Introduction
p. 223-226
Texte intégral
1L’intitulé de cette troisième partie peut interroger. Serait-ce donc ici que l’on a rassemblé les études portant sur des bandes dessinées s’inspirant de faits divers contemporains ou d’histoires de violences conjugales ordinaires comme celles relatées quotidiennement par les médias ? Autrement dit ces sujets qui constituent aujourd’hui la matière des « actualités » : agressions de rue, maltraitances domestiques, féminicides, pédocriminalité et dont la bande dessinée se ferait un large écho. Deux contributions relèvent en effet de ce registre et s’intéressent particulièrement à un corpus que l’on peut rapprocher d’une typologie récemment identifiée, celle de la « bande dessinée du réel ». Cette appellation est directement inspirée du titre « Cinéma du réel » donné à un festival de film documentaire présenté à la Bibliothèque publique d’information depuis les années 1970 et dont la première dénomination était explicitement « L’homme regarde l’homme ». La bande dessinée du réel, aussi appelée bande dessinée de non-fiction, prend la réalité pour sujet. On y trouve des biographies, des témoignages personnels, des reportages et encore des bandes dessinées éducatives. Droit du sol examiné par Pascale Hellegouarc’h, peut être regardé comme un témoignage personnel. Son dessinateur et scénariste Charles Masson puise dans son quotidien et son expérience professionnelle de médecin la substance de ses récits. Il est « l’homme qui regarde l’homme ». Ou plus exactement les hommes et les femmes, migrant par choix ou par nécessité, clandestins, aux situations peu enviables venus s’installer sur l’île de Mayotte et au cœur d’une société aux allures néocoloniales. Au fil des pages marquées par la véracité des témoignages « des silhouettes féminines se détachent, chacune représentative d’espoirs, de désillusions, victimes aussi de violences », écrit Pascale Hellegouarc’h qui de sa lecture retient quelques figures de femmes. Chacune d’elles permet de souligner les différentes formes de violences auxquelles doivent faire face de nombreuses femmes dans un contexte de précarité économique et de traditions ancestrales qui les relèguent à des rôles subalternes. Le sexisme ordinaire observé dans les traditions mahoraises le dispute à la dépendance aux autres et aux agressions de toutes natures.
2Cette misère plurielle au féminin est en quelque sorte aussi le fil rouge du chapitre que Mounia Ouziou et Zohra Mezgueldi consacrent à la bande dessinée marocaine en choisissant de prélever, dans une production encore peu connue en dehors du continent africain, l’œuvre de l’autrice Zainab Fasiki. Celle-ci témoigne dans ses bandes dessinées des violences sexistes subies aujourd’hui au quotidien par de nombreuses Marocaines. Dans son cas « une femme regarde d’autres femmes ». Témoignage d’autant mieux documenté qu’il émane d’une jeune femme confrontée aux vexations dans son milieu artistique, celui très masculin de la bande dessinée au Maroc mais aussi aux agressions dans l’espace public. « Toute ma vie, j’ai été harcelée sexuellement et ça continue ! J’en ai marre d’avoir peur tout le temps que ce soit dans les rues, le bus, le taxi, … sans parler des plages ! La plage, c’est vraiment la galère pour les femmes au Maroc. Tu te fais constamment embêter », explique Zainab Fasiki. En cause donc, comme l’observent fort justement Mounia Ouziou et Zohra Mezgueldi, le corps des femmes. Objet du désir car jugé trop impudique, il justifierait les agressions sexuelles, les viols commis au prétexte de punir l’indécence d’un corps physique et social qui s’affranchit des contraintes et des enfermements de toutes natures. Évidemment pour cette autrice engagée dans le collectif Power for Women, la bande dessinée est le vecteur de l’expression artistique d’un engagement politique, un moyen pour lutter, via les réseaux sociaux sur lesquels elle diffuse ses réalisations, contre ces violences faites aux femmes.
3L’exemple de la bande dessinée de l’Océan Indien, développé par Frédéric Garan et Pierre-Éric Fageol va au-delà de la dénonciation de la domination masculine en montrant comment les bédéistes de La Réunion, de Madagascar, de Mayotte, de Maurice et Tromelin dénoncent une intersection des violences à la fois patriarcale, raciale et coloniale. Les femmes racisées sont autant victimes de la violence masculine de leurs homologues masculins que des coloniaux ou post-coloniaux. Les planches sont explicites sur les violences, notamment celles de la prostitution. Par le dessin sont dénoncés à la fois le racisme et la misogynie. La violence se contient autant dans le maintien de stéréotypes des femmes exotiques, fantasmées et assujetties que dans les représentations de viol, de prostitution et dans les expériences des couples mixtes.
4Précisément si ces bandes dessinées témoignent bien de leur époque, les violences qu’elles mettent en exergue n’ont cependant que trop rarement l’honneur des « actualités » et n’occupent guère les premières pages des journaux. Il faudrait alors considérer que le terme « actualités » englobe des œuvres, de fiction ou non, dont les thématiques s’inscrivent dans l’actualité. Elles « disent » leur époque et signent leur ancrage dans le temps présent. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les comics de super-héros, œuvres de pure fiction – genre assez éloigné de la bande dessinée du réel a priori – ont pratiquement toujours marqué leur appartenance aux époques qu’elles traversaient. On se rappelle que le super soldat Captain America, imaginé par Simon et Kirby, s’était retrouvé dès 1942 (année de sa création) sur les fronts de guerre européens faisant pièce à son concurrent de chez DC comics, Superman, qui lui aussi fut engagé dans le soutien au moral des troupes en Asie. Plus tard les séries de la Marvel témoigneront des mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam, la marche des droits civiques, donneront à des personnages issus des minorités visibles (noirs, portoricains, asiatiques, LGBTQ+) des rôles de premier plan et témoigneront des soubresauts socio-politiques du Monde. Comme l’indique Pierre-Alexis Delhaye qui consacre une étude aux affrontements entre hommes et femmes dans les comics de super-héros, ces bandes dessinées ont souvent été en phase avec leur temps, expliquant que « par leur rythme de publication élevé, elles accompagnent rapidement les changements sociétaux ». Un moyen selon lui de maintenir le lien entre les histoires et les lecteurs. Cette tendance se manifeste notamment dans le phénomène de réactualisation des personnages, une pratique consistant à moderniser les protagonistes de séries datant parfois de plusieurs décennies pour mieux les inscrire dans le temps présent. Pierre-Alexis Delhaye pointe ainsi l’évolution de personnages emblématiques comme Wonder Woman dont la personnalité s’étoffe avec le temps. Incarnation de la lutte monolithique contre le mal elle va peu à peu tendre vers une plus grande complexité, mêlant revendications féministes et affirmation de soi à travers la violence, dans un univers où les stéréotypes de genre sont peut-être les véritables ennemis à abattre. « La multiplicité des réécritures portant en particulier sur les origines des personnages féminins constitue, dans son aspect sociopolitique, une suite d’expériences par le divertissement qui permet d’intégrer les codes de l’époque, de les mettre à l’épreuve », écrit encore Pierre-Alexis Delhaye.
5Rendre visible et actuel le corps féminin, les contraintes psychologiques et les brutalités physiques, suppose qu’une place leur a été faite, or Marys Renné Hertiman s’attache à mettre en évidence les mécanismes destinés à l’invisibilisation des femmes. En effet, à partir d’un corpus de plus de 60 albums, il s’avère possible de le démontrer : les femmes – et il ne s’agit pas ici de personnages de papier – restent cantonnées à des activités peu visibles. Pour en rendre compte, le recours à la notion d’« homme ventriloque » s’avère stimulant. Mais les autrices ne sont pas restées inactives. Le célèbre périodique Ah ! Nana créé par Chantal Montellier, mais aussi Emma ou encore Mirion Malle, sans oublier le Collectif des créatrices de bande dessinée et d’autres femmes bédéastes font face, déploient un « discours insurrectionnel » et mettent sous le feu des projecteurs « les récits de ce que l’on masque et de celles et ceux dont on parle rarement ».
6L’actualité des thèmes sociétaux peut aussi trouver à s’accorder avec une actualité formelle. Les œuvres destinées à la publication sur les réseaux sociaux, comme celles de Zainab Fasiki, s’inscrivent dans une esthétique qui privilégie un certain dépouillement pour favoriser une lecture plus rapide. À l’inverse, le roman graphique d’Emil Ferris Moi ce que j’aime c’est les monstres, étudié par Madeleine Stratford marque une distance avec la bande dessinée traditionnelle dans une fresque expressionniste réalisée au stylo-bille. Imitant les cahiers d’écolier Emil Ferris ouvre le journal intime de Karen Reyes, une jeune fille qui admire les fantômes, les vampires et les morts-vivants. Elle s’imagine même être un loup-garou qui a décidé d’élucider la mort suspecte de sa voisine. Ce faisant elle découvre qu’entre le passé de sa voisine dans l’Allemagne nazie et les drames tapis dans l’ombre de son quotidien, les monstres, bons ou mauvais, sont des êtres comme les autres. Comme l’analyse fort justement Madeleine Stratford, Emil Ferris imagine un récit nourri par sa biographie, tout en courage et résistance des femmes face aux violences qui encore aujourd’hui les accablent. Œuvre retentissante, qui a hissé Emil Ferris parmi les plus prestigieux auteurs de bande dessinée contemporains, Moi ce que j’aime c’est les monstres est écrit pour les minorités et leurs détresses. C’est en cela aussi qu’il est d’actualité.
Auteurs
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