1Les femmes sont peu présentes dans l’histoire des techniques et de l’innovation. Elles apparaissent le plus souvent comme utilisatrices des techniques ou, au contraire, sont montrées comme réfractaires à toute nouveauté en ce domaine. Pourtant leur présence dans le monde particulier de l’invention est attestée depuis longtemps (à la Society of Arts de Londres au xviii^e siècle par exemple, mais aussi dans le milieu des artisans). Depuis 1791, date de la première loi sur les brevets et tout au long du xix^e siècle, elles n’ont cessé de se manifester, présence ténue mais constante, par des dépôts de brevets d’invention dans les domaines les plus divers.

2Cet article fait état d’un corpus repéré dans un journal féministe du xix^e siècle : 414 brevets sont ainsi cités, tous déposés par des femmes. Ces inventrices, pour s’inscrire dans un paysage hautement concurrentiel, ont du bénéficier d’une culture technique. Comment ont-elles pu l’obtenir alors même que leur éducation continue à faire la part belle aux arts ménagers et aux lettres (ce n’est qu’en 1924 que la réforme Bérard autorisera le même enseignement dans les écoles de filles et de garçons) ?

3Même si les brevets ne représentent pas toute la mesure de l’activité créatrice, aborder le lien entre la technique et les femmes par le biais des brevets permet de soulever un pan de l’histoire des femmes et de celle des techniques, non encore exploré en France1.

Les brevets déposés par les femmes

4Créée en 1897 par Marguerite Durand, journaliste, La Fronde est le premier quotidien rédigé, composé, administré uniquement par des femmes sans être pour autant un journal féminin. Il traite tous les sujets, offre des rubriques politiques, économiques, sociales, scientifiques, littéraires.

5Selon la directrice, « L’important est de montrer qu’en toutes matières, on pourrait confectionner un journal en réussissant aussi bien que les hommes2 ». Lancé le jeudi 9 décembre 1897, le journal sera quotidien jusqu’au 1^er septembre 1903, paraissant 7 jours sur 7, y compris les jours fériés. D’octobre 1903 à mars 1905, il deviendra mensuel avant de s’arrêter. Il connaîtra une brève résurrection en 1914, sous forme de quotidien, puis de mai 1926 à mi-juillet 1907. Il finira hebdomadaire de mi-juillet 1907 à juillet 1928. Un numéro exceptionnel et unique sera consacré au centenaire de Clémence Royer, le 19 juin 1930. Le premier numéro de La Fronde, en 1897, est tiré à plus de 200000 exemplaires, mais trois mois plus tard, le titre ne diffuse plus que 49000 exemplaires. En 1899, il tombe à 14600. C’est pourquoi, soutenu à bout de finances par sa directrice, il ne tiendra que jusqu’en 1903 sous forme de quotidien. Pour estimer ces tirages par rapport aux grands titres de la presse politique parisienne, Le Journal des Débats tirait à 26000 exemplaires en 1910, Le Temps (auquel La Fronde a été comparé) à 35000 exemplaires en 1904, 45000 en 19123.

6Le journal commence la publication de listes de brevets le 18 mai 1900 :

« Grâce à l’obligeance de MM. Marillier et Robelet (office international pour l’obtention des brevets d’inventions en France et à l’étranger, 42 boulevard Bonne Nouvelle, Paris), nous pourrons chaque mois faire connaître à nos lecteurs les brevets délivrés aux femmes4. »

7L’office des ingénieurs civils Marillier et Robelet a adressé, le 27 avril 1900, une lettre à Marguerite Durand pour proposer l’envoi, tous les quinze jours ou tous les mois, de listes recensant « les derniers brevets français pris par des femmes5 ».

« Il arrive assez fréquemment en France que des brevets d’invention sont pris par des femmes dans toutes les industries, mais plus particulièrement dans celles qui les intéressent le plus directement, c’est-à-dire les vêtements, l’hygiène, l’alimentation, etc.6. »

8Effectivement la publication des listes de brevets se fera régulièrement dans le quotidien une à deux fois par mois, de 1900 à 1903.

« Le brevet d’invention est un titre délivré par le gouvernement pour conférer à un inventeur le droit exclusif et temporaire d’exploiter l’objet de sa découverte, sous certaines conditions7. »

9Le dépôt d’un brevet suppose que l’inventeur souhaite protéger son invention et la produire ou la faire produire. D’ailleurs la loi l’oblige à mettre en exploitation son invention sous peine d’être déchu de tous ses droits (article 32 de la loi du 5 juillet 1844). La démarche de dépôt d’un brevet suit des règles strictes (description de l’invention, dessin) et n’est pas gratuite : une taxe est demandée pour le dépôt et, lors de l’attribution du brevet, une somme dépendant de la durée de protection choisie est perçue par l’état. Des annuités doivent être versées par l’inventeur sous peine de déchéance de ses droits. Dans ces conditions, il faut être motivé, disposer immédiatement d’argent (plus ou moins selon qu’on dépose seul ou qu’on fait appel à un agent) et être prêt à investir commercialement. Conditions peu simples à réunir à une époque où le code Napoléon place la femme en position de tutelle juridique. La France, contrairement à l’Allemagne et aux États-Unis, n’examine pas la demande avant d’octroyer un brevet : les brevets sont « SGDG » (sans garantie du gouvernement) mais l’inventeur n’ayant pas créé ou apporté de perfectionnement significatif s’expose à la nullité de son dépôt et à la déchéance de ses droits s’il est avéré que la condition de nouveauté n’est pas respectée.

10Plusieurs questions naissent de l’étude des brevets déposés par des femmes : leur valeur respective, leur exploitation, la généalogie de l’invention, l’origine de l’inventrice, le rôle des sociétés d’ingénieurs conseils... Toutes questions prosopographiques auxquelles l’INPI (Institut national de la propriété industrielle) ne peut apporter de réponses : « Les pièces accompagnant la demande, et notamment l’acte de mandatement d’un agent de brevets, ont été détruites. Les pièces concernant la vie du brevet n’ont pas été conservées8. »

Le corpus

11Au total, 414 brevets sont listés dans La Fronde.

12Aux États-Unis, les femmes déposaient 303 brevets en 1893, soit 1,5 % du total des brevets9. En 1898, il y eut en Angleterre 638 brevets pris par des femmes sur un total de 27639 dépôts10. Si on laisse de côté l’écart entre les deux pays lié à la tradition en matière de dépôt de brevets, plus ancienne en Angleterre qu’en France11, le ratio anglais est tout de même nettement plus élevé : 2,30 %, soit plus du double de brevets déposés par des femmes. Il s’agit là d’une année exceptionnelle : « Le pourcentage ne s’élève pas au-dessus de 2 % après 1912 ou au-dessus de 1 % après 193812. » Globalement, le pourcentage français semble plus faible. Le dynamisme des anglo-saxonnes en matière d’inventions peut s’expliquer par leur plus grande autonomie légale et leurs actions pionnières en matière de féminisme.

13Les brevets sont listés selon la classification du bureau de la propriété industrielle en usage entre 1884 et 1901 (elle sera grandement modifiée par la suite).

14Il est intéressant de comparer ces chiffres avec ceux donnés pour la même période par Gabriel Galvez-Behar, ces brevets englobant bien sûr la totalité des dépôts, sexes confondus.

15On constate que les répartitions de brevets selon les thèmes sont sensiblement les mêmes (les thématiques de Gabriel Galvez-Behar résultent d’une classification propre établie pour les besoins de sa thèse à partir des différentes classifications du bureau de la propriété industrielle en usage dans les années étudiées). Les femmes inscrivent leur activité inventive dans les secteurs en développement de la société.

16Dans le tableau thématique des brevets déposés par les femmes (voir p. précédente), si les deux premières classes sont représentatives de ce qu’on attend traditionnellement de l’activité inventive des femmes (habillement et matériel de l’économie domestique), la troisième est plus surprenante.

17La classe Machines (en 3^e position avec 9,66 % des brevets) comporte 9 sous-classes presque toutes représentées dans les brevets.

18La sous-classe machines à coudre n’est pas la plus riche. Perfectionnement aux machines à travailler les tôles ; nouveau système de moteur à vapeur ou à air comprimé et servant à actionner des forets ou autres outils similaires ; perfectionnement à la fermeture des vases, récipients, appareils, chaudières, etc. ; carburateur pour moteurs à pétrole et similaires, tels sont les intitulés de quelques-uns des brevets déposés en classe V-4, V-5 et V-8. Il est étonnant de voir des machines, ou des perfectionnements apportées aux machines, inventés par des femmes alors que les secteurs de l’industrie qui leur sont plus particulièrement reconnus comportent peu de dépôts de brevets. Dans les Arts textiles, par exemple, les sous-classes passementerie, tricots, tulles, dentelles et filets, broderies ne mentionnent que 3 brevets sur les 4 années étudiées. Plus surprenant peut-être, alors que les arts appliqués leur sont ouverts, les femmes inventrices répertoriées n’ont déposé qu’un brevet (sous-classe verrerie) dans la classe Céramique. Les Arts industriels, parmi lesquels figurent la peinture, dessin, gravure et sculpture, et la musique ne représentent que 15 brevets (dont aucun pour la peinture et 5 pour la musique, arts d’agrément pourtant couramment pratiqués par la classe bourgeoise).

Tableau IV. – Classe « Machines ».

19Ce coup d’œil rapide sur les thèmes des brevets pris par des femmes fait ressortir une variété beaucoup plus grande que prévue. Les auteurs, britanniques et américaines, qui ont étudié les brevets féminins de leur pays respectif annoncent dès l’introduction de leur étude que les femmes inventent principalement dans le champ domestique14. Cela est vrai aussi des femmes françaises, pour autant que le petit chiffre pris pour l’étude présente soit représentatif. « L’économie domestique était devenue, au cours du xix^e siècle, une discipline autonome, pratiquée essentiellement par des femmes15. » Il n’en reste pas moins qu’elles brevettent dans toutes les classes de l’Office pour la propriété industrielle, classes qui représentent l’état de l’industrie à leur époque.

« Ceux qui voient “les inventions féminines” telles que les corsets comme un créneau sans grande importance commerciale devraient noter que les inventeurs masculins ont obtenu 91 % des 1661 brevets de corsets pris durant le xix^e siècle16. »

20Les femmes sont bien présentes dans la production économique de leur époque. Moins d’un quart des brevets français étudiés relève de la classe Habillement, soit d’un secteur identifié comme relevant du domaine féminin, ce qui laisse une part importante aux classes moins spécifiquement connotées. Les femmes ne produisent donc pas seulement là où on les attend. Cette observation, reproduite à plus grande échelle, peut se révéler intéressante car elle fait naître diverses questions sur les petites ou grandes inventions : quelle est la valeur des inventions les unes par rapport aux autres ? Existe-t-il une hiérarchie dans l’invention qui, en dehors de toute considération économique, expliquerait le côté invisible de la femme inventrice ? Zorina B. Khan explique que les féministes américaines du xix^e siècle voulaient prouver qu’elles produisaient des inventions complexes du point de vue technique dans des secteurs autres que domestiques, considérés comme mineurs17. Or, elles furent désappointées de constater que la majorité des inventions brevetées étaient relatives aux domaines réservés des femmes : la maison, l’éducation. Pourtant Thomas Jefferson disait dans une lettre adressé en 1815 à George Fleming :

« Une petite invention applicable à notre quotidien est infiniment plus précieuse que la plus grande qui peut seulement être utilisée dans les grands choses. Car celle-ci intéresse peu de gens, alors que la première, beaucoup18. »

21Cette appréciation situe au même niveau le perfectionnement apporté à un parapluie et l’invention d’un nouveau type de moteur. Ni les féministes américaines, ni les hagiographes du « génie inventif français19 » n’ont fait leur cette sentence et il semble qu’il existe une hiérarchie dans l’invention et par conséquent dans les brevets. Quand elle invente des objets domestiques, la femme construit à petite échelle, dans un cercle proche de l’intime, la famille, le domicile. Le côté non spectaculaire, non directement productif de son invention peut expliquer son invisibilité. Mais lorsque la femme dépose un brevet pour une chaudière à vapeur ou un perfectionnement aux machines à travailler les tôles, qu’est-ce qui fonde la différence avec un brevet déposé par un homme ?

22Quelle est l’origine des déposantes ? Nous n’avons ni nationalité, ni profession, mais leur qualité de femme mariée, veuve ou demoiselle est spécifiée. Les déposantes le sont parfois en compagnie d’hommes (14 %). Le xix^e siècle, du fait des hécatombes guerrières du siècle précédent et du Premier Empire, connaît un pourcentage élevé de célibataires :

« Ainsi, en France en 1851, à cinquante ans ou plus, pour 27 % d’hommes célibataires ou veufs, on compte 46 % de femmes seules : 12 % sont célibataires et 34 % veuves20. »

23Les brevets cités dans La Fronde sont ainsi répartis :

24Près de la moitié des brevets sont le fait de femmes mariées. Le régime juridique français accorde peu de droits à la femme mariée qui est passée de la tutelle de son père à celle de son mari. Ces femmes sont-elles plus autonomes ou d’un milieu plus ouvert à l’émancipation féminine ? Même si nous disposions de plus d’informations (la profession par exemple), il resterait des interrogations sur le milieu culturel auquel appartient l’inventrice. « Les femmes sont aussi les épouses et les filles des nouveaux industriels » fait justement remarquer Deborah Jaffe21. Cette position peut leur avoir donné une plus grande propension à l’invention. On remarque par exemple dans les dépôts étudiés le nom de Levassor. En 1899, M^me Levassor dépose un brevet pour des perfectionnements aux voiturettes automobiles (brevet n° 294.030 du 6 novembre 1899). En 1900, une dame veuve Levassor et un M. de Boisse déposent deux brevets relatifs à un carburateur pour moteurs à pétrole et similaires (brevet n° 303.715 du 13 septembre 1900) et à un régulateur pour moteurs à explosion (brevet n° 303.719 du 13 septembre 1900). Or Levassor est un nom bien connu dans l’industrie automobile : Émile Levassor s’est associé à René Panhard en 1886. Exploitant les brevets de Daimler, les deux centraliens conçoivent la première voiture automobile à essence. Les brevets ont été obtenus grâce au mariage d’Émile Levassor avec Louise Cayrol, veuve d’Édouard Sarazin, proche de Daimler et représentant celui-ci en France22. Émile Levassor est mort en 1897, les brevets déposés par M^me et/ou M^me veuve Levassor sont-ils liés à la marque Panhard-Levassor ? Malgré la mort d’un des associés, la marque est en plein essor ; on peut donc s’attendre à ce que les brevets pris le soient au nom de l’entreprise et non à celui de la veuve d’un des fondateurs. Pourtant, le domaine d’appartenance des brevets laisse peu de doute quant au lien entre la dame Levassor et la femme de l’industriel. Les ouvrages sur l’entreprise Panhard-Levassor mentionnent l’épouse d’Émile comme intermédiaire important entre les brevets de Daimler et leur exploitation par Levassor, mais a-t-elle été plus qu’un intermédiaire ? Nous ne pouvons le savoir, seuls les brevets déposés à son nom permettent de le soupçonner.

25La nationalité n’est pas indiquée mais il est étonnant de relever, sur un si petit échantillon, tant de noms à consonance étrangère. Bien sûr, il est hasardeux de déduire une nationalité d’un nom mais, sur 414 brevets, 192, soit presque la moitié, ont des propriétaires portant un nom à consonance étrangère. Seuls sept sont des brevets émanant de personnes à la nationalité étrangère avérée : les bulletins de l’Office de propriété industrielle mentionnent l’existence d’un brevet anglais ainsi que sa date d’échéance (Ham, Montgomery, Robert, Haas, MacGillivray, Minton, Phillimore). La loi française du 5 juillet 1844 autorise les étrangers à prendre des brevets en France mais le brevet cesse de produire effet dès que ceux pris à l’étranger pour la même invention expirent. Avec l’indépendance des brevets (principe posé en 1900), le sort d’une première demande devient sans effet sur les titres obtenus à l’étranger. Le résultat est que les demandes rejetées dans les pays « à examen » (Allemagne, États-Unis) sont agréées en France, pays qui n’examine pas les brevets autrement que sur leur forme23. On peut en déduire que les inventrices étrangères déposent dans plusieurs pays à la fois et, à partir de 1900, qu’elles peuvent ne pas avoir obtenu agrément dans leur pays d’origine et ont donc décidé de déposer dans un pays moins inquisiteur. Selon Gabriel Galvez-Behar, la part estimée des brevets français pris par des étrangers s’élève entre 1897 et 1901 à 49 %24. Les femmes dont les brevets sont cités dans La Fronde sont donc bien représentatives en tant qu’inventrices puisque près de la moitié d’entre elles semblent être de nationalité étrangère.

Comparaisons avec la Grande-Bretagne et les États-Unis

26Contrairement aux ouvrages français sur l’innovation et les brevets, un ouvrage sur les brevets d’inventions anglais, British Patents of inventions, mentionne à deux reprises le cas des femmes inventrices25 : de 1894 à 1965, le bureau des brevets anglais (Patent Office) relevait le nombre de brevets demandés par des femmes dans son rapport annuel, ainsi que les thèmes les plus fréquents. Les conditions d’obtention sont étudiées, ce qui permet de relativiser la présence ou l’absence des femmes parmi les déposants : en effet, jusqu’au Married Women’s Property Act, en 1882, les femmes ne pouvaient disposer de leurs biens, donc jouir de l’exploitation de leurs brevets, sauf à le faire avec l’accord de leur mari.

27Une autre étude, consacrée aux femmes inventrices, a exploité les brevets féminins anglais26. L’auteur, Deborah Jaffe, s’est intéressée au nombre de brevets, aux thématiques puis a listé les inventions féminines. Elle signale :

« Les inventions réalisées par ma sélection de femmes couvrent presque tous les aspects de la vie et montrent combien elles étaient habiles pour résoudre des problèmes et examiner les choses dans une vaste perspective pour le bien de la société ou sur une plus petite échelle, plus intime et personnelle27. »

28En plus de l’étude statistique qui révèle que, depuis le premier brevet déposé au nom d’une femme anglaise en 1637, les inventrices ont régulièrement été présentes dans le paysage des Patents, les thèmes de leurs inventions sont abordés. Il en ressort qu’outre la variété des domaines, les inventions sont étroitement liées au contexte socio-économique de leur époque, ce qui montre que l’implication des femmes n’est pas limitée à la vie de famille et qu’elles sont présentes, quoique peu visibles, dans toutes les branches de l’activité humaine.

29L’ouvrage de Zorina B. Khan (2005), comporte deux chapitres importants qui concernent les dépôts de brevets féminins aux États-Unis au xix^e siècle. Le premier chapitre porte sur les inventions brevetées et leurs applications commerciales (étude statistique et analyse par thèmes, par origines professionnelles, géographiques, sociales...), le deuxième met en relation les lois concernant les femmes et les effets sur leur production de brevets et leur rôle dans l’innovation économique28.

« Le manque d’analyse quantitative est partiellement due à la pénurie de données pertinentes à une époque où les femmes étaient rendues “invisibles” par les conventions légales et sociales29. »

30Une autre étude, partielle, avait été menée dès 1979, portant notamment sur les femmes exposant lors de l’Exposition internationale de Philadelphie en 187630. L’auteur avait produit des chiffres intéressants et montrait que, dès 1891, les femmes américaines ont revendiqué leur appartenance au monde de l’invention en créant le journal the Woman inventor, en demandant et en obtenant de la part de l’institution des listes de brevets déposés par les femmes.

Conclusion

31La liste des brevets permet de constater un fait : l’existence des femmes dans l’invention. L’obligation de mise en œuvre du brevet, d’exploitation de l’invention, est inscrite dans la loi, même si cette obligation s’atténue progressivement entre 1883 et 195831. Les inventrices ont donc du entrer dans un processus d’innovation : produire et commercialiser leur invention pour ne pas perdre le bénéfice du brevet. Cette partie fondamentale est totalement en friche : l’INPI, consulté, ne possède pas d’informations sur le devenir des brevets. Seule une recherche dans les archives permettra de retracer le parcours d’une invention. Selon Gabriel Galvez-Behar, les revues d’inventeurs, en plein essor dans les années 1890, représentent des liens entre les inventeurs et les « capitalistes » prêts à exploiter les brevets. Elles sont un circuit de l’information technique et contribuent en plus à construire le marché de l’invention32.

32Outre l’étude statistique des brevets, Zorina Khan accorde, dans son livre, une grande place à l’usage qu’en ont fait les femmes : qu’elles vendent leurs droits, accordent des licences d’exploitation ou développent des entreprises pour promouvoir leurs inventions, l’auteur a retrouvé des traces de ces activités dans les « cities directories », soit les annuaires que l’on pourrait peut-être traduire pour la France par les documents des tribunaux du commerce. Deborah J. Warner remarque pour sa part :

« Qu’en 1900, 75 % des brevets accordés à des femmes durant les cinq années antérieures avaient la réputation de rapporter des retours profitables. Des inventions féminines présentées au Centennial, au moins 35 % étaient en réalité produites33. »

33Mises à part leurs activités professionnelles qui ont grandement profité à l’économie nationale, les femmes ont certainement joué un rôle dans l’innovation en France ; il s’agit de retrouver les preuves de ce rôle. La France laisse durant tout le xix^e siècle la femme sous la tutelle juridique de l’homme, père ou mari. Cette seule donnée peut éclairer une étude des brevets : l’intérêt de breveter tient à la reconnaissance de l’invention et à son exploitation ; si l’inventrice ne peut pas bénéficier de sa découverte, à quoi bon la rendre publique ? De plus, étant considérée comme une éternelle mineure aux yeux de la justice, la femme ne peut acter sans l’autorisation de son tuteur ; il s’agit là d’un frein sérieux et d’une question capitale à creuser : la femme est-elle un prête-nom ou agit-elle de façon autonome ? Les archives des tribunaux (nullité des brevets, déchéance des droits, contrefaçon) et la presse technique sont les 2 pistes principales à étudier. Retracer le parcours de ces femmes n’est pas simple : comme l’a remarqué Michelle Perrot, il y a une opacité des statistiques concernant les femmes : elles ne comptent pas, pas de statistiques sexuées, pas d’enregistrements (travail par exemple), peu de choses dans les archives publiques, les archives privées étant souvent celles des « grands hommes ». L’histoire des femmes implique un autre usage des sources qu’il faut traquer. Selon Zorina B. Khan : « Les archives des brevets, quoique imparfaites, fournissent la source la plus objective et la moins spéculative de connaissance au sujet des femmes et de l’invention34. »