Conclusion
p. 315-320
Texte intégral
1Au terme de cette étude consacrée aux influences parlementaires sur la marine de guerre en France entre 1871 et 1914, un bilan peut être établi.
2Durant cette période, le Parlement accroît progressivement son contrôle sur la politique navale du pays. Par le biais d’une spécialisation accrue des budgets qui lui sont présentés et de documents annexes à ces budgets qu’il impose à la Marine de lui présenter, le Parlement organise son contrôle sur les dépenses navales et de cette façon, sur les choix matériels et donc, stratégiques de la rue Royale. Ce contrôle parlementaire de la politique navale s’établit par paliers chronologiques. Au début des années 1870, la défaite face à la Prusse, le besoin d’experts navals au Parlement du fait de la méconnaissance des dossiers par les élus et la domination politique des conservateurs sont autant de facteurs favorisant une certaine indépendance de la Royale vis-à-vis des autorités politiques. À la fin de ces années 1870, la conquête républicaine des nouvelles institutions permet aux voix libérales de critiquer violemment l’administration de la Marine. Si le rapport Lamy de 1878 qui en est l’expression, devient la référence des critiques républicaines à l’égard de la rue Royale, il ne débouche nullement sur un contrôle accru du Parlement. Les autorités de la rue Royale, dominées par des officiers généraux qui monopolisent le siège de ministre, ont assez de sens politique pour désamorcer les critiques par la création d’une commission extraparlementaire sans réels pouvoirs. Cette commission est donc plus un frein qu’un accélérateur au contrôle des élus sur la Marine. Confiants envers les travaux de cette commission, les députés se déchargent de leur responsabilité auprès de cette dernière. Les années 1880 représentent donc une parenthèse dans le développement du contrôle parlementaire sur la politique navale et la Marine. Le développement des théories stratégiques de Aube puis son arrivée à la rue Royale au cours de la décennie, représentent un réel espoir pour les députés de voir la Marine se réformer « de l’intérieur ». Mais le ministère est un échec sur ce plan. C’est donc à la fin des années 1880, après le ministère de Aube, que la volonté parlementaire de « faire entrer la Marine dans le cadre de la loi » s’affirme. Pour cela, la Chambre se dote d’une commission de la Marine chargée d’œuvrer en ce sens. Une fois encore, l’ensemble des députés se déchargent de leur responsabilité sur une nouvelle commission. C’est en fait l’importance progressive des députés radicaux à la Chambre qui, conjuguée à la crise de Fachoda, va, à la fin des années 1890, provoquer un regain d’intérêt parlementaire pour la Royale. La personnalité de Lockroy est primordiale dans le développement du contrôle parlementaire sur la Marine. Premier républicain radical à s’asseoir dans le fauteuil de ministre de la Marine, Lockroy impulse des réformes administratives dont il a développé les principes en tant que parlementaire. Car plus qu’un contrôle parlementaire qui s’affirme sur la Marine, c’est la mainmise du personnel politique civil dont le centre névralgique est le Parlement, qui s’impose à elle. Lokroy dispose d’assez de sens politique pour user des mécanismes parlementaires selon ses objectifs. Il est ainsi capable, en tant que parlementaire, de saborder le programme naval du vice-amiral Besnard pour le remplacer par le sien en 1896-1897. La crise de Fachoda et la prise de conscience des faiblesses navales du pays qu’elle impose aux parlementaires est une nouvelle étape dans l’affirmation de la primauté du politique sur le militaire. La lutte entre le pouvoir civil et l’autorité militaire, symbolisée au milieu des années 1890 par l’opposition entre Édouard Lockroy et le vice-amiral Besnard, est tranchée au bénéfice du premier. Lanessan est le premier ministre à profiter de ce nouveau rapport entre 1899 et 1902, bénéficiant également de la méfiance de la majorité des parlementaires envers les institutions militaires au moment de l’affaire Dreyfus. Mais Pelletan rompt l’équilibre trouvé par Lanessan. En voulant imposer la domination totale du politique sur le militaire, mais aussi du pouvoir exécutif sur l’administration – excluant de la sorte le contrôle du pouvoir législatif – il se trouve en conflit avec les modérés de sa majorité, regroupés parmi les Républicains de gauche. Sous l’influence de ces derniers, le contrôle parlementaire sur la politique navale est donc réaffirmé et le principe d’une coproduction législative entre le ministère et les députés intéressés regroupés au sein de la commission de la Marine, est adopté. Cette nouvelle tendance est cependant à relativiser : la commission de la Marine est davantage consultée qu’écoutée et seule la commission du budget dispose du poids politique pour infléchir réellement les choix du ministre. Ce ministre sortant désormais presque exclusivement des rangs du Parlement, l’entente entre celui-ci et le locataire de la rue Royale est désormais meilleure.
3Mais l’association du Parlement à la politique navale et aux choix concernant la Marine ne se fait pas dans un souci d’intérêt général. Il se fait uniquement dans un souci de gestion de la majorité politique dont les membres sont eux-mêmes dépendants d’intérêts électoralistes. En effet, des différentes influences qui s’exercent au sein du Parlement, ce sont celles qui obéissent à des considérations électorales qui s’imposent. Ces influences peuvent définitivement être qualifiées de groupes de pression. Elles répondent en effet sans équivoque aux définitions de David Truman et Jean Meynaud évoquées en introduction de notre étude. Les parlementaires des ports de guerre sont ceux qui se font le mieux entendre au vu de leur poids dans les chambres. Mais leur réussite est le résultat d’un effort d’organisation à la Chambre des députés. L’organisation d’un groupe parlementaire « des députés des ports de guerre et établissements de la Marine » dans les années 1890 leur permet d’imposer leur influence sur les décisions de la Chambre en matière navale. Auparavant, les parlementaires des ports s’illustrent par leur inefficacité à faire adopter les différents amendements proposés individuellement. Les parlementaires des régions littorales réussissent également à faire entendre leur voix pour défendre les inscrits maritimes, grâce à leur nombre et leur investissement dans les commissions de la Marine. Inversement, d’autres groupes de pression perdent progressivement toute crédibilité quant à leur objectivité aux yeux des autres parlementaires. Les officiers généraux de la Marine perdent dès les années 1870 leur image d’experts pour celle de défenseurs de l’institution navale. Le sabordage de la sous-commission de réorganisation de la Marine en 1871-1873 puis le rapport Lamy en 1878, qui accuse la Royale de tous les conservatismes, marque les amiraux du sceau du corporatisme. À la fin des années 1880, c’est au tour des milieux de la métallurgie de perdre tout crédit quant aux travaux de ses membres sur la Marine : la mise en cause du métallurgiste et rapporteur du budget de la Marine, Ménard-Dorian, dans des affaires de conflit d’intérêts à la fin des années 1880, touche l’ensemble des parlementaires liés à l’industrie privée partenaire de la Royale.
4L’influence de la Jeune École sur les débats navals au Parlement peut également être précisée. Il apparaît finalement qu’elle est limitée à l’action de quelques députés acquis aux théories du contre-amiral Aube et aux capacités d’influence plus ou moins importantes. Dans les années 1870, Farcy est trop isolé à l’extrême gauche de l’échiquier politique pour réussir à faire adopter les théories de Richild Grivel, précurseur de Aube. Dans les années 1880, l’opportuniste guadeloupéen Gerville-Réache est le premier défenseur des théories aubiennes à la Chambre, probablement convaincu par des idées stratégiques qui garantiraient la présence de la Marine dans son île. Il réussit à convaincre une partie des républicains opportunistes et radicaux de l’intérêt de ces théories mais doit faire face au radical Ménard-Dorian, farouchement opposé aux nouvelles idées. Le parti pris de la puissante commission du budget sur le sujet varie donc au gré de l’obtention du rapport sur le budget de la Marine par Gerville-Réache ou par Ménard-Dorian. Dans les années 1890, les radicaux-socialistes Lockroy et Pelletan redonnent une dynamique à la Jeune École au Parlement. Mais le cheminement progressif de Lockroy vers la défense d’une application plus mesurée des théories aubiennes, influencé en cela par celles de l’amiral Fournier, lui permet d’obtenir le soutien d’un plus grand nombre de parlementaires, sceptiques devant les outrances de la Jeune École. En tant que parlementaire, Pelletan ne réussit guère à imposer les théories d’Aube. C’est donc en tant que ministre qu’il peut tenter de les faire appliquer. Mais il se heurte alors au Parlement et en particulier, à la frange modérée de sa majorité. Pour autant, il nous faut relativiser l’idée de Théodore Ropp selon laquelle la Jeune École se situe à l’extrême gauche de l’hémicycle alors que les traditionnalistes de la pensée navale siègent à droite. Il est certain que parmi les conservateurs, aucun député ne prend parti pour les théories de Aube. Mais parmi les républicains, les choses sont plus compliquées. Le positionnement à gauche ou au centre ne se lie d’aucune façon à l’adhésion aux idées de la Jeune École : Ménard-Dorian se range parmi les radicaux quand Gerville-Réache se montre plus modéré parmi les républicains. Lors du ministère Pelletan, de nombreux radicaux-socialistes se montrent hostiles aux théories défendues par le ministre, comme Paul Guieysse. Inversement, certains députés plus modérés du Bloc des Gauches soutiennent l’action de Pelletan. Les théories stratégiques n’intéressent donc qu’une minorité de parlementaires. Mais ceux-ci se montrant parmi les plus actifs dans les débats navals, ces théories participent aux remous de l’influence parlementaire sur la Marine. L’influence finale de ces théories défendues au Parlement est cependant moins importante que l’action des groupes de pression. En d’autres termes, les considérations économiques et électoralistes défendues par les parlementaires ont davantage influencé les choix gouvernementaux quant à la Marine que des considérations géostratégiques sur lesquelles presque aucune tendance politique n’est capable d’adopter une doctrine lisible. En fait, seuls les parlementaires socialistes, dès les années 1890, défendent une doctrine de défense navale clairement établie. Reprenant les idées de la Jeune École, Jaurès, Dejeante et leurs amis défendent l’idée d’une défense navale à base de flottille à l’image d’une défense terrestre à base de milices. Les socialistes mêlent leurs idéaux de démocratie avec les impératifs de la défense navale en écartant de leur doctrine toute référence budgétaire, contrairement aux républicains partisans de la Jeune École. Ces derniers sont souvent plus intéressés par les promesses d’économies de la Jeune École que par les fondements stratégiques de ses théories.
5La volonté croissante du personnel politique d’influencer la politique navale du pays s’explique par une expérience de plus en plus importante des parlementaires sur les affaires de la Marine au fil des années. Chaque année, la nomination d’un rapporteur pour le budget de la Royale est l’occasion pour un parlementaire, de se plonger dans les méandres de la politique et de l’administration navale. Cela permet progressivement au Parlement de se doter de membres capables de débattre sur les sujets navals face aux ministre-amiraux, devant leurs collègues. La mainmise de Gerville-Réache et Ménard-Dorian sur le rapport de la Marine dans les années 1880 limite cependant cette constitution d’un groupe parlementaire d’« experts » des questions de la Marine. Mais dans les années 1890, la mise en place des commissions de la Marine, lieu d’importants débats sur les personnels de la Royale, la nomination de parlementaires civils comme ministres de la Marine et la variété des rapporteurs du budget de la Marine permet la constitution de ce groupe de parlementaires spécialistes. Les amiraux et les députés des ports de guerre ne sont désormais plus les seuls à maîtriser les enjeux de la politique navale du pays. Cette évolution participe donc également au contrôle croissant du Parlement sur les affaires navales.
6Mais ce contrôle parlementaire provient d’abord et avant tout de la Chambre des députés. Le Sénat n’influence que dans une moindre mesure la politique navale. Ainsi et malgré ses efforts, il n’est pas capable de sauver l’Aumônerie centrale de la Marine à la fin des années 1870. En fait, il faut concevoir l’action du Sénat selon les équilibres politiques en place. Au moment de la suppression de l’Aumônerie centrale, l’action de la chambre haute doit d’abord être comprise comme l’action des conservateurs face aux attaques des républicains. Lorsque le Sénat est conquis par ces derniers, il se contente dès lors de suivre le plus souvent les décisions de la Chambre en matière navale. Il peut parfois appuyer un ministre dans sa défense de certaines lignes de crédits face à la Chambre. Mais la réalité de l’influence parlementaire sur la Marine se situe au Palais Bourbon. Tout cela nous permet d’affiner l’observation des équilibres dans la pratique du pouvoir et du processus de décision politique dans la première partie de la Troisième République. Sur les affaires de la Marine, il nous faut relativiser l’idée d’un Parlement tout-puissant face au pouvoir exécutif. Certes, la Chambre des députés utilise fréquemment son pouvoir de renverser le Gouvernement. Mais – à l’exception de la chute du Gouvernement Clemenceau en juillet 1909 – la Marine n’est nullement l’occasion de faire tomber un cabinet. Le ministère Combes survit au violent conflit entre son ministre de la Marine Pelletan et la frange de sa majorité parlementaire intéressée par les questions navales. Les députés désintéressés de la Royale refusent de faire tomber un gouvernement pour des questions qui ne les concernent pas. Ce principe est fondamental pour comprendre les équilibres politiques entre Parlement et Gouvernement dans le processus décisionnel sur les questions navales. Face aux différents ministres de la Marine, la commission du budget ne dispose pas du poids politique suffisant pour entrer en conflit ouvert avec le locataire de la rue Royale. Elle peut imposer des réductions budgétaires mais presque exclusivement en accord avec le ministre. Quant à la commission de la Marine née en 1890, son importance se limite à celle d’une institution représentant les intérêts locaux et particuliers. Cela est bien utile au ministre pour sonder les réactions des groupes de pression et, éventuellement rectifier son action à la marge, mais l’influence de la commission s’arrête finalement là. Dans les années 1900 et jusqu’en 1914, son association à l’écriture de certains programmes navals obéit davantage à l’idée de maintenir la cohésion de la majorité politique plutôt qu’à celle de faire participer activement les députés à la politique navale du pays. Le Parlement influence le pouvoir exécutif sur les questions navales mais peine à s’imposer à lui. L’épisode de la lutte entre un député Lockroy qui impose son programme naval au ministre-amiral Besnard à la fin des années 1890 est un contre-exemple nourri par la personnalité même de Lockroy et sa maîtrise des rouages parlementaires.
7Tout au long de ce travail, une dialectique transparaît entre défense nationale et démocratie. Lockroy n’osait poser la question en 1899 alors que Maurras le fit sans ambages en 19101 : la démocratie est-elle compatible avec les intérêts de la défense nationale ? Car un fait est là : entre 1870 et 1914, la marine militaire française tombe du deuxième au cinquième rang mondial, dépassée par une marine allemande qui a pourtant dépensé moins d’argent que son homologue française2. Le cœur du problème, cerné par Lockroy, Lanessan puis Delcassé est l’administration de la Marine. Ministres civils, ils bénéficient de la confiance des parlementaires au milieu desquels ils se sont formés aux affaires de la Marine autant qu’aux mécanismes parlementaires. Leur expérience leur permet de travailler de concert avec les groupes d’intérêts présents au Parlement – et en premier chef le groupe des députés des ports de guerre – pour avancer vers leur objectif : républicaniser la Marine et rendre plus efficace son administration. L’instabilité des gouvernements alors que cette administration s’illustre par sa permanence est alors le principal frein à cette politique, plus que l’influence des groupes de pression. Au contraire, l’association des intérêts locaux et particuliers à la prise de décision politique permet à ces mêmes intérêts d’accepter plus facilement le résultat de celle-ci, même lorsqu’elle leur est défavorable, car les occasions d’obtenir gain de cause se répètent. Entre 1871 et 1914, alors que l’instabilité du régime parlementaire est un frein aux réformes, les influences parlementaires sur la Marine de la Troisième République illustrent paradoxalement une cohésion difficile mais finalement possible entre les valeurs démocratiques et les impératifs de l’intérêt général.
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