Épilogue
p. 181-196
Texte intégral
1« La Paix naîtra peut-être d’une mer de sang, la Justice d’une mer de crimes, la Pitié d’une mer de tortures et d’assassinats. J’aurai vécu dans les flux de cette mer et j’en emporterai la contagion jusqu’à la mort. Puisse un peu de bonheur me payer de cette longue, de cette affreuse misère. Et payer avec moi ceux qui l’ont vécue1 ! » Hippolyte Luc écrit ces lignes sombres dans son carnet à la fin du mois de décembre 1944. Huit mois plus tôt, le 7 avril, il a été opéré d’une tumeur à l’estomac et ne sortira de la clinique que le 20 mai. Parvenu, fin juillet, au terme de son congé de maladie, il se voit intimer « l’ordre de ne plus reparaître au ministère2 ». Il évoque les circonstances de cette éviction à plusieurs reprises dans des textes qui, certes, sont des plaidoyers destinés à la commission du conseil supérieur d’enquête du ministère de l’Éducation nationale3, mais témoignent des conditions particulièrement brutales et humiliantes dans lesquelles s’est effectué son renvoi sur ordre d’Abel Bonnard : « Il m’a donné en mai 44 un suppléant M. Bélier, qu’il a cru prêt à me nuire, il m’a fait intimer l’ordre à la fin de juillet 44 par son chef de cabinet, M. Mouraille, envoyé chez moi avec cette consigne, de ne plus revenir au ministère, d’abandonner mes fonctions sous peine de révocation immédiate4. » Dans un autre document, Luc confirme la ferme volonté du ministre de l’écarter définitivement : « Maurice Gaït, Commissaire général à la Jeunesse, déclara que, dans l’esprit du Ministre, mes fonctions de Directeur avaient pris fin. Les projets de démembrement de l’enseignement technique impliquaient du reste mon renvoi5. »
2Moins d’un mois plus tard, le 20 août 1944, alors que les combats pour la libération de Paris ont commencé, Abel Bonnard prend la fuite et entame le périple qui le mènera jusqu’à Sigmaringen. Mais la fin de Vichy ne peut pas être pour Luc une libération puisqu’il va nécessairement devoir rendre des comptes. Et de fait, le jour même de la fuite de Bonnard, Henri Wallon6, qui a été nommé secrétaire général à l’Éducation nationale dans le gouvernement provisoire, signe l’arrêté de suspension des fonctions d’Hippolyte Luc. Cette mesure ne vise pas Luc spécifiquement puisqu’elle est appliquée par principe à tous les directeurs de ministères maintenus ou nommés par Vichy.
3Une longue attente commence alors pour la famille Luc. Pour Hippolyte, cette période s’apparente à une descente aux enfers : atteint d’un cancer, interdit de reprendre son travail par Bonnard, ce qu’il interprète comme la preuve de l’hostilité du ministre à son égard, il doit désormais attendre un verdict qui risque de le sanctionner. Dans une lettre à une amie, sa fille Anne-Marie écrit : « Mon père est suspendu, en attendant enquête, comme tous les directeurs. Cette mesure lui a donné un coup terrible et j’ai craint à un moment que cela n’ait les pires répercussions sur sa santé. Il semble aller mieux maintenant, mais j’espère que cette attente ne se prolongera pas trop car elle est pire que tout7. »
4Fin octobre, la nouvelle direction de l’enseignement technique fait parvenir le dossier de Luc au conseil d’enquête, lequel constate que ce dossier ne comprend « aucune accusation signée8 ». Le 19 décembre le conseil reçoit alors une première accusation formulée par le Front national universitaire-enseignement du second degré9. Elle est suivie le 3 février 1945 par une plainte circonstanciée, rédigée par Joseph Cartailler, lui-même membre du conseil et alors secrétaire général provisoire du syndicat national de l’enseignement technique (SNET) adhérent à la Fédération générale de l’enseignement (FGE). Le contenu de ces accusations est très inconsistant en matière de faits de collaboration, on va le voir. Mais le statut de leurs auteurs, syndicalistes proches de la fraction communiste des militants de la CGT, renvoie en fait directement aux nouveaux enjeux dont l’enseignement technique fait désormais l’objet dans le contexte politique de la Libération. C’est principalement ce contexte particulier, sur lequel nous revenons à la fin de cet épilogue, qui va expliquer l’effacement quasi-total dont Luc a fait ensuite l’objet dans la mémoire collective de l’enseignement technique, comme dans l’historiographie de l’éducation.
5Le dossier d’accusation transmis par le Front national universitaire puis par Joseph Cartailler se révèle en effet assez maigre, et repose essentiellement sur le reproche fait à Luc, évidemment sans surprise, d’être resté en poste sous le gouvernement de Vichy. Ces accusations visent essentiellement à montrer que, s’il a conservé ses fonctions, ce n’est pas pour préserver l’enseignement technique d’une prise en main par le nouveau pouvoir, comme il le soutient dans sa défense, mais parce qu’il adhérait en fait à l’idéologie maréchaliste.
6Les accusations formulées par les syndicalistes à l’encontre de Luc sont de trois ordres. Il s’agit d’abord de lui reprocher d’avoir, de sa propre initiative, sanctionné des personnels en raison de leurs engagements ou de leurs opinions politiques, syndicales ou philosophiques pour satisfaire la hiérarchie vichyssoise, ou bien d’avoir refusé de protéger des personnels menacés par les autorités allemandes. En ce qui concerne les sanctions, les accusateurs ont collecté 12 fiches émanant de la direction de l’Enseignement technique, signée de la main de Luc, et concernant des sanctions envisagées contre des personnels.
7Le conseil d’enquête établit d’abord que ces sanctions avaient été demandées en 1940 et en 1941 par le cabinet du ministre à la direction du technique et n’étaient donc pas dues à une initiative de Luc. Le conseil observe ensuite qu’il n’y a eu aucune suite pour trois des fonctionnaires concernés, que quatre autres ont été mutés, que deux ont été mis à la retraite, dont un est désigné par le rapporteur de l’enquête comme « un fonctionnaire médiocre au dossier très chargé ». Enfin, pour les deux derniers, le conseil d’enquête constate qu’il ne subsiste aucune trace de suites données à la demande du cabinet et que tous deux figurent toujours sur les tableaux d’ancienneté en 1944. Autrement dit, aucun de ces fonctionnaires n’a subi de révocation, contrairement au souhait du cabinet du ministre. Ce bilan est à comparer aux presque 4 000 enseignants et fonctionnaires de l’Éducation nationale révoqués entre 1940 et 1944 aux titres des lois sur les francs-maçons et les Juifs10. La comparaison plaide évidemment en faveur de Luc et de ceux qui le soutiennent pour affirmer que sa présence a permis de protéger les personnels de l’enseignement technique, moins atteints que les autres par les sanctions politiques ou raciales de Vichy.
8Deux autres accusations concernent ensuite les cas de deux enseignants à qui Luc aurait refusé sa protection alors qu’ils étaient menacés par les autorités d’occupation. La première affaire est celle d’un professeur de l’ENP de Chalon-sur-Saône, poursuivi en justice par les Allemands qui demandaient sa révocation. Le rapport du conseil n’indique pas les motifs de l’accusation allemande, mais il constate que cet enseignant « ne fut pas révoqué mais au contraire nommé surveillant général (c’est-à-dire en avancement) à Lyon ». La seconde affaire est celle d’un enseignant de Bort-les-Orgues recherché par la Gestapo et qui avait demandé une mutation pour se cacher à Paris. L’accusation rédigée par le syndicat de l’enseignement technique affirme, sur la foi d’un témoignage d’un collaborateur de Luc, que ce dernier avait refusé de signer la nomination de cet enseignant à Paris. Interrogé par le conseil, l’enseignant concerné répond : « Je suis surpris d’être convoqué pour l’affaire Luc ; je n’ai pas eu affaire à M. Luc au sujet de cette nomination camouflée et il n’était pas, que je sache, au courant de ma démarche. D’ailleurs, je n’ai aucune plainte à formuler contre qui que ce soit car je reçus satisfaction. » Le rapporteur du conseil d’enquête ajoute à la fin du compte rendu de cette affaire, non sans ironie, que postérieurement à son témoignage et après avoir rencontré l’ancien collaborateur de Luc à l’origine de l’accusation, l’enseignant concerné « a retrouvé le souvenir de ce refus catégorique de M. Luc à son sort », suggérant presque explicitement une tentative de manipulation du témoin.
9Une dernière accusation peut être classée dans la même catégorie, c’est celle qui vise une décision que Luc a pris en 1943 à propos des élèves de l’école Diderot à Paris. Selon l’accusation, il leur a imposé une année de formation professionnelle accélérée en plus de leur cursus normal, au détriment de leur formation scolaire. Mais Albert Buisson, le directeur de l’école Diderot, le même qui avait refusé une nomination d’inspecteur général au moment où Luc obtenait la sienne11, témoigne qu’il s’agissait en fait de prolonger artificiellement la scolarité de ces jeunes gens pour leur éviter le service du travail obligatoire (STO). Témoignage confirmé par certains des élèves eux-mêmes qui disent avoir ainsi évité la « déportation ».
10Un second type d’accusation cible le comportement jugé servile et obséquieux de Luc à l’égard de Bonnard. L’essentiel de cette accusation repose sur le comportement du directeur général lors d’une cérémonie de présentation des personnels de direction à Abel Bonnard en mai 1942. Vingt-deux chefs d’établissement ont été interrogés par le conseil d’enquête à ce propos. Trois d’entre eux seulement témoignent de l’attitude complaisante de Luc : il aurait, selon eux, fait l’éloge de l’œuvre littéraire de Bonnard, aurait manifesté des signes d’approbation à son discours et aurait eu une « attitude empressée ». Six n’avaient pas assisté à la réunion et les treize restants « s’accordent à reconnaître que l’attitude de M. Luc fut digne et nullement anti-française ou qu’elle ne leur a laissé aucun mauvais souvenir ». Une autre accusation du même ordre est formulée par un sous-chef de bureau de la direction du technique qui a travaillé avec Luc pendant toute la guerre : « M. Luc avait une attitude double… il frappait le personnel pour plaire à Vichy et rester en place, mais par ailleurs il l’avantageait afin de pouvoir se justifier plus tard. En présence d’un collaborateur… il collaborait ; avec un gaulliste il était résistant… Il misait sur les deux tableaux ». Mais le rapporteur du conseil d’enquête souligne que les accusations de ce fonctionnaire sont extrêmement floues et conclut que « son témoignage se réduit pour nous à zéro ». Il est néanmoins clair que ces accusations, aussi peu fondées soient-elles, renvoient au double-jeu que Luc a dû adopter pendant toute la durée de l’Occupation et que les chapitres précédents ont mis en évidence. On se souvient que Luc lui-même se défend du reproche « d’habileté » qui lui est fait, qu’il revendique comme une nécessité et qu’il présente comme un acte de résistance.
11Dernier grief enfin, différent des accusations précédentes, celui de la nomination au grade d’inspecteur général par Abel Bonnard. Rappelant le rôle majeur de Luc dans le développement de l’enseignement technique, le rapporteur écrit : « Monsieur Luc avait, sinon “créé” l’Enseignement Technique, du moins fait de lui ce qu’il était. » Il estime dès lors que sa promotion à l’inspection générale était en fait une mesure normale de rattrapage « afin de combler la différence d’âge d’admission à la retraite entre les Directeurs anciens Inspecteurs Généraux ou Recteurs (65 ans) et ceux qui n’avaient pas exercé ces fonctions (60 ans) comme c’était le cas de M. Luc ». Le rapporteur signale deux autres promotions motivées par des dispositions semblables, l’une « antérieure à la guerre », celle de Jacques Cavalier, directeur de l’enseignement supérieur de 1926 à 1936, et celle présentée comme récente d’un professeur de la Sorbonne, M. David. En fait, le rapporteur reprend là aussi l’argumentaire de Luc qui affirme que son accès à l’inspection générale en 1943 s’inscrivait dans la logique de sa carrière12, n’était que la juste récompense de ses services et n’avait donc rien d’une mesure de faveur de Bonnard.
12Aucune des accusations dont Luc a été l’objet n’a donc résisté à l’examen du conseil d’enquête, d’autant que certaines d’entre elles avaient fait l’objet de tentatives de manipulations flagrantes. À l’inverse, Luc a été en mesure de présenter un dossier de défense solide, principalement constitué d’une assez abondante correspondance de témoignages de soutien souvent précisément argumentés. Cette correspondance peut se classer en trois catégories.
13Une première série de dix-neuf lettres, les plus nombreuses, sont de véritables témoignages à décharge. Parmi elles, deux lettres sont porteuses d’une charge émotionnelle qui a certainement joué en faveur de Luc. La première est celle de Jules Isaac, le co-auteur des célèbres manuels d’histoire et géographie « Mallet et Isaac13 ». Dans une lettre adressée à Luc le 21 janvier 1945, il écrit : « Mon cher directeur et ami, merci de votre lettre. Aussitôt reçue j’ai écrit à M. Petot, le nouveau directeur de la commission ministérielle d’enquête. Je souhaite que mon témoignage puisse vous être utile, en tous cas il vous était dû. » Il précise que sa reconnaissance tient au soutien que Luc lui avait exprimé au moment où il avait été révoqué en raison des lois anti-juives en 194014. Dans le reste de sa lettre, en réponse aux questions que Luc a visiblement posées dans le courrier de sollicitation qu’il lui avait adressé, Isaac se dit « un homme seul, ravagé. Tous les miens sont déportés en Allemagne […]. Je ne sais rien de ma femme ni de ma fille. Le hasard – un hasard plusieurs fois renouvelé – a fait que j’ai échappé personnellement ». Il apprendra ensuite que son épouse, leur fille et leur fils cadet sont morts à Auschwitz. Un tel témoignage favorable, porteur d’une intense charge émotionnelle, exprimé par un intellectuel reconnu, ami de Charles Péguy, et dont le grand-père, le père et l’oncle avaient été officiers dans l’armée française, a nécessairement pesé lourd face à la maigreur du dossier d’accusation. Une autre lettre du même ordre, même si elle émane d’un témoin plus anonyme, professeur d’une école technique, a également pu exercer une influence décisive sur l’opinion de la commission d’enquête, non seulement en raison de son contenu, mais aussi de sa précision. Un extrait mérite à ce titre d’être reproduit : « Je n’oublierai jamais ce 1er janvier 1941, alors que je venais d’être chassé de mon poste pour des raisons raciales, où je reçus la visite d’une personne envoyée par vous, pour m’aider à trouver du travail. Que vous, le plus haut de mes chefs, ayez marqué spontanément et efficacement votre protestation contre l’injustice alors que je ne rencontrais autour de moi que silence gêné et attitudes embarrassées, cela me fut d’un réconfort qui m’emplit encore de la même émotion qu’alors […]. » S’ajoute à ces deux premiers témoignages celui de la directrice de l’École nationale professionnelle de Lyon, révoquée en 1941 en raison de son origine juive, qui mérite également d’être cité : « Je vous remercie également très sincèrement pour les offres que vous lui avez faites [il s’agit de son époux] de m’aider à trouver une situation hors de l’enseignement. Je n’ai pas profité de ces offres car la situation de mon mari me permettait de laisser d’autres coreligionnaires plus malheureux que moi bénéficier de votre sollicitude. »
14Les autres témoignages favorables sont moins personnels et visent à justifier la défense de Luc quant aux raisons de son choix de rester en activité dans l’administration de Pétain. Une première série de lettres confirme que sa présence a permis de protéger l’enseignement technique du démantèlement que la direction de la Jeunesse d’une part, le ministère de la Production industrielle d’autre part, voulaient lui faire subir, et dont nous avons établi la réalité dans les chapitres précédents. Ces lettres émanent soit des personnels dirigeants ou enseignants de l’enseignement technique, soit d’industriels avec lesquels Luc avait été en relation, souvent eux-mêmes anciens élèves d’écoles techniques. « En restant, Luc a sauvé bien des têtes » écrit l’un de ces témoins. Parmi ces courriers, deux lettres témoignent en outre de l’hostilité des services du ministère et de la Jeunesse à l’égard de Luc. La première est rédigée par une ancienne responsable d’une organisation professionnelle qui avait présenté en 1941 au cabinet de Pétain un « plan d’organisation sociale de l’artisanat ». Reçue par le général Laure, secrétaire général du cabinet de Pétain, elle avait revendiqué auprès de lui le soutien de Luc pour son travail, et avait reçu une réponse sans ambiguïté : « Ce n’est point là une référence car tout ce qui nous vient de M. Luc nous est suspect. Il n’a ni la confiance du Maréchal, ni la mienne. » Dans la suite de son courrier, elle fait le récit d’un long conflit entre Luc et le préfet de Charente-Maritime à propos de l’ouverture d’un centre d’orientation professionnelle à La Rochelle. Même tonalité dans le témoignage d’un ancien secrétaire d’Abel Bonnard qui écrit à Luc : « M. Bonnard vous tenait pour suspect et il entrait dans ses intentions de vous écarter définitivement du poste que vous occupiez. »
15Les autres témoignages sont moins circonstanciés, mais l’un d’entre eux s’accompagne d’une proposition d’intervention auprès du général de Gaulle, et un autre informe Luc d’une démarche semblable de la société des anciens élèves des Arts et Métiers auprès du ministre de l’Éducation nationale.
16Trois dernières lettres expriment un soutien plus circonspect, témoignant d’une sympathie pour l’homme, mais aussi d’une réserve quant à son choix de rester en activité pendant l’Occupation. C’est particulièrement le cas du courrier qu’André Philip, socialiste et figure majeure de la Résistance, futur ministre, adresse à Luc le 5 décembre 1944. Il écrit ainsi : « J’ai entendu parler de votre cas et serais heureux de pouvoir m’entretenir avec vous et de pouvoir ainsi former mon opinion en toute connaissance de cause. »
17Luc a donc bénéficié d’un nombre suffisant de témoignages favorables, et pour nombre d’entre eux très circonstanciés, pour que, face à la faiblesse du dossier d’accusation, sa version des faits soit considérée par le conseil d’enquête comme recevable et le conduise à l’indulgence. Mais comme le montre la tonalité du témoignage d’André Philip, cette indulgence ne pouvait pas effacer toute l’ambiguïté de la position de Luc, surtout après avoir décidé de conserver son poste auprès d’Abel Bonnard. Justement parce que certains de ces témoignages confirmaient que durant les deux années auprès de ce ministre il avait dû subir en permanence hostilité et humiliation de la part de son supérieur, on comprend qu’à un moment où l’occupation allemande et la collaboration du gouvernement de Vichy sont des blessures ouvertes, et alors que la guerre n’est pas terminée, il ait été difficile pour les membres du conseil de n’attribuer l’obstination de Luc qu’à son dévouement pour l’administration qu’il avait contribué à construire. Pour des acteurs venant d’éprouver la violence des discriminations, de la répression et des crimes dont le gouvernement de Vichy s’était rendu coupable, il est inévitable qu’ils aient soupçonné d’autres motivations pour qu’un homme puisse si longtemps supporter une situation aussi éprouvante et continue à exercer des responsabilités élevées dans un contexte politique si contraire aux convictions qu’il avait toujours affichées. Et parmi les motivations de Luc, dont nous avons décrit la complexité tout au long de ce livre, sans doute le désir d’obtenir le statut d’inspecteur général a été forcément perçu comme le signe d’une ambition personnelle qui pouvait par moments prendre le dessus sur la fidélité aux convictions et conduire l’homme à effectuer des choix ambigus.
18C’est bien ce dont rend compte le jugement prononcé par le conseil le 13 mars 1945. Ce jugement entérine d’abord la vacuité du dossier d’accusation : « Aucune accusation formulée ne nous semble donc devoir être retenue » écrit le rapporteur. Mais ensuite, dans une longue conclusion, il analyse le parcours de Luc et en retient une dimension carriériste :
« Et cependant, il est un fait susceptible de laisser dans nos esprits sinon un certain malaise, du moins un doute : M. Luc, homme de gauche, voire même d’extrême gauche, a pris ses fonctions de Directeur en 1933 sous un Gouvernement du “Cartel des Gauches” ; a continué ces mêmes fonctions sous le Gouvernement Doumergue dit “d’Union Nationale”, suivi de plusieurs autres Gouvernements de couleurs diverses ; ne les a point interrompues sous le Front Populaire ; il les exerçait encore en 1939, et pendant la première année de la guerre et les a conservées sous Vichy pratiquement jusqu’au 1er mai 1944.
À ce titre, son attitude semble avoir manqué de netteté et d’aucuns peuvent être portés à croire que pour rester si longtemps (4 ans) en fonctions sous Vichy et avec un tel passé, M. LUC doit avoir donné des gages à “L’État Français”, au Maréchal, aux divers grands Maîtres de l’Éducation Nationale. »
19Le rapporteur fait néanmoins crédit à Luc de la sincérité de son souci de préserver des tentatives d’accaparement par les instances vichyssoises d’un ordre d’enseignement qu’il avait largement contribué à construire :
« C’est pour empêcher cela [le démantèlement] que M. Luc prétend avoir voulu rester à n’importe quel prix à la Direction de l’Enseignement Technique – peut-être aussi parce que, grand organisateur et grand administrateur ayant la passion du commandement, il ne pouvait se résoudre à quitter et à voir disparaître son œuvre : l’Enseignement Technique. Pour arriver à ses fins, il n’a – nous a-t-il dit – ni frappé sur la table, ni cassé les vitres, mais fait bien des concessions et “avalé maintes couleuvres” : il a, sur ordre, répétons-le, écrit de sa main des propositions de sanctions, conduit des délégations chez le Maréchal ou lu lors de certaine réunion de Commission telles directives de Vichy, voire même opiné du bonnet pendant un discours de son Ministre ou pensé (c’est une opinion toute personnelle) adresser un jour au Maréchal une lettre dans le genre du projet que je vous ai lu.
Attitude générale qui, aux yeux des non avertis, peut avoir paru et paraître encore aujourd’hui conforme à Vichy. Mais cette même attitude, dont il souffrait intérieurement, lui permettait en maintes circonstances de “minimiser les dégâts”, nous ont déclaré plusieurs témoins, de faire disparaître certaines propositions de sanctions, de “gagner du temps” pour d’autres et de les enterrer en fin de compte, d’empêcher que les lois raciales concernant les Francs-Maçons ne fussent appliquées dans les Écoles Techniques privées, de prolonger jusqu’à 4 ans la scolarité de telle École Technique afin de reculer d’un an le départ des élèves pour le STO, d’aider des Francs-Maçons et des Juifs. »
20Ce long énoncé des différentes interprétations possibles de l’attitude de Luc pendant les quatre années de l’Occupation témoigne de la perplexité du rapporteur et des membres du conseil d’enquête, et renvoie à la complexité du personnage et à la multiplicité des facettes de sa personnalité. Un autre passage de la décision du conseil est aussi de ce point de vue significatif. Il concerne l’attitude de Luc vis-à-vis de la captivité de son gendre en Allemagne. Le rapporteur écrit à ce propos : « Monsieur Luc n’était donc bien en cour ni auprès des autorités de Vichy, ni auprès des Allemands. Si, comme certains le pensent encore aujourd’hui, il avait été “à leur service”, n’aurait-il pas demandé ou même exigé en échange la libération rapide de son gendre prisonnier en Allemagne ? Or, ce dernier n’a été rapatrié qu’après 33 mois de Captivité et dans un état de santé lamentable. » L’argument est plausible. Mais comme souvent avec Luc, le contraire l’est aussi : nous l’avons dit, la captivité de Raymond Las Vergnas a pu être pour son beau-père une raison supplémentaire de son choix de conserver son poste coûte que coûte pour tenter d’aider à sa libération. Comme toujours, les actes de Luc sont susceptibles d’interprétation contradictoires.
21La décision finale du conseil d’enquête est donc d’abord à l’image de ce qui a sans doute été l’embarras de ses membres. Le contenu du dossier d’accusation ayant été presque totalement invalidé par l’instruction de l’affaire, aucune sanction ne pouvait être retenue. Mais l’ambigüité de l’attitude de Luc et l’étonnement qu’a suscité son obstination à conserver ses responsabilités dans un contexte aussi peu compatible avec ses convictions affichées expliquent très probablement le caractère un peu surprenant du jugement rendu le 3 avril 1945.
22Sans doute aussi l’absence de doute ou de regret dans les textes que Luc a produits pour sa défense a pu troubler ses juges, même les plus indulgents. La lettre et le mémorandum qu’il envoie à la commission pour sa défense témoignent de son absolue certitude d’avoir bien agi, et renvoient toute critique de ses choix à la volonté de lui nuire. Il répète sans cesse qu’il est resté pour défendre l’enseignement technique contre la politique de démantèlement des gouvernements successifs de Vichy et protéger son personnel des tentatives de discrimination dont il était l’objet. Il revendique notamment d’avoir lui-même rédigé les notices qui lui étaient demandées sur les personnels mis en cause pas le ministère pour mieux les protéger :
« J’ai pris l’habitude où je crois que la malveillance a cherché une faute, de rédiger moi-même une courte notice qui contenait à côté d’un rappel, inévitable et exigé, des éléments politiques du dossier, une appréciation sur les qualités professionnelles et la proposition de sanction la plus modérée possible […]. Cette méthode a donné les meilleurs résultats. Elle a sauvé proportionnellement plus d’hommes qu’il n’y en a eu dans aucun autre ordre d’enseignement. Elle a conduit, en général, aux sanctions les plus bénignes. »
23Il affirme avoir aidé ou protégé les personnels, juifs ou francs-maçons, maintenu en activité des écoles israélites, permis à de nombreux jeunes d’échapper au service du travail obligatoire en les scolarisant dans les centres de formation professionnelle. Il évoque aussi les liens qu’il avait entretenus dans les années trente avec des intellectuels proches du parti communiste et rappelle même qu’il avait été « l’hôte de l’ambassade d’Union Soviétique à plusieurs reprises ». Or on voit bien ce qu’un argumentaire aussi large peut avoir d’excessif. Le lobbying intense qu’il avait développé en tant que directeur général l’avait conduit, on l’a vu, à entretenir des relations cordiales avec tous les milieux susceptibles de l’aider au développement de l’enseignement technique, y compris ceux marqués très à droite. La défense des personnels pendant la guerre et l’accueil offert par certaines écoles techniques à des réfractaires au STO ou à des personnels juifs ou francs-maçons n’étaient pas de son seul fait, et même s’il a encouragé ou facilité de telles actions, il ne l’a jamais fait en lien avec des organisations de résistance, ce qu’il ne revendique d’ailleurs pas. Au total, il défend une attitude de « résistance passive » qui a été celle de très nombreux fonctionnaires pendant l’Occupation, que les faits confirment, mais dont il n’admet à aucun moment qu’elle puisse être l’objet de doutes ou de critiques. « Tel est, dans ses grandes lignes, le sens d’une activité que j’ai aujourd’hui l’humiliation d’avoir à défendre » écrit-il dans sa première lettre, ajoutant dans le Mémorandum qu’il envoie quelques mois plus tard : « Si j’avais des remords, j’aurais réfléchi sur mes erreurs et cherché anxieusement des moyens de défense, mais maintenant même que je me sais accusé, je ne puis me persuader que je suis devenu indigne, que j’ai trahi en acte ou en pensée la République qui m’a appelé à mon poste […]. J’ai vécu avec bonne foi, avec confiance. Je reçois tardivement une sévère leçon. »
24Pour comprendre comment cette défense de Luc a pu être comprise par ses juges, on peut s’appuyer sur le travail de François Rouquet qui a proposé une typologie des postures de défense adoptées par les universitaires accusés de faits de collaboration15. Il distingue trois catégories de postures défensives : la revendication justifiée par le contexte de la défaite, le déni et la victimisation. Ceux qui assument leur choix d’avoir collaboré au régime de Vichy et à la Révolution nationale se justifient par l’ampleur du choc et de la sidération de la défaite, la fascination pour la personne du Maréchal, les échecs du régime parlementaire antérieur et ses responsabilités dans l’échec militaire, et enfin la difficulté à accomplir des réformes pourtant jugées utiles par beaucoup de politiques. Ceux qui choisissent à l’inverse de nier la réalité des faits reprochés s’appuient sur la fragilité des témoignages à charge, l’incertitude des preuves administratives écrites qu’ils peuvent toujours affirmer avoir ignorées ou dont ils imputent la responsabilité à des subalternes qui auraient agi sans leur aval, ou encore une interprétation erronée de leurs propos, écrits ou décisions. Enfin, la défense par la victimisation repose sur l’inversion de l’accusation, les universitaires mis en cause reprochant à leurs accusateurs une interprétation à charge et malveillante de leurs actes ou discours alors qu’ils affirment avoir obéi à des demandes de collègues ou de l’administration ou avoir agi pour limiter les conséquences dommageables de la politique de Vichy.
25On le voit, la défense de Luc ne s’inscrit pas vraiment dans la typologie de Rouquet. Il revendique son choix de conserver son poste, mais ne cherche pas à l’excuser et ne le justifie que par la nécessaire continuité de ce qu’il présente comme sa mission. Certes il se victimise dans une certaine mesure en évoquant l’humiliation d’avoir à se défendre, mais il ne le fait pas en taxant explicitement ses accusateurs de malveillance. Il fait seulement preuve tout au long de sa défense d’une véhémence qui peut se lire comme un manque d’humilité, mais pas comme une dénonciation de ses accusateurs. Ce faisant il a sans doute surpris ses juges par un discours qui tranchait avec ce qu’ils avaient jusque-là entendu, et qui révèle un surprenant mélange de sincérité, d’orgueil et de naïveté. En réagissant ainsi, et compte tenu de la faiblesse du dossier d’accusation et de la solidité des témoignages favorables, Luc a sans doute convaincu le conseil d’enquête de son honnêteté, et peut-être de sa naïveté, mais aussi de son intransigeance. Dans le contexte politique de la Libération et des enjeux de pouvoir autour du contrôle de l’enseignement technique, orgueil et intransigeance ne faisaient certainement pas de lui l’homme d’une transition apaisée avec l’administration qui allait lui succéder.
26C’est ce que suggèrent les extraits du jugement du conseil et la décision finale que nous reproduisons ici :
« Considérant que cet Enseignement [l’enseignement technique] est, des divers ordres d’Enseignement, celui que les mesures de Vichy ont – peu ou même pas – désorganisé, et que son personnel dans l’ensemble a relativement moins souffert que celui des autres Enseignements des mesures vexatoires prises par Vichy ;
Considérant que ce résultat est en grande partie dû à Monsieur Luc, mais considérant aussi que l’attitude que Monsieur Luc a dû avoir, pour y arriver, peut aux yeux des non avertis, paraître critiquable et que le retour de Monsieur Luc à la direction de l’Enseignement Technique risquerait de créer, dans le personnel administratif ou enseignant, une perturbation susceptible d’entraver la bonne marche du service ;
Par toutes ces raisons, propose :
Par 5 voix contre 4 (dont 2 demandent un blâme et 2 la mise à la retraite) ;
1o) la mise hors de cause de monsieur Luc ;
2o) sa remise en activité avec des fonctions égales en importance à celles qu’il occupait avant sa suspension, mais qui soient en dehors de la direction et de l’administration de l’Enseignement Technique. »
27Tout en lui épargnant toute condamnation, le conseil d’enquête écarte donc Luc définitivement de l’ordre d’enseignement dont il avait assuré la croissance et la pérennité.
28Mais pour saisir tout le sens de cette décision somme toute assez particulière, et pour tenter d’aller aussi loin que possible dans la compréhension du processus qui a effacé Hippolyte Luc de l’histoire de l’école française, on ne peut pas non plus s’en tenir aux seuls soupçons qu’avait induits son choix de continuer sa carrière au sein de l’administration du gouvernement de Vichy. Lorsque le conseil écrit dans le jugement que « le retour de Monsieur Luc à la direction de l’Enseignement technique risquerait de créer, dans le personnel administratif ou enseignant, une perturbation susceptible d’entraver la bonne marche du service », c’est probablement moins à l’ensemble du personnel que cette phrase fait allusion qu’à la nouvelle direction de l’Enseignement technique qui se met en place à la Libération. Nous l’avons dit au début de ce chapitre, le dossier d’accusation de Luc est constitué de témoignages recueillis par des syndicalistes, pour certains issus de la Résistance, proches ou membres du Parti communiste français. C’est notamment le cas du principal accusateur de Luc : Joseph Cartailler16. Professeur d’anglais à l’école pratique de Nogent-sur-Marne (Seine) avant la guerre, Cartailler rejoint la Résistance. À partir de 1941, il réorganise dans la clandestinité, avec René Girard, le Syndicat national de l’Enseignement technique et assure la publication du Travailleur libre de l’Enseignement technique. Il adhère au parti communiste en 1943 et prend part à la lutte armée. En tant que capitaine de son groupe de FFI, il occupe et défend les locaux du ministère de l’Éducation nationale au moment de la libération de Paris, ce qui lui vaudra la médaille de la Résistance. C’est lui qui installe Henri Wallon à son poste de secrétaire général provisoire du ministère. Il est ensuite membre du conseil d’enquête auquel il fournit le dossier d’accusation de Luc.
29Joseph Cartailler bénéficie donc au moment du jugement de Luc d’une légitimité considérable face à celui qu’il accuse : celle d’un résistant dont l’engagement et le courage sont au-dessus de tout soupçon. Par ailleurs, le nouveau directeur de l’Enseignement technique nommé à la rentrée 1944 à la place de Luc, Paul Le Rolland, est lui aussi un authentique résistant membre du Front national universitaire et du Parti communiste17. En outre, les 863 centres de formation professionnelle développés pendant la guerre, et dont Luc avait réussi à conserver peu ou prou le contrôle, sont maintenus, rebaptisés centres d’apprentissage et laissés sous la tutelle de l’enseignement technique. Leur personnel est très majoritairement syndiqué au SNET-Apprentissage18 dirigé par Charles Artus, lui aussi ancien résistant, qui revendique hautement son appartenance au Parti communiste. Si les nouveaux dirigeants du SNET sont divisés sur la question de l’autonomie du technique – Philippe Rabier (SNET-Écoles) milite pour l’intégration dans un second degré unifié tandis que Charles Artus est un farouche partisan de l’autonomie – tous partagent et défendent la ligne adoptée par la CGT en septembre 1944 que René Girard résume en 1946 par une formule percutante quand il proclame que l’enseignement technique est l’« enseignement prolétarien par excellence, enseignement du peuple travailleur, enseignement de classe19 ». Les centres d’apprentissage constituent donc pour ces militants, les lieux privilégiés de la formation d’une classe ouvrière professionnellement compétente et politiquement combative. Là où Luc recherchait une collaboration étroite avec les milieux patronaux, les syndicalistes se réfèrent explicitement à la lutte des classes. On comprend dès lors qu’à leurs yeux, le maintien de Luc à son poste était inacceptable, surtout compte tenu de la réputation très favorable et de la notoriété dont il bénéficiait dans le monde patronal.
30Il est donc très plausible que le jugement dont Luc fait l’objet doive aussi se lire comme un gage donné aux nouveaux dirigeants de l’enseignement technique dans le cadre du nouvel équilibre politique du tripartisme20 qui se met en place à la Libération. La mise à l’écart de Luc et la nomination d’un directeur communiste qui travaille en parfait accord avec la CGT entérinent implicitement un partage de territoires au sein de l’Éducation nationale, une sorte de Yalta de l’école. On pourrait d’ailleurs presque s’étonner dans ce contexte d’un jugement aussi indulgent : on a vu que les quatre membres du conseil d’enquête qui s’opposent à la décision ne réclament qu’un blâme ou une mise à la retraite, aucun une révocation. Sans doute Cartailler et Girard avaient-ils indirectement profité de la protection dont Luc avait réussi à faire bénéficier les personnels du Technique : le premier a conservé son poste d’enseignant jusqu’en 1944 malgré son engagement dans l’action clandestine, et le second a continué à recevoir son salaire jusqu’à la fin de la guerre alors qu’il avait été révoqué en 1941 et avait rejoint la clandestinité. On peut certes y voir la conséquence de lenteurs administratives exacerbées par la désorganisation administrative consécutive au déplacement du gouvernement à Vichy, mais on peut aussi penser que ces lenteurs sont le résultat de la résistance passive que Luc a revendiqué dans sa défense et dont nous avons relevé d’autres traces dans les chapitres précédents. Tout en fournissant un dossier d’accusation, d’ailleurs faible on l’a vu, peut-être Cartailler n’a-t-il voulu que s’assurer de la définitive mise à l’écart de Luc, sans chercher à obtenir une sanction plus significative ?
31Une autre observation permet d’accréditer cette hypothèse. Lors d’un banquet de la Société des anciens élèves des Écoles nationales professionnelles, Paul Le Rolland après avoir affirmé sa « foi totale dans le magnifique développement d’avenir des écoles d’Enseignement technique », termine son discours en plaçant son action dans la continuité de celles de Luc et Labbé qu’il associe en un même hommage : « Mes éminents prédécesseurs, MM. Labbé et Luc, auxquels je veux rendre hommage en raison de leur action si efficace, ont toujours eu pleinement conscience de ce mouvement et l’ont constamment aidé. J’ai la volonté ardente de poursuivre cette action animatrice dans le même sens et avec la même foi qu’eux21. » À l’époque où ils sont prononcés22, ces propos valent reconnaissance de l’œuvre accomplie par Luc sans pour autant pouvoir être interprétés comme une approbation de son comportement entre 1940 et 1944. En ce sens, ils contribuent à l’apaisement.
32Hippolyte Luc n’a donc subi aucune sanction au sens juridique du terme. Mais la décision du conseil d’enquête a néanmoins été sûrement pour lui dramatique. Lui interdire de terminer sa carrière au sein de l’institution qu’il avait contribué à développer puis dirigée pendant presque vingt ans, c’était nier un travail qui avait véritablement donné sens à son existence. Il le dit lui-même dans son mémorandum de défense : « Peut-être accuserez-vous de longueur cet exposé historique, mais personne n’ignore que je m’étais identifié à l’enseignement technique, moins comme à une fonction que comme à une œuvre. » Une œuvre à laquelle le jugement rendait d’ailleurs paradoxalement hommage. On ne dispose pas d’information qui permette de savoir comment Luc a reçu ce verdict, même si sa fille écrit qu’il a éprouvé « une grande joie23 » lorsqu’il a appris qu’il ne subirait aucune sanction. On peut cependant imaginer que, s’il avait bien échappé à toute forme d’indignité, il a dû comprendre qu’il subissait une sorte de bannissement et qu’il ne laisserait pas dans l’histoire de l’école française l’empreinte qu’il avait rêvé d’y laisser. D’autant que son état de santé lui a interdit de publier un témoignage et de tenter une justification ultérieure, comme bien d’autres ont pu le faire, à commencer par celui qui l’avait protégé pendant les deux premières années de l’Occupation, Jérôme Carcopino. En outre, le jugement du conseil d’enquête n’a pris la forme définitive d’un arrêté ministériel que le 9 novembre 1945 et Luc n’en a été informé que le 16 novembre, trois mois avant son décès24.
33Luc a en fait été condamné à l’oubli. Une condamnation tragique pour un homme qui a en définitive accompli une œuvre scolaire qui aurait dû assurer sa postérité dans l’histoire de l’école française. Les centres de formation professionnelle et de jeunesse dont la gestion était restée en grande partie sous le contrôle de l’enseignement technique grâce à son obstination ont été intégrés à l’Éducation nationale dès septembre 1944 et se sont ensuite développés jusqu’à devenir les actuels lycées professionnels, qui accueillent aujourd’hui presque un tiers des lycéens. Les écoles techniques dont Luc avait accompagné le développement et la modernisation sont devenues des lycées techniques en 1959 et sont aujourd’hui les filières technologiques des lycées. L’ouverture des BTS en 1962 a constitué une prolongation de ces études technologiques qui a en quelque sorte répondu aux aspirations de Luc en faveur d’une filière technique complète jusqu’aux formations supérieures. Par ailleurs, les historiens de l’orientation le reconnaissent comme l’une des « quatre figures de l’histoire de l’éducation et de l’orientation25 » au côté d’Henri Piéron, Antoine Léon et Maurice Reuchlin.
34Il a donc bien activement participé à écrire une page importante de l’histoire scolaire française, et sa vision de la place de l’enseignement technique dans le système éducatif s’inscrivait, comme nous l’avons montré, dans une conception très novatrice de l’articulation entre un projet humaniste de l’éducation et la tentative de répondre aux besoins de l’économie. Cette conception connaît sans doute aujourd’hui ses limites, mais elle a dominé les politiques d’éducation de la IVe et surtout de la Ve République. Luc faisait de ce point de vue partie des hommes en avance sur leur temps.
35Pur produit de ce qu’il est convenu d’appeler la méritocratie républicaine, Hippolyte Luc a voulu mettre son ambition au service de l’institution scolaire qui lui avait permis d’épanouir son talent. Mais habité jusqu’à l’obsession par un besoin d’effacer ce qu’il percevait comme le stigmate d’une naissance sans père reconnu, il semble avoir toute sa vie cherché à réparer l’anonymat de cette enfance d’orphelin et il a mis son ambition au service d’une quête perpétuelle de reconnaissance sociale dont sa naissance avait fait un horizon extrêmement improbable, jusqu’à s’aveugler devant les conséquences, pourtant prévisibles, du maintien de ses responsabilités dans un contexte politique radicalement opposé à ses convictions. En ce sens, son destin nous rappelle combien l’histoire peut aussi se construire par la rencontre parfois tragique, parfois sublime, entre des volontés individuelles et des évènements qui emportent ces mêmes individus bien au-delà de ce qu’ils croyaient maîtriser.
36Dernière ironie de l’histoire d’Hippolyte Luc : une trace de son improbable destin aurait pu subsister dans l’espace national français. En octobre 1938, avait été inaugurée à l’École des arts et métiers d’Aix-en-Provence une « cité Hippolyte Luc » destinée à loger les étudiants pensionnaires. Elle a accueilli pendant trente-cinq ans de nombreuses promotions d’étudiants. Mais le bâtiment a été détruit en 1991 pour laisser place à une nouvelle construction, et avec lui a disparu la seule trace mémorielle de Luc. Comment ne pas alors remarquer qu’il existe en France une rue et une allée Jérôme Carcopino26, la première à Porto-Vecchio, la seconde à Tourcoing : celui qui a protégé Luc pendant deux ans, mais dont l’engagement vichyssois a été sans ambiguïté et qui a été condamné à la Libération, a été moins oublié que l’enfant de l’Assistance publique qui avait pourtant consacré toute sa vie à l’œuvre scolaire de la République.
Notes de bas de page
1 Agenda d’Hippolyte Luc, pages du 24 au 29 décembre 1944, archives familiales Luc-Las Vergnas.
2 Lettre adressée par Luc au président de la commission d’enquête, non datée, archives familiales Luc-Las Vergnas.
3 Par l’ordonnance du 27 octobre 1944, chaque ministre pouvait instituer un conseil ou une commission d’enquête afin d’instruire les dossiers des fonctionnaires mis en cause. Le conseil supérieur d’enquête du ministère de l’Éducation nationale fut divisé en plusieurs sections dont l’une était particulièrement chargée des dossiers des personnels de l’administration centrale comme H. Luc. Nous désignerons désormais cette référence par « conseil d’enquête ».
4 Mémorandum rédigé par Luc pour sa défense, non daté, archives familiales Luc-Las Vergnas.
5 Lettre adressée par Luc au président de la commission d’enquête, non datée, archives familiales Luc-Las Vergnas.
6 Pionnier de la psychologie de l’enfance et de l’adolescence, Henri Wallon a laissé une trace déterminante dans l’histoire de l’éducation en présidant, à la mort de Paul Langevin, une commission de réforme de l’enseignement connue sous le nom de « commission Langevin-Wallon » et dont les préconisations, publiées en 1947, ont longtemps servi de référence à la pensée de la gauche en matière de politique éducative.
7 Lettre d’Anne-Marie Luc à Marguerite Cazamian, 10 octobre 1944, archives familiales Luc-Las Vergnas.
8 Rapport de séance du conseil du 13 mars 1945.
9 Le Front national universitaire (FNU) est l’une des composantes professionnelles du Front national créé par le Parti communiste à l’automne 1942.
10 Handourtzel Rémi, « Vichy ou l’échec de l’école nationale (été 1940-été 1944) », in Falaize Benoît, Heimberg Charles et Loubes Olivier, L’école et la nation. Actes du séminaire scientifique international. Lyon, Barcelone, Paris, 2010, Lyon, ENS Éditions, coll. « Hors Collection », 2013, p. 103-112.
11 Voir supra, chapitre ix.
12 Dans la lettre qu’il écrit au président du conseil d’enquête, Luc rappelle qu’en étant, pendant deux ans, chargé de la direction de l’École normale supérieure de l’enseignement technique [octobre 1932-janvier 1934], il avait le « titre équivalent à celui d’Inspecteur général » et il ajoute : « M. André François-Poncet, sous-secrétaire d’État à l’Enseignement technique, avait projeté de me faire nommer officiellement inspecteur général pour mettre d’accord le fait et le droit ; le manque de vacance de poste l’en a empêché. »
13 Jules Isaac était en fait depuis la Première Guerre mondiale le seul auteur de ces manuels, mais il avait conservé le nom de son coauteur initial, Albert Mallet, tué pendant le conflit.
14 Abel Bonnard avait écrit en novembre 1942 dans le journal Gringoire : « Il n’était pas admissible, que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac », in Winock Michel, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2004, p. 221.
15 Rouquet François, « Mon cher collègue et ami ». L’épuration des universitaires (1940-1955), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
16 Voir [https://maitron.fr/spip.php?article18833], notice Cartailler Joseph. Pseudonyme : Poirier Daniel, dit Jo par Petremann Pierre, Veyret Julien, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 30 décembre 2018.
17 Voir [https://maitron.fr/spip.php?article138529], notice Le Rolland Paul, Marcel par Girault Jacques, version mise en ligne le 7 octobre 2011, dernière modification le 5 février 2016.
18 Le Syndicat national de l’enseignement technique (SNET) comporte deux « branches » : le SNET-Écoles pour les ENP et les collèges techniques ; le SNET-Apprentissage pour les centres d’apprentissage. Ce dernier est largement hégémonique puisqu’en 1947 il syndique 11 000 des 15 000 enseignants de ces établissements.
19 Girard René, « Intervention au congrès de la CGT » de 1946, cité par David Marcel, L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs, t. I : Approche historique (1944-1968), Paris, Économica, 1976, p. 130-131.
20 À la Libération, la relative unité des mouvements de Résistance a permis qu’en janvier 1946 se mette en place un gouvernement dit du « tripartisme » qui réunissait des ministres du Mouvement des républicains populaires (MRP, plutôt démocrate-chrétien), du Parti communiste et de la SFIO (socialistes). Cette unité n’a tenu que jusqu’en mai 1947.
21 Discours non daté, cité par Legay Fernand, « L’enseignement technique de 1895 à 1960 », L’Enseignement technique, nouvelle série, no 63, juillet-août-septembre 1969, p. 19-57.
22 Paul Le Rolland a été directeur de l’Enseignement technique d’octobre 1944 à avril 1948.
23 Lettre d’Anne-Marie Luc à Marguerite Cazamian, 12 octobre 1945, archives familiales Luc-Las Vergnas.
24 H. Luc est décédé le 20 février 1946.
25 Martin Jérôme, « Henri Piéron, Hippolyte Luc, Antoine Léon et Maurice Reuchlin : quatre figures de l’histoire de l’éducation et de l’orientation », L’Orientation scolaire et professionnelle, 48/2, 2019, p. 1-12.
26 Jérôme Carcopino a été élu à l’Académie française en 1955.
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