Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Le Moyen Âge est un réservoir de récits, dont certains devenus très familiers, sans cesse réutilisés, réadaptés, réinterprétés, pour venir alimenter un imaginaire désormais foisonnant, qui fait vivre des romans historiques, des séries télévisées, des bandes dessinées, des expositions interactives, des fêtes villageoises ou même des formes de propagande politique. Certains épisodes plus ou moins historiques, certains personnages, certains événements sont devenus de véritables vecteurs de l’imaginaire : la légende arthurienne1 et le motif de l’épée font partie des plus emblématiques, quels que soient les époques et les domaines de création2. Excalibur, la légendaire épée du roi Arthur, dégage une puissante lumière3, tout comme les sabres laser de La Guerre des étoiles. Pour terrasser le terrible basilic, Harry Potter doit porter l’épée jamais vaincue de Gryffondor, à l’instar de Beowulf arrachant un glaive de la panoplie de la terrible ogresse qui a pris le dessus dans leur combat4. En Islande, la route en forme d’épée qui sinue à travers les eaux dans l’ouest de l’île, dans la région de la péninsule de Snaefellsnes, sert tout à la fois de pont entre les deux rives du Kolgrafafjörður et de passerelle entre un passé viking mythifié, incarné par l’épée, et notre présent moderne, dont les routes bitumées sont un symbole5. L’épée rayonne de ses motifs littéraires et son fer aimante bien des anecdotes au cours des âges.
2La multiplication des reprises de ces motifs à coloration médiévale depuis de nombreuses années ne peut manquer d’interpeller les médiévistes de métier, tout en posant la question de la posture qu’ils et elles peuvent adopter face à ces réappropriations infinies de leur terrain d’observation et d’analyse. Doivent-ils s’en préoccuper ? Les intégrer dans leur champ de recherche ? Les mobiliser, à des fins pédagogiques notamment ? Ou au contraire doivent-ils rester concentrés sur leur travail d’historiens et d’historiennes, autrement dit sur l’étude méthodique et critique des sources documentaires médiévales ? Et quand l’usage se fait politique, que devient le rôle des historiens et historiennes, en tant que spécialistes d’une période mais aussi acteurs et actrices de la vie de la cité ?
3Chacun des auteurs et autrices du présent volume s’est posé ces questions à un moment ou à un autre de sa carrière, et se les pose encore bien souvent. Nous sommes toutes et tous tiraillés entre, d’une part, la rigueur d’une recherche de qualité et, de l’autre, la richesse de l’imagination des romanciers, artistes, metteurs en scène ou politiciens. Nous pouvons d’autant moins ignorer les créations de la littérature ou de l’art ayant le Moyen Âge pour cadre qu’elles ont peut-être éveillé, dans notre enfance ou notre adolescence, notre attrait pour cette période.
Médiévistique et médiévalisme : une dialectique complexe
4Depuis au moins le xvie siècle, les événements et les mythes médiévaux ont procuré une matière inépuisable à des romanciers ou des dramaturges qui l’ont transformée en des œuvres sublimes. Shakespeare, Walter Scott, Sigrid Undset ou encore les préraphaélites en ont tiré des créations qui continuent de nous toucher, quand ce ne sont pas elles qui nous attirent vers le Moyen Âge dont elles sont bien souvent la porte d’entrée dérobée. À partir de la fin du xixe siècle, les artistes et auteurs qui contribuent à donner naissance au genre transmédiatique de la fantasy partagent notamment une passion avérée pour la période médiévale, sur le modèle de William Morris, qui traduit et édite des textes médiévaux, ou des universitaires J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis qui, au milieu du xxe siècle, publient des romans fortement inspirés du Moyen Âge et qui orientent durablement le genre de la fantasy6. Cet engouement pour l’univers médiéval, loin de se démentir, semble n’avoir jamais été si grand, suscitant des études de plus en plus nombreuses sur la question, au carrefour de l’histoire, de l’archéologie, de la littérature, mais aussi de la sociologie ou des sciences de l’information et de la communication.
5Pour désigner ce monde devenu tentaculaire de réappropriations d’éléments empruntés à l’époque médiévale, les chercheurs ont d’abord tâtonné – comme dans tout champ disciplinaire encore naissant –, parlant tour à tour de « réception du Moyen Âge » ou de « néo-médiévisme », et abordant des œuvres décrites comme « médiévalisantes », « moyenâgeuses » ou simplement « inspirées du Moyen Âge ». Ces termes mettent en évidence un premier rapport assez distant à la discipline, qui faisait courir le risque de voir dans les productions médiévalistes un « faux Moyen Âge », moins réel et moins historique que le premier et qui, par conséquent, serait de moindre importance. Or, le médiévalisme n’est pas que le Moyen Âge : il consiste en la rencontre – amicale ou conflictuelle, mais presque toujours volontaire – du Moyen Âge et d’une époque ultérieure. C’est à mesure que les échanges entre chercheurs sont devenus plus systématiques, permettant de regrouper des recherches éparses issues de domaines différents, qu’a été forgé le mot de « médiévalisme », qu’on peut définir comme la « projection dans le présent d’un ou plusieurs Moyen(s) Âge(s) idéalisés7 ». Au-delà de cette première définition très large, ce terme recouvre aussi bien « les usages modernes du Moyen Âge [que] l’étude de ses usages8 » : c’est ainsi qu’on dira qu’un film comme Le dernier duel de Ridley Scott (2021) est un « film médiévaliste », tandis que les chercheurs et chercheuses qui l’analyseront feront également « du médiévalisme ». Si la terminologie met ainsi plusieurs années à se fixer à travers des définitions partagées par l’ensemble de, sinon tous, les spécialistes de ce champ, l’on peut considérer toutefois que le médiévalisme lui-même naît dès 1979. Lors de cette année charnière, Paul Zumthor prononce une conférence intitulée « Parler du Moyen Âge », tandis que Leslie Workman lance une revue intitulée « Studies on Medievalism », et qu’en Autriche se tient une conférence sur « la réception du Moyen Âge9 ».
6Le « médiévalisme » ne saurait ainsi se confondre avec la médiévistique – ou médiévisme –, qui désigne l’étude méthodique des sources afin de produire un discours historique scientifique10. Les deux notions entretiennent néanmoins une relation dialectique complexe. Prendre conscience de ces liens entre la médiévistique et le médiévalisme est ainsi un des enjeux au cœur du présent ouvrage.
Médiévistes et médiévalismes : de l’importance du pluriel
7Tantôt sombre, tantôt merveilleux, le Moyen Âge inventé fascine, séduit, attire les foules et génère beaucoup d’argent – comme l’attestent par exemple les fortes audiences de certaines séries télévisées médiévalistes récentes. Qu’il soit convoqué par des mots, par des images, par des sons, le Moyen Âge fait rêver, intéresse aussi. Le succès rencontré par un projet comme le chantier du château de Guédelon, en Puisaye (Bourgogne), avec 300 000 visiteurs annuels, en témoigne, tout en montrant qu’il est aussi possible de sensibiliser le grand public à une démarche rigoureuse d’archéologie expérimentale, qui recrée le travail de l’artisan médiéval à partir des vestiges de la fouille, des documents des archives et des enluminures des manuscrits11. Ce faisant, ce chantier établit de nombreuses passerelles entre l’archéologie universitaire et l’attraction touristique. Mais, de façon générale, ce sont toutes les formes de reconstitution qui ne cessent de se multiplier, depuis leurs premières mises en scène dans l’Angleterre des années 196012.
8À l’heure où les créatures, personnages et autres objets emblématiques du Moyen Âge peuplent nos écrans, nos romans, nos jeux13, les nouveaux médias sont également mis à profit par les médiévistes pour diffuser le fruit de leurs recherches. Bandes dessinées14, plateaux de télévision ou documentaires cinématographiques, mais aussi, plus récemment, blogs, jeux vidéo, tweets, podcasts, ou encore – une bonne découverte issue du triste contexte sanitaire nous contraignant à tenir notre colloque de mars-avril 2021 à distance – les tchats pouvant se dérouler en parallèle d’une visioconférence, sont autant d’outils mobilisés pour transmettre des connaissances, mais aussi tenter d’expliquer sa méthode de travail, et dont le lecteur pourra découvrir les spécificités au fil des pages de cet ouvrage.
9Cette nécessité de transmettre ses connaissances, les médiévistes de profession la ressentent d’autant plus fortement qu’ils et elles sont, le plus souvent, des enseignants, et pas uniquement des chercheurs, qui ne peuvent par conséquent rester insensibles aux possibilités ludiques, mais aussi éducatives, que leur offrent toutes ces réappropriations du Moyen Âge. Cette transmission est parfois rendue d’autant plus pressante par certaines récupérations ou détournements, ces usages abusifs faits d’éléments supposés médiévaux et qui témoignent de crispations identitaires15, autour de personnages nommés (Jeanne d’Arc) ou archétypaux (le viking), mais aussi de dates et d’événements emblématiques (la bataille de Poitiers16). Ces récupérations ne sont pas que purement théoriques : de nombreuses études récentes se penchent sur la manière dont des activistes d’extrême droite s’emparent de personnages ou de symboles médiévaux pour légitimer des combats contemporains, notamment en instrumentalisant les croisades – parfois jusqu’au tragique, comme l’ont prouvé les attentats d’Utoya (2011) ou de Christchurch (2019). Ces retours idéologiques vers une période médiévale mythifiée dans ses prétendues valeurs guerrières et racistes, entendent effacer d’un trait les acquis de l’histoire la plus récente17. Seul le sens des nuances et le regard distancié du médiéviste permettent de présenter au grand public un Moyen Âge aussi riche que complexe, et d’éviter par conséquent les simplifications hâtives.
⁂
10« Le médiévalisme a quarante ans18 » : quarante ans de lente maturation scientifique, d’affirmation médiatique et d’expériences éditoriales diverses19. Quarante ans au cours desquels ont été étudiés des auteurs et des autrices, des objets et des lieux, des livres et des films, des discours politiques et des bandes dessinées, quarante ans où l’on a traqué les réinventions du Moyen Âge dans la publicité, les jouets, les parcs d’attraction, ou encore la bière et les fromages… Quarante ans qui ont permis à ce champ d’études, longtemps marginalisé, d’atteindre une certaine maturité. Et c’est précisément cette maturité qui permet, en même temps qu’elle demande, un regard réflexif, ce que cherche précisément à proposer ce volume. Quarante ans plus tard, le temps est venu de tenter de brosser un tableau de la diversité des médiévalismes en perpétuelle reconfiguration qui, sans être exhaustif – comment le pourrait-il ? – s’efforcera d’en capter des fragments et d’en éclairer la construction.
Notes de bas de page
1 Ce puits sans fond est exploité dès le xiie siècle et prend une ampleur considérable depuis le Morte d’Arthur (1485) de Thomas Malory jusqu’au film Kaamelott. Premier Volet (2021) d’Alexandre Astier, en passant par The Once and Future King (1958) de T. H. White.
2 Robert de Boron, Merlin, roman du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Paris/Genève, Droz, 2000 (1979), p. 197-291, § 52-91. Voir Aurell Martin, Excalibur, Durendal, Joyeuse : la force de l’épée, Paris, PUF, 2021, p. 240-249.
3 L’Estoire de Merlin, éd. Oskar H. Sommer, Washington, Carnegie institution, 1908, t. II, p. 94, § 108.
4 Beowulf, éd. et trad. André Crépin André, Paris, Lettres gothiques, 2007, p. 138-139, v. 1563-1570.
5 Voir la couverture de cet ouvrage.
6 Ces liens restent particulièrement forts aujourd’hui encore, y compris du point de vue de la recherche. Ainsi l’équipe de rédaction du Dictionnaire de la fantasy, dirigé par Anne Besson en 2018, et celle du Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire, édité par Anne Besson, William Blanc et Vincent Ferré en 2022, comprennent de nombreux auteurs et spécialistes communs.
7 Di Carpegna Falconieri Tommaso, Médiéval et militant : penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 7.
8 Corbellari Alain, Le Moyen Âge à travers les âges, Neuchâtel, Livreo/Alphil, 2019, p. 8. Par souci de clarté, nous excluons ici un des usages anglo-américains de « médiévalisme », dans le sens de travail académique sur le Moyen Âge (Ferré Vincent, Médiévalisme. Moyen Âge et modernité [xxe-xxie siècles] : histoire, théorie, critique, mémoire inédit d’HDR, université Paris 3, 2011, p. 13), pour réserver le terme aux seules productions non académiques relatives à la période médiévale.
9 Kühnel Jürgen, Mück Hans-Dieter et Müller Ulrich, « Mittelalter-Rezeption », université de Salzbourg, Autriche, 1979, puis de nouveau en 1982 et 1988 ; voir Classen Albrecht (dir.), Handbook of Medieval Studies: Terms, Methods, Trends, New York, De Gruyter, 2010.
10 Guyot-Bachy Isabelle et Moeglin Jean-Marie (dir.), La Naissance de la médiévistique. Les historiens et leurs sources en Europe (xixe-début du xxe siècle), Actes du colloque de Nancy, 8-10 novembre 2012, Genève, Droz, 2015.
11 Baud Anne, Reveyron Nicolas et Renucci Florian, Guédelon : construire aujourd’hui un château du xiiie siècle, Paris, Gisserot, 2005 ; Martin Maryline et Renucci Florian, La Construction d’un château fort : Guédelon, Rennes, Ouest-France, 2011 ; Gleyze Emmanuel, L’Aventure Guédelon : l’édification d’un château médiéval au xxie siècle, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2019.
12 Bostal Martin, L’Histoire face à l’histoire vivante : expérimentation, médiation et représentation à travers la pratique de la reconstitution historique du Moyen Âge, thèse inédite de l’université de Caen, dir. Luc Bourgeois, 2020, t. I, p. 155-156.
13 Abiker Séverine, Besson Anne et Plet-Nicolas Florence (dir.), Le Moyen Âge en jeu, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2010.
14 Martine Tristan (dir.), Le Moyen Âge en bande dessinée, Paris, Karthala, 2016.
15 Di Carpegna Falconieri Tommaso, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 87-98 (chap. iv : « Le Moyen Âge identitaire »).
16 Blanc William et Naudin Christophe, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, Paris, Libertalia, 2015.
17 Kaufman Amy S. et Sturtevant Paul B., The Devil’s Historians. How Modern Extremists Abuse the Medieval Past, Toronto, University of Toronto Press, 2020.
18 Ferré Vincent, « Le médiévalisme a quarante ans, ou “L’ouverture qu’il faudra bien pratiquer un jour…” », Médiévales, 78, 2020, p. 193-210.
19 On saluera à cet égard le travail de l’association « Modernités médiévales », qui a toujours essayé d’associer chercheurs et chercheuses d’une part et créateurs et créatrices de l’autre [modmed.hypotheses.org].
Auteurs
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