1Les années Brejnev ont beau se targuer de réussites sociales dont certaines sont véritables, l’idéocratie est alors confrontée à de plus en plus d’initiatives originales visant explicitement à enjamber la période soviétique vers le passé de la Russie pour en revenir avec toutes sortes d’idéaux « oubliés ». Ainsi du néoslavophile Vladimir Ossipov. Celui-ci tente de renouer, en créant en 1973 une revue, Vétché, avec l’un des mythes fondateurs de l’histoire russe, l’assemblée du peuple de Novgorod convoquée au son de sa cloche, sorte d’incarnation utopique, personnifiée par le légendaire Vadim et la très historique Marthe, d’une tradition libertaire née dans la Russie du xv^e siècle. Non seulement il ne suscite pas le même engouement ; mais il est vite arrêté1.

2Certes, sous Brejnev, comme le rappelle l’historien Pascal Cauchy2, le contexte de relative prospérité économique des années 1960-1970, dont chacun pouvait espérer tirer des avantages personnels – si différent en cela de celui des années 1940 et 1950, encore vouées à la survie individuelle et collective – explique une certaine sérénité du pouvoir face à des expressions marginales de la pensée. On ne tue plus pour extravagance d’opinion. Constantin Krylov, non sans excès, considère même que la dissidence est en passe de devenir un métier3. Il n’est pas pour autant question d’indifférence, pour exemple ce qui s’est passé dans le champ de l’édition philosophique, pourtant peu suspecte a priori, nous l’avons dit, d’affecter directement la stabilité sociale.

Ce qui bouge dans ce qui ne bouge pas

3À partir de 1970, le pouvoir, sensible à sa manière au succès que connaît dès sa parution le tome V de L’Encyclopédie, ne manque pas de s’intéresser de fort près à celle qui en a dirigé la réalisation, Renata Galtseva, qui ne pourra plus travailler « ni comme elle veut ni où elle veut4 ». Merab Mamardachvili, plus géorgien que russe, voire plus français que géorgien, et donc insupportablement cosmopolite, sera prié en 1972 de quitter non seulement l’université de Moscou, mais aussi la rédaction de Questions de philosophie (revue aujourd’hui mensuelle, créée en 1947 à l’Académie des sciences dans un contexte de lutte officielle contre le cosmopolitisme autour de Bonifatyi Kedrov5). Son ami Alexandre Piatigorski6 mentionné plus haut, philologue, culturologue, un grand connaisseur des langues orientales, un philosophe majeur de la Russie d’alors de l’envergure de Sartre, Camus, Eco, sera amené à s’exiler (pour Londres et pour Oxford) en 1974 après l’arrestation puis la mort de Bidia Dandaron7, son maître bouddhiste (encore qu’il ait prétendu, n’ayant pas goût à la dissidence, que s’il était parti c’était parce qu’il s’ennuyait !).

4Quant à Averintsev, on s’efforce dans les bureaux de l’université, d’entraver sa carrière sinon de modérer son indépendance. Il suffit que le très officiel Piotr Fedosseiev, philosophe, membre du présidium de l’Académie des sciences du Comité central du PCUS, fasse savoir qu’il n’a pas aimé la présence, dans une Anthologie de littérature médiévale iv-ix^e siècle8 parue en 1970, de ses traductions de la poésie religieuse, et la poursuite du projet ayant trait aux périodes suivantes sera retardée considérablement. Et comme nous sommes à l’époque où, on s’en est aperçu avec Likhatchev, la politique immobilière se révèle être une arme idéologique, voici que de plus en plus de membres de la nomenklatura, attirés par le prestige du quartier des intellectuels, l’Arbat, s’y installent, entraînant cet enchérissement qui en chassera ces derniers, devenus de plus en plus pauvres, faute d’emploi stable.

5Et pourtant il n’est pas jusqu’à la philosophie universitaire elle-même, qui n’ait entrepris, dans ces années-là, de se renouveler par une approche un peu moins conventionnelle de ses grands thèmes. Il est vrai qu’a priori, aux yeux des responsables du Parti, les conséquences étaient à peu à redouter pour le statu quo social. Si le cadre des études de philosophie, dans les établissements d’enseignement supérieur où elles sont obligatoires depuis 1950, reste inchangé, défini qu’il est depuis 1938 par le même manuel, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique – en revanche il y a deux faits nouveaux : la montée en puissance de Вопросы философии, Questions de philosophie, revue créée en 1947 dont nous reparlerons ; et le succès de L’Encyclopédie philosophique, une entreprise des années 1960-1970 qui tira à 60 000 exemplaires, où Averintsev tint sa place et dont, à propos de Renata Galtseva, nous avons déjà parlé. Ces deux événements majeurs ont permis un regain de la recherche philosophique, dans des proportions qui ne laissaient intact le dogmatisme officiel qu’en apparence. A été concerné tout le champ philosophique extérieur à la philosophie sociale proprement dite, et par conséquent peu susceptible de contamination avec l’idéocratie : la logique, en particulier symbolique (Vladimir A. Smirnov), la théorie de la connaissance, avec la question de sa modélisation mathématique, et même certains postulats des sciences de la nature et de la biologie, en dépit du verrou lyssenkiste9.

6Trois axes prédominent. D’une part l’intronisation des recherches sur les processus cognitifs dans la sphère de la psychologie (écoles Rubinstein et Alexis N. Léontiev), d’autre part le développement de la sémiotique autour de Youri Lotman à Tartu, Viatcheslav Ivanov et Alexandre Piatigorski à Moscou ; enfin la multiplication des contacts entre philosophes, savants et représentants des sciences sociales.

7Un débat marqué d’une certaine véhémence est dû à Evald Ilyenkov10 et son article « L’idéal » de l’Encyclopédie philosophique en 1962. Il a porté sur la question de savoir si « l’idéel », ou ensemble des activités liées à la production des idées, constitue ou non une réalité à part, un « troisième monde » comme eût dit Karl Popper. La question, qui frise l’hérésie du point de vue du marxisme. « L’idéel », Andréï Maïdanski, professeur de philosophie à Belgorod, la formule ainsi dans La revue mensuelle : « une sorte de cachet imprimé sur la substance de la nature par l’activité sociale de la vie humaine […] Tout ce qui entre dans le cercle de cette activité de vie reçoit le “cachet” de l’idéalité, Même les étoiles dans le ciel se transforment en signes du zodiaque, en boussole et en calendrier11 ». Question aujourd’hui reprise, mutatis mutandis, dans le cadre des sciences cognitives12.

8La méthodologie des sciences fait aussi l’objet de nombreux travaux. Il en émerge l’idée que soumise aux variations culturelles historiques, la méthodologie scientifique est loin d’avoir toujours obéi à la linéarité du raisonnement hypothéco-déductif. Elle doit plutôt s’analyser en systèmes ouverts et changeants13. Une manière de voir qui n’est pas sans analogie avec Averintsev et son approche en modulations par plans.

9Quant à la sociologie, le mot même est interdit d’usage jusqu’à la création de l’Association de sociologie en 1958, bien peu indépendante, et aux premières enquêtes d’opinion dans les milieux ouvriers fin des années 1960, bien peu représentatives. Elle fait l’objet en 1972 d’un recadrage du Parti, qui voit dans l’IKSI, institut de recherche en sociologie, surtout une aide à la planification. Une liste de 26 sujets d’enquêtes proscrits est publiée14. La sociologie entreprend dans la décennie, de parvenir à plus d’autonomie par rapport au pouvoir politique ; elle y parvient grâce aux efforts de Youri Levada15 et de son équipe, qui créeront en 2004, après bien des déboires – limogeage de l’université, interdiction de publication, ouvrages au pilon – le Centre analytique de l’opinion.

10Les années 1970-1980 montrent donc les signes d’une évolution prometteuse, en ce qu’elles voient la philosophie marxiste perdre, sans drame ni regret, sa place prépondérante sur le plan méthodologique, pour n’en occuper plus qu’une à côté des autres. Certains philosophes « installés », parmi les plus réputés comme Vladislav Lektorski16 ou Theodor Oïzerman17, ouvrent leur réflexion à des courants venus de l’extérieur, particulièrement dans le domaine des sciences cognitives.

11Par ailleurs les indices d’un changement dans les relations de l’art et de la philosophie se multiplient et même si ce n’est pas un philosophe de « l’establishment » mais un metteur en scène, Eugène Schiffers18, qui va donner une dimension métaphysique au conceptualisme du peintre Ilia Kabakov – dont les œuvres difficilement exposées à Moscou, font parler d’elles jusqu’aux États-Unis – c’est là un signe parmi beaucoup d’autres d’un vaste réaménagement de la réflexion théorique : se fait jour un peu partout, comme dans la musique d’Arvo Pärt ou de Schnittke, une sensibilité à la transcendance. Il faudra quand même attendre les années 1990 pour qu’enfin il apparaisse naturel de se référer à l’hésychasme des Pères neptiques, à l’icône byzantine, au suprématisme de Malévitch, à la clarification logique de Wittgenstein, et plus généralement aux rapports de la morale et de la politique ou au dialogue des cultures, dans le sillage d’un Averintsev, dont l’influence continuera de s’exercer alors même qu’on a commencé à l’oublier19.

12Car bientôt la tradition orthodoxe outragée jusqu’au sang, la poésie de l’Âge d’argent avec ses pleureuses aux portes de la Lioubianka, la culture helléno-byzantine chrétienne dont on dynamitait les clochers ne seront plus des signes de ralliement. À chacun était échu ce qu’il advient des graines qui tombent sur le chemin : une incorporation profonde, la nostalgie occasionnelle ou la dissipation définitive. De toute façon, Averintsev était parti pour Vienne et la Russie engagée sur les chemins de l’urgence économique et politique.

13Dans les années 1990 qui ont vu revenir au premier plan de l’espace médiatique le Département synodal des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, beaucoup de responsables religieux ont fait le constat de l’ignorance où était tombée, en matière de liturgie et de théologie de base, la plupart de ceux qui les approchaient, cherchant à pratiquer la foi. De quoi donner raison à quiconque, comme Olga Sedakova, juge que la rémanence d’une tradition russe au travers des années soviétiques a constitué par soi-même un prodige.

14Il y a eu quand même ce prodige d’une survie dispersée, grâce, dit-elle, à des « constellations », mot qui désigne à la fois des groupes d’amis qui se retrouvaient dans des appartements et des conglomérats de références confusément présentes à la mémoire. Il est vrai, de cet ensemble d’îlots mentaux disparates, la carte commençait à se perdre. Averintsev a contribué à la sauver en la redessinant fortement, à grande échelle. Il a redonné une légitimité à cet espace de conscience, où pour chacun les souvenirs attendris de la grand-mère pouvaient maintenant venir se mêler à la découverte d’auteurs et de textes perdus de vue depuis longtemps.

15C’est la métaphore de l’archipel, dont nous verrons qu’Averintsev se sert pour décrire, à partir du passé du christianisme, ce qui lui paraît devoir en être aussi l’avenir, tant en Russie, par-delà l’engouement des années 1990, qu’ailleurs en Europe, par-delà le discrédit des institutions qui le représentent.