1Devenu étudiant puis jeune professeur, Luc continue de mobiliser toutes ses ressources psychologiques, intellectuelles et sociales au service de son ambition. Six fois il passe l’agrégation de philosophie, qu’il obtient en 1913, alors qu’il est marié depuis six ans, père d’un enfant, et qu’il est professeur depuis 1909. La guerre interrompt sa carrière enseignante. Elle révèle cependant une autre dimension du personnage : le courage et la capacité à conserver son sang-froid dans des circonstances extrêmes. Courage et aptitude au commandement qui sont récompensés de la croix de guerre. Ces succès militaires lui permettent à la fin du conflit d’accéder successivement aux états-majors de Pétain et de Foch, où il noue des relations utiles pour la poursuite de sa carrière.

2Ainsi résumée, cette trajectoire donne l’impression d’un homme tout entier tendu vers sa réussite socio-professionnelle et qui exploite toutes les opportunités au service de son ambition. Pourtant, certains de ses écrits, poèmes ou articles, comme son refus probable d’intégrer la franc-maçonnerie, révèlent un personnage plus complexe, traversé de doutes, parfois d’anxiété, et qui peut porter sur l’univers social où il tente de se faire une place un regard très critique.

Le gendre idéal ?

3On ne dispose que de peu d’informations sur les années qui suivent le succès de Luc au baccalauréat. Les principales sources sont les courriers qu’il écrit pour obtenir la prolongation des bourses qui lui permettent de poursuivre ses études. Le journal de Mathieu Tamet, on l’a dit, ne commence qu’en 1910. Il semble toutefois évident que celui-ci a remarqué très tôt les qualités du jeune Luc, et on peut faire l’hypothèse qu’il a envisagé sans doute assez vite d’en faire son gendre. Entre 1901, année de son succès à la seconde partie du baccalauréat, et 1909, lorsqu’il obtient son premier poste de professeur de collège, on ne peut que reconstituer approximativement son itinéraire universitaire. Nous avons vu au chapitre précédent que, grâce à ses résultats et à sa force de persuasion pour obtenir la prolongation des bourses, il a pu poursuivre ses études en classe préparatoire à Louis-le-Grand, qu’il a échoué d’assez peu au concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1903 et obtenu sa licence ès lettres en 1904, sans redoublement donc. Une bourse d’agrégation lui permet ensuite de préparer le prestigieux concours à l’université de Lille, mais seulement à partir de la rentrée 1905. Il a en effet été appelé sous les drapeaux en 1904. Cette bourse sera renouvelée pour l’année 1906-1907.

4En 1907, il épouse Maria Tamet, la fille aînée de Mathieu. Les poèmes et fragments de correspondance produits par Luc laissent supposer qu’il avait assidument fréquenté la famille Tamet et admiré ou courtisé les trois sœurs. Il semble notamment avoir éprouvé pour l’une d’entre elle, Suzanne, une forte attirance. Celle-ci décédera de maladie en 1909, et Luc lui consacrera ensuite plusieurs textes qui témoignent de son admiration pour la jeune femme, sa beauté et sa sensualité :

« Un court corsage bleu, une robe bleue qui laissait voir vos pieds agiles, le rose aux joues, les cheveux châtains relevés et bouffants, des hanches pleines et rondes, une poitrine haute, des yeux d’un brun lumineux, des lèvres un peu pâles, un peu minces, un ovale gracieux, le nez plutôt long, aux narines frémissantes, le front découvert, bleui vers les tempes, un grain de beauté très visible au coin des lèvres, un autre sous l’œil gauche comme une mouche, de longues jambes fines, jolies, de longues mains aux doigts fuselés, une démarche un peu balancée, le regard rieur et souvent détourné, une teinte de violette fanée sous les paupières…
… Suzanne. »

5Dans de nombreux poèmes, le personnage de Suzanne fait l’objet d’une même admiration pour sa beauté et sa grâce. Dans un texte dédié à son fils Jean, qui a alors six ans, Luc attribue notamment à cette tante, que l’enfant n’a jamais connue, des sentiments maternels qui interrogent le lecteur : « Ta tante, elle t’aurait aimé comme une folle. Elle t’attendait, elle t’aimait, avant que tu ne sois venu. Elle t’aurait embrassé toute la journée, elle t’aurait chanté ses plus jolies chansons. »

6Dans un autre poème, Luc se décrit lui-même comme jaloux de la relation amoureuse que Suzanne avait nouée :

« Moi, je connais le paradis et l’enfer. J’ai serré un jour un candélabre pour casser la tête du démon. C’était pendant une danse. Je n’ai pas osé.
Une petite ville, je vous l’ai dit. Ses parents, à lui, ses parents à elle ne tardèrent pas à devenir amis. Les jeunes gens se regardaient dans les yeux et jouaient ensemble. Les saisons passaient, les années aussi…
Après-midi du Dimanche… longues causeries, le soleil et l’ombre tour à tour sur la colline, l’heure sonnait à la tour, des pigeons lentement ramaient dans l’air tranquille au-dessus de la maison. Le jeune homme souriait, rose, dans la lumière. Il ne lui parlait pas plus qu’à ses deux sœurs.
Et puis, le temps est venu… L’amour a grandi. Je ne dirai pas pourquoi j’ai voulu tuer le démon.
J’ai parlé, j’ai pleuré, j’ai crié ma haine, je suis devenu fou. Mais l’amour a grandi. Elle m’écoutait sans m’entendre. Elle ne comprenait pas ; je ne comprenais pas moi-même. »

7La petite fille d’Isaïe Prévot, père nourricier de Luc, rencontrée à de nombreuses reprises avant son décès en décembre 2018, a également gardé le souvenir d’une tension entre la famille Tamet et la famille Prévot autour du mariage de Luc : Isaïe Prévot aurait lui aussi tenté d’inciter Luc à convoler avec une jeune femme de son choix, elle-même enfant de l’Assistance publique, élevée par ses soins. Prévot et Tamet auraient donc entretenu une rivalité autour de l’intégration de Luc au sein de leurs familles respectives. Luc semble d’ailleurs avoir ensuite navigué entre ses deux pères de substitution, rendant régulièrement et fidèlement visite, seul, à Prévot lors de ses séjours à Avallon jusqu’à la mort de ce dernier en 1941. Si on accorde du crédit à ce témoignage, on peut évidemment émettre l’hypothèse que Luc a épousé Maria Tamet à la fois parce que c’était le seul choix que lui proposait la famille Tamet, dont le soutien était essentiel à la réalisation de ses ambitions, et parce qu’il ne souhaitait pas accepter l’offre de sa famille d’accueil dont le statut social n’offrait pas les mêmes garanties. On touche là aux limites de l’exercice biographique. Une telle hypothèse dessine en effet le portrait d’un homme qui subordonne ses sentiments amoureux à ses ambitions et qui fait un choix de mariage qui est aussi un choix de trajectoire sociale. Un tel profil n’a évidemment rien d’exceptionnel. Il esquisse une dimension d’opportunisme à laquelle on ne peut certes pas réduire la totalité de la personnalité de Luc, mais dont on doit néanmoins faire un des fils conducteurs possibles de ses décisions ultérieures.

8À l’occasion de son mariage, l’Assistance publique lui verse une dot de 2 000 francs. Luc est alors domicilié à Lille, mais il est probable qu’il a aussi souvent vécu sous le toit de sa troisième famille. Les éléments de sa correspondance dont nous disposons montrent qu’outre son acharnement au travail, il persiste inlassablement à solliciter les autorités compétentes pour le soutenir dans son projet d’accès à l’enseignement. Il ne s’agit plus désormais de bourses d’études, mais d’accéder à un poste de professeur, comme en témoigne la lettre ci-dessous :

« Avallon le 17 août 1908
18 rue de l’Hôpital
Monsieur le Directeur,
Quoique j’aie eu l’honneur de vous être présenté par M. May, mon nom vous est certainement inconnu et il le resterait encore si je n’étais contraint de faire appel à votre bienveillant appui.
Admissible aux épreuves orales du concours d’agrégation de philosophie, je viens, n’étant pas agrégé, de me heurter à l’impossibilité la plus complète d’obtenir une chaire de professeur dans les lycées ou collèges de l’Université. J’ai donc adressé hier une demande à M. le Préfet de la Seine concernant les Écoles professionnelles de la Ville de Paris et en prévision d’une vacance prochaine. J’ai fait valoir auprès de M. le Préfet mes titres universitaires, la licence ès lettres et l’admissibilité au concours d’agrégation ; mais je ne compte pas moins sur d’autres titres tout personnels au nom desquels j’ose précisément faire appel à vous, en vous demandant d’appuyer par une démarche personnelle la requête en question. Car, avant d’être boursier d’agrégation à la Faculté des lettres de Lille, j’ai compté longtemps parmi les pupilles du département de la Seine, et c’est grâce à la générosité du Conseil général qui m’a donné pendant 8 ans une bourse d’études, d’abord au collège d’Avallon, puis au lycée Louis-le-Grand que j’ai pu aborder un concours où mon premier échec a été compensé par un demi-succès.
Auprès de vous, j’ai un autre titre non moins considérable, et c’est le généreux intérêt que M. Barbizet qui me connaît depuis fort longtemps n’a cessé et ne cesse encore de me porter.
Dois-je ajouter que je suis marié depuis un an, que mon passé vous avertit assez de la nullité de mes ressources, et que si je ne dois point être condamné aux pires expédients, il me faut absolument réussir dans cette tentative ? Si je ne désespère point encore, c’est que je crois pouvoir compter sur votre bonté et sur votre justice dont tous ceux qui vous approchent reçoivent tant de marques.
C’est dans cette attente que je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mon plus respectueux dévouement.
H. Luc. »

9Il est très probable que Mathieu Tamet soit alors déjà à la manœuvre pour encourager les démarches de son futur gendre. M. Barbizet, cité dans la lettre, est le chef du service des enfants assistés au sein de l’administration de l’Assistance publique de la Seine, et donc le supérieur hiérarchique de Tamet. Il passe relativement souvent à Avallon et entretient de bonnes relations avec son subordonné. De même, Luc fait référence au soutien que le Conseil général de la Seine, qui finance le service des enfants assistés, lui a apporté. Or Tamet entretient des relations étroites avec un élu parisien, Eugène Faillet, dont la famille est très proche des Tamet. Les enfants Faillet viennent en vacances chez les Tamet à Avallon ; le fils André passe plusieurs semaines de vacances avec eux à Mers-les-Bains en 1910. Il aide les Tamet à s’organiser pour faire hospitaliser à Paris l’épouse et une fille de Mathieu Tamet à qui il tient compagnie lorsqu’elle reste seule à l’hôpital. À cette occasion, Barbizet intervient également pour réduire les frais d’hospitalisation.

10Cette obstination est payante puisqu’en 1909 Luc obtient un poste de professeur délégué de philosophie au collège du Cateau, près de Lille. Il a vingt-six ans. Il suit par ailleurs toujours des cours de préparation à l’agrégation à l’université lilloise. C’est la même année, en 1909, qu’il est vraisemblablement approché pour intégrer une loge maçonnique. Dans une lettre à sa fille et à son gendre datée du 7 mars, Tamet les incite à accepter l’offre malgré leur réticence qui semble être d’abord d’ordre financier :

« Certes c’est une grosse somme, une redevance annuelle sérieuse mais, à côté de cela, il faut mettre en parallèle les services que son admission dans la confrérie peut lui rapporter : 1^o pour être nommé professeur dans un beau poste, en cas d’échec à l’agrégation ou même à l’admissibilité, 2^o pour choisir plus facilement son poste s’il est agrégé, et, plus tard, pour changer de résidence si cela est nécessaire. Personnellement, je suis d’avis de marcher, et cela d’autant plus qu’il est probable qu’on lui donnerait la facilité de ne payer que vers novembre ou décembre. »

11Mais lorsque Tamet évoque les francs-maçons dans la suite de son journal, tout indique qu’il ne les tient pas en haute estime. Même si une fois devenu maire il facilitera la tenue de leurs réunions, il manifeste néanmoins à leur égard une certaine hostilité, écrivant par exemple en janvier 1911 : « Ces gens-là seraient tout aussi intolérants et hypocrites que les cléricaux, sinon plus. Que Dieu nous préserve des coteries1. » Il est donc très probable que Luc ait refusé l’adhésion, malgré les avantages que Tamet y voyait. Ce refus interroge évidemment sur la nature et les limites de l’ambition de Luc, nous aurons l’occasion d’y revenir.

12À partir de 1910, le journal de son beau-père permet de reconstituer plus précisément sa carrière. Ce journal témoigne d’abord de l’affection attentive et quasi paternelle que Tamet éprouve pour son gendre, qu’il appelle généralement « le Lou ». Luc y est toujours décrit sur le registre de l’admiration, tant pour son intelligence que pour son abnégation dans l’effort. En témoignent ces extraits du journal de l’année 1910 :

« 12 février 1910, samedi
Reçu une lettre de Maria et de Luc qui sont en bonne santé, quoique Luc soit un peu fatigué par le travail de sa classe et la correction de 70 copies par semaine.
12 mars 1910, samedi
Reçu une lettre de ma Meni, ils vont bien quoique le Lou soit un peu fatigué par le surmenage.
3 juin 1910
Le Lou travaille de toutes ses forces, mais hélas ! On ne peut pas tout faire à la fois : être professeur de n’importe quoi et préparer l’agrégation de philosophie.
6 juillet 1910
Ce matin reçu une lettre de ma bonne Meni. Le Lou est satisfait de la 3^e question écrite du Concours (de l’idée de matière chez Aristote). Pauvre Lou quelle somme énorme de travail il a donnée cette année… et… réussira-t-il ? »

13En fait, il faudra encore trois ans à Luc pour décrocher son Graal. Trois années au cours desquelles le gendre et le beau-père ont consacré une partie de leur inépuisable énergie à obtenir un poste plus confortable pour Luc, et, selon le souhait que Mathieu Tamet exprime avec insistance dans son journal, le plus proche possible d’Avallon. En octobre 1911, Luc et Maria ont eu un garçon, Jean, qui naît à Avallon, chez ses grands-parents et en l’absence de Luc qui est alors professeur à Épinal et qui n’obtiendra que six jours de congé pour venir voir le nouveau-né.

14Les six années qui vont du mariage de Luc jusqu’à son succès à l’agrégation en 1913 sont ainsi sans doute celles où l’existence d’Hippolyte est la plus soumise à l’influence de son beau-père. Il convient donc de revenir sur le portrait de Tamet, déjà esquissé au premier chapitre, plus particulièrement dans le domaine de ses opinions politiques et religieuses.

15Ce que son journal illustre d’abord avec force, c’est la certitude de ses convictions républicaines. Il les revendique sans cesse et les associe à un anticléricalisme ostentatoire. Il ne manque jamais une occasion de souligner les défauts, les malveillances ou les manquements à la morale chrétienne qu’il repère chez les différents prêtres qu’il a l’occasion de croiser dans ses activités professionnelles ou sociales. À propos d’une conférence de Marc Sangnier2 à laquelle il assiste en mars 1910 à Avallon, il écrit : « Les cléricaux et les ultramontains n’aiment pas le peuple et ne veulent pas parler des réformes fondamentales […]. Pourquoi l’Église ne s’est-elle pas préoccupée d’améliorer le sort de la classe ouvrière lorsqu’elle détenait le pouvoir3 ? » « Les prolétaires ont des besoins trop urgents pour attendre avec patience les réformes […] L’Église ne peut prétendre à la direction des masses ouvrières si ce n’est pour les discipliner ou même les asservir4 » ajoute-t-il un peu plus loin.

16Ces propos, qui peuvent aujourd’hui paraître radicaux, sont à resituer dans leur contexte. Cinq ans après le vote de la loi de séparation des Églises et de l’État en décembre 1905 et le conflit des « inventaires », six ans après l’interdiction faite aux congrégations d’enseigner, l’opposition entre la hiérarchie de l’Église catholique et ses partisans d’un côté, et les dirigeants républicains, quels que soient par ailleurs leurs divisions internes, de l’autre, reste structurante dans la vie politique française. L’apparente radicalité de l’anticléricalisme de Tamet ne dit en fait rien d’autre que son attachement aux institutions républicaines et ne suffit pas à identifier précisément ses orientations en matière de politique sociale et économique, ni même ses convictions religieuses profondes. Ainsi, Tamet invoque souvent Dieu lorsqu’il évoque la perte de sa fille Suzanne, décédée de maladie en avril 1909. Au moment du premier anniversaire du décès, il écrit à deux reprises : « J’ai demandé à Dieu de nous réunir dans un monde meilleur5. » Quelques années plus tard, en 1918, il écrira dans son journal à propos de sa petite-fille qui vient de naître : « Le Curé de Saint Lazare est venu aujourd’hui à 3h ½ du soir ondoyer la petite Anne-Marie, sur la demande de sa mère et de sa grand-mère. Que Dieu nous conserve tous nos enfants et nos petits-enfants6. »

17En matière politique, il condamne souvent les positions des socialistes « révolutionnaires ». Il suit de près la campagne des élections législatives du printemps 1910, et manifeste son hostilité aux prises de position radicales des candidats socialistes et de leurs partisans, dont il réprouve le manque d’instruction et les manifestations bruyantes. Il souhaite l’élection de « députés intelligents, travailleurs, honnêtes, d’opinion franchement républicaine, anti collectivistes7 ». Il manifeste son adhésion à la politique du président du conseil du moment, Aristide Briand : « Les projets de Monsieur Briand sont admirables et ce qui les distingue de ceux des candidats de la surenchère c’est qu’ils sont réalisables dans un avenir prochain8. » Or il écrit ces mots au moment où Briand s’oriente vers une politique centriste qui lui vaut l’hostilité de Jaurès. En octobre 1910, Briand réprime les grèves des fonctionnaires et des cheminots des chemins de fer de l’Ouest. De la même manière, en 1912, Tamet se félicite d’un ministère Poincaré et notamment de la présence dans ce ministère de Théophile Delcassé, Léon Bourgeois et Albert Lebrun, qu’on peut tous classer au centre de l’échiquier politique et qui ont tous en commun l’hostilité aux socialistes. Tamet apparaît donc comme un adepte modéré du radical-socialisme, convaincu de la nécessité d’améliorer la condition populaire et de développer l’instruction, mais « anti-collectiviste », c’est-à-dire opposé aux prises de position fermement anticapitalistes du mouvement socialiste international.

18En 1912 il est inscrit sur la liste radicale-socialiste qui se présente aux élections municipales d’Avallon et qui les remporte. Il est choisi pour être maire après une semaine de tergiversations entre les différents protagonistes de la liste, et semble avoir accueilli ce choix sans enthousiasme : « Aujourd’hui il a fallu que je prenne une décision afin que l’on ne se moque pas de nous, j’accepte d’être maire. C’est un vrai sacrifice que je n’ai consenti que par force, car je me rends compte du travail que cette fonction va m’occasionner » écrit-il le 18 mai 1912.

19Dans son journal, il multiplie par ailleurs les remarques moralisatrices à l’égard du monde ouvrier dont il stigmatise facilement les mœurs jugées vulgaires. Ainsi, au cours d’une discussion avec un ami qui accuse le patronat d’égoïsme, il répond que « si les ouvriers étaient sérieux au lieu de s’enivrer, les patrons seraient obligés […] de donner satisfaction aux travailleurs9 ». Lorsqu’il fait un don à un cours d’adultes, c’est pour « récompenser les travailleurs afin de donner de l’émulation aux autres10 ». Il se montre aussi très attaché aux marques d’une bonne éducation. Pour évoquer Norbert Elias, il apparaît comme un parfait produit de la « civilisation des mœurs » qui a caractérisé l’évolution de la société européenne des xviii^e et xix^e siècles et qui s’est manifestée par l’effort des classes dominantes pour diffuser leurs modes de civilités dans les milieux populaires. Tamet manifeste enfin une sensibilité aux modes en cours dans les classes moyennes de son époque. Il est par exemple féru de spiritisme, toujours en vogue en France au début du xx^e siècle, et organise ou participe à des séances de tables tournantes, notamment au début de la guerre pour en connaître l’issue et savoir si Luc en sortira vivant. Au total, Mathieu Tamet est assez représentatif d’une classe moyenne de province de tradition républicaine et anticléricale, méfiante à l’égard du mouvement ouvrier, de comportement facilement paternaliste, et manifestant une forme de conformisme social qu’une sociologie critique taxerait sans doute de bonne volonté petite bourgeoise.

20C’est dans cet univers que Luc a évolué dans les premières années de sa vie d’adulte. Il semble alors se conformer aisément à ses codes et à ses normes. Lors des vacances, qu’il passe toutes à Avallon dans la famille Tamet, il accompagne fréquemment son beau-père dans ses sorties en ville ou dans ses tournées d’inspection, l’aide à l’occasion dans son travail et semble s’inscrire sans problème dans ses pratiques de sociabilité. Il incarne en quelque sorte la figure du gendre idéal, statut conforté par sa réussite à l’agrégation de philosophie. Le 9 août 1913 Mathieu Tamet célèbre l’évènement dans son journal : « Luc est reçu 3^e (sur 7) à l’agrégation de philosophie. C’est la joie dans la maison, tout le monde a les larmes aux yeux. C’est un vrai succès que je vais annoncer à M. Nicolle. Même joie de tous chez lui. Enfin ! »

Le soldat

21Luc avait terminé son service militaire en septembre 1905 au 115^e régiment d’infanterie avec le grade de caporal. À la suite d’une période d’exercices en 1906, il avait été promu sergent. La mobilisation générale est décrétée en France le 1^er août 1914. Le même jour Tamet organise dans Avallon le collage des affiches de la mobilisation qu’un gendarme a apportées à la mairie à quatre heures de l’après-midi. Les églises sonnent le tocsin. Ce que Tamet écrit ce jour-là dans son journal relativise l’enthousiasme belliqueux qu’on a parfois prêté à l’opinion publique française et montre qu’il est parfaitement conscient de l’horreur qui se prépare : « Ce sera une tuerie générale, une boucherie si quelqu’un ne vient pas l’arrêter au nom de l’humanité. Je plains le pauvre Luc de se trouver dans une bagarre pareille et je fais des vœux ardents pour qu’il en sorte indemne11. » Le 3 août à l’aube il assiste en tant que maire au « départ des gens du pays » dans trois trains successifs.

22Le 5 août, Luc est mobilisé au dépôt d’Alençon où il avait été nommé professeur l’année précédente, après son succès à l’agrégation. En tant que sergent, il y est affecté à l’instruction des nouvelles recrues. Tamet l’apprend le 6 par un télégramme de sa fille et se dit rassuré « au moins pour quelque temps ». Ce temps va être court : le 27 août le sergent Hippolyte Luc part au front. Le lendemain Tamet apprend la nouvelle, pense que Luc « a dû aller dans le nord12 » et télégraphie à sa fille de rentrer à Avallon avec son fils. Selon ses papiers militaires, Luc appartient au 3^e bataillon du 103^e régiment d’infanterie qui est engagé successivement en Belgique, à Ethe, puis dans la Meuse à Marville, dans la bataille dite « des frontières ». Le régiment enregistre pendant ces combats très durs 60 % de pertes. Les soldats du 103^e sont ensuite transférés vers la défense de Paris et participent à la bataille de la Marne et de l’Ourcq. Puis le régiment est à nouveau déplacé pour participer à la « course à la mer », dans la Somme. Le 27 septembre 1914, vers quatre heures de l’après-midi, Luc est blessé à Balâtre près de Roye (Somme), au moment où, selon son dossier militaire, sa compagnie « ayant quitté les tranchées, se repliait vers Roye13 ». Il est touché « par balles de shrapnell » à la cuisse droite. La blessure est superficielle, ses papiers militaires mentionnent une blessure en « séton », c’est à dire que la balle serait entrée sous la peau sans endommager les muscles. La nouvelle de la blessure n’arrive aux Tamet que le 4 octobre, par une carte de Luc lui-même. Tamet est rassuré par la légèreté de la blessure : « Il faut être satisfait de cette blessure qui paraît-il n’est pas dangereuse car il aurait pu être tué le brave garçon et il manquerait bien à sa femme et à son enfant, et aux autres aussi14. »

23Très vite, Tamet reprend ses habitudes d’intervention en faveur de son gendre. Le 10 octobre, il écrit à Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, sénateur de l’Yonne, qui est à cette date ministre du Travail du ministère Viviani. Il lui demande d’intervenir « auprès du général commandant la 18^e région » pour que Luc soit rapatrié de Bayonne, où il est en convalescence, à la Croix-Rouge d’Avallon. « Demain matin, écrit-il, l’administrateur de la Croix Rouge télégraphiera au médecin-chef de l’hôpital militaire pour demander l’envoi du Lou ici. Puissions-nous réussir15 ! » En tant que maire, Tamet a évidemment des liens étroits avec l’administration locale de la Croix-Rouge. Deux jours plus tard, il télégraphie au maire de Bayonne. Le 13 octobre, il écrit avoir rencontré lors d’une réunion du conseil de révision à Vézelay le « sénateur Flandin16 » qui lui donne « des nouvelles de Luc ».

24Les démarches de Tamet se révèlent à nouveau efficaces : le 14 octobre 1914, Luc est rapatrié à Avallon où il est soigné à l’hôpital de la Croix-Rouge. Sa blessure légère se révèle néanmoins invalidante. La bille de métal de l’obus allemand, qui est restée dans la cuisse, le fait souffrir en appuyant sur le nerf sciatique, et provoque au bout de quelques jours un début d’infection17. Le 24 octobre, soit un mois après la blessure, la balle est extraite. Les jours qui suivent l’opération, Luc ne peut pas marcher. Le 29 octobre Tamet note que « Luc est vacciné », sans préciser la nature du vaccin. Il est possible qu’il s’agisse d’un des premiers vaccins antitétaniques que les médecins militaires ont expérimentés à grande échelle à l’occasion de la guerre. Il ne revient vivre chez les Tamet que le 10 novembre, et Tamet observe que son gendre « marche toujours avec difficulté » et « avec une canne18 ».

25En rendant compte de cette période de convalescence de Luc, Tamet offre à l’historien des informations complémentaires sur l’environnement social de la famille à cette époque, ainsi que sur les opinions de son gendre. Le 24 octobre, alors que Luc est encore hospitalisé, Tamet note que « le marquis de Duras-Chastellux et sa femme lui ont apporté des livres » et que « Madame la marquise elle-même l’a bandé ». Rien de surprenant à ce qu’en temps de guerre ces deux représentants d’une très ancienne noblesse fassent œuvre de bienfaisance auprès des soldats blessés. Il est en revanche plus curieux qu’un républicain aussi ardent que Tamet manifeste à leur égard un respect apparemment flatté. Il est possible qu’il y ait derrière cette relative obséquiosité un calcul politique : Tamet travaille alors en tant que maire à l’installation d’un hôpital militaire laïc et profite sans doute de l’occasion pour entretenir avec la famille de Chastellux, qui préside19 la Croix-Rouge, des relations suffisamment courtoises pour éviter un conflit d’intérêt frontal.

26C’est aussi à l’hôpital de la Croix-Rouge d’Avallon, quelques jours plus tôt, qu’a eu lieu une discussion entre Tamet, un de ses amis, et Luc. Tamet et son ami affirment que l’objectif de la guerre est l’écrasement de l’Allemagne. Luc défend une opinion plus mesurée, estimant que lorsque l’armée française « sera arrivée face au Rhin » et aura reconquis l’Alsace-Lorraine, « elle aura accompli sa tâche20 ». Il est certain qu’en ce début de guerre, alors que la violence des combats est déjà connue et que la propagande des journaux en fait porter la responsabilité à l’armée allemande, comme le journal de Tamet en témoigne sans cesse, peu de gens étaient capables de penser en termes d’avenir et d’équilibres internationaux aussi mesurés. Comme son beau-père le notera dans son journal quelques mois plus tard, Luc semble ainsi en toutes circonstances capable de subordonner ses sentiments ou ses pulsions au contrôle de la raison. Il apparaît en ce sens comme un produit presque parfait de la scolarisation républicaine telle que l’a théorisée Émile Durkheim, qui vise à écarter les passions de l’individu au profit de la raison du citoyen responsable. Dans des carnets qu’il rédige à la fin de la guerre, Luc exprime d’ailleurs une vision de l’éducation que Durkheim n’aurait sans doute pas reniée : « Il ne faut en effet pas aimer autrui tel qu’il est, mais tel que nous devons être, lui et moi […] Et le vrai désintéressement implique un peu de dureté. L’enfant qui tire la couverture sur son nez, il faut bien l’éveiller. Il grognera. Tant pis. » Et si Luc ne semble pas avoir lu Durkheim, il fait en revanche référence au philosophe Désiré Roustan dont la production intellectuelle s’inscrivait dans une logique très rationaliste. On verra dans les prochains chapitres que cet intérêt pour une pensée rationaliste aura une importance capitale dans la carrière de Luc à la tête de l’enseignement technique.

27Le 24 novembre, après plus d’un mois passé à Avallon, Luc est suffisamment rétabli pour retourner à Alençon, au dépôt de son régiment. Dans son journal, Tamet s’inquiète encore quelques jours de la santé de son gendre dont la jambe « ne fonctionne pas très bien21 ». Jusqu’à la fin du mois de janvier 1915, il semble que Luc ait surtout été employé à tenir des « conférences » devant les soldats en instruction. Le 11 février Tamet note fièrement qu’une de ses conférences a obtenu « un succès énorme, au théâtre, devant 400 ou 500 auditeurs, officiers et soldats ». Luc est ensuite affecté à l’instruction des recrues. Sa jambe le fait encore parfois souffrir, mais il sait qu’il est désormais susceptible d’être renvoyé au front, et Tamet s’en inquiète en permanence. À plusieurs reprises le gendre et le beau-père craignent une possible promotion au grade d’adjudant dont ils s’attendent à ce qu’elle soit synonyme de renvoi au combat. Luc est alors prêt à accomplir son devoir, mais n’a rien d’un va-t-en guerre.

28Le 26 septembre la mauvaise nouvelle tombe : « Le Lou nous apprend aujourd’hui qu’il est proposé d’office pour le grade de sous-lieutenant, écrit Tamet. Je le regrette, mais il ne peut refuser22. » Luc demeure néanmoins encore un peu plus d’un mois à Alençon où il reste sergent instructeur. Le 2 novembre, Tamet apprend que Luc part le lendemain pour le camp d’entraînement de Valréas, dans le Vaucluse, avec trois autres soldats de son régiment. Après une semaine au camp, Luc écrit à son beau-père pour se plaindre d’être « très mal nourri23 », et critique les officiers du camp qui les « traitent comme des gamins24 ». La semaine suivante, il demande qu’on lui envoie « une lampe électrique et des jumelles25 ». Il quitte Valréas le 24 décembre. Le 5 janvier 1916 il est promu sous-lieutenant au 117^e régiment d’infanterie et est renvoyé sur le front cinq jours plus tard.

29Ses papiers militaires n’informent pas sur sa situation personnelle au cours des semaines qui suivent. Mais de janvier à juillet 1916 son régiment est affecté en Champagne, au secteur de la Main de Massiges et du Mont Têtu, théâtres de violents combats. Tamet indique d’ailleurs dans son journal que Luc retourne dans les tranchées début février. C’est le début d’une année qui est pour lui la plus éprouvante de la guerre. Le 10 février il écrit à sa famille qu’il est « à portée de grenades des boches » avec « de l’eau jusqu’aux genoux » et que « les officiers font des rondes continuelles et restent armés26 ». Cette situation d’attente, dans le froid et l’humidité permanente, dure tout le mois de février, jusqu’à ce que Luc ait droit à une période de repos qui lui permet de changer de vêtements, de dormir dans un lit et de soigner des engelures aux orteils. Il décrit dans une de ses lettres le « très beau » spectacle d’un dirigeable Zeppelin « entouré de tous côtés par des projections lumineuses et des projectiles27 ». Début mars son régiment subit une attaque à la Main de Massiges dont Tamet est informé par la presse. De mars à juin plusieurs pauses lui permettent d’interrompre la terrifiante vie quotidienne des tranchées : il est désigné avocat d’office de deux soldats jugés en conseil de guerre, signe de la confiance dont la hiérarchie militaire fait preuve à son égard. Il bénéficie également de plusieurs permissions qu’il met à profit pour retrouver son épouse, et parfois son fils, chez des amis de la famille à Châlons-sur-Marne ou à Avallon. En mai il suit une formation à l’école des chefs de section à Valmy. Mais début juillet son régiment est envoyé à Verdun, probablement dans le secteur d’Avocourt. Le 18, il est blessé une seconde fois au cours d’un combat dans le secteur de Thiaumont. Selon son témoignage rapporté par Tamet, il participait à l’attaque d’une tranchée allemande à la baïonnette, ce que confirme la première citation à l’ordre du corps d’armée dont il est l’objet :

« Le Général commandant le groupe D cite à l’ordre du Corps d’armée le sous-lieutenant Luc, Hippolyte, du 117^e régiment d’infanterie. Blessé le 18 juillet 1916, au début d’une première attaque, a conservé son commandement jusqu’à la relève du bataillon, donnant à tous l’exemple d’un courage tranquille, soutenant ses hommes pendant la défense et les entraînant à l’attaque28. »

30Il est touché par un éclat de grenade à l’avant-bras gauche, mais la blessure est légère, comme la précédente, et même moins grave. Les soins sont brefs : il est évacué et soigné dans les Vosges, à Bazoilles-sur-Meuse, et n’y reste qu’un mois. Le 17 août 1916 il est en convalescence à Avallon, et le 26 il repart au front. Tamet lui offre le jour du départ son « beau couteau à manche d’ivoire29 ». Début septembre Luc écrit que son commandant l’a affecté dans une compagnie dirigée par un capitaine de la garde républicaine « qui a besoin d’un cerveau auprès de lui30 ». Le 5 septembre, il reçoit la croix de guerre et une décoration anglaise. Mais à la fin du mois de septembre l’homme réapparaît derrière le héros et commence à donner des signes d’épuisement.

31Épuisement physique d’une année presque entièrement passée dans les tranchées, sous la menace permanente de la mort ou des mutilations, mais aussi dans le froid, l’humidité, souffrant d’une nourriture ingrate et du manque de sommeil. Épuisement mental aussi, qui se traduit par des courriers qui expriment plus fréquemment les douleurs ressenties. Il ne semble pas souffrir de son bras, mais il se plaint de maux d’estomac très douloureux qui l’obligent à se soigner. Il subit alors une nouvelle épreuve particulièrement violente. Dans une lettre datée du 2 octobre 1916 il raconte la destruction totale de son abri par une « torpille » qui lui a fait l’effet d’un « volcan31 ». Il était dans la tranchée, à l’extérieur de l’abri, au moment de l’impact, mais il perd tous ses effets, et surtout son ordonnance est tuée par l’explosion. Le corps du malheureux, prénommé Félix, n’est pas retrouvé. En réalité, ce que ne raconte pas la lettre, c’est que Luc se trouvait alors dans un avant-poste où il subit un long bombardement suivi d’une attaque ennemie qu’il repoussa en organisant un tir de grenades. Cette action lui valut une seconde citation :

« Officier très courageux et de grand sang-froid. Le 1^er octobre 1916, au cours d’un violent bombardement de plusieurs heures, a organisé avec bon sens la résistance de son poste avancé et a su maintenir chacun à sa place par sa brillante attitude et son mépris du danger. Au moment de l’attaque ennemie, a déclenché un barrage de grenades d’une violence inouïe et a rejeté l’adversaire dans ses lignes32. »

32Mais on sent que Luc approche de la rupture, ses ressources de résistance et de détermination s’épuisent. En novembre et en décembre il bénéficie de deux permissions qu’il passe l’une à Avallon, l’autre à Paris, juste avant les fêtes de Noël. Le 1^er janvier, alors qu’il est dans la Somme, il écrit à son beau-père qu’il a le sentiment d’être « au seuil de l’enfer ». Dans les lettres suivantes, le thème de la boue devient récurrent : « Ils sont dans la boue jusqu’au genou » (6 janvier), « Ils sont dans l’eau jusqu’au genou » (8 janvier), « Bonnes nouvelles du Lou qui est toujours dans la boue » (10 janvier), « Ils sont englués dans la boue et ne peuvent en sortir » (17 janvier).

33Quelques jours plus tard il est à nouveau sollicité pour défendre sept soldats en conseil de guerre. Défense efficace semble-t-il, puisque deux sont acquittés et cinq condamnés « à des peines minimes33 » selon Tamet. Cette prestation lui vaut les compliments de sa hiérarchie et le respect des autres soldats : « Il a été félicité par le Colonel Président et ses anciens camarades de la 3^e Cie lui ont offert à déjeuner et à dîner34. » À l’évidence, il est déjà l’objet d’une forte reconnaissance de la part de ses chefs qui ont identifié ses compétences aussi bien de commandement qu’intellectuelles. Mais Luc a en fait atteint la limite de ses facultés de résistance. Le 4 février 1917, il arrive à Avallon à l’improviste, et le récit que fait Tamet de cette permission imprévue se passe de commentaire : « Stupéfaction générale ! À son arrivée il nous dit qu’en raison de son mauvais état de santé sa permission de 7 jours a été avancée d’un mois. Il est en effet dans un triste état, amaigri et boitant, par suite d’une vieille entorse qui suppure, de plus il tousse beaucoup35. » À peine plus de deux mois auparavant, le 10 novembre 1916, Tamet avait écrit à propos de son gendre : « Chez lui la tête, ou plutôt le cerveau, est absolument distinct du corps, l’un peut fonctionner quand bien même l’autre souffre. » Les derniers mois de guerre ont eu raison de cette capacité de dissociation et Luc souffre de ce que l’on appellerait sans doute aujourd’hui un syndrome post-traumatique. Le 9 février, Tamet note que Luc « constate et avoue qu’il serait heureux de se reposer ». Le 13 février le médecin de famille diagnostique un ulcère variqueux au pied, probable conséquence de plusieurs semaines d’immersion dans l’eau boueuse, et le fait hospitaliser à la Croix-Rouge, où il avait déjà séjourné lors de sa première convalescence. Le lieutenant Hippolyte Luc ne retournera plus au front, son corps a cédé et l’armée le sait. L’appréciation portée sur lui par le colonel Pageot commandant le 117^e régiment d’infanterie, au début de l’année 1917, le confirme : « Officier très brave, ayant une haute valeur morale. Commande bien sa section. Un peu fatigué36. »

34De ce point de vue, il est représentatif de ces jeunes professeurs combattants, « officiers de contact », dont l’historien Emmanuel Saint-Fuscien note qu’après être passés « entre 12 et 15 mois environ » en première ligne, ils sont ramenés à l’arrière à cause de leur « épuisement physique et psychique37 ». Mais son énergie ne tarde pas à renaître, et une seconde vie militaire commence. Celle d’un officier subalterne dont les qualités intellectuelles et la puissance de travail vont attirer de plus en plus souvent l’attention de sa hiérarchie et lui valoir à terme son recrutement dans les états-majors.

Ambitions et contradictions

35Le recul du temps nous autorise à dire que l’année 1917 a été pour Luc celle d’une transition décisive. Mais il ne l’a certainement pas vécue ainsi. De février à juin, il enchaîne en effet les soins et les opérations. À Avallon d’abord, où « son état général est déclaré médiocre38 » et où il doit subir plusieurs interventions pendant plus d’un mois pour récupérer l’usage normal de son pied. À Orléans ensuite, où il est envoyé de la mi-avril jusqu’à début juin pour être opéré à trois reprises d’une synéchie nasale39. Tamet indique pourtant dans son journal que Luc traverse ces épreuves avec bonne humeur. Son soulagement d’échapper aux combats et aux tranchées devient très perceptible. Alors qu’il doit rester allongé en raison de l’infection de son pied, qui reste très douloureux et qu’on doit inciser et cautériser à plusieurs reprises, « notre professeur bouquine, écrit et passe assez agréablement son temps40 » note le beau-père. Lorsqu’on lui affecte un compagnon de chambre, Luc, d’abord réticent, noue assez vite avec lui d’excellentes relations. « Les deux gaillards ne paraissent pas s’ennuyer et passent de bonnes journées41 » et « leur gaieté est intarissable42 » écrit Tamet en mars, qui souligne aussi qu’ils reçoivent souvent la visite d’un médecin-major qui a semble-t-il gardé des habitudes de carabin : Tamet le décrit « d’esprit gaulois », amateur de « joyeusetés fort amusantes et un peu décolletées43 ».

36Récupérant rapidement un meilleur moral, Luc retrouve simultanément son goût du labeur intellectuel, qui impressionne son beau-père : « Il travaille toujours, lit beaucoup […] c’est un travailleur infatigable et d’une haute intelligence. J’en suis vraiment fier et voudrait avoir le temps de le fréquenter davantage44. » Luc consacre d’abord son temps à l’écriture d’un « monologue pour poilu » et d’une conférence sur les origines de la guerre, qu’il présente le 17 mars dans le grand dortoir de l’hôpital de la Croix-Rouge devant deux cents personnes. Présent dans le public, un colonel vient le féliciter. Avec son compagnon de chambre Pierre Cauyette, il rédige ensuite ce que Tamet présente comme « un projet de réforme administrative, politique et judiciaire de la France45 ». Ce texte n’a pas été conservé.

37Ce regain d’activité intellectuelle est momentanément interrompu par son séjour forcé à Orléans, où il est envoyé à la fin du moins d’avril pour subir trois interventions de chirurgie nasale visiblement très douloureuses. Tamet écrit que « certains médecins sont de vraies brutes46 ». Il doit prolonger son séjour à Orléans, où sa femme et son fils l’ont accompagné, parce que les séquelles de ses blessures au bras et au pied le font souffrir. La famille Luc ne revient à Avallon que le 10 juin, et Hippolyte bénéficie d’une permission de quinze jours pour prolonger sa convalescence.

38Il reprend alors ses activités d’écriture et publie trois articles successifs dans la presse régionale, deux dans la Revue de l’Yonne et un dans Le Bourguignon, journaux d’obédience plutôt radical-socialiste. Respectivement intitulés « L’union sacrée », « Les agents de la démoralisation » et « Le communiqué de l’arrière », ce sont des textes qui apparaissent en première lecture tout à fait représentatifs des écrits de propagande patriotique emblématiques de la période, produits en série pour tenter de maintenir le soutien de la population civile à l’effort de guerre. Luc chante d’un côté les louanges de « la charité avallonnaise qui a été admirable », et de l’autre condamne ceux qui s’abandonnent au retour des « mesquines faiblesses » et des « récriminations puériles de l’avant-guerre ». Cette rhétorique sans originalité donne l’impression d’un officier zélé qui met son talent d’écriture au service des exigences de sa hiérarchie et du pouvoir47. Pourtant, l’article intitulé « Les agents de la démoralisation » revêt aussi une dimension de critique sociale qui attire l’attention. Luc y cible en effet un public particulier, celui des propriétaires d’automobiles qui gaspillent de l’essence en profitant du printemps pour promener leur famille. Il est inutile d’insister ici sur la rareté des automobiles privées à cette époque, qui sont un produit de luxe, et donc un signe extérieur de richesse flagrant. Cibler le gaspillage des automobilistes du dimanche, c’est certes participer à une propagande de soutien à l’effort de guerre, mais c’est aussi dénoncer l’égoïsme bourgeois, ce que Luc fait sans ambiguïté :

« Quelques familles privilégiées ont pris le parti d’oublier les malheurs présents et de substituer à nos tristes méditations la vision rapide des paysages, l’ivresse de la course, les joies pacifiques de l’automobile. En dépit des poussières et de l’odeur atroce qu’elles nous imposaient à nous, pauvres piétons, ces joies étaient innocentes au printemps 1914. Mais en est-il de même en juin 1917 ? Ceux qui mettent si facilement en marche le moteur de leur voiture […] ne savent-ils pas que l’essence est rare, chichement mesurée aux autres familles, qu’elle coûte cher et qu’il y a un peu partout de pauvres mères qui se lamentent la nuit devant le lait froid, le litre vide et l’enfant qui crie ? […] La simple pudeur commande de ne pas étaler un luxe d’une source détestable, une insouciance odieuse, devant le deuil et la misère des autres familles48. »

39Aux automobilistes privilégiés Luc oppose les « pauvres piétons », aux privations des familles pauvres « l’insouciance odieuse » des nantis. Le journaliste qui présente le texte de Luc renchérit dans la même veine en dénonçant « les profiteurs sans pudeur qui étalent leur luxe et s’offrent des plaisirs superflus ». Dans le carnet qu’il tient la même année, Luc a recopié une phrase extraite du livre d’Henri Barbusse Le Feu qui a obtenu le prix Goncourt l’année précédente : « Nous sommes des combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux sinon en passant, ou sous des képis galonnés49. »

40Se dessine ainsi plus précisément la complexité d’un homme dont l’ambition est forte, qui oriente sa puissance de travail intellectuel vers des productions inscrites dans l’actualité du moment et dont il peut espérer une rentabilité en termes de reconnaissance sociale à court ou moyen terme, mais qui porte simultanément sur les évènements qu’il traverse un regard parfois moins conforme et docile que ce que ses écrits publics laissent paraître. Certains de ses poèmes, qu’il écrit sans cesse, en tous lieux et à toute heure, témoignent notamment des interrogations qui le traversent. Il écrira ultérieurement un poème pacifiste, mais rien n’indique qu’il éprouve déjà un sentiment d’opposition à la guerre alors qu’il est au front. En revanche, on retrouvera dans ce poème un vers qui témoigne de la permanence d’une rhétorique hostile aux élites qui semble être un fil conducteur de sa pensée intime : « Nous refusons le sacrifice aux idoles de nos césars50. »

41De ce que nous savons de l’homme et de ses engagements, rien ne nous autorise à parler de cynisme ou de duplicité. Mais à partir des actes et des choix que nous observons, nous sommes conduits à penser qu’il y a du Janus chez Luc, une discordance intime entre l’intensité de son ambition et le besoin de rester fidèle à des origines qu’il a peut-être voulu masquer, mais qu’il ne semble pas vouloir, ou pouvoir, oublier. Nous y reviendrons, mais à ce niveau de notre récit, où nous sommes déjà familier d’un Hippolyte Luc adulte, on peut convoquer la philosophe Chantal Jaquet, qui a décrit les tensions qui traversent celles et ceux que leur succès scolaire conduit à une mobilité sociale ascendante très rapide. À l’expression « transfuge » couramment utilisée par les sociologues, elle préfère celle de « transclasse51 ». « Le transclasse », explique-t-elle, « fait l’expérience de la lutte des classes en lui et il est pour ainsi dire à lui-même son propre ennemi. Le désir est alors déchirement face au milieu ambiant : en être ou ne pas en être, telle est la question ». Plus loin elle développe son analyse d’une manière qui semble avoir été écrite pour Hippolyte : « Si le plus souvent les “transclasses” s’emploient à cacher leurs origines sociales en se limitant à des mensonges par omission, ils en viennent parfois à les falsifier en inventant un roman familial qui entoure leur naissance d’un halo de mystère et de merveilleux. Non seulement le changement de milieu est vécu comme une seconde vie, ou une véritable naissance, mais il s’accompagne de temps à autre du mythe de l’enfant trouvé, de l’orphelin […], ou encore du fantasme d’être né sans père ni mère, voire de s’être fait soi-même. La mythomanie devient alors mythologie. » C’est une clé de lecture de la personnalité de Luc qu’à ce niveau de découverte du personnage il paraît pertinent de retenir.

42La seconde moitié de l’année 1917 est en tout état de cause pour Luc celle de la paix retrouvée, même s’il craint toujours d’être à nouveau déclaré apte au combat après avoir été renvoyé le 25 juin au dépôt de son régiment au Mans. C’est d’ailleurs cette appréhension, qui, au-delà de ses contradictions personnelles, peut aussi expliquer le zèle qu’il met à manifester ses compétences intellectuelles : son beau-père et lui-même espèrent en tirer le bénéfice vital d’un emploi à des tâches bureaucratiques loin du front. Il répond donc aux demandes de sa hiérarchie et multiplie les conférences devant les soldats qui séjournent au dépôt. Son inaptitude provisoire est prolongée à deux reprises, mais fin juillet il est à nouveau déclaré apte. Le 10 août pourtant, le général commandant la région le maintient au dépôt du Mans. Quelques jours plus tard, Tamet écrit : « Ses talents et ses aptitudes administratives et de conférencier ont appelé l’attention sur lui. Ses mérites lui serviront peut-être à protéger sa vie jusqu’à la fin de cette maudite guerre52 ? » À la fin du mois, il est envoyé à Mamers pour assurer l’instruction des « récupérés ». Sa femme, qui l’a accompagné, est alors enceinte de cinq mois. Au cours des derniers mois de l’année, il rédige plusieurs articles de la même veine patriotique que les précédents et que son beau-père fait publier dans les journaux locaux, ou que Luc dépose lui-même dans les rédactions à l’occasion de permissions. En novembre il subit encore l’épreuve d’une nouvelle maladie : ce qui avait été d’abord diagnostiqué comme une angine se révèle être une diphtérie, maladie encore grave à cette époque. Luc doit rester un mois à l’hôpital et revient passer les quinze derniers jours de l’année en convalescence à Avallon.

43Mais le 4 janvier 1918, sa détermination est à nouveau récompensée : il est affecté à l’état-major de Pétain pour travailler au bureau du chiffre. Cette nomination n’est pas en soi exceptionnelle. Emmanuel Saint-Fuscien note qu’il s’agit d’une suite assez classique de la carrière militaire en temps de guerre pour les « officiers de contact » diplômés : leurs compétences intellectuelles associées à leurs connaissances du terrain en font des auxiliaires précieux des états-majors. Luc vit sur le moment cette nouvelle étape de sa carrière militaire surtout comme un immense soulagement, celui d’échapper définitivement au front. Mais ses qualités intellectuelles vont lui permettre de se faire à nouveau remarquer, cette fois par les entourages de Pétain et de Foch. Il accède alors à un univers social bien supérieur à celui qu’il avait connu jusque-là, où ses talents peuvent attirer l’attention d’officiers qui appartiennent à une élite militaire et politique, et où il va lui être possible de tisser un réseau de relations susceptibles de lui offrir des opportunités qu’il lui aurait été très difficile d’atteindre avant la guerre.