Préface
p. 9-16
Texte intégral
1Chanoine ! Le mot ne fait aujourd’hui plus guère rêver, y compris parmi les membres actifs du clergé catholique ; il n’évoque pas grand-chose non plus du côté des laïques… Cette dépréciation, cette disqualification sont anciennes. Émile Littré, dans son Dictionnaire de la langue française (il est vrai qu’il est fort anticlérical, même s’il retrouvera Dieu au soir de sa vie), après avoir défini techniquement le terme – « clerc séculier, membre d’un corps dit chapitre qui, attaché à une église cathédrale ou collégiale, sert de conseil à l’évêque » – se laisse aller à toutes sortes de dénigrements. Il cite, à titre d’exemples, La Fontaine, qui évoque dans l’une de ses fables (le Conseil tenu par des rats) l’impuissance et l’inanité de leurs décisions collectives : J’ai maints chapitres vus Qui pour néant se sont ainsi tenus, Chapitres non de rats mais chapitres de moines, Voire chapitres de chanoines… Il cite encore Boileau, dans Le Lutrin, qui use d’une ironie sans ménagements envers ces chanoines vermeils et brillants de santé [qui] s’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté. Et il ne laisse pas ignorer à ses lecteurs que le mot a pris, au sens figuré, une acception plus péjorative encore : mener une vie de chanoine, c’est « mener une vie douce et tranquille » ; avoir une mine de chanoine, c’est « avoir une mine fleurie, qui respire le bien-être et la santé ». Pierre Larousse, plus anticlérical encore que Littré, ajoute encore à la diffamation dans son Grand dictionnaire universel du xixe siècle et relève, au sens figuré : « par plaisanterie, personne qui a de l’embonpoint, une figure, un teint frais et vermeil » et « en argot : rentier ». N’en jetez plus !
2Pourtant, c’est à ces chanoines décriés qu’un jeune écrivain génial, âgé d’une trentaine d’années et encore à peu près inconnu du public, Honoré de Balzac, consacre en 1833 l’une de ses premières œuvres, Le Curé de Tours. Dans ce court récit tout à fait extraordinaire – l’une des plus vives et des plus âpres introductions possibles à la Comédie humaine –, le jeune Balzac dresse par le menu les mésaventures domestiques et les déboires ecclésiastiques d’un bon prêtre, un peu naïf, un peu maladroit, entouré d’amis, d’estime et d’affection, vicaire de la cathédrale Saint-Gatien de Tours, l’abbé François Birotteau. Ce dernier, après avoir traversé les violences et les tribulations de la Grande Révolution, rêve de s’asseoir sur la stalle du chapitre cathédral que vient de libérer son ami intime, le prudent chanoine Chapeloud, qui lui a déjà légué ses meubles, sa bibliothèque et son douillet appartement chez la pieuse Mademoiselle Gamard. Voyez ce « petit homme court, de constitution apoplectique, âgé d’environ soixante ans, [qui] avait déjà subi plusieurs attaques de goutte », surpris par une averse à l’automne 1826 en regagnant son logis au chevet de la cathédrale : il ne ressent ni la pluie ni la fatigue. « En ce moment », nous apprend Balzac à la première page de son roman, « il caressait sa chimère, un désir déjà vieux de douze ans, un désir de prêtre ! un désir qui, formé tous les soirs, paraissait alors prêt de s’accomplir ; enfin, il s’enveloppait trop bien dans l’aumusse d’un canonicat pour sentir les intempéries de l’air : pendant la soirée, les personnes habituellement réunies chez madame de Listomère lui avaient presque garanti sa nomination à la place de chanoine, alors vacante au chapitre métropolitain de Saint-Gatien, en lui prouvant que personne ne la méritait mieux que lui, dont les droits longtemps méconnus étaient incontestables ». Il n’en sera rien ; et, au terme du récit, le pauvre abbé Birotteau perdra tout : son canonicat, son appartement, son emploi et jusqu’à son état de prêtre. C’est de l’écheveau embrouillé, mais cohérent et fatal, des raisons psychologiques, intellectuelles, morales, sociales et politiques de son échec qu’est tissée la cruelle chronique provinciale de Balzac.
3Et c’est un jeune et brillant historien de trente ans, François Hou, qui vient aujourd’hui nous introduire à ce que furent, de part et d’autre de la Grande Révolution, ces chanoines. On se dira peut-être qu’il n’est pas dans l’air du temps, et l’on se trompera du tout au tout : car, de même que Balzac nous ouvre, à travers des péripéties de la décadence et de la chute de l’abbé Birotteau, les arcanes de la société de la Restauration, le livre de François Hou nous fait pénétrer, à travers le monde apparemment étriqué et clos sur lui-même des chapitres cathédraux, dans l’une des mutations les plus considérables qu’aient connue l’histoire de France : la Grande Révolution, appréhendée dans ses conséquences, non seulement ecclésiastiques et religieuses, mais humaines, familiales, sociales, politiques, culturelles et mentales. Le chanoine n’est plus seulement ici une figure historique ou un personnage de roman : il est le témoin, l’acteur et le vecteur d’une transformation à la fois brutale et continue des temps et des mœurs.
4Les chanoines de l’Ancien Régime finissant, s’ils ont fourni à la philosophie politique des Lumières, à la Révolution et à l’Empire, un théoricien et un praticien politique de grande envergure intellectuelle – l’abbé Sieyès, chanoine du chapitre de Chartres, pourfendeur des privilèges et défenseur des droits du Tiers État, constituant puis conventionnel régicide, président du Directoire et consul de la République, sénateur et comte de l’Empire – n’ont guère suscité que des recherches régionales chez les historiens des temps modernes : les deux belles thèses de Philippe Loupès sur les chapitres et chanoines de Guyenne et d’Olivier Charles sur les chanoines et chapitres de Bretagne au siècle des Lumières ; et de rares articles comme celui de Michel Vovelle sur les biens du puissant chapitre de Chartres. La période ultérieure est plus pauvre encore, si l’on excepte les travaux de Jacques-Olivier Boudon sur les chapitres de Notre-Dame de Paris ainsi que de Saint-Denis (destiné à accueillir les anciens évêques et dignitaires ecclésiastiques) ou, plus récemment, de Paul Chopelin sur les chanoines-comtes de Lyon ; et ils ne trouvent que peu d’espace dans les monographies diocésaines portant sur le xixe siècle. Jamais encore, à l’échelle nationale, on avait tenté un « portrait de groupe » du monde canonial, à la fois évolutif et significatif, de part et d’autre de la Révolution française.
5C’est pour combler cette lacune que, dans le prolongement d’un premier travail de recherche sur les chanoines du diocèse de Clermont d’Auvergne, sa patrie (quand une passion vous tient, elle vous prend jeune), François Hou a entrepris une étude fondée sur deux échantillons sélectionnés dans douze diocèses, en prenant en compte les attitudes de chacun de ces diocèses face au serment constitutionnel. Il a pu ainsi, en suivant les voies rigoureuses de la méthode prosopographique (qui consiste à retenir pour chacun des membres d’un même ensemble les mêmes informations dans une visée statistique et comparative), dégager deux groupes de 349 chanoines d’Ancien Régime et de 397 chanoines nommés entre 1802 et 1848 : soit un ensemble de 746 personnes, peu éloigné des échantillons représentatifs des sondages contemporains. Cette démarche typologique, rendue nécessaire par l’énormité du corpus archivistique, aboutit, sur la base des équilibres entre prêtres assermentés et insermentés dégagés par Timothy Tackett dans son grand travail sur le serment de 1791 ainsi que de considérations documentaires, à la sélection d’un échantillon de douze diocèses : cinq à dominante réfractaire (Saint-Brieuc, Toulouse, Arras, Metz et Bayonne) ; cinq à dominante constitutionnelle (Soissons, Dijon, Grenoble, Versailles, Chartres) ; et deux plus indécis (Clermont et Angoulême). Mais François Hou n’a négligé ni les Archives nationales, avant, pendant et après la Révolution, ni les Archives vaticanes, notamment dans la période de reconstruction concordataire. L’approche chronologique détermine d’autre part une confrontation entre les archives de l’ancienne Église gallicane et de ses chapitres canoniaux, les archives révolutionnaires et les archives de l’âge concordataire, de conservation, de composition et de structure très diverses.
6Il en résulte un corpus archivistique dont la liste laisse le lecteur véritablement admiratif, et, pour ainsi dire, pantois, tant il suppose de déplacements successifs et de confrontations documentaires : un véritable et inédit Tour de France des chapitres ! Il associe, au niveau de l’État français, les archives des Assemblées révolutionnaires (notamment du Comité ecclésiastique de l’Assemblée nationale), les archives de la Légation du cardinal Caprara (en charge de l’application du concordat de 1801), les archives du ministère des Cultes de la série F19 (nominations aux chapitres et aux cures, dossiers des évêques, des vicaires généraux et des chanoines, recommandations, statuts capitulaires) ; sur un plan romain, aux Archives vaticanes, la sous-série Francia de la série Epoca Napoleonica, les archives de la nonciature de Paris et les archives de la congrégation du Concile (les relations ad limina des évêques, sortes d’instantané sur l’état des diocèses) ; les archives départementales correspondant aux douze diocèses concordataires de l’échantillon (série G sur le clergé séculier d’Ancien régime ; série L sur la période révolutionnaire ; série Q sur les biens nationaux ; série V sur les cultes concordataires) ; les douze fonds d’archives diocésaines, dont on connaît l’inégale qualité de conservation, de classement et d’accessibilité. À ces sources, M. Hou a joint la consultation des précieuses collections manuscrites de la Bibliothèque de Port-Royal (où sont conservés une partie des papiers de l’abbé Grégoire, ancien évêque constitutionnel du Loir-et-Cher, et de sa correspondance avec plusieurs membres de l’ancien épiscopat constitutionnel) et des fonds patrimoniaux des bibliothèques de Clermont-Ferrand et de Dijon ainsi que d’un ensemble considérable de sources imprimées. La bibliographie consultée, établie sur plusieurs langues, est également impressionnante et ne paraît oublier aucune recherche ancienne ou récente traitant en tout ou pour partie des chanoines. Ce travail prosopographique de première main, d’une exceptionnelle qualité d’érudition, réalisé par un seul chercheur sur la base d’un dépouillement presque exhaustif des sources disponibles, constituera un formidable outil de travail pour les années à venir pour la collectivité des historiens.
7Nombreuses sont les questions que soulève l’évolution du corps des chanoines au cours de la période considérée et qui intéressent non seulement l’histoire de l’Église catholique durant l’un des bouleversements majeurs qu’elle a dû affronter dans son histoire bimillénaire, mais encore la société française dans son ensemble. On en esquissera ici quelques-unes.
8Quels sont d’abord, à la fin du xviiie siècle, la place et le statut des chapitres canoniaux au sein de l’Église gallicane et de la société française du siècle des Lumières ? Nos chanoines constituent-ils, comme ils aimeraient à s’en prévaloir, un « corps intermédiaire » au sens de Tocqueville, à la fois indépendant du pouvoir épiscopal par son assise temporelle solidement inscrite dans le diocèse et par la revendication constante de ses privilèges, héritier du presbyterium (collège des prêtres) de l’Église primitive, représentant de la sanior pars du clergé, à la fois « sénat » du diocèse et « conseil » de l’évêque ? François Hou n’hésite pas à entraîner son lecteur dans une passionnante exploration, d’une remarquable clarté explicative et d’une intense acuité intellectuelle, du débat ecclésiologique qui précède et accompagne la crise, la suppression et la reconstitution des chapitres cathédraux ; elle permet d’emblée de placer la barre problématique de l’ensemble de la thèse très haut, en montrant combien la question canoniale implique et articule une réflexion globale sur la structure hiérarchique de l’Église catholique, la nature et les limites du pouvoir épiscopal et les formes de représentation et d’action du clergé au sein du « corps mystique » qu’entend constituer le « peuple de Dieu ». Les chanoines de la fin de l’Ancien Régime sont ainsi écartelés entre les théoriciens d’un pouvoir épiscopal renforcé (l’abbé de La Blandinière) et les défenseurs des droits des curés, du richérisme et du presbytéranisme (Henry Reymond). Le parlementaire et canoniste Gabriel-Nicolas Maultrot, d’inspiration janséniste, l’auteur de L’Institution divine des curés, et leur droit au gouvernement général de l’Église, voudrait ainsi faire des chapitres une sorte de « parlement » du diocèse : le débat entre en consonance immédiate et directe avec la querelle contemporaine, ô combien politique, sur le rôle des États généraux face à la monarchie française, comme l’ont montré les travaux de Dale Van Kley ou de Catherine Maire.
9Mais c’est une toute autre voie qu’emprunte à l’égard des chapitres l’Assemblée constituante en promulguant, le 12 juillet 1790, la constitution civile du clergé : les chapitres sont dissous, leurs biens sont confisqués et mis à la disposition de la Nation pour être vendus ; ils sont substitués auprès des nouveaux évêques constitutionnels par des « conseils épiscopaux » qui regroupent les vicaires épiscopaux désignés par l’évêque ainsi que des représentants du clergé diocésain. En dépit de la qualité du débat intellectuel de 1790, que souligne François Hou (la Révolution, avant de sombrer dans les violences de la « déchristianisation », constitue, on tend parfois à l’oublier, un moment fort de l’histoire de l’ecclésiologie catholique), le recrutement majoritairement nobiliaire des anciens chapitres, leur constitution en corps, leur richesse collective et leur appartenance au monde du privilège, leur opposition très majoritaire à la « régénération » en cours de l’institution ecclésiale (les chapitres jouent à la fin du printemps 1790, comme le démontre François Hou, un rôle majeur dans la diffusion de la Déclaration de la minorité de l’Assemblée nationale en faveur des positions de l’épiscopat) ; pour faire bref, un modèle sacerdotal très éloigné de la nouvelle figure du « prêtre citoyen », tout cela fragilise leur position, nuit à leur défense et leur est compté à charge.
10Dans l’été 1790, un univers religieux, social, culturel et mental plus que millénaire s’effondre, celui de l’ordo canonicus qui associait office canonial, service de l’église cathédrale, science ecclésiastique et assistance à l’évêque. Non soumis au serment (à moins qu’ils ne soient appelés à remplir des fonctions dans la nouvelle organisation ecclésiastique), la plupart des chanoines regagnent alors discrètement leurs familles ; les plus menacés émigrent. À l’acmé de la persécution du clergé, la « mémoire martyrielle » des chapitres apparaît globalement faible. Sur les quelque 3 000 victimes ecclésiastiques (prêtres, religieux et religieuses) de la déchristianisation de l’an II, on ne relève qu’une quinzaine de chanoines, dont le groupe des six chanoines d’Arras victimes de la haine confraternelle de l’ancien oratorien Joseph Le Bon et quelques chanoines âgés, décédés à la suite des mauvais traitements subis sur les pontons de Rochefort. Il n’existe guère, relève François Hou, de « mémoire capitulaire de la persécution ». Le fait est d’autant plus étonnant que ce seront précisément les chanoines qui prendront souvent en charge, à partir du Second Empire, les histoires diocésaines de la Révolution. Avec le retour limité à la liberté de culte en l’an III, la situation des anciens chanoines n’évolue guère : les « presbytères » mis en place par la seconde Église constitutionnelle ne comprennent que les curés de la ville épiscopale et ne préludent en rien à une reconstitution des chapitres ; quant à l’Église réfractaire, la reprise des persécutions à partir de l’automne 1797 limite toute réflexion.
11Il faut attendre la négociation du concordat du 15 juillet 1801 (26 messidor an IX), entré en vigueur le jour de Pâques 1802, pour que la réapparition des chapitres revienne à l’ordre du jour. La demande émane des représentants de la Papauté, soucieux d’inscrire l’Église concordataire dans la tradition du concile de Trente et de limiter, autant que possible, la transformation des futurs évêques en « préfets violets », dans la conception autoritaire et centralisatrice du pouvoir qui est la marque distinctive des institutions consulaires puis impériales. C’est l’article XI du texte âprement négocié entre la République du général Bonaparte et les émissaires du pape Pie VII qui fixe, de manière très générique, la « résurrection » des chanoines : « Les évêques pourront avoir un chapitre dans leur cathédrale, et un séminaire pour leur diocèse, sans que le Gouvernement s’oblige à les doter ». Les anciens chanoines survivants de l’Ancien Régime forment un tiers environ des nouveaux chapitres concordataires : il sont « les garants imparfaits d’une continuité ecclésiologique et liturgique » (Isabelle Brian). La considération de l’âge l’a en effet en général emporté : les prêtres d’Ancien Régime forment encore les trois quarts des chanoines des années 1820 ; et il faut attendre le milieu des années 1830 (on vit vieux lorsqu’on est chanoine) pour que cette prédominance de l’ancien clergé disparaisse par voie d’extinction naturelle et qu’un certain rajeunissement des cadres ne se fasse jour à partir de la fin de la Restauration. Quant au choix des individus, si l’Empire privilégie les réfractaires les plus modérés, susceptibles d’œuvrer à la réconciliation des deux clergés, et s’il impose un « amalgame » assez déséquilibré entre les clergés adverses, la Restauration les choisit plus volontiers parmi les royalistes les plus déterminés, contribuant efficacement à la dévaluation ecclésiologique et à l’effacement progressif du « moment constitutionnel » dans la mémoire ecclésiale en France.
12Nommés par l’évêque et placés sous son entière dépendance, les nouveaux chanoines, inamovibles et rémunérés par l’État, ne disposent pas toutefois de compétences définies, sauf en cas de vacance épiscopale où ils procèdent, avec l’assentiment du gouvernement, à la nomination de vicaires capitulaires dans l’attente du nouvel évêque. C’est l’évêque qui choisit, qui réunit et qui missionne éventuellement les membres de son chapitre, souvent sur des fonctions de théologue ou d’official du diocèse. L’ultime revendication canoniale (droit de réunion ; rôle de conseil) se fera discrètement entendre lors des conciles provinciaux de la IIe République avant que tout ne retombe dans le silence – la longue querelle qui oppose le nouvel évêque de Dijon, Mgr Rey, à son chapitre entre 1832 et 1838 demeure un cas exceptionnel. Placés entre la « faveur » ou la « grâce » d’un évêque omnipotent et le « mérite » de leur vie ecclésiastique au sein d’une société cléricale dominée par l’autorité épiscopale et étroitement contrôlée par l’État, les chanoines du xixe siècle constituent désormais une forme d’élite intermédiaire (Sylvain Milbach) au sein de la société des notables et remplissent, au fil des décennies, une fonction d’illustration du clergé diocésain, par leur compétence administrative, la connaissance du droit canon, l’art de la prédication et de la direction spirituelle, l’expertise liturgique ou l’érudition ecclésiastique et leur appartenance aux states supérieures de la société urbaine – comme l’ont montré les travaux de Jacques-Olivier Boudon, Sylvain Milbach, Vincent Petit ou Samuel Gicquel. Peu sensibles à la « modernité » de l’apologétique de Lamennais et de son école, les chanoines sont également prudents face au passage à la liturgie romaine prôné par dom Guéranger et ses partisans. Mais ils ne se tiennent nullement à l’écart des dévotions nouvelles d’un catholicisme intransigeant, en partie héritier de la tradition réfractaire. L’exemple du chanoine Joseph Rousselot dans le diocèse de Grenoble, longuement analysé par François Hou, est à cet égard topique : professeur de dogme et de théologie morale au Grand Séminaire et chanoine titulaire, il sera, à la demande de son évêque, Mgr de Bruillard, ancien « aumônier de la guillotine », le promoteur infatigable et décisif de la dévotion aux apparitions de Notre-Dame de La Salette. Seule enfin une minorité d’entre eux – un peu plus de 6 %, estime François Hou, souvent anciens vicaires généraux – accède à l’épiscopat au sein d’un long cursus honorum.
13Un grand livre d’histoire, estime Jacques Revel, réside dans « la construction d’une séquence d’intelligibilité ». En considérant, par-delà la frontière traditionnelle entre histoire « moderne » et « contemporaine », une institution qui pourrait, à tort, sembler désuète, les chapitres canoniaux français de la Révolution au milieu du xixe siècle, François Hou nous offre une enquête exemplaire, sur le plan de l’investigation, de l’érudition et du questionnement historique, sur le rapport bouleversé puis recomposé de l’institution ecclésiale à la société et à la culture de son temps, de part et d’autre de la rupture révolutionnaire. La « séquence d’intelligibilité » qui va de la suppression des chapitres en 1790 à leur restauration sous des formes nouvelles en 1802 puis à leur consolidation dans le cadre de l’Église concordataire, constitue un apport très neuf à l’intelligence des transformations du pouvoir épiscopal, de la fonction sacerdotale et du lien pastoral à l’âge postrévolutionnaire dans une perspective d’histoire non seulement religieuse, mais encore sociale, culturelle et politique. La « réinvention du chanoine » va perdurer pendant plus d’un siècle et demi, par-delà même la loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905. Mais elle ne résistera guère à l’effondrement des vocations sacerdotales à partir des années 1960 : la figure du chanoine s’éloigne alors lentement dans l’obscurité d’un passé révolu. La stalle de chanoine de la cathédrale, sa grandeur et son ancienneté liturgique, sa dignité et son honorabilité, son confort relatif, qui faisaient tant rêver le pauvre abbé François Birotteau, sont entrés dans l’histoire. Il faut savoir gré au jeune historien des vieux et chers chanoines de leur avoir restitué intelligence, substance et sens.
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