Introduction de la première partie
p. 43-46
Texte intégral
1Les savoirs ruraux ont la particularité de mêler et/ou d’articuler des connaissances orales et des récapitulations écrites. Ils se distribuent également entre des espaces sociaux très différenciés, des cénacles lettrés puis académiques jusqu’aux lieux de sociabilité paysanne. Ils sont donc pris dans des enchâssements sociaux, épistémiques, techniques et géographiques multiples. L’enjeu de cette première partie est de proposer une série de réflexions sur cette pluralité d’emboîtements, d’articulations.
2En étudiant le Livre des prouffitz champestres de Pietro de’ Crescenzi, Fleur Vigneron explore précisément un ouvrage qui, au xive siècle, synthétise des connaissances prélevées dans le corpus des Anciens et des manières de faire emprunter aux habitant·e·s des espaces ruraux. Principalement destiné aux paysans, le texte est une réaffirmation de leur rôle dans la production de savoirs efficaces pour la production agricole. La diffusion des connaissances plus théoriques est également prise en compte.
3Pour bien saisir, précisément, comment les savoirs ruraux circulent, à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, entre les auteurs lettrés et les paysans, Jean-Yves Dufour combine l’approche archivistique classique et l’enquête archéologique. Centrées sur des sites d’exploitation agricole du bassin parisien, les fouilles ont permis de pointer des traits caractéristiques de l’élevage (plutôt stables dans ses techniques), de la culture fruitière dynamique en raison du marché parisien et des productions spécifiques comme celle des asperges. L’influence des connaissances livresques est manifeste, mais ne correspond qu’à une partie seulement des savoirs mobilisés.
4La fragilité des savoirs ruraux peut parfois être contrebalancée par des échanges fluides entre les arènes lettrées et les pratiques concrètes. Gilles Denis, se saisissant des maladies des plantes cultivées, explore les désignations populaires pour interroger la circulation des connaissances sur toute l’époque moderne. Jusqu’au xviiie siècle, ce sont des lignes d’affrontements qui s’organisent entre les auteurs de l’Antiquité que mobilisent, en les remaniant, les savants et les techniques paysannes en prise directe avec les dégâts des maladies. Ce n’est qu’après 1750 que les spécialistes de l’agriculture puiseront dans les savoirs des agriculteurs pour lutter contre les affections touchant les plantes.
5Incontestablement la structuration des connaissances agronomiques a joué un rôle crucial dans les processus de qualification des savoirs. Le mouvement académique, si large dans la France des Lumières comme l’a montré Daniel Roche1, a participé à la formalisation progressive des sciences agricoles dans leur ensemble2. Le cas de la Société des Thesmophories de Blaison en Anjou, étudié ici par Antoine Follain, permet de restituer la densité des circuits de transmission des savoirs ruraux. Coagulation d’intérêts paysans pour les savoirs, cette petite institution tisse des liens avec les cercles académiques parisiens ; ses membres travaillent les statistiques, produisent un savoir cohérent en même temps qu’ils ambitionnent une reconnaissance par la connaissance.
6La progressive disciplinarisation des savoirs agronomiques tend, dans les cercles académiques, d’une part à réduire les connaissances rurales aux seules productions agricoles, d’autre part à instaurer des hiérarchies et des disqualifications. Fabien Knittel rappelle ainsi que les agronomes du xixe siècle interrogent en profondeur les savoirs pratiques des paysans et se font fort de les délégitimer. Cet écart entre savoirs savants et savoirs ruraux se creuse encore davantage au xxe siècle avec la mécanisation et l’introduction des sciences chimiques dans les processus de culture et d’élevage. Jacques Caplan montre que les essais des paysans pour se réapproprier, par exemple, les modes de sélection des plantes ont produit des savoirs capables de subir l’exercice de probation, mais se déployant à partir d’une connaissance située de leur environnement.
7Cette partie esquisse donc une évolution sur le long terme dans la constitution de savoirs ruraux : la relative fluidité des espaces de circulation, entre mondes lettrés et mondes paysans, s’est peu à peu transformée en une série de lignes d’affrontement et de hiérarchisation. La disciplinarisation progressive des sciences agricoles, leur intégration dans les espaces académiques ont eu pour conséquence une quasi-rupture entre les praticiens et les savants. Les savoirs ruraux (et pas uniquement agronomiques) se sont trouvés distribués dans des méthodologies des sciences naturelles, reconfigurés par des protocoles expérimentaux, dissous dans des processus de rationalisation, leur efficacité a été discutée et, le plus souvent, déniée. S’ils n’ont jamais totalement disparu, leur apparente routinisation, a contribué, davantage encore, à les disqualifier dans l’ordre des savoirs disciplinaires. En retraçant la longue généalogie des formations savantes rurales lato sensu depuis le Moyen Âge, cette partie envisage de restituer leur épaisseur historique.
Notes de bas de page
1 Roche Daniel, Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, La Haye, Mouton, 1978, 2 vol.
2 Denis Gilles, « Sociétés d’agriculture et diffusion des Lumières ? », in Franck Salaun et Jean-Pierre Schandeler (dir.), Enquête sur la construction des Lumières, Ferney Voltaire, Centre international d’étude du xviiie siècle, 2017, p. 105-118 ; Denis Gilles, « Agriculture, esprit du temps et mouvement des Lumières », Histoire & Sociétés Rurales, vol. 48, 2017, p. 93-136. Voir également le texte plus ancien d’Émile Justin, Les sociétés royales d’agriculture au xviiie siècle (1757-1793), Saint-Lô, Imprimerie Barbareux, 1935.
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