une aggravation significative comparée aux mois passés. L’incident le plus grave se déroule le 8 mai aux usines d’aviation Capra à la Courneuve avec le déclenchement d’une grève avec occupation qui implique 600 ouvriers sur les 2 000 que compte l’entreprise. Ce conflit est provoqué par un contremaître qui aurait menacé des ouvriers avec un revolver. L’affaire se termine par l’arrestation de 15 « meneurs » et le renvoi de 100 affectés spéciaux devant la justice militaire208. Les autres incidents sont anodins, semblables à ceux relevés les mois précédents, à l’exception du mois de février marqué par la radicalisation communiste liée au contexte finlandais209. Plusieurs documents de synthèse concernant l’activité communiste en avril n’indiquent pas d’évolution particulière, y compris en région parisienne qui reste la principale zone d’implantation du PCF : le rapport sur le moral dans le pays signale brièvement que l’activité communiste demeure réduite à cause de la répression210 ; le contrôle postal se contente de noter que « la propagande communiste continue avec la même intensité211 » ; le rapport sur le moral de la population en région parisienne constate à nouveau la marginalisation des communistes, leur propagande ne laissant « que peu de traces dans les esprits212 » ; la Légion de gendarmerie de Paris n’a consacré que 0,8 % de son activité du mois d’avril à la lutte contre les communistes ou assimilés213.

116Pourtant, en dépit de ces bilans plutôt modestes, on relève à la même époque de multiples signes indiquant qu’au sein de l’institution militaire, le communisme est considéré comme un danger qui continue de croître. Cette évolution est bien reflétée par le rapport de synthèse sur le moral au cours du mois de mai qui, s’inspirant vraisemblablement de renseignements fournis par le contre-espionnage, souligne la gravité de la menace communiste. En particulier, il explique la faible activité du PCF comme une manœuvre visant à tromper la vigilance des autorités :

« D’après les instructions récemment reçues par les militants, […] il faut faire preuve de bonne volonté au travail, inspirer confiance, de façon à pouvoir, dès la première offensive ennemie, déployer tous les moyens possibles de sabotage. Pour l’instant, l’essentiel, c’est de ralentir la production214. »

117Plusieurs exemples sont révélateurs de cette inquiétude suscitée par l’ennemi intérieur à la fin du printemps 1940. Une source « très sérieuse » rapporte qu’à partir de la Belgique, les Allemands font passer des pistolets aux communistes français et que 20 000 auraient déjà été livrés215 ; des fuites d’origine allemande, révélées par « une excellente » source, annoncent « une prochaine révolution communiste en France pour la première quinzaine de mai216 » ; un long document, présenté comme un rapport interne du Komintern, décrit très précisément l’implantation communiste dans la marine de guerre des États-Unis et chiffre à 2000 militants les effectifs des cellules de marins, un ensemble impressionnant qui démontre que l’appareil militaire communiste conserve d’importantes ramifications à travers le monde et qu’il continue de les développer217. À la même époque, les accusations et les rumeurs de sabotages ou de freinage de la production de guerre se multiplient : la région militaire de Paris signale de fortes suspicions de détériorations volontaires de matériel militaire par des soldats218 ; le contrôle postal intercepte la lettre écrite par un ouvrier métallurgiste qui affirme que « la moitié des voitures sorties de chez Citroën ont été sabotées […] par des ouvriers vraisemblablement communistes219 » ; le PCF préparerait pour le 1^er mai un mouvement important dans les industries travaillant pour la défense nationale220. Au même moment, la propagande du PCF ne peut que contribuer à accréditer ces craintes, puisqu’à la fin avril, L’Humanité reprend des mots d’ordre ultragauches, tels que « Les soviets partout ! Thorez au pouvoir ! » et « Finissons-en avec cette guerre à notre façon qui n’est pas celle des capitalistes221. » Dans un pareil contexte, il est fort probable que les généraux commandant les régions militaires relaient les démarches pressantes et répétées du général Héring en faveur d’une aggravation sensible de la répression et d’un accroissement des compétences des autorités militaires dans la lutte contre le communisme222.

118Cette aspiration à l’accroissement des pouvoirs de l’armée se heurte à une forte résistance du gouvernement, d’autant plus résolu à préserver les compétences de l’autorité administrative hors de la zone des armées qu’il est déterminé à ne pas laisser se reproduire la situation de la période 1914-1917 lorsque le Grand Quartier général et les commandants d’armée avaient exercé un pouvoir exorbitant non seulement dans la zone des armées mais aussi sur le reste du territoire métropolitain. Jean-Louis Crémieux-Brilhac a précisément décrit cette opposition entre le gouvernement, en premier lieu le ministre de l’Intérieur, et le gouverneur militaire de Paris au sujet du maintien de l’ordre et de la répression anticommuniste223. En particulier, Georges Mandel, ministre de l’intérieur du 18 mai au 16 juin, estime que la loi de 1849 sur l’état de siège n’autorise pas les militaires à prendre des initiatives relevant normalement des compétences de l’autorité politique ; ainsi, il s’oppose aux demandes de transfert des pouvoirs des préfets aux généraux commandants de région militaire. Les tensions provoquées par la question du communisme existent également au sein de l’institution militaire où les divergences deviennent encore plus nettes que dans les mois passés.

119L’exigence de sanctions très sévères et les accusations de laxisme ou d’inefficacité dans la répression ou la protection des installations militaires se poursuivent dans la continuité des mois passés : suite à des suspicions de sabotages, le commandant de la région militaire de Paris demande que tous les affectés spéciaux repérés comme communistes soient envoyés aux armées224 ; la SCR signale que la protection des usines Citroën est très insuffisante, car la direction de l’entreprise et le ministère de l’Armement n’ont pas demandé la mise en place d’un service de garde225 ; le 2^e bureau Air signale la « mentalité des ouvriers très mauvaise » à l’usine Capra, la présence d’une dizaine de « meneurs » et de 200 sympathisants communistes, et souligne que depuis septembre 1939 seulement 29 sanctions ont été prises226. Pourtant, dans la pratique, la répression et la surveillance politique ne connaissent pas un changement radical et des mesures modératrices sont même prises.

120Ainsi, si des compagnies d’indésirables ont bien été créées, le décret Sérol n’est pas appliqué. En outre, le commandant Jacquot effectue une mise à jour drastique des listes PR : de nombreux inscrits sont radiés et l’ordre est donné « d’incinérer sans délai » les dossiers PR de tous les militaires concernés227. Quelques nouvelles inscriptions sur les listes PR sont toutefois effectuées, mais leur nombre est loin de compenser celui des radiations. Indice que l’armée reste très inégalement mobilisée contre le communisme, les autorités militaires locales ne font pas nécessairement preuve d’un très grand zèle à pourchasser les militants du PCF. Le procureur général de Limoges informe le garde des Sceaux qu’il a ouvert une information pour activité communiste et propos défaitistes contre quatre ouvriers de Bort-les-Orgues qui avaient collé un timbre des Jeunesses communistes sur un mur et déclaré au cours d’une conversation au café « qu’il faut une révolution ». Il précise qu’il a décidé d’agir, « les autorités militaires n’ayant pas cru devoir se saisir de cette affaire228 ».

121De son côté, la SCR accueille avec un certain détachement les rumeurs de complot communiste : l’annonce d’un mouvement de grève préparé secrètement par le PCF dans les industries d’armement pour le 1^er mai semble laisser sceptique le contre-espionnage militaire229 ; le rapport sur le moral du mois d’avril, très laconique sur le communisme, insiste, comme Gamelin l’avait fait observer fin février au gouvernement, sur les graves insuffisances de la propagande de guerre comparée à celle de l’Allemagne :

« Un gros effort devrait être fait pour éclairer le pays sur les causes profondes de la guerre, […] le danger que représentent les ambitions de l’Allemagne […] C’est au point que dans les lettres venant de France ou de l’étranger, nombreux sont les gens qui se plaignent de la pauvre et misérable propagande française, radio ou autre230. »

122Si ces divers documents reflètent l’existence de divergences importantes au sein de l’institution militaire à propos de la lutte contre l’ennemi intérieur, c’est la situation des BCR qui révèle le plus nettement ces contradictions et ces tensions au sein de l’armée, ainsi qu’entre les autorités militaires et civiles. Le cas du BCR de la 13^e région (Clermont-Ferrand) constitue un cas extrême. Un rapport d’inspection rédigé par le capitaine Jacques Lambert, officier du 5^e bureau, tire un bilan très négatif de son action qu’il juge trop centrée sur la lutte contre le communisme au détriment du contre-espionnage :

« Par manque de moyens, […] le BCR de la 13^e région ne fonctionne pas encore après 6 mois de guerre […] Ni le général commandant de la région, ni le chef d’état-major ne semblent convaincus de pourchasser l’agent de l’étranger. C’est la propagande communiste et défaitiste qui paraît retenir leur attention231. »

123À l’inverse, le 2^e bureau de l’EMA fait un rapport désastreux sur ce même BCR qui est décrit comme un organisme complètement satellisé par l’autorité administrative et d’une complète inefficacité dans l’action anticommuniste. Ainsi, selon ce rapport, le BCR de la 13^e région « ne semble pas être véritablement sous le contrôle de l’armée232 et subirait nettement l’influence des préfectures », elles-mêmes soumises aux « éléments Front populaire », les socialistes et certains radicaux étant dans ce rapport implicitement assimilés aux communistes. Des preuves de ces accusations sont ensuite énumérées : le 2^e bureau de la 13^e région tient à la disposition des préfets des centres de surveillance pour les indésirables, mais les préfectures n’y ont jamais recours et très peu de suspects ont pu être internés ; le préfet de Corrèze a tenu devant des officiers des propos défaitistes ; les élus du Front populaire n’ont été relevés de leurs fonctions municipales que grâce à l’insistance du commandant de Boissieu ; ce dernier, ainsi qu’un autre commandant de zone, ont rédigé des rapports sur l’activité communiste dans la région qu’ils ont adressés au BCR, mais aucun de ces deux documents, contrairement à la procédure habituelle, n’a ensuite été transmis au 2^e bureau233.

124Ces appréciations contradictoires entre les 2^e et 5^e bureaux traduisent une vision divergente non seulement sur la tenue du front intérieur, mais sur les enjeux même de la guerre. Le dénigrement du BCR de Clermont-Ferrand par le premier relève d’une psychose du communisme particulièrement exacerbée, tandis que les critiques du second sont inspirées par une conception de la conduite de la guerre à l’arrière du front semblable à celle qui fut appliquée durant le premier conflit mondial, c’est-à-dire marquée par la priorité à la lutte contre l’espionnage et par la volonté de consolider la cohésion nationale en menant une répression limitée contre le pacifisme et les éléments révolutionnaires ou contestataires.

125Par-delà cet antagonisme entre 2^e et 5^e bureau, il semble que la situation des BCR varie beaucoup d’une région militaire à l’autre. Ainsi, plusieurs d’entre eux paraissent donner la priorité au contre-espionnage. Tel est le cas de celui de la 5^e région militaire (Orléans) qui rend compte en avril du renforcement sensible de ses moyens et mentionne ses mauvaises relations avec les commissaires spéciaux et ses liens distendus avec les préfectures. Son activité paraît surtout consacrée à la protection des établissements travaillant pour la défense nationale face aux SR ennemis. Quant aux menées communistes, elles ne sont même pas citées dans le rapport234. De même, le BCR de Marseille consacre l’essentiel de ses efforts à contrer l’activité du SR italien235. Par contre, le 5^e bureau critique le BCR de la 8^e région (Bourges) pour son activisme anticommuniste236.

126Au vu de ces différents exemples, on ne peut conclure à l’existence au printemps 1940 d’une dynamique anticommuniste animant l’ensemble des BCR et qui aurait pesé dans le sens d’un renforcement des prérogatives du pouvoir militaire au détriment du pouvoir civil, en particulier des préfets237. Il apparaît cependant que le général Héring, appuyé par le 2^e bureau, pèse dans ce sens, trouvant au sein du corps des officiers des relais qui agissent en faveur d’une aggravation sensible de la répression et qui ne craignent pas de s’en prendre ouvertement aux représentants de l’autorité gouvernementale. Si des concessions sont faites pour durcir les mesures dirigées contre le PCF, le pouvoir politique, la préfecture de police, le haut commandement, le 5^e bureau et une partie du corps des officiers continuent de ne pas considérer le communisme comme un péril majeur et un véritable problème stratégique qui devrait être pris en compte comme une variable de poids dans la conduite de la guerre. En mai, cette attitude se maintient en dépit de la dégradation brutale de la situation militaire. Si aux alentours des 16 et 17 mai, Daladier ainsi que de nombreux parlementaires s’inquiètent du risque d’insurrection dans la capitale, rien n’indique que le haut commandement ait au même moment partagé cette crainte238. Puis à la fin du mois, lorsque l’invasion allemande progresse rapidement et que la défaite devient de plus en plus probable, on constate, surtout dans la haute direction de l’armée, un changement rapide dans l’appréciation du danger subversif.

L’insurrection communiste, un argument en faveur de l’armistice

127Dans ses Mémoires de Guerre, le général de Gaulle rapporte de façon lapidaire sa dernière rencontre avec le maréchal Pétain à la mi-juin 1940, interprétant ainsi sa pensée :

« Le Maréchal tenait la partie pour perdue […] Après Sedan et la chute de Paris, il n’était que d’en finir, traiter et, le cas échéant, écraser la Commune, comme dans les mêmes circonstances, Thiers l’avait fait jadis239. »

128Selon de Gaulle, le vainqueur de Verdun, à la veille d’accéder à la présidence du Conseil, considérait que la France était non seulement vaincue, mais que du fait de la débâcle de l’armée française, une révolution bolchevik était fort probable. Quelques jours auparavant, le généralissime Maxime Weygand avait fait une déclaration similaire à de Gaulle240. Ainsi, selon ce témoignage, en juin 1940, le haut commandement de l’armée, en accord avec le maréchal Pétain, se serait résolument prononcé pour l’armistice, parce que, outre son appréciation des rapports de forces militaires et des conditions stratégiques défavorables, il croyait qu’une prise du pouvoir par le parti communiste était devenue possible à cause de l’effondrement de l’armée française et de la complicité bienveillante de l’armée d’invasion. L’examen des faits et des sources, ainsi que d’autres témoignages, corroborent cette interprétation.

129La crainte exacerbée d’un coup de force communiste ne commence à se manifester qu’à l’extrême fin du mois de mai, c’est-à-dire quand la situation militaire apparaît très compromise et que Paris est directement menacé par la rapide avancée des troupes allemandes. Selon Daladier, dès le 15 mai, Gamelin aurait expliqué la débandade des unités françaises dans le secteur de Sedan par l’action des communistes qui seraient parvenus à semer « le trouble » dans certains régiments, mais nul témoignage ou document ne permet d’affirmer que cette accusation s’est répandue à cette époque dans l’armée et à travers le pays241. Sur un plan plus général, la crainte de l’ennemi intérieur ne paraît pas avoir pesé de façon significative dans les deux premières semaines de la débâcle. Jean-Louis Crémieux-Brilhac écrit à ce propos :

« Ni les correspondances, ni les témoignages, ni les comportements, ni nos souvenirs ne dénotent nulle part chez les officiers de troupes, la préoccupation de maintenir l’ordre plutôt que de se battre. La crainte, si explicite parmi certains stratèges en chambre parisiens de voir la guerre déboucher sur une révolution communiste en France ou en Allemagne, affleure très rarement242. »

130En particulier, il ne semble pas que le remplacement de Gamelin par Weygand le 19 mai ait immédiatement provoqué un changement d’attitude du haut commandement en matière de maintien de l’ordre.

131Jusqu’à la fin mai, les mesures ordonnées pour la protection de la capitale sont conformes aux dispositions habituellement prises pour défendre une ville en passe d’être investie. Ainsi, l’état-major du gouverneur militaire de Paris établit le 27 mai un ordre d’opération qui définit le dispositif de défense de la capitale et énumère les moyens à mettre en œuvre. Ces directives se placent sur le seul plan militaire et insistent particulièrement sur la lutte antichar ; par contre, elles ignorent totalement le risque subversif et, a fortiori, insurrectionnel243. Mais dans les jours qui suivent, plusieurs indices montrent que la menace communiste est désormais prise au sérieux. Le 30 mai, le ministre de l’Armement, Raoul Dautry, est informé du contenu de l’entretien de son chef de cabinet, Raoul Banet-Rivet, avec le général Prételat qui commande l’armée de l’Est. Proche de Pétain, ce général, convaincu que la guerre était perdue, lui a posé cette question : « Le gouvernement a-t-il le droit de sacrifier [les soldats] jusqu’au dernier ? […] Et ne serait-il pas sage d’essayer de garder intactes les quelques divisions de l’Est pour maintenir éventuellement l’ordre en France244 ? »

132Au même moment, le ministère de l’Intérieur donne satisfaction au général Weygand qui a réclamé un renforcement de l’effectif des troupes chargées du maintien de l’ordre à Paris. Instruction est alors donnée qu’à partir du 31 mai, la garde républicaine mobile dispose de 33 pelotons en région parisienne, qui devront être portés à 46 dès le 1^er juin par prélèvement en province. Les trois groupes d’intervention compléteront l’ensemble, tandis que les effectifs de la Garde républicaine, 500 à 700 disponibles, seront accrus de 300 hommes par la récupération de tous ses éléments dispersés dans les différents ministères. S’ajoutent à ces troupes, 3 000 gardiens de la paix et 2 000 pompiers245. Ce total, inférieur à celui prévu durant la drôle de guerre puisque les trois régiments régionaux ont disparu du dispositif, paraît indiquer qu’en raison de la percée allemande, une partie des troupes destinées au maintien de l’ordre en région parisienne a probablement été dépêchée sur le front dans le courant du mois de mai. Ensuite, quand Paris est directement menacé, la question du maintien de l’ordre revient à l’ordre du jour.

133Les mesures prises le 30 mai montrent que le haut commandement commence à manifester sa crainte de la subversion. Ainsi, la SCR propose de prendre la direction de la lutte contre le communisme246. Dans les jours qui suivent, cette crainte va gagner en intensité et pèsera ensuite ouvertement dans les débats concernant l’armistice247. La propagande allemande s’efforce d’ailleurs d’amplifier la peur de la révolution pour affaiblir davantage le moral des Français. À partir du 8 juin, Radio-Humanité lance des appels aux travailleurs français :

« L’heure est venue pour le peuple de France ! Aux armes, aux armes ! L’heure est venue de saboter les dernières défenses du capitalisme […] Qu’ils descendent les généraux, qu’ils descendent les patrons, qu’ils descendent les banquiers […] Entrez dans les églises, montez dans les clochers et sonnez le tocsin de la révolution248 ! »

134C’est dans cette atmosphère de crise politique et de panique déclenchées par l’effondrement militaire que les événements se précipitent.

135Début juin, le généralissime se prononce fermement contre le départ du gouvernement de Paris en invoquant le risque révolutionnaire dans la capitale :

« Si le gouvernement veut éviter le développement à Paris d’un mouvement révolutionnaire, il doit affirmer qu’il restera dans la capitale quelle que soit la situation, tenant en main les leviers de commande, quitte à courir le risque d’être pris par l’ennemi249. »

136Dans les jours qui suivent, la tension va crescendo au sein du gouvernement au sujet d’une éventuelle demande d’armistice. Le 13 juin, le général Weygand est invité à participer en tant que généralissime au conseil des ministres qui se tient au château de Cangé. Alors que l’objet des débats porte pour l’essentiel sur la question de l’armistice, le général en chef annonce qu’à Paris les communistes sont en train de s’emparer du pouvoir. Cette déclaration a été interprétée comme un argument décisif en faveur d’une demande rapide d’armistice, ce choix découlant d’une double motivation destinée à assurer la sauvegarde de l’État et l’indépendance nationale : sur le plan militaire, éviter la défaite totale par la négociation avec le vainqueur ; sur le plan politique, couper court à une prise du pouvoir par les communistes.

137Les témoignages sur l’épisode de Cangé sont assez contradictoires et ont alimenté une polémique sur les intentions réelles du général Weygand250. Paul Reynaud a donné la version suivante : « Toujours obsédé par l’idée de la révolution qui vient, Weygand annonce sur un ton dramatique que Maurice Thorez est installé à l’Élysée et que les communications téléphoniques sont coupées avec Paris251. » Le président du Conseil invoquera aussi les souvenirs de Louis Marin, du général Georges et de Paul Thellier qui confirment sa version. Selon ce dernier, le général Weygand aurait même dit : « Le préfet de police est fusillé252. »

138Au contraire, dans ses Mémoires, le général relatera les faits sur un mode anecdotique : il a rapporté aux ministres sur un ton neutre qu’il vient d’être averti qu’un gouvernement communiste a été formé à Paris, puis, pour obtenir confirmation, il a téléphoné au général Dentz, nommé gouverneur militaire de Paris le 12 juin, qui dément aussitôt la nouvelle, information que le généralissime transmet aussitôt au gouvernement253. A posteriori, le général Weygand a atténué l’importance qu’il avait accordée durant cette période aux risques de subversion puisque dans ses Mémoires, il n’évoque à aucun moment le problème du maintien de l’ordre en juin 1940, bien que celui-ci, on l’a vu, ait été très sérieusement envisagé. Dans ses Mémoires, Paul Reynaud reviendra sur ce point sensible en rapportant sa rencontre le 15 juin avec le généralissime. Comme il lui réaffirme la nécessité de continuer la lutte, « l’argument n’atteint pas Weygand obnubilé par l’idée fixe que le problème essentiel est le maintien de l’ordre en France254 ».

139Le général Weygand n’est pas le seul chef militaire à avoir craint, durant ces mêmes heures, une prise du pouvoir par les communistes puisque ce même jour l’amiral Darlan a adressé à Paul Reynaud une lettre pour l’informer qu’il a appris par téléphone255 depuis l’Amirauté à Paris les faits suivants : « L’entrée des Allemands est prévue à Paris pour demain. La garde républicaine et la garde mobile ont été désarmées. Maurice Thorez arriverait à Paris avec les Allemands et s’installerait à l’Élysée256. » L’amiral précise prudemment qu’il a donné l’ordre de « vérifier le renseignement près d’une autorité militaire qualifiée257. » Par conséquent, le général Weygand, même s’il n’a pas fait preuve du même scepticisme que l’amiral Darlan, n’a pas été la seule haute autorité militaire à répercuter « le bobard » venu de Paris258.

140En 1959, l’historienne communiste Germaine Willard écrivait : « C’est en tablant sur l’anticommunisme que Pétain et Weygand réclament et font accepter l’armistice259. » Cette affirmation, récemment reprise par Annie Lacroix-Ruiz260, est excessive, mais il est toutefois exact que le facteur communiste a joué, outre la défaite militaire et l’invasion, comme argument de poids en faveur d’un arrêt des hostilités. Lorsque le général Weygand invoque le risque probable d’insurrection communiste pour justifier la conclusion rapide d’un armistice, il ne s’agit pas d’un argument de pure opportunité mais d’une crainte réelle qui repose sur une définition précise du danger subversif conforme aux conceptions élaborées durant l’entre-deux-guerres sur la tenue du front intérieur en temps de guerre. Selon ce cadre doctrinal, la situation sur le front intérieur doit influer les prises de décision politiques et stratégiques en temps de guerre. Il est en effet nécessaire de faire face à la stratégie communiste de prise du pouvoir qui est centrée sur la préparation, en coopération avec les Allemands, d’une insurrection déclenchée pendant le conflit, au moment propice, quand surviendront la défaite ou de graves difficultés militaires. Selon ce schéma, l’effondrement militaire de la France et l’invasion allemande en mai-juin 1940 fournissent le contexte optimum pour le déclenchement d’une insurrection dans la capitale. Les péripéties politiques et sociales des années 1930, surtout dans la période du Front populaire, ont accru la crédibilité de cette doctrine du front intérieur dont le maréchal Pétain s’est fait le principal défenseur et que le général Héring s’est efforcé d’appliquer en tant que gouverneur militaire de Paris. La place éminente que prend cette construction intellectuelle au sein du haut commandement au cours de la débâcle fournit un éclairage cru sur les structures mentales qui la sous-tendent et fournit pour une bonne part la clé explicative de l’intensité des émotions collectives qui parcourent alors une institution militaire profondément ébranlée par l’enchaînement fulgurant des désastres.

141Il n’est donc pas étonnant qu’avec la mise place du régime de Vichy se perpétue la conviction que la menace communiste demeure un problème majeur, y compris le risque insurrectionnel, parce que la France est très affaiblie et que les Allemands cherchent encore à la rabaisser en favorisant l’influence du PCF dans le pays. Ils voudraient ainsi rajouter à l’effondrement militaire la déchéance politique afin de ruiner définitivement la puissance française. Par conséquent, la menace insurrectionnelle imminente et l’instrumentalisation des communistes par les Allemands restent une croyance particulièrement vivace dans les premiers mois de la France de Vichy. Aussi, au lendemain de la défaite, l’armée française apparaît d’abord comme une institution garante du maintien de l’ordre.