1À la lecture des actes de ce colloque, ambitieux par sa problématique, le champ géographique et l’amplitude chronologique, une question revient comme un leitmotiv : qu’est-ce qui fait le roi ? Elle transparaît déjà dans le titre et dans l’historiographie du sujet. Les Français parlent de sacres, quand les Allemands parlent de Krönungen et les Anglais de Coronations ; c’est bien le seul couronnement du roi que représentent les chroniques anglaises. Il s’agit pourtant de cérémonies similaires comportant onctions et remises des insignes royaux et les ordines circulent en s’influençant mutuellement dans ce triangle fondamental.

2Ce n’est qu’à partir du xiii^e siècle que le rituel français se distingue par l’exaltation de la Sainte Ampoule, faisant rejaillir sur chaque roi l’aura miraculeuse attribuée au baptême de Clovis. Et le miracle se pérennise en engendrant un pouvoir thaumaturgique spécifique au souverain. Les clercs, pour couper court à la superstition établissent alors un système cohérent : si le roi peut faire de miracles en touchant les malades, c’est qu’il est oint d’une huile miraculeuse par le ministère d’un évêque.

3Ce sont les ecclésiastiques qui rédigent les prières de la cérémonie, ce qui est le moyen de faire passer leur réflexion sur la nature de la fonction royale et de tendre un miroir au prince pour qu’il fasse siennes les vertus attendues : la foi, la fidélité à l’Église et à son enseignement, afin de gagner la couronne du royaume éternel ; la justice et la charité pour la défense des inermes, les clercs et tous ceux qui sont sans protection ; la force pour mener le bon combat, avec une épée bénie pour la juste cause.

4À partir du moment où ces ordines, variés, remaniés mais suivant un fil conducteur constant, portent un message politique, ils prennent une valeur éducative et nourrissent la conception de la royauté sacrée, comme nous le voyons avec la province de Reims, même dans des diocèses qui ne sont pas directement concernés par l’organisation d’un sacre royal ni a fortiori impérial. Le langage liturgique est riche de références à l’Ancien Testament, qui reste la source et le modèle à travers les siècles et souligne l’élection divine et l’attribution de grâces particulières allant jusqu’à l’inviolabilité. Il est riche de symboles plus ou moins explicites, qui vont des attributs, avec leur signification codifiée, à la mise en pratique de l’image des deux corps du roi ou du mariage mystique du souverain avec son royaume. Celui-ci passe de la métaphore à la théorie juridique aboutissant à l’inaliénabilité du domaine, assimilé au douaire du corps collectif, qui prend figure de conjoint.

5Le royaume franc a été un creuset de ces textes, partagés très tôt avec les voisins anglais et germaniques. À Prague Charles IV s’inspire du modèle français avec l’introduction de la communion sous les deux espèces, qui peut renforcer la sacralité du roi à une époque où les laïcs sont désormais écartés du calice, et celle d’une procession de la « Sainte Ampoule » depuis la chapelle Saint-Venceslas ; l’huile n’est pas miraculeuse et n’a pas servi à un baptême fondateur, mais la référence au saint martyr convoque un patron prestigieux qui fait figure de souverain éternel et d’ancêtre légitimant la nouvelle dynastie. La Sicile présente un bel exemple d’une tradition revitalisée par le duc de Savoie, qui tient à entrer par la grande porte dans sa dignité royale, en 1713. Il se revendique l’égal des rois de France, d’Angleterre ou de Jérusalem, recevant l’onction jadis conférée à Salomon (Unxerunt Salomonem…), avec une couronne fermée, donc impériale, un sceptre et un sabre. Mais c’est un coup d’épée dans l’eau de la Méditerranée, car dès 1719, il doit abandonner la Sicile pour une île moins prestigieuse, la Sardaigne. Et si la Maison de Savoie garde une couronne, elle s’abstient par la suite de cérémonie et donc de sacralité dans l’Italie unifiée en 1861.

6Le couronnement a une origine impériale, byzantine d’abord puis romaine à partir de Charlemagne. Dans certains pays, la couronne peut prendre la dimension d’un insigne légitimant, la couronne du Saint Empire, la couronne de saint Étienne de Hongrie ou celle de saint Venceslas en Bohême. Ce qui ne se retrouve ni en Angleterre ni en France. Charles VII est sacré à Reims en 1429 alors que les insignes royaux traditionnels sont bloqués à Saint-Denis par l’occupation anglaise. Peu importe, puisque ce qui compte c’est l’onction avec l’huile de la Sainte Ampoule.

7La couronne n’est pas l’apanage des rois. Les princes territoriaux peuvent se faire couronner, comme c’est le cas en Bretagne, où la cérémonie est documentée. Mais dans la plupart des principautés, si la couronne apparaît comme un emblème – c’est le cas en Lorraine – il n’y a pas de remise officielle de celle-ci. D’autres insignes sont utilisés, l’épée (associée en Lorraine à la passation du pouvoir) ou l’anneau (en Bourgogne, en Savoie) comme objet de transmission. Ou alors des succédanés, comme les chapeaux orfévrés de Charles le Téméraire. Pour les princes non-chrétiens il n’est pas question de couronne : le sultan ottoman reçoit une épée après son intronisation (cülûs) et l’hommage des dignitaires. La couronne, malgré toute la symbolique religieuse qu’on peut lui attribuer – image de la Jérusalem céleste, substitut de la mitre ou de la tiare, un diadème à bonnet – reste fondamentalement, par ses origines antiques, un ornement laïc. Il est significatif de relever qu’en France, après que l’archevêque de Reims l’ait déposée sur la tête du roi, ce sont les pairs qui la soutiennent, donc six mains laïques sur les douze. Quand les anciennes pairies disparaissent, le choix des nouveaux acteurs endossant le rôle est révélateur des réseaux de pouvoir, des alliances et des nécessités politiques, comme on le voit en Lorraine. Le sens du geste est cadré pour qu’il n’apparaisse pas comme une élection.

8L’élection n’est jamais toutefois totalement évacuée de la mémoire des rites, là où elle n’a pas été institutionnalisée, comme dans le Saint Empire. La France a connu deux ruptures dynastiques qui ont porté au pouvoir l’homme fort élu par les grands. Mais cela ne suffit pas, il faut qu’il soit l’élu de Dieu. Ce que signifie l’onction depuis le geste du prophète Samuel. Carolingiens et Capétiens l’ont parfaitement compris, en faisant longtemps sacrer leur fils de leur vivant, en recomposant des généalogies ou en contractant des mariages qui pouvaient donner l’illusion de la continuité de la stirps regia.

9Ce qui fait le roi, sauf accident, c’est tout de même d’abord sa naissance. Le principe dynastique est conforme à la promesse faite par Dieu à David d’établir sa royauté pour les siècles. Après c’est une question de chance génétique. Le « miracle capétien » permet la transmission de père en fils sans encombre de 987 à 1328, ce qui assure la vertu d’un sang que l’on retrouve alors dans une branche collatérale. La succession en Angleterre est plus chaotique, ce qui n’empêche pas les chroniques d’insister sur la continuité dynastique. La mise en scène parallèle des funérailles du roi défunt et du couronnement du successeur vaut passage de témoin. Évidemment le Saint Empire institutionnalise l’élection à partir du milieu du xiii^e siècle, mais les Wittelsbach, Luxembourg et surtout Habsbourg instaurent une continuité familiale, même s’ils doivent payer cher les princes-électeurs. Et malgré le faste déployé pour mettre en scène un successeur souhaité – tel le futur Philippe II en 1548-1549 – le succès n’est pas toujours au rendez-vous. La question du rapport entre hérédité et élection se pose aussi en France à l’époque moderne, avec l’interprétation par les légistes de la prière « Sta et retine » dite au moment de l’intronisation. D’abord l’accent est mis sur la transmission héréditaire – et le sacre n’apporte aucune autorité nouvelle – puis la cause du peuple fait irruption pour militer en faveur de l’élection dans le contexte de la pré-révolution.

10Pour assurer la continuité dynastique à une époque où l’on ne manipule pas encore les lois de la nature, il faut des couples reconnus. Et les femmes ont eu toute leur place dans notre réflexion. La sacralisation de la famille à l’époque carolingienne associe l’épouse aux rites du couronnement et de l’onction, insistant sur la fécondité et la transmission. L’ordo de Charles V réserve toute sa place à l’onction de celle qui doit donner naissance à l’héritier et perpétuer la lignée. Ce que l’on retrouve en Écosse, non sans perspicacité tant les sources sont ténues : la reine future-mère est valorisée et parée du même statut que son époux, au moins dans les images et les insignes. Aux confins de l’Occident chrétien, nous avons aussi rencontré une sultane agissant en forte femme.

11Il a été beaucoup question des rites au cours de ces deux journées, sans que le sujet ait été épuisé ; leur dimension symbolique est connue, mais pourrait être encore approfondie et mise en rapport avec d’autres consécrations, en particulier celles des évêques.

12Ce qui a davantage retenu l’attention des communicants, c’est leur réception. Les livrets de la fin du xv^e et du xvi^e siècles en Europe, publications plus ou moins prestigieuses et suscitées par le pouvoir, sont destinés à informer, expliquer, commémorer et communier dans l’admiration du prince. En France, au xvii^e siècle, les nombreuses représentations gravées ont pour but de faire connaître le sacre aux absents et aux étrangers, en sélectionnant les temps forts, l’onction et le couronnement essentiellement. L’accent est mis sur la densité de l’assistance, qui participe à la joie collective, et sur la prééminence royale française, grâce à la miraculeuse Sainte Ampoule qui a oint le premier roi chrétien d’Europe et lui communique toujours une grâce de thaumaturge. Pour rendre compte de la perception du sacre impérial, il faut sortir du seul examen des ordines (on sait rarement lequel a été vraiment utilisé pour une cérémonie donnée) et analyser les sources narratives, apparemment contradictoires selon qu’elles proviennent d’un entourage pontifical ou impérial. La question de la balance entre le pape, l’empereur et le peuple est complexe. Il est intéressant de voir comment au xv^e siècle les humanistes ont reçu Sigismond avec enthousiasme, en se rattachant à la tradition antique de l’adventus et du triomphe.

13La réception peut être orchestrée par le régime lui-même, comme le montre l’exemple de la Lorraine en 1825, après le sacre de Charles X. Légitimité religieuse, historique et politique sont déclinées avec des stratégies efficaces pour attirer la population et rassembler les Français autour du trône, sans pour autant gagner une réelle adhésion. Mais la réception peut être critique. Voltaire est caustique, vole dans les plumes du « pigeon » chargé de la fiole, se livrant à une critique historique de la Sainte Ampoule. Il ne méconnaît pas les réalités, veut admettre qu’un sacre en impose au peuple et qu’il peut y avoir un intérêt politique à tirer parti de sa faiblesse de jugement. Mais le sacre n’est nullement nécessaire à un prince doté d’un solide pouvoir politique, financier et militaire. Ce qu’il fustige surtout, ce sont les concessions faites au pouvoir religieux, toujours soucieux d’exercer un contrôle sur une royauté qui devrait plutôt exiger un serment de ses prêtres. À cet égard, la prétention des papes à la subordination de l’empereur, invité à baiser les pieds du pontife et à lui servir d’écuyer, est une image forte qui n’a pas manqué de frapper le philosophe. La mise en lumière – on ne pouvait faire moins en ce siècle-là – de la relation conflictuelle récurrente entre pouvoir politique et religieux amène Voltaire à tirer un bilan négatif préfigurant un combat pour une Europe laïcisée.

14Le xix^e siècle est évidemment une période de remise en question. Sauf en Angleterre qui descend tranquillement le fleuve de son histoire… Il y a des actes manqués, ou plutôt des actes rentrés. L’analyse pertinente de la psychologie de Louis XVIII plaide pour un sacre in pectore (comme on le dit des cardinaux créés en secret) fondé sur la conviction forte de sa légitimité depuis 1795 et une grande sagesse politique, pour éviter un rite constitutionnel qui lui aurait été imposé, sans qu’un héritier de Clovis pût y souscrire en conscience. Napoléon III joue de la mémoire de 2 décembre et de l’épopée de l’aigle, mais faute de vouloir aller à Rome et de pouvoir faire venir Pie IX à Paris, il doit se contenter d’un Te Deum à Notre-Dame et de 101 coups de canon, qui sont restés la manifestation la plus bruyante de son avènement. Un costume de sacre sur un uniforme de général et des insignes disposés dans le décor ne constituent pas une sacralité, que personne d’ailleurs ne songe à lui reconnaître. Surtout pas Victor Hugo ! Il y a aussi en Allemagne la « cohabitation » entre des formes anciennes et les nouvelles réalités constitutionnelles. Des rites de substitution doivent être inventés : serment de respecter une constitution, simple vœu, cérémonie d’hommage ou discours du trône sur un programme de gouvernement. Quand le monarque se couronne lui-même et se fait acclamer, on ne peut plus parler de sacralité et le déclin est amorcé.

15Pour en revenir à la question « Qu’est-ce qui fait le roi ? », il n’y a pas de réponse simple, car elle varie dans le temps et dans l’espace. La part du sacre, de l’élection et de l’hérédité évolue. Le sacre tire sa force, à l’époque carolingienne, d’une conception de la royauté à la fois vétérotestamentaire et eschatologique. Les ordines citent abondamment les rois d’Israël, les prières appellent le roi à conduire son peuple vers une autre royauté qui n’est pas de ce monde, sa couronne préfigurant celle des élus, qu’il doit gagner par sa vertu. L’élection est plus conjoncturelle. Elle résulte de ruptures dynastiques et du rapport de force établi entre le roi et l’aristocratie. France et Saint Empire présentent deux modèles opposés. Quant à l’hérédité, elle finit toujours par s’imposer ; l’idée de « race royale » imprègne les mentalités, la continuité dynastique la conforte. En témoignent les sacres précoces du vivant du père puis les sacres différés, jusqu’à sept ans pour Louis XV, de 1715 à 1722, en raison de son âge, qui n’était pas un obstacle à sa légitimité. Le sacre apporte un supplément de grâce divine, avant de s’effacer au profit d’un serment de fidélité à la Constitution, inversion totale de perspective, le pouvoir ne venant plus du Ciel mais de la Nation. Pour le médiéviste, c’est le monde à l’envers !